Chapitre 3 : Un souffle nouveau
Yagrum bailla soudain à s'en décrocher la mâchoire. Ces réunions étaient d'un ennui ! Cela faisait maintenant quinze ans qu'il travaillait à l'EESIDA, et il était finalement devenu professeur. Il avait appris ce qu'il avait tant voulu connaître sur les noyaux d'énergie, et il était devenu un exemple de savoir et de talent. Tout comme son père, il était aujourd'hui plus heureux qu'il ne l'avait jamais été. Mais c'était une longue histoire ...
Depuis l'accident qui avait eu lieu dans son laboratoire, Yagrum s'était montré extrêmement prudent avec tous les travaux qu'il entreprenait. Bien que l'événement ait entaché sa réputation de surdoué quasiment infaillible, il était respecté par ses collègues plus âgés. Les élèves l'adoraient et il leur rendait bien. Pour l'instant, il avait atteint ses objectifs. On ne pouvait néanmoins pas en dire autant d'Amtagct.
Le fils de Kagrénac avait longtemps étudié à l'EESIDA en compagnie de Yagrum. Malheureusement, Amtagct était beaucoup moins doué que son ami : bien que son père l'ait constamment poussé à ne pas relâcher ses efforts, les critiques des professeurs pleuvaient et, au bout de quatre ans d'acharnement, il paraissait évident à tout le monde qu'Amtagct ne pourrait jamais devenir ingénieur. Il décida donc de se rabattre sur le militaire et devint peu à peu, au grand étonnement de son paternel, un officier respecté et sûr de lui. Amtagct avait fini par trouver sa voie, certes moins prestigieuse que celle de Yagrum, mais la bonne en ce qui le concernait.
Yagrum était heureux de sa situation, mais la promesse qu'il avait faite à son père était encore bien présente dans son esprit : il deviendrait le plus grand de tous les ingénieurs dwemers qui aient jamais foulé le sol de Nirn. C'est la raison pour laquelle Yagrum travaillait sur un projet depuis plus de sept ans, un projet si fou qu'il n'en était qu'à ses balbutiements. il tenait les grandes lignes de son invention, mais il lui restait énormément de travail à accomplir avant d'être enfin prêt, il en avait pour des décennies.
Yagrum se réveilla soudain. Il s'était endormi en plein milieu de cette fichue réunion. Le directeur de l'université, un espèce d'homme gras et laid qui devait avoir des liens de parenté avec le médecin qui s'était occupé de Yagrum dans sa jeunesse, lui tendit un mouchoir et renifla d'un air pompeux avant de lui adresser la parole :
- J'ai rarement vu quelqu'un baver autant dans son sommeil, et encore moins un adulte. Mais peut-être n'êtes-vous pas encore suffisamment adulte, meuhsieur Bagarn.
Puis il sourit et sortit précipitamment de la salle, comme s'il craignait des représailles. Yagrum se frotta les yeux et quitta les lieux à son tour, entouré par les rires nerveux de ses camarades professeurs. S'il y avait bien une chose qu'il ne pouvait pas supporter dans cette école, c'était les interminables discours de ce fichu directeur. " Pethrhulô " était le petit nom que lui donnaient les enseignants de l'EESIDA depuis qu'il avait affirmé que les profs étaient de toute façon des feignants trop payés pour ce qu'ils faisaient. Finalement, Yagrum dut reconnaître que ses perspectives d'avenir en tant que professeur n'était pas particulièrement réjouissantes.
Yagrum allait sortir de l'université lorsqu'une délégation pour le moins inattendue pénétra dans le hall principal. Le roi Dumac, en tenue d'apparat, s'approcha du jeune professeur tandis que ses deux gardes du corps pressaient les derniers retardataires de s'en aller.
- Yagrum Bagarn, fils de Thardac, énonça solennellement le Roi.
- Et d'Iltham, précisa Yagrum en haussant un sourcil d'un air accusateur.
- Et d'Iltham, reconnut Dumac avec un sourire. J'aimerais vous faire part de mon contentement : depuis de nombreuses années déjà, vous enseignez aux jeunes Dwemers l'art de la mécanique de notre peuple. Mais je sais que vous êtes capables de véritables exploits, au-delà de ce que la plupart de vos confrères peuvent imaginer.
Yagrum demeura muet, interloqué par l'arrivée du monarque. Voyant que son interlocuteur n'allait pas faire de commentaires, Dumac reprit :
- Sachez que je suis prêt à vous pardonner vos erreurs passées et que je serais honoré de vous savoir auprès de moi en tant qu'apprenti d'Algztas. Je sais par expérience qu'il est le mieux placé pour instruire un jeune effronté dans votre genre - sans vouloir vous offenser - et qu'il saura faire de vous l'Ingénieur en chef de mon successeur. Ou, qui sait, peut-être serais-je encore en vie pour voir venir votre heure de gloire ?
