Prologue
Le jour se levait sur une scène banale dans la salle de justice de Longsanglot : les minutes d’un procès opposant un noble et un modeste artisan de la ville basse était fiévreusement consignées par un greffier dont la plume courait d’un bord à l’autre de sa page. L’aristocrate, fier comme un paon, ne doutait pas un instant que le jugement serait rendu en sa faveur. Son contradicteur dans le litige présent semblait du même avis. Déjà mal à l’aise dans un endroit aussi richement orné, il tremblait de peur à l’idée qu’il soit condamné à de lourdes réparations.
Et, tout en écoutant les plaidoiries des deux hommes, le roi Symmachus se morfondait à la vue de l’immense sanctuaire d’Almalexia, déesse des Dunmers. L’elfe noir avait beau être souverain de tout le Morrowind, son autorité était systématiquement remise en cause par le tout-puissant clergé, très respecté du peuple et plus particulièrement des paysans. Ses conseillers tâchaient de le lui cacher, mais il n’était pas sans ignorer que les dossiers sensibles étaient d’abord présentés devant les chanoines de la province puis aux gouverneurs impériaux qu’il désignait lui-même. Cette lutte constante entre le temporel et le spirituel était encore plus prégnante dans la capitale où les deux têtes du pouvoir se disputait âprement le moindre pouce de terrain.
La justice restait dans les mains de Symmachus et de son épouse Barenziah, mais les recours à Almalexia restaient fréquents après qu’ils aient rendus leur verdict. La déesse renforçait par là son aura de bonté et de magnanimité quand le peuple murmurait contre l’iniquité de la famille royale. Comment aurait-il pu en être autrement ? Le clergé avait beau peu se mêler au vulgaire, il prenait à sa charge certaines des plus lourdes amendes, quand Symmachus devait suivre un droit imposé depuis des millénaires par le clergé lui-même qui favorisait les nobles des Grandes Maisons. Bel exemple de la duplicité des prêtres, à son sens...
Sans soupçonner ce que pensait son roi, le plaignant, un Indoril, poursuivait son réquisitoire acharné. Il ne faisait qu’exposer un cas vraiment très classique dans la cité. Il avait prêté une forte somme d’argent à l’artisan pour que celui-ci puisse développer son affaire. Trois remboursements mensuels avaient été manqués et le noble exigeait en compensation que son débiteur lui cède la propriété de son atelier et travaille pour son compte. Bien entendu, ce dernier protestait de sa bonne foi, mais le désespoir perçait dans sa voix.
Symmachus examina un peu plus l’aspect des deux Dunmers qui s’agitaient devant lui. Le noble avait bonne prestance, ses gestes étaient sûrs et réfléchis. Ses cheveux noirs lui tombaient en un désordre soigneusement élaboré sur les épaules et ses yeux perçants ne quittaient pas ceux du roi. Il accordait une grande importance à son apparence : ses habits étaient taillés avec soin, selon le dernier goût en vigueur dans la capitale, son visage portait certaines traces d’un maquillage léger mais repérable que les seigneurs de la ville jugeaient distingué. Par contraste, l’artisan avait l’air d’un misérable. Ses vêtements étaient rapiécés et donnaient l’air d’avoir été portés des années, ses traits étaient loin d’être aussi avenants et réguliers et ses cheveux roux en bataille n’avaient pas dû sentir les coups de ciseaux depuis de longs mois. Le roi ne put s’empêcher de le prendre en pitié malgré l’impartialité à laquelle il aurait voulu se tenir.
L’Indoril avait l’air parfaitement sincère et respirait la vertu à l’entendre parler. La réalité était toute différente. L’artisan avait subi trois cambriolages, à chaque fois la veille du jour où il se rendait chez le noble pour lui apporter les sommes qu’il lui devait. Lors du deuxième, il avait tenté de résister et ses agresseurs lui avaient tordu le poignet, l’empêchant de travailler pendant des semaines. La troisième fois, l’argent était dissimulé hors de sa maison, dans laquelle les voleurs avaient menacé de l’enfermer avec sa famille et d’y mettre le feu s’il ne leur indiquait pas sa cachette.
