Liveta, muette, paracheva les modifications de ma
léine. Elle tremblait tant que l'aiguille finit par riper. Je ne sursautai pas, étrangement, et Liveta ne réalisa pas de suite qu'elle avait piqué jusqu'au sang. En coupant les fils, elle se mit à renifler, de plus en plus fréquemment. Sans réfléchir, je la pris dans mes bras. Sans me repousser, elle s'échappa très vite et, en m'évitant du regard, me quitta pour de bon. Je restai seule un long moment dans le cellier ajouré. Je mirais les rais lumineux à travers un mince interstice. Enfin délivrée de la consigne, je devais porter un autre fardeau, plus grand encore. Je saisis avec maladresse la cassette de mon père et me dirigeai vers la sortie que Liveta avait déverrouillée.
Toute la famille était déjà éveillée, je le savais ; mes parents n'avaient pratiquement pas dormi cette nuit-là. Mais la maison s'était vidée. La grande salle me fit l'effet d'un caveau, embaumé dans la peine et le silence. Je la traversai sans entrevoir quiconque. Je fis grincer la porte d'entrée en m'appuyant dessus de tout mon poids. Nul ne vint, la porte céda. Dans le jardin entourant la maison, je fis une autre pause, sans que l'unité de cette matinée gelée se rompît. Je compris que personne ne viendrait m'empêcher, m'encourager, ou quoi que ce fût d'autre. Alors, en frissonnant, j'ai quitté l'enclos familial d'un pas plus décidé. J'ai emprunté pendant un temps les sentiers bien balisés du hameau, serpentant entre les demeures et les fermes; arrivée à la sortie du village, je reçus le souffle gelé de la montagne en plein visage. Au-dessus de moi, les coteaux de la Montagne Noire découvraient leurs flancs poudreux ; les crêts moutonnaient, couverts de bois impénétrables. En serrant les bras contre ma poitrine, le coffre près du cœur, j'ai entamé la lutte contre les vents contraires.
La brume collante qui s'étendait sur la campagne striée de noir s'estompa à mesure que je m'élevais. Mais plus au sud, les hauteurs se perdaient à nouveau dans la ouate. A mi-pente, je rencontrai un blizzard sauvage qui naissait sur les cimes et dévalait férocement les couloirs des différents vallons. Le temps semblait empirer à chaque pas. La neige tombait régulièrement et le tapis, au sol, ne cessait d'épaissir avec le temps et l'altitude. Je bifurquai vers un sentier malaisé, mais à l'abri des bourrasques. Il se hissait sur le plateau par une série de lacets embrouillés. La fin de la montée me parut interminable.
Le rendez-vous avait été fixé près d'un bosquet isolé, à l'extrême limite des sentiers usuels, vers une sorte de col qui marquait une frontière ; les gens du pays connaissaient ce lieu tout en évitant de s'y rendre, car, perché sur la montagne, dans un replat, il ne menait simplement nulle part. C'était un endroit de choix pour ce genre de négoce.
J'atteignis le carré d'arbres décharnés alors que la neige couvrait la moitié du jarret. Sur le replat, le blizzard tournoyait en la chassant contre le parapet, formant au passage des congères et des ridules changeantes. Je me secouai pour ôter le film de paillettes épaisses tombées sur mon
brat. Je ne percevais rien, sinon le hurlement du vent dans les combes, un peu plus haut. Aucun signe de vie. J'attendis à quelques pas des bouleaux, un peu en contrebas, oppressée, sans trop bouger, ne pouvant décider si je devais rester visible ou passer à couvert. Je croyais le délai expiré depuis longtemps, et commençais à imaginer que j'étais simplement folle de me trouver en pareil lieu. Je devais avoir inventé pareille histoire.
La situation changea brusquement. J'entendis un crissement léger, je me retournai et vis deux hommes en armes avancer rapidement. En fait, ils étaient déjà si proches qu'il était bien trop tard pour se préparer. Je devinai sans peine les blasons des bandits Hörme sous leur manteau d'hiver; l'un d'eux portait un plastron en cuir de loup noir brodé d'une hache aux feuilles d'argent. Le premier était grand, corpulent, presque massif, et portait à la ceinture une hache nordique. Le second, de constitution ordinaire, avait pendu deux arcs dans son dos, l'un court et l'autre démesurément long. Son carquois débordait de flèches bardées. Mais le détail le plus important n'était pas leur arsenal. Ils se présentaient sans masque, ni bonnet, ni cagoule, le visage complètement découvert.
