L'Art et la manière
21 Soirétoile 3E425, 13H25
La chute de Typhaine lui sembla opérer au ralenti : d'abord sa main droite prenant position, puis un vrombissement aussi intense que bref, et enfin l'onde de choc ; ébranlant jusqu'aux fondations de la cité. Les antiques bâtisses grondèrent de souffrance tandis qu'elle perdait l'équilibre, sans plus de secours qu'un nouveau né dans l'océan. Puis une douleur aiguë au cou ; et enfin le choc dur, inhospitalier et brutal de sa tempe droite contre les dalles du sol.
Instantanément et par réflexe, elle roula sur le côté, pressant sa main contre son front. Elle sentit dans un souffle l'agile légionnaire bondir sur son amie d'antan, perçut les gémissements étouffés et convulsions accompagnant des crépitements ioniques qui ne lui étaient que trop familiers. Le tout se perdait dans un vacarme chaotique et intermittent ponctué d'impacts, comme si d'immenses météores avaient soudain décidé de faire étape dans le coin.
Mais en ce moment, la compagnonne en mysticisme de la guilde des mages s'apitoyait bien trop sur son propre sort pour s'intéresser aux dérèglements climatiques, ni même aux expérimentations sur la conductivité humaine de ce fieffé dunmer. La douleur de la tempe, c'était une chose, et bien qu'encore à vif la brétonne avait passé par suffisamment de traumatismes pour ne pas s'en inquiéter. Non, ce qui la préocupait c'était la morsure lancinante, dévorante, à la base de sa clavicule gauche.
Délaissant encore quelques instants les tentatives de défibrillation sur patiente non consentante, la brétonne se ramassa sur elle même et palpa sa gorge d'une main exploratrice. Elle l'en retira brutalement, envoyant valser une baguette noire comme l'ébène, mais dont l'extrémité ovale était constellée de runes brûlantes telles de la lave en fusion.
«
Bordel de fiente... » siffla-t'elle entre ses dents, grimaçant alors qu'elle effleurait des doigts la brûlure. La douleur lui rappelait celle de son bras foudroyé dans la tour de garde de Bravil, mais en moins intense, en moins écrasante. L'image d'une mule marquée au fer rouge lui traversa fugitivement l'esprit, curieusement suivie par celle de son petit alezan roux, qui lui manquait. «
Une mule, c'est têtu », pensa-t'elle, et elle se releva.
Autour d'elle, le désordre régnait. Les ordres bien rodés des sergents impériaux répétant des manœuvres quotidiennes s'étaient transformés en injonctions sèches et fébriles. Le brouhaha d'une plèbe apeurée en quête de refuge, d'explications ou même de sensations fortes noyait confusément toute tentative de remise en ordre. Certains passants scrutaient l'horizon les mains en pare-soleil, d'autres couraient de manière désordonnée, en proie à la panique. Apparemment, il y avait dû y avoir un genre d'explosion... quelque part à l'Ouest, un peu comme avec Ulvasa et elle pendant les TP d'alchimie... Et des débris avaient dû retomber sur certains bâtiments de la cité. La douleur de sa clavicule se raviva.
— J'ignore ce qu'il se passe du côté du quartier de Talos, fit la voix de Serethi,
mais ça peut autant nous desservir que nous aider. Faudra peut-être réviser le plan d'infiltration. En attendant, partons d'ici avant qu'on se fasse cueillir.
Typhaine revint brutalement à la réalité. Elle regarda Drem et Danse-mot. Puis Aewin, gisant inconsciente dans un buisson dissimulé par l'ombre d'un mausolée. Elle s'élança vers la traqueuse, foudroyant du regard le pauvre Drem. Elle dépassa sans le moindre égard une Saerileth bien plus intéressée par l'observation de l'horizon que par l'actualité électrique, et anéantit sans s'en rendre compte tous les efforts de Danse-mot pour dissimuler leurs traces. Se jetant au chevet d'Aewin, elle s'aperçut avec soulagement que celle-ci respirait encore, son visage paraissant comme crispé par quelque tourment. «
Ces mages de guerre, des brutes épaisses, des agents de démolition, incapables de neutraliser sans tout casser », pensa-t'elle, tout en se sachant parfaitement injuste envers l'elfe noir. Elle observa encore quelques instant son amie, puis se résigna.