Le noble n’était pas tenu par leur contrat d’accepter ces excuses. Ce qui rendait l’affaire si insupportable à juger pour Symmachus, c’était que ces attaques répétées avaient été sans nul doute orchestrées par l’Indoril lui-même. Ainsi, non content de rentrer dans une partie de ses fonds, il pouvait acquérir à moindre frais une boutique à joindre à un ensemble déjà assez vaste de commerces, la plupart confisqués selon la même procédure. La pratique était des plus courantes dans la ville basse et on ne comptait plus le nombre d’artisans ruinés et montrés du doigt par la justice royale, forcés de travailler pour ceux-là mêmes qui étaient à l’origine de leur déchéance sociale. En plus de leur fierté et de leur indépendance, ils perdaient tout espoir de jamais parvenir à une certaine aisance matérielle. Ils venaient mendier des aumônes au clergé et alimentaient dans les tavernes, où ils s’enivraient pour supporter leur sort, la rancœur montante contre Symmachus.
Un dernier regard à la dérobée en direction du temple d’Almalexia finit par convaincre le roi qu’il allait devoir violer tous les usages et les traditions de son pays. Qu’importe ! l’hypocrisie des prêtres et des nobles était par trop abjecte pour perdurer encore des siècles. N’était-ce pas cela, au fond, que le tout juste orphelin avait juré sur le corps sans vie de sa mère, cent cinquante ans plus tôt ? Son désir d’épouser Barenziah et de devenir le roi du Morrowind ne trahissait au fond que l’envie de balayer d’un revers de main la corruption qui gangrénait la terre des elfes noirs. Et pendant des années, il n’avait rien fait pour mettre fin à ce système.
L’Indoril discourait toujours quand Symmachus se leva de son trône et brandit la Main de Justice que le protocole exigeait qu’il porte lorsqu’il donnait audience. L’objet était fait en fer forgé et mordait dans sa chair mais il le serra fermement.
« ... conséquence de quoi, je demande l’application de la sainte loi des Tribuns et le placement sous tutelle dudit atelier.
– Silence, Indoril Thénen, lança le capitaine des gardes. Le roi va parler. »
L’interruption était malvenue, mais le noble avait mieux à faire que de s’offusquer d’une entorse à l’étiquette quand Symmachus allait accéder à ses requêtes. Il se tut. L’artisan, en revanche, tremblait de plus belle.
« Je... commença le roi, avant de se reprendre. Nous estimons que des éléments de l’affaire n’ont pas été portés à notre connaissance et souhaitons charger notre police de faire la lumière sur tout ce qui reste à démêler. Notre garde accompagnera maître Ellante Vycale à son domicile et procédera à une enquête sur l’origine des vols répétés dont il a été la victime et dont les cours municipales n’ont pas puni les auteurs, encore non découverts.
– Quelle importance, Votre Majesté ? protesta Thénen. Telle n’est point l’affaire traitée ! Il ne s’agit ici que de mon dédommagement... »
Le roi le foudroya du regard. La déesse le rabaissait régulièrement, mais il avait encore assez d’orgueil et d’amour-propre pour ne pas laisser un noble lui couper la parole. L’Indoril sentit son erreur et se cantonna dans un mutisme de meilleur aloi. Symmachus pesa une dernière fois le pour et le contre. Sa femme, qui se mêlait souvent au peuple sous des déguisements divers, ses espions, tous s’accordaient à dire que ce n’était qu’une question de temps avant qu’un parti plus comploteur que les autres – et Longsanglot en rengorgeait ! ne parvienne à soulever des quartiers entiers. Si une émeute éclatait et qu’elle était correctement aiguillonée par les meneurs, elle dégénérerait en une révolution. Il n’en était pas question. La vieille famille Ra’athim ne devait pas retrouver le trône et l’ordre impérial devait être préservé. Symmachus était le légat des Septim avant d’être le roi de Morrowind. Il inspira et rassembla son courage pour changer à jamais la justice de son pays. Il n’y aurait aucun retour en arrière possible.
« Nous demandons la tenue d’une enquête, répéta le roi. Nous plaçons Ellante Vycale et sa famille sous notre protection pendant toute la durée de celle-ci. Nous décrétons illégale l’établissement des contrats d’hypothèque tel que celui examiné aujourd’hui. Nous proclamons l’obligation de signer tout contrat devant un serviteur royal assermenté.