- C'est toi qui apporte l'argent ? lança le plus trapu sans détour. Sa voix et ses yeux n'exprimaient pas la moindre émotion.
- Oui.
- Tu es seule ? Tu es armée ?
- Non.
- On verra ça. Où est l'argent ?
- Dans la cassette là-bas, au pied du grand arbre.
- Prends-la avec toi. Suis-nous jusqu'au campement, et ne traîne pas.
Tout en retournant au bosquet, je priai Tsun. Du moins, je l'eût fait si j'avais su comment m'adresser à lui. J'espérais aussi que ces hommes me banderaient les yeux pour m'empêcher de voir où nous nous rendions. Mais les Hörme ne semblaient rien craindre, ni personne. Ils se contentèrent de m'escorter tranquillement, marchant en tête, ne me prêtant qu'une attention distraite. Tout le trajet, ils ne prirent aucune précaution particulière, comme si ce que je pouvais observer ou faire ne présentait aucun intérêt. Je commençai à analyser la situation et compris qu'avec cette neige, mes chances de fuite étaient simplement nulles.
Les mercenaires semblaient habitués à ce genre de course et progressaient rapidement. Après un passage difficile dans les taillis poudrés, je m'écartai un peu de la trace et m'arrêtai.
- Que t'arrive-t-il ? Nous ne sommes pas arrivés, cria le guerrier trapu.
- Rien, rien du tout, bredouillai-je avec hâte en luttant pour reprendre le sens de la marche.
La tête me tournait de nouveau. Je voyais des traînées noires dégouliner un peu partout autour de moi, alors que la montagne s'était parée d'un parfait manteau clair. Ce n'était pas le meilleur moment pour perdre la tête, pensai-je ; marche, ne laisse rien paraître, marche tant que tes forces peuvent te porter. Je chassai toute pensée inutile et me concentrai sur la trace juste devant mes pieds. Mais les ombres continuaient de danser, tout autour de moi, je le sentais. Etait-ce l'effet d'une peur si viscérale qu'elle devenait impossible à contrôler ? Autre chose ?
A travers des rampes sévères, nous nous hissâmes jusqu'aux zones les plus reculées de la Montagne Noire. Des créatures invisibles nous épiaient de loin, se fondant dans les replis blancs. Nous traversâmes une série de clairières pour déboucher sur un vaste plateau protégé par les à-pic terminaux du massif rocheux. C'était sans doute là, loin du monde des hommes, que mon frère avait traqué les loups du gel, et qu'il eut l'infortune de découvrir le camp Hörme. Car cet espace sauvage accueillait bien un refuge perdu. Il ne s'agissait pas d'un bivouac de fortune. A en juger par la taille du camp et les équipements sur place, trente, peut-être cinquante mercenaires s'abritaient là. Il était proprement insensé qu'une troupe aussi considérable eût pu se terrer aussi profondément dans l'arrière-pays et se préparer à hiverner dans un environnement aussi hostile ; sans doute y avait-il une raison cachée... Le camp se déployait, à moitié couvert par les épicéas, autour d'une grotte, peut-être une ancienne galerie de mine éboulée, dont les Hörme avait apparemment percé l'entrée et terrassé le sol meuble tout autour. Des couches s'étalaient un peu partout. Un feu, des peaux en quantité protégeaient le camp des bourrasques de neige. Un peu à l'écart se dressaient deux meules à aiguiser. Dans la plupart des endroits abrités s'étendaient un nombre invraisemblable d'armes de guerre et de chasse, certaines ayant fraîchement servies, d'autres complètement émoussées, qui attendaient réparation. Lorsque nous entrâmes dans le camp, celui-ci était presque désert ; outre mes escortes, n'étaient visibles que deux ouvriers occupés à la coupe, sciant des planches pour un baraquement de fortune.
Les deux Hörme me conduisirent jusqu'à l'entrée de la grotte. L'homme massif déclara alors que le moment était venu de vérifier si j'avais menti, et il s'approcha pour prendre la cassette et me fouiller.
- Avec un tel arsenal à portée de main, vous ne risquez pourtant rien, tentai-je.
- Ne te crois pas obligée de jouer la maline, répliqua l'épais de son ton éteint habituel.
Je fermai les yeux, la confiance m'avait abandonnée. Je sentais qu'il n'était pas prêt à transiger. Il restait une petite chance... pour qu'il ne trouvât pas la dague... car Liveta était rusée... mais je commençais à imaginer ce qui se passerait si...