« Désolée, Aewin, mais j'crois que là où je vais... tu pourrais pas m'suivre... »
L'étudiante incanta alors un simple sortilège d'apaisement, transformant une douloureuse inconscience en profond sommeil.
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Elle s'extrayait encore de l'abri du mausolée, lorsqu'une voix caverneuse la fit sursauter :
— Je vous salue bien, nobles sires et damoiselles. Je me promenais aux alentours quand mon oreille a malencontreusement perçu votre discussion. Pardonnez mon insolente curiosité, mais pourriez-vous m'informer généreusement de l'objet de votre présence dans ces froides rangées de la mort ?
Là, étalé de tout son long, un personnage emmitouflé dans un manteau rouge sombre à la mode des mages levait une main incitative vers ses compagnons. Par chance, il n'avait pas aperçu Maelicia, dissimulée par le mausolée. L'argonien décrivit soudain un bon digne d'un cabri, pointant du doigt l'intrus tout en s'agitant silencieusement. Typhaine en resta abasourdie : mais quelle mouche l'avait-elle donc piqué ? Elle l'avait connu plus subtil dans son art d'écarter les gêneurs, pourtant !
Illuvanar le mélancolique l'avait surnommée « Langue de vipère », alors qu'il lui délivrait son enseignement. La raison était, que bien que pétrie de principes, celui de vérité semblait embarrasser bien peu la brétonne. C'est donc tout naturellement qu'elle prit les choses en main : s'éloignant de la planque le plus discrètement que sa robe bourgeoise le permettait, elle fit soudain irruption dans le champs visuel de l'importun.
— Qu'est ce qu'on peut faire, à votre avis, dans un cimetière ? l'apostropha-t'elle, brisant le pesant mutisme de ses camarades.
On priait ! Ou plutôt JE priais sur la tombe de ma grand-tante Ursule, parce que c'était sur le chemin.
Elle s'avança encore, rejoignant les mercenaires, puis planta son regard dans celui du mage.
— Et pour tout vous dire, j'ai pas vraiment plus de temps à perdre avec ça : j'suis guérisseuse, spécialisée dans les carnageo-mycoses, des infections fongiques très contagieuses dont quelques cas ont été déclarés au palais. Ces m'sieurs, sont mes gardes du corps... et mes assistants ; c'est que le traitement est parfois... désagréable, vous voyez...
Elle épousseta sa robe d'un air affairé, dissimulant au mieux sa brûlure, puis asséna sa réplique finale.
— Cette maladie provoque des... dégénérescences, vous comprenez ? Z'avez pas envie d'être atteint, croyez moi m'sieur. S'pas pour les civils. Et maintenant si vous voulez bien nous laisser nous avons à faire...
Tout en rajustant sa mise comme si elle se préparait au départ, Typhaine s'employa à dissimuler son malaise. Quelque chose n'allait pas. Un sentiment diffus, indicible s'emparait d'elle. Pourtant le Charme d'influence était, depuis son passage à Fort Raison, l'un des sortilèges qu'elle maîtrisait le mieux. Chacun des mots sur lesquels elle avait subrepticement imprimé de subtiles, mais puissantes influences de peur, de contagion, de lèpre, de mal inconnu et invisible rongeant l'individu, aurait dû hypnotiser l'auditeur, tout mage qu'il soit. Tout être vivant voulait survivre, et c'était sur cette corde qu'elle avait choisi de danser. Mais elle ne ressentait curieusement aucun changement dans la psyché de ce fieffé bonhomme, comme si son sortilège était mal ajusté. C'était étrange.
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Ressenti
21 soirétoile 3E425, 13h25
Deux silhouettes grises, immobiles devant une fenêtre du palais, aux regards rivés vers l'Ouest.
— Jeraselm, cette explosion... elle venait de...
— Tais-toi ! Tais-toi, Galaad...