– Ridicule ! ne put retenir Indoril Thénen, au grand déplaisir des gardes qui tirèrent à moitié leurs épées des fourreaux. Il n’y a nul besoin d’enquête ou de quelque mascarade de ce genre ! Je jure que maître Vycale a menti sur les vols qu’il prétend avoir subi. Je dis que c’est une ruse pour se dérober aux remboursements !
– Indoril Thénen, vous vous souviendrez de votre rang et de votre place ! s’exclama le capitaine, tout à fait conformément à l’étiquette désormais. Sa Majesté ne souffrira plus de contradictions intempestives !
– Quand bien même ces attaques seraient réelles, le contrat existe ! se défendit l’aristocrate. Nulle partie ne peut le dénoncer !
– Nous le dénonçons. »
Thénen ne parvint plus à se contenir en entendant l’arrêt royal. Ivre de rage, il tira une dague de cérémonie de son fourreau et, ainsi armé, se jeta sur Ellante Vycale qui leva instinctivement les bras pour se défendre. La lame lui entailla le dos de la main, mais déjà les gardes intervenaient et retenaient le forcené.
« User d’une arme devant son roi est une offense grave, lui rappela le capitaine en l’écartant un peu plus de l’artisan secoué de frissons. Passible de la peine capitale.
– Nous ignorerons cet... incident, si Indoril Thénen renonce à ses prétentions et informe les membres de sa Maison des nouveaux principes énoncés ici, trancha Symmachus. Nous ne souhaitons pas le condamner à la prison ou à la décapitation. Il devra cependant s’acquitter d’une amende de trente mille septims à la famille Vycale pour les torts qu’il lui a causé. »
Thénen gardait le silence. Ses yeux rougeoyants révélaient la colère qui l’agitait encore et qu’il n’avait su réfréner.
« Si les cambriolages ont eu lieu et que leur existence est avérée par l’enquête, l’amende sera doublée, pour faux témoignage. S’ils sont attribués à Indoril Thénen ou à un de ses partenaires... il quittera la ville. Ainsi en avons-nous décidé. »
Alors qu’on entraînait le noble hors de la salle et qu’Ellante Vycale se jetait aux pieds de Symmachus, confondu de soulagement et de joie, personne n’entendit l’Indoril murmurer pour lui-même que l’affront ne resterait pas impuni.
« Profite bien de ta victoire, petit coq vaniteux. Un Indoril ne pardonne jamais et je mets un point d’honneur à régler mes dettes. »
Barenziah
L’arrivée de l’émissaire cyrodiilien n’avait pris personne par surprise, excepté la reine elle-même. La cour était agitée de rumeurs sur la maladie chronique de l’empereur Antiochus et certains des elfes parmi les plus ouvertement hostiles à sa personne prenaient les paris sur le mois, ou même le jour, où il y succomberait. Mais lorsque la nouvelle était parvenue à Longsanglot, Barenziah se promenait incognito dans les quartiers pauvres, occupée à vérifier si les mesures de son mari étaient suivies d’effets.
Elle avait dissimulé ses longs cheveux noirs sous un fichu de vieille femme et trottinait d’un petit pas rien moins que royal, posant sur toute chose des yeux si plissés qu’on distinguait à peine la lueur rouge qui émanait d’eux. Elle s’accrochait au bras de Zævena, sa nouvelle femme de chambre, épouse Vycale, dont Symmachus avait pris toute la famille à son service pour la prémunir contre tel ou tel seigneur indoril vengeur. La reine croyait connaître la ville basse, aussi nommée Almalexia, comme sa poche, mais sa compagne lui faisait emprunter des ruelles dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence.
Après un tour d’inspection de plus d’une semaine, Barenziah avait de quoi être satisfaite : les nobles avaient pleinement compris le message que leur avait envoyé Symmachus. La population était désormais sous la protection de la couronne, qui avait de plus aboli les cours municipales et jugeait désormais toutes les affaires extérieures aux Maisons et au Temple. Ce n’était tout de même pas encore assez ancien ni assez révolutionnaire pour que les citadins ressentent une quelconque gratitude envers Symmachus. Pour beaucoup d’entre eux, il restait le traître qui avait amené les légions et l’empire dans la province. Ce n’était pas une offense qu’un Dunmer pardonnait facilement, même après plus d’un siècle.