Je frémis tandis que le guerrier passait près de moi. Mais le mercenaire n'eut pas le temps d'accomplir sa besogne, car un homme sortit de l'obscurité du tunnel de mine et l'arrêta d'un mot.
L'individu qui se présenta était un étranger à tous points de vue. D'apparence, il n'était pas nordique : de constitution malingre, l'air ténébreux avec de fines moustaches brunes, il s'exprimait dans un tamriellique marqué d'expressions occidentales. Il ne portait pas d'arme longue comme les Nordiques le font presque toujours dans ces contrées, mais un poignard rituel à lame arquée pendait à sa ceinture ; il paraissait extérieur au métier des armes. Paré d'une mise inappropriée aux rigueurs de l'hiver, particulièrement à la vie montagnarde, il était vêtu avec recherche, de fins habits bien ajustés brodés de runes et de signes astrologiques. Sa tunique débordait de fanfreluches rehaussées de lisérés en fils doré. Le tissu me rappela les tenues d'apparat magiques dont se parent les nibonais lors des cérémonies. J'avais pu en observer de telles lors du mariage de ma sœur aînée, lorsqu'elle avait épousé un notable de Bruma ; la famille de mon père s'était déplacée pour l'occasion. Mais notre homme ne pouvait passer pour noble, tant ses attitudes et l'expression de son visage trahissaient la fréquentation du bas peuple, et il était difficile de le confondre avec un mage, car il ne portait aucun talisman. C'était apparemment un homme de plume, un gratte-papier ou peut-être un lettré ; en dépit de sa relative jeunesse, des binocles pendaient à son nez court, et, même en pareille circonstance, sa main gauche serrait encore un curieux stylet barbouillé d'encre. J'avais été soulagée un instant de voir le mercenaire, coupé dans son élan, renoncer à la fouille, mais mon inquiétude reparut bien vite, car je n'aimais aucun des traits de ce nouvel arrivant.
- Bienvenue, articula-t-il avec une grimace en posant le stylet. Mon nom est Porphyre, modeste érudit, expert en écritures, clerc et clerc. Qu'il est plaisant d'accueillir pareille compagnie en cette modeste retraite. C'est pour moi un heureux bouleversement. Prince, la soldatesque nordique est d'un vulgaire...
D'un geste, il écarta les escortes, nous laissant face à face. Il reprit son propos en gravitant tout autour de moi, comme s'il travaillait à me jauger. Mais le ton était déjà moins aimable.
- Bien, bien,
très bien. Nous voici donc arrivés au bout du chemin. Tu as apporté l'argent, petite fille ?
- Oui, répondis-je en fixant un point droit devant moi. Nos regards s'étaient croisés un instant ; j'avais connu la pire des difficultés à m'extraire de ma fascination horrifiée. Ses yeux brillaient d'un éclat vif, désagréablement intense, et pourtant son visage gardait la froideur du serpent guettant sa prochaine proie.
- La somme est collectée dans cette cassette, repris-je avec effort en soulevant l'écrin orné.
- Donne-la moi, donne-la moi donc, siffla Porphyre en me frôlant. Je réunis toutes mes forces pour ne pas trembler et lui tendis le coffret qu'il agrippa très vite. Il en fit sauter les verrous avec un air gourmand, admira les bons écus dont le brillant jaillit hors de la boîte, et en fit une rapide estimation. Lorsque sa soif d'or fut étanchée, il fit un autre signe à l'archer qui m'avait accompagnée, et celui-ci quitta aussitôt le campement, dans une direction que j'estimai celle de la ville. Pour ordonner la libération de mon frère, espérai-je. Un certain soulagement s'empara de moi, la rencontre se déroulant au mieux, mais une grande tension planait toujours dans l'air. Porphyre continuait à sinuer autour de moi, prenant tout son temps, savourant quelque chose que je peinais à identifier. Il congédia également le deuxième garde, lui donnant quartier libre jusqu'à midi. J'aurais dû m'esquiver à mon tour, ma tâche étant accomplie; or, je ne tentai pas de partir. Je n'en connais toujours pas la raison, mais il me semble que j'attendais fiévreusement un mot de conclusion de la part de Porphyre.
- Tu n'as pas idée des réalisations qui naîtront de cet argent, s'exclama-t-il soudain, très haut. Pour commencer, il redonnera un aspect convenable à ce champ d'immondices qui sert de camp de retraite. Ainsi, nul ne confondra plus ce lieu avec une caravane de vagabonds. Et après cette rénovation, il restera encore une belle somme pour des projets plus... politiques. Oui, il faut reconnaître que malgré tout, c'est un joli pactole que cette moitié de rançon.