Yagrum crut qu'il allait pleurer. S'il avait espéré qu'un homme du roi vienne un jour lui assurer qu'il était pardonné, il ne s'attendait pas à ce Dumac vienne en personne lui proposer de devenir l'apprenti d'Algztas ! Ses parents n'allaient pas en croire leurs oreilles : il fallait qu'il aille leur dire ! Toute la famille allait sauter de joie en apprenant la nouvelle.
Yagrum regarda Dumac, qui lui tapota amicalement l'épaule avant de repartir en compagnie de ses gardes du corps. Dès que le Roi fut hors du champ de vision de Yagrum, ce dernier sortit de sa méditation et fonça en direction de sa maison, dans le quartier Sud d'Alzthamk. Il habitait toujours chez ses parents, étant donné qu'aucun agent immobilier n'avait été suffisamment désespéré pour louer une habitation à un type qui avait un jour créé un monstre de métal cracheur de feu n'ayant pu être détruit que par le concours de cinq canons soniques. Il entra en trombe à l'intérieur en coinçant Izthumg derrière la porte, qui couina de mécontentement. En le consolant d'un " pardon " désintéressé, Yagrum continua sa course jusque dans la salle à manger. Il trébucha soudain sur un des multiples bidules mécaniques qu'il laissait traîner sur le sol et s'étala de tout son long en renversant la table sur laquelle étaient disposés les plats du repas de midi.
Thardac jeta un coup d’œil à sa femme - qui paraissait aussi peu surprise que lui - puis regarda son fils, qui avait le nez dans une assiette d'ignames des cendres.
- J'espère que tu as une bonne raison d'avoir gâché ma gelée de scrib. Tu sais à quel point il est difficile de s'en procurer, ces temps-ci, avec les Chimers ! En plus, tes poils de barbe n'arrangeront sûrement pas ces ignames.
Yagrum cracha un bout d'igname et toussa fort pour déloger le riz de sel qui avait osé glisser dans ses poumons. une fois remis de sa chute, il tira ses parents jusque dans une pièce voisine pour leur parler de la proposition que lui avait faite Dumac. Deux minutes plus tard, Thardac et Iltham étaient hystériques et bombardaient leur fils de questions. Yagrum, qui tirait désespérément sur sa manche pour faire lâcher prise à sa mère, affirma qu'il allait voir Amtagct : il s'agissait probablement de l'unique moyen d'échapper à ses parents, dont la réaction s'était avérée beaucoup plus enthousiaste que prévu.
Yagrum trouva Amtagct dans la rue, assis sur un banc, en train d'aiguiser son épée. Ah oui, c'est vrai qu'il avait obtenu une permission. Lorsque le jeune ingénieur fit part à son ami des intentions de Dumac, le fils de Kagrénac était si étonné qu'il s'en fit tomber son arme sur le pied.
- Par les orteils de Wulfharth ! Comment imaginer une chose pareille ? Alors ça y est, Yagrum : tu es l'apprenti d'Algztas ! Imagine un peu, tu vas enfin réaliser ton rêve de toujours !
Yagrum opina tout en se retenant de rire : le spectacle d'Amtagct grimaçant et frottant son peton meurtri était aussi rare que plaisant.
Le fils Bagarn se dépêcha de faire son baluchon et étreignit ses parents. La vie à la maison, c'était terminé : Yagrum était enfin devenu un adulte sûr de lui et il allait apprendre un métier fabuleux, qui lui plairait plus que tous les autres. Thardac et Iltham regardèrent leur fils et promirent de venir le voir dans moins d'une semaine. Izthumg, encore sonné par la porte qu'il avait prise de plein fouet, lui pinça affectueusement les mollets et resta accroché à ses guiboles sur plusieurs mètres. Peu après, les hommes du Roi l'emmenèrent au palais et le présentèrent à Thekmaztg, un domestique muet qui lui fit visiter les locaux ainsi que ses appartements, certes moins étendus que sa chambre mais relativement confortables : il s'agissait quand même des quartiers du serviteur d'un roi.
Algztas vint le chercher le lendemain matin, et dut lui balancer quatre seaux d'eau fraîche pour le réveiller. Le vieux Dwemer lui lança un regard amusé mais désapprobateur :
- Si tu ne t'étais pas réveillé après celui-ci, je t'aurais jeté dans la lave. Il va falloir que tu apprennes à modérer ton sommeil : un bon ingénieur doit rester attentif à tout ce qui pourrait traduire l'arrivée imminente d'une catastrophe, comme d'infimes bruits anormaux dans un vacarme assourdissant. Bien entendu, s'il ronfle lui-même comme une machine à vapeur, il aura du mal à s'en rendre compte.