Barenziah avait fait une entrée remarquée à son retour au palais où elle s’était dirigée directement dans la salle du trône, sans prendre le temps d’échanger ses haillons de loqueteuse pour une tenue seyant davantage à son rang, et c’est ainsi qu’elle avait interrompu le messager en plein milieu de la longue récitation de la lettre adressée au couple royal. Le malheureux avait eu bien du mal à supporter de voir une des puissantes de Tamriel habillée de la sorte, mais il avait tenu bon jusqu’au bout, les yeux mi-clos et la voix étranglée. Les ambassadeurs impériaux s’illustraient davantage par leur conservatisme que par leur souplesse.
Elle ne l’avait plus interrompu jusqu’à ce que, juste après avoir annoncé qu’un jour de deuil serait observé dans la capitale le surlendemain, le messager avait abordé à mots couverts la question du futur couronnement.
« ... Vos Majestés Royales sont instamment conviées à venir assister à cette cérémonie où l’héritier...
– Pardonnez mon ignorance, Excellence, coupa la reine avec un petit rire cristallin. J’ai été trop longtemps éloignée de la Cité Impériale pour bien savoir ce qui s’y passe. Mais ne s’agit-il pas plutôt d’une héritière ? Je croyais que la princesse Kyntira était la seule enfant qui soit née à feu le bien-aimé Antiochus.
– C’est ma foi vrai, l’appuya Symmachus. Lui serait-il arrivé malheur ? »
L’ambassadeur eut soudain l’air profondément malheureux. Ses épaules retombèrent et son front dégarni se creusa de rides. Un soupir s’échappa de ses lèvres et il joignit les mains comme pour une rapide prière adressée aux Neuf.
« Bien au contraire, répondit-il, la princesse se porte au mieux. Mais... elle n’est pas la seule prétendante au trône. »
Barenziah le dévisagea, abasourdie, pour déterminer s’il se moquait d’elle ouvertement, mais ce n’était pas le cas, à moins qu’il n’ait eu d’immenses talents de comédien. L’Impérial disait la vérité.
« La tante de la princesse, Sa Majesté Potéma, était présente à la Cité lors de la mort de son frère, reprit l’homme. Elle a fait venir son fils Uriel de son royaume nordique de Solitude et le pousse à se présenter devant le Conseil des Anciens pour briguer l’empire.
– Absurde ! trancha Symmachus. La princesse est l’héritière directe de feu Antiochus. Il ne peut y avoir de querelle de succession. »
Le messager lui lança un regard dubitatif. Il arrivait probablement tout droit de Cyrodiil et ne devait pas s’être accordé de repos avant de venir annoncer la nouvelle. La bienséance exigeait qu’il ne mit pas en doute la parole d’un monarque, mais il brûlait manifestement de remettre à leur place les deux majestés à la naïveté déplacée dans ce monde.
« Fassent les Neuf que vous ayiez raison, se contenta-t-il finalement de répondre. Ils savent que nous pourrions nous épargner cette sorte de fléau. L’empire s’est encore mal remis des dépenses extraordinaires qu’a causé la tentative d’invasion du roi Orgnum... »
Barenziah lui accorda un intérêt nouveau. Se pouvait-il qu’elle ait bien entendu ? L’ambassadeur semblait bel et bien suggérer que l’opposition entre les héritiers risquait de dégénérer en guerre civile. Les discussions dans les couloirs du palais impérial n’évoquaient sûrement pas encore cette possibilité, mais l’homme devant la reine était trop fin diplomate pour que la pensée ne lui ait pas traversé l’esprit.
« Son Altesse Kyntira a le droit pour elle, et vous le savez, Excellence, persistait Symmachus.
– Le droit... répéta l’autre en écartant les mains en un geste qui voulait tout dire. En des temps comme le nôtre, le droit favorise curieusement le plus riche. Et les coffres de Solitude sont plus garnis que ceux de la capitale, à ce qu’on raconte.
– Un simple royaume ?
– Le premier des royaumes d’une grande province, le centre des échanges du nord, gouverné par la sœur et le neveu de feu l’empereur, corrigea l’homme. Il y a eu matière à enrichissement pour Haafingar la solitaire. »
La conversation ne se prolongea guère. L’ambassadeur n’avait plus rien à dire et souhaitait manifestement quitter la province au plus tôt, peu accoutumé à l’hostilité que les habitants manifestaient à son égard. Il fut convenu qu’il annoncerait l’arrivée de la couronne dunmer à la Cité, prévue pour un mois plus tard.