L'exclamation jaillit de ma gorge sans que je pusse la contrôler.
- Une moitié de rançon ?
C'était exactement la réaction que Porphyre attendait. A partir de là, son visage s'anima d'une flamme démente.
- Oui, la moitié ! Dans la cassette que tu m'as amenée, il n'y a que cinquante mille drakes. Or, si tu as lu la lettre que j'ai rédigée, tu sais déjà qu'on réclamait cent mille pièces d'or en échange de la vie de ton frère.
- Il s'agit donc d'un premier versement... ?
Porphyre cessa sa giration et me fit face.
- Pas du tout. Tout le reste est là.
- Le reste ? Quel reste ? Où se trouve ce reste ?
- Juste devant moi.
Les explications prenaient un tour franchement embarrassant ; Porphyre goûtait le sel de la situation. Je bus le calice jusqu'à la lie.
- Je ne comprends pas ce que vous dites.
Porphyre s'approcha, de très près ; je détournai la tête et baissai les yeux. De ses mains effilées, il me releva le menton et me força à le regarder. Je ne pus esquisser un geste pour l'empêcher. Ses yeux brûlants de noirceur plongèrent dans les miens. J'étais perdue.
- Tu ne veux pas comprendre ? C'est très bien. Je me propose donc de tout t'expliquer, depuis le début, et dans les moindres détails. Tu apprendras ainsi deux ou trois choses, sur les hommes et sur le monde. Tu me remercieras ensuite pour ces lumières, j'en suis sûr, ces leçons-là n'ont pas de prix. Vois-tu, petite campagnarde, la situation politique a bien changé depuis la déclaration de guerre. Ce n'est un secret pour personne que les Hörme veulent prendre le contrôle de la ville. Les Hörme ont décidé d'agir maintenant, et pour frapper un grand coup, ils ont besoin d'argent, de beaucoup d'argent, et très vite. Depuis deux ans, ils surveillent les bonnes affaires de ton père, en guettant une occasion propice pour prendre part au festin. Une chance inouïe a frappé à leur porte lorsque ton frère a commis la grave erreur de mettre les pieds ici. Seulement, on annonce déjà la fin de la guerre à l'ouest ; ce serait pour la fin de l'hiver. Impatients, pris par les délais, les Hörme ont voulu de suite piller tout le trésor : ils ont exigé le versement immédiat de cent mille drakes. C'était un peu gourmand, il faut reconnaître, et surtout mal jugé, car ton père, en dépit de toutes ses... qualités, ne pouvait réunir pareille somme en si peu de temps. Il a bien trouvé auprès des Khajiits du port de quoi emprunter jusqu'à la hauteur de cinquante mille, mais il a vite réalisé que la demande des Hörme était impossible à satisfaire. Même en empruntant un peu partout au Septim quatrième, il ne pouvait sauver son fils qu'en ruinant tout le reste de sa famille. Alors, à court de bonnes idées, il est venu me trouver, car il connait mon talent. Je ne suis pas mage, mais je suis une sorte de magicien des écritures, je sais régler bien des tracasseries financières pour qui est prêt à en payer le prix. Il savait que j'entretenais des liens... privilégiés, avec des personnes influentes. Disons simplement que je partage d'excellentes relations avec certains Hörme. Il ignorait en revanche qu'il m'avaient déjà demandé de rédiger pour eux la lettre de rançon, mais ce détail ne rendit la conversation qui suivit que plus amusante.