La douleur était trop intense. A peine baigné dans la joie de se savoir futur Visionnaire, se voyait-il arracher son rêve et sa cause : Jeraselm ne savait que trop bien d'où provenait cette explosion. C'était de Fort Wyss, le quartier général, le centre de formation, la base d'opérations de la Wyverne. Deux des trois régiments de la Wyverne y étaient actuellement stationnés. Y étaient... son coeur refusait de l'admettre. Une telle oeuvre de destruction, un coup aussi fatal ne pouvait s'expliquer autrement que par la traîtrise. Deux Visionnaires décédés, et maintenant deux régiments disparus ! Jamais son ordre ne se remettrait d'une telle perte. La Wyverne connaissait sa dernière pente avant la dissolution.
Mais cela, Jeraselm, né Jeran Laisselier, ne pouvait l'admettre.
Le dernier des Visionnaires déboula soudain d'un couloir, le pas rapide. Si Jeraselm avait été moins commotionné, peut-être aurait-il été assez rapide pour remarquer un fugitif cillement dans le regard de son supérieur, unique stigmate de surprise bien vite effacé par un cerveau trop supérieur.
— Aspirants, je crains que pire soit sur nous, déclara sobrement Atohn, avec un nuance d'abattement dans la voix, baissant un instant le regard. Mais c'est d'une voix ferme qu'il continua, redressant fièrement la tête.
« Visionnaires, vos hommes ont besoin de vous ! Vos fonctions prennent effet aujoud'hui : je vous dépêche immédiatement à Fort Wyss, vous et tout traqueur que vous croiserez sur le chemin. Vos hommes ont besoin de vous maintenant ! Allez là bas, et redressez moi ce désordre. Je vais de ce pas m'entretenir avec le Chancelier, et vous rejoindrai dans la foulée.
Comme un seul homme, les deux aspirants saluèrent, puis disposèrent au pas de course, galvanisés : ils avaient maintenant un cap, un devoir, une responsabilité.
Leur Visionnaire les regarda s'éloigner, semblable à lui même : impénétrable.
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Constat de décès
21 soirétoile 3E425, 13h25
Galeus gémit, respirant difficilement, son bras droit prisonnier d'un éclat rocheux, à demi-enseveli. Sa main était probablement broyée, mais la demi-conscience provoquée par la commotion atténuait la douleur. Il ne savait pas ce qui s'était passé : il y a encore quelques instants il était là, brossant et lustrant les montures de la Wyverne. Et en quelques secondes, quelques douloureuses secondes, leur monde s'était écroulé sur eux.
— Là, un survivant ! fit une voix au dessus de lui.
Des formes grises gravissaient les éboulis. En quelques secondes, le visage fraternel d'un autre traqueur s'offrait à la vue du bléssé. Au loin des impacts retentissaient : même plusieurs minutes après la détonnation des pans du batîment retombaient toujours du ciel. Galeus ne releva pas l'incohérence de cette assertion.
— Vous allez bien ? Vous avez mal quelque part ? demanda quelque peu vainement son frère d'armes.
— Mon bras... articula péniblement Galeus.
Il est.... coincé.
— Ne bougez pas, répondit Harmartus, que Galeus reconnaissait à présent : l'intendant du détachement qui partait au moment de l'explosion.
Terfedes ! hurla-t'il,
amène la liqueur !
Un impact résonna, plus proche que les autres.
— Ne vous inquiétez pas, fit Hamartus, on va s'occuper de tout.
L'alcool atténuera la douleur, expliqua-t'il laconiquement.
Un autre choc sourd, puissant, résonna.
— Terfedes ! appela l'intendant, soudainement inquiet.
Quelques secondes s'écoulèrent.
— Je reviens, fit Harmatus, se dégageant de l'anfractuosité.
Il n'eut pas le temps de finir sa manœuvre qu'un choc phénoménal balayait les décombres, juste devant lui. Galeus cligna des yeux : le soleil avait disparu. Ou plutôt une forme massive, métallique, noire comme l'ébène, bien trop grande pour être un ogre obscurcissait l'horizon. Galeus le reconnu aussitôt, il était tel que dans les vieux manuscrits.
La dantesque entité connue sous le nom du Silence de Sh'éam se tenait là, devant eux, prête à signer l'acte de décès de l'organisation connue sous le nom de la Wyverne.
Modifié par Trias, 28 novembre 2010 - 12:25.