Plus tard, retirée dans ses appartements et de nouveau vêtue convenablement, Barenziah se concentra sur les nouvelles qui lui avaient été apportées. La querelle entre les deux cousins, Kyntira et Uriel, devait être plus grave et moins simple que ce que Symmachus supposait. Le roi de Solitude était plus âgé de quelques années que sa parente, pouvait se targuer d’avoir déjà exercé un pouvoir et non des moindres, de disposer de conseillers efficaces et influents et même de remettre un peu d’ordre dans les finances chancelantes de l’empire.
Qui plus est, sa mère jouissait encore d’un poids politique énorme sur tout le continent. On murmurait parfois que la cour d’Haafingar était aussi fastueuse que celle de la capitale de l’empire. Barenziah savait de source sûre que des officiels hlaalus s’y rendaient régulièrement sous couvert d’accompagner leurs caravanes marchandes.
Toutes ces circonstances expliquaient probablement le geste inhabituel de Kyntira : l’invitation de tous ses vassaux pour le couronnement. Ces derniers se rendaient généralement en masse à la Cité, de leur propre initiative. En ce froid hiver de l’année 120, cependant, la princesse rompait avec la tradition et souhaitait compter avec précision les soutiens sur lesquels elle pouvait compter. La situation devait être très difficile au palais, supputa la reine dunmer. Y faire venir tous les grands de l’empire n’apaiserait probablement pas la tension...
Dès le lendemain, ces réflexions durent faire place à des considérations éminemment plus pratiques. Malgré leur haine viscérale de l’occupant impérial, aucun noble de Longsanglot n’aurait voulu manquer pareil voyage que celui qui s’organisait. Symmachus et Barenziah se retrouvèrent soudain débordés de demandes, voire de suppliques, pour laisser tel ou tel inconnu doté d’une bande de terre se joindre à leur cortège.
Mais les nobles refusaient de se déplacer sans leur abondante domesticité et leurs propres gardes du corps, refusant catégoriquement de se fier aux légionnaires ou aux serviteurs du palais pour s’occuper d’eux. A chaque nouvelle approbation d’un nom, la reine observait avec consternation l’ajout de dizaines de personnes à l’immense caravane et d’une masse de bagages plus considérable encore.
« Par les Tribuns ! s’exclama-t-elle le jour fixé du départ en voyant la troupe serpenter à travers les rues de la ville. Ce n’est plus une visite, c’est une invasion !
– On croirait nos ancêtres suivant saint Véloth, acquiesça Symmachus avec un sourire un peu torve.
– A ceci près, mon époux, que le révéré prophète a mené ses fidèles vers Morrowind et pas vers l’étranger... Oh, et que probablement aucun de ses disciples ne caressait l’envie de l’assassiner, corrigea-t-elle.
– C’est bien possible, commenta-t-il en feignant la surprise. Je me demande pourquoi on nous voudrait ça... »
Roi et reine mirent le pied à l’étrier et se hissèrent en selle d’un mouvement fluide. Ils remontèrent la colonne au trot jusqu’aux portes d’Almalexia. Pas un argument des légionnaires n’avait pu convaincre Barenziah de rester dans un carosse plus facile à défendre. Le commandant de la garnison avait eu beau tempêter devant Symmachus, menacer de présenter sa démission ou de ne pas accompagner le couple royal dans son expédition, rien n’y avait fait : Barenziah refusait de se laisser enfermer pendant plus de trois semaines de route.
La reine était déchirée entre deux sentiments violemment antagonistes. Elle se souvenait avec bonheur de ses premiers mois passés à la Cité Impériale en qualité de maîtresse du premier et du plus grand des empereurs, Tiber Septim lui-même, vieux soldat mais jeune amant... Mais elle ne pouvait pas rappeler ces moments heureux à sa mémoire sans qu’aussitôt ne resurgisse le souvenir de la nuit où un guérisseur haut-elfe lui avait arraché du ventre son enfant à naître.