Quand il a frappé à ma porte, je n'ignorais absolument rien de sa situation. Je le savais si attaché à son fils prometteur qu'il était prêt à bien des compromissions pour lui sauver la mise ; et puis je me suis souvenu également de ce scandale au port, il y a quelques mois, qui l'impliquait, lui ainsi qu'une de ses filles. C'est un jeu pour moi, et il m'est venu aussitôt cette idée intéressante : il versait normalement ce qu'il avait obtenu des Khajiits, et je m'arrangeais avec les Hörme pour le reste. Car après tout, ils pouvaient accepter cette offre, ils n'auraient jamais obtenu la totalité de l'argent dans le délai souhaité, et ils me doivent rétribution de quelques services. Bien entendu, ton père me devenait redevable à son tour. Quand celui-ci a demandé comment il pourrait s'acquitter de sa dette, je lui répondis que l'argent ne m'intéressait pas... pour l'instant. En revanche, il avait une fille qui lui causait bien du tracas, et je lui ai affirmé que cela me préoccupait aussi. Je lui dis que j'étais disposé à l'aider, une nouvelle fois, s'il voulait bien me la confier. Pour ton père, que voilà une affaire en or ! La vie de son fils chéri contre seulement la moitié de la somme, et, mieux encore, un autre soucis qui s'envole.... Seulement, la mariée était trop belle, si l'on peut dire, et il s'est méfié – le métier, sans doute. Il a un peu minaudé au début, pour le principe – je n'étais pas dupe, les petites réticences anxieuses avant la conclusion d'une tractation
très favorable. Une poussée d'amour paternel ? Un peu de sérieux, voyons. Il voulait que je précise ce que je projetais avec toi. J'ai répondu qu'au vu de tes goûts pour les bouges et la fréquentation des canailles, ton éducation était manifestement déficiente ; mon premier travail serait de corriger ce manquement. Après cette mise en pas, je te trouverais un prince, j'empocherais les bénéfices de l'entremise, et l'affaire serait réglée. Ton père a douté encore. Je lui ai avancé qu'il n'avait pas à se soucier des tracasseries qui précèdent ce genre d'union, à commencer par la dot. Là, j'ai senti sa faible résistance s'effilocher. Il m'a probablement soupçonné de vouloir te garder pour moi, pour l'agrément et comme moyen de pression sur lui : au juste, quel sang bleu voudrait d'une roturière désargentée ? Pourtant, il n'était plus en position de lutter avec une offre pareille sur la table, et il le savait bien. Une conclusion satisfaisante à ses malheurs était si proche... Il fallait juste ne pas songer à ce qui allait t'arriver, éviter de trop creuser, juste regarder ailleurs un instant. Ha, le parâtre. Que veux-tu que je te dise ? Il est meilleur négociant que père de famille. Mais je ne t'apprends rien, n'est-ce pas ?
- Je... je ne vous crois pas, bégayai-je, tentant de reculer. Mais Porphyre n'avait pas relâché son emprise, et mon sang se glaça quand j'échouai à me libérer. Je dus subir sa réplique sarcastique.
- Vraiment ? Je t'en prie, compte cet argent ! Voilà, dit-il précipitamment en ouvrant la cassette à la volée à l'aide de sa main libre, il y a là cinquante mille, et pas une pièce de plus. Prends ton temps, compte, petite, si tu en as la patience ; compte, si tu en es capable. Cinq mille pièces de dix. Et tu es l'autre moitié, c'est aussi ce que tu vaux à présent. Mais si tu veux mon avis, voilà une estimation tout à fait indécente de générosité; on a marié de meilleures filles pour beaucoup moins que cela, et je chanterai leurs louanges jusqu'à la fin des temps. Le monde étant ce qu'il est, je soupçonne que le mérite et la vertu n'ont rien à y voir. Diantre, en Morrowind, près de la forêt des Sadris, j'ai eu l'occasion d'acheter une belle Impériale pour seulement mille drakes. C'était une criminelle de droit commun, réduite en esclavage pour une bagatelle. Dans cette contrée de sauvages, les Telvannis rudoient les Impériaux à loisir ; c'est leur façon d'en remontrer aux occupants du pays. Ils mettent un point d'honneur à prouver quotidiennement qu'ils sont restés maîtres chez eux. Et donc, quand j'ai croisé ce regard infiniment triste au travers des barreaux d'une cage, la pitié et l'envie se sont liées pour me forcer à la délivrer. Un acte charitable inspiré par des motifs honteux, par les nerfs, voilà qui m'a mis en appétit. Vile, ce furent les mille drakes les mieux dépensés de toute ma vie... Seulement mille drakes pour une telle femme, dont l'esclavage avait brisé la vanité juste ce qu'il faut... Bien faite, pas bêcheuse, dure à la tâche... et surtout, totalement sans illusion, prête à me suivre jusqu'au bout du monde, prête à n'importe quoi si cela pouvait l'éloigner d'un pouce de ces infects dunmers et de cet affreux pays. Qu'ajouter de plus en restant convenable... bien que la modestie de mon public soit douteuse... J'aurais pu rester en Morrowind et profiter simplement de la vie. Mais j'ai trouvé mieux, pour moi et pour elle, hahaha. Quittons donc ces doux souvenirs æthérés : je n'obtiendrai jamais rien de tout cela avec toi, et cela me rendra amer... peste, les mœurs de la jeunesse moderne sont vraiment déplorables. D'ailleurs, je sens déjà que tu vas me donner du fil à retordre...