Yagrum se frotta les yeux et afficha un sourire embarrassé. Une fois habillé, il suivit son maître jusqu'à la salle du trône, où Dumac l'accueillit à bras ouverts, un franc sourire aux lèvres.
- Que d'impatience, Yagrum Bagarn : j'espère que tu as bien pris le temps de dire au revoir et surtout de te préparer, car ce genre de vie ne s'improvise pas, tu sais ... eh, écoute-moi quand je te parle !
Yagrum détourna son regard des multiples machines mises au point par Algztas qui traînaient dans la salle du trône : ce n'était vraiment pas le moment de froisser le Roi, où il risquait fort de se faire jeter dehors avant même d'avoir pu réellement s'installer.
- Je disais donc ... reprit le monarque en toussotant. Tu seras désormais l'apprenti d'Algztas et tu logeras dans les appartements qui t'ont été présentés. Thekmaztg te servira de son mieux : il te suffit d'agiter la clochette posée sur l'étagère pour l’appeler. Tu auras également le bon goût - ou plutôt la prudence - de ne pas te plaindre des repas servis au réfectoire du palais, parce que celui qui se charge des menus est un tantinet susceptible. Suis maintenant ton maître instructeur, il va te faire visiter ton futur lieu de travail. je te souhaite d'être heureux en exerçant cette profession et j'espère que les résultats seront à la hauteur de mes espérances.
Yagrum était fou de joie. Il ne savait tout simplement pas comment remercier Dumac. Finalement, il cligna des yeux comme pour reprendre ses esprits et dit simplement :
- Je ne vous décevrai pas, Votre Majesté.
- Eh bien, à la bonne heure, conclut le roi avec un sourire en retournant vaquer à ses occupations.
Yagrum regarda Algztas, qui lui enjoignit de le suivre d'un signe de la main. La visite du laboratoire ne prit que quelques heures, mais Yagrum eut l'impression qu'elle avait duré des jours et des jours, tant ce qu'il y avait vu était proprement fascinant. Peu après, le vieil ingénieur tira Yagrum dans un coin sombre et son visage devint soudainement plus grave.
- Yagrum Bagarn, écoute-moi bien. Ce que je vais te dire devra rester exclusivement entre nous : ai-je été clair ?
- Limpide, se dépêcha de confirmer Yagrum d'une voix chevrotante. Il n'avait pas envie de fâcher Algztas : en réalité, le vieux Dwemer lui faisait un peu peur. Surtout quand il chuchotait ainsi, avec sa voix d'outre-tombe éraillée.
- Je suis vieux, Yagrum. Voilà sept cents ans que je foule le sol de Vvardenfell et je sens peu à peu mes forces me quitter. Quand je ne serai plus là, tu seras une cible de choix pour tous les prétendants à mon titre. Tu es doué mais inexpérimenté et totalement étranger au monde du complot.
Le discours d'Algztas mettait Yagrum de plus en plus mal à l'aise. C'était donc si dangereux que cela d'être Grand Conseiller et Ingénieur en chef de Dumac ?
- Méfie-toi, Yagrum. Méfie-toi de tous ceux qui vont se faire passer pour tes amis et qui te poignarderont dans le dos pour prendre ta place. Je ne te parle pas de ton père, qui a longtemps convoité la mienne mais qui te la laissera volontiers. Je te parle des autres.
Yagrum fronça les sourcils. Algztas était-il en train de dire que Kagrénac était indigne de confiance ? Thardac et lui étaient pourtant les meilleurs amis du monde ...
- Mais trêve de bavardages, reprit Algztas à voix haute. Il est temps de se mettre au travail ! Va m'enfiler un tablier et prépare-toi à mettre la main à la pâte. Je veux te voir en tenue et frais comme un poisson carnassier dans mon laboratoire dans deux minutes. Avec une tarte au coutil parce que j'ai faim.
Yagrum oublia aussitôt les avertissements de son maître. Il lui sourit et courut chercher une tarte. Il n'avait pas de tablier, il n'avait pas peur de se salir. Et puis s'il ne désobéissait pas un peu, comment maintiendrait-il sa réputation ?
Enfin, après de multiples péripéties et autant d'ennuis, Yagrum était sur la voie qu'il s'était assignée depuis tout petit. Il deviendrait, comme il l'avait promis à sa famille, le plus doué de tous les ingénieurs dwemers de tous les temps, en faisant fi de tous ceux qui tenteraient vainement de l'arrêter dans sa course. Yagrum n'avait plus peur désormais. Et même si son projet top secret risquait d'avoir du mal à avancer étant donné la quantité de travail acharné qui l'attendait, le jeune Dwemer pouvait désormais profiter de sa nouvelle vie, d'un souffle nouveau.