Et, alors que le cortège s’étirait sans fin sur les routes qui menaient à la Cité, Barenziah repensait à la tête brûlée qu’elle avait été dans son adolescence, celle qui dissimulait sa poitrine sous deux bandes serrées de tissues pour se faire passer pour un garçon. Celle que personne n’appelait autrement que Berry, dans une petite ville de Bordeciel. Berry l’intrépide, Berry l’insolente, Berry la coureuse des toits. Berry la coureuse tout court, d’ailleurs. Elle n’avait pas disparu, mais elle était enterrée sous des usages et des traditions vieux comme le monde, toujours contrariée dans ses désirs par un obscur article du protocole... Parfois, elle réussissait à se défaire de ses contraintes, à émerger de cet entassement inepte et insensé. Parfois.
Barenziah ne se départit pas de son humeur mélancolique dans les interminables plaines deshaanes, non plus que dans les montagnes qui marquaient la frontière avec la province centrale de l’empire. Son moral se releva un peu à l’arrivée dans la riche et bariolée Cheydinhal, principalement parce que les Dunmers qui accompagnaient le couple royal faisaient de pathétiques efforts pour ne pas montrer leur émerveillement. Les aristocrates avaient fait mine de compter pour rien la ville parce qu’elle n’était que le siège d’un comté, bien moins selon eux que les duchés de Morrowind. Ils avaient pourtant dû se rendre à l’évidence : seul Longsanglot pouvait le disputer en taille à la plus orientale des villes cyrodiiliques.
« Si ces coincés sont étonnés par ça, ricana un sergent de la légion alors qu’il passait devant la reine et son mari, faudra bien penser à étaler des coussins par terre pour quand ils verront la Cité. »
La Dunmer avait ri à gorge déployée et même Symmachus n’avait pu réprimer un sourire.
Leur étape à Cheydinhal avait été brève. Le comte n’était pas là pour les accueillir : il avait déjà quitté son fief pour se rendre à la capitale. Son sénéchal, homme à l’air économe et soucieux, avait eu tôt fait de faire comprendre au couple royal que, bien que leur présence lui causât un immense honneur, il n’avait pas les moyens de le faire plus d’une journée...
Et le cortège avait repris sa route pendant une semaine de plus jusqu’à son but. Le sergent ne s’était pas trompé : certains Dunmers s’étaient presque évanouis à plus de trois lieues de la Cité en apercevant la Tour d’Or Blanc. Et l’épidémie se répandait vite : à mesure que la troupe approchait des murailles, on entendait fréquemment un choc sourd et un appel à trouver des sels. Mais après tout, ces réactions n’étaient que très normales.
Pour qui n’avait jamais vu la puissante métropole dans toute sa gloire, ses fortifications et sa tour d’un blanc éclatant resplendissant sous le soleil, le premier contact était brutal. Au milieu d’un lac, les cercles de la Cité se déployaient sur les innombrables îles qui parsemaient l’étendue d’eau. Les bardes racontaient que la ville avait été construite par ceux qu’on n’appelait plus autrement que les elfes sauvages, les cruels Ayléides. Lors de leur révolte contre leurs maîtres, les esclaves humains s’en étaient emparé et après des siècles d’horribles guerres civiles, deux des plus grands empires de l’histoire l’avaient choisi comme leur capitale.
Tout y était plus grand, plus vaste, que partout ailleurs. Rien n’approchait la taille de la Tour, des palais, des marchés... Même la Nibenay, le fleuve qui s’élançait depuis le lac, était une des plus longues rivières au monde. Pour qui ne la connaissait pas, la Cité exerçait le même attrait que le mythique continent d’Akavir. Et bien malgré eux, les arrogants Dunmers cédaient à son charme.
Il était près de midi quand Barenziah et Symmachus franchirent la première porte, sous les acclamations d’une foule qui se pressait dans les rues ou aux fenêtres. Même si la Cité recevait couramment nombre d’hôtes de marque, pareil déploiement de faste était inhabituel et la population l’appréciait à sa juste valeur, malgré l’aspect un peu provincial de l’ensemble. Les nobles qui accompagnaient roi et reine s’en sentirent un peu rassérénés. Les Impériaux n’étaient peut-être pas que des barbares assoiffés de sang. Il y avait peut-être une chance que quatre ou cinq familles reviennent en Morrowind indemnes.