Les larmes roulaient librement sur mes joues; suffoquée, je ne parvenais pas à me reprendre ; je respirais avec difficulté, et repoussai désespérément toutes ces monnaies scintillantes qui dansaient devant mes yeux jusqu'à me donner la nausée.
- Je... je... je ne suis pas... non... jamais... jamais je ne serai votre...
- Quoi donc, des protestations ? Alors que tu n'as même aucune idée de mes désirs ? Eh. Pour commencer, je veux que tu affrontes la vérité, et cette vérité nue, c'est que ton père, qui avait toute autorité pour cela, s'est servi de toi comme d'une vulgaire monnaie d'échange. Le bel homme. Contemple l'âme de boutiquier des Impériaux et apprends, jeunette. À partir de maintenant, c'est moi qui vais tracer les lignes de ton avenir. Et j'ai des projets pour toi, gamine. Bien sûr, pas celui de combler les lacunes de ton éducation : il y a beaucoup trop de travail, et peu de perspective. J'ai trop mûri maintenant pour ne pas saisir les motivations perverses et mesquines de la charité; j'en resterai dorénavant aux entreprises grandioses et fructueuses, et me gargariserai du doux plaisir de faire des phrases. Quant aux projets matrimoniaux concernant un noble époux... Vraiment ? Tu as pu gober un seul mot de ce boniment d'alchimiste ? Ton père n'y croyait pas,
lui. Regarde-toi : une fille niaise, mais pas là où on l'espérait ; pire, ni grande ni blonde, une bâtarde dépourvue de tout ce qui fait la vigueur et la générosité nordique... lignage pathétique en soi, mais si on y ajoute la naïveté et l'indiscipline, dans tous les domaines... je n'aurais jamais trouvé où placer pareil matériel de seconde main – ne rajoute pas les mensonges à la liste des tares, j'ai entendu les rumeurs. Mais tu crois peut-être que ton père voyait juste, que mes motivations sont égoïstes et simplement malhonnêtes ? Perdu, je ne lui mentais qu'à moitié. Car, contre toute attente, je t'ai trouvé un prince. Pas celui des contes évidemment, mais néanmoins un être fascinant. En fait, s'il faut enfin dire la vérité, c'est lui qui m'a suggéré ce bel arrangement, pour donner un certain lustre à la fête de Soirétoile... Tu ne voudras pas l'admettre, mais vous avez le même sang. Et je me propose d'organiser votre rencontre, pas plus tard qu'aujourd'hui : il a hâte d'admirer sa promise, en attendant la cérémonie... Je suis sûr qu'après quelques débuts difficiles, vous vous entendrez bien, et accomplirez de grandes choses ensemble...
En un éclair, je saisis pourquoi les lits de camp du bivouac avaient été étendus contre la paroi extérieure de l'entrée de mine, et non à l'intérieur. Ce n'était pas pour éviter les éboulements, ou l'humidité suintante. Mes rêves se raccrochèrent abruptement à la réalité.
Il ne s'agissait pas du tout d'une galerie de mine. C'était un passage vers une salle enterrée. Au milieu de cette cave aux murs barbouillés de noirceur, trônait
la statue biscornue. C'était un sanctuaire caché, fraîchement exhumé. Une chapelle impie. Et je revis nettement à ce moment tous les détails de cette idole centrale. Des griffes. Des crocs. Le museau hideux du Corrupteur. Molag Bal.
A mesure que mon visage se recouvrait d'une pâle terreur, Porphyre sourit de toutes ses dents. J'ouvris la bouche pour crier, mais aucun son ne franchit mes lèvres. Porphyre me happa par le bras et me conduisit jusqu'à l'antre obscur. Je tentai désespérément de lui faire lâcher prise, m'agitant dans tous les sens.
- Petite idiote. Cesse de gigoter, tu t'épuises sans faire plaisir à personne. A quoi cela peut-il servir ?
Je lui échappai tout de même. Soudain excédé, il voulut me gifler, mais j'évitai sa main. Il profita de mon esquive pour me pousser vers l'intérieur. Après plusieurs pas forcés, je trébuchai et perdit l'équilibre. En m'effondrant dans le couloir d'entrée, je crus me noyer dans un flot d'ombre. Ma tempe heurta une pierre, mais je ne sentis pas le choc du contact avec le sol. J'étais déjà ailleurs, en dehors de cet instant.
Modifié par Nerwal, 01 avril 2012 - 13:16.