Les unes après les autres, les portes de la ville s’ouvrirent, lentement, majestueusement. Les mécanismes étaient dissimulés à l’intérieur des ventaux, qui semblaient mis en mouvement par magie aux yeux des elfes ébahis. Ils ne le savaient pas, mais ce n’était qu’une démonstration de puissance de la part des dirigeants. Ces portes n’étaient closes qu’en cas d’invasion de Cyrodiil, autant dire jamais. Mais les Impériaux aussi aimaient la gloriole, s’amusait Barenziah, et n’hésitaient pas à essayer d’en mettre plein la vue à leurs invités.
Une fois parvenu au palais impérial, avalanche de raffinements architecturaux, ensemble gracieux de spires, de dômes et de colonnades, le couple royal se sépara de la noblesse qui devait loger dans de grand pavillons aménagés, plantés pour la circonstance dans les jardins nord-est du palais. Symmachus et Barenziah suivirent, quant à eux un chambellan, jusqu’à leurs appartements, où un grand jeune homme au port altier les attendait. Il ne devait pas avoir plus de dix-neuf ans. Ses cheveux châtain lui tombaient sur les épaules et ses yeux d’un bleu perçant scrutait les arrivants.
« Je suis le conseiller Modellus Anentius, se présenta-t-il dès que le chambellan eut quitté la pièce, en esquissant une révérence polie mais réservée.
– Le prince consort, commenta Barenziah en penchant la tête.
– Ni consort, ni prince, Majesté, répliqua le jeune homme. Ma fiancée n’est pas encore couronnée. Je préside simplement le Conseil des Anciens.
– Si jeune… A quel prix votre charge a-t-elle été fixée, conseiller ? »
L’Impérial rougit violemment à l’énoncé de la question. Barenziah ne faisait que remarquer une procédure habituelle d’attribution des places au Conseil, mais qu’il n’était pas exagérément aimable de mentionner, en public ou en privé.
« Feu l’empereur Antiochus m’a jugé digne de ce poste, répondit-il en se contenant. Mon père et mon grand-père avant lui ont simplement confié leur fortune à la gestion du Trésor. J’espère que vos quartiers vous conviendront.
– A merveille, conseiller, fit Symmachus. Nous sommes coutumiers de l’hospitalité impériale et de ses raffinements.
– Le Conseil tient session demain. J’espère vous y voir, Majestés...
– Je… Nous n’y manquerons pas, conseiller, parvint à dire le roi avant que le jeune homme ne quitte rapidement la pièce. »
Symmachus fixa sa femme, furieux. Barenziah se contenta de lui tirer la langue.
« Cet homme est notre futur empereur ! s’exclama le monarque. Tu veux que la première mesure de son épouse soit de doubler les impôts de Morrowind pour nous apprendre à nous tenir en sa présence ?
– Chéri, Kyntira n’a qu’une chance sur deux dans cette affaire. Je ménage simplement ses adversaires... »
Barenziah n’était pas sûre de croire à ce qu’elle venait de dire. Pour le peu qu’elle en avait vu, ce conseiller avait l’air d’être compétent et pas encore trop corrompu par les usages de la Cour. Avec lui à ses côtés, Kyntira ferait sans nul doute une bonne, voire une excellente, dirigeante. Mais la reine ne voulait pas se prononcer avant d’avoir rencontré la tante de la jeune princesse. Après tout, son rejeton Uriel était peut-être mieux qualifié pour exercer la lourde fonction d’empereur...
Thénen
La porte du manoir claqua sourdement derrière le Dunmer. Il frissonna. Malgré l’arrivée imminente de l’été, la grande bâtisse restait froide. Personne n’aimait s’y rendre et le maître des lieux, le Haut Juge Tersho, jouissait de cette petite supériorité initiale sur ceux qu’il faisait venir. Le seigneur Indoril redoutait le vieillard capricieux plus encore que sa demeure. Qu’il soit son petit-neveu par alliance n’y changeait rien : le serjo Tersho était virtuellement de la même famille que tous les grands membres de la Maison à force de remariages.
La grande salle était éclairée de quelques chandelles qui menaient un combat d’arrière-garde contre les ombres. Les hauts murs, eux, étaient aveugles. Le Dunmer s’avança au centre de la pièce, entouré par les huit occupants invisibles des Chaises du Jugement.
« Serjo Indoril Thénen, entonna une voix sépulcrale, sais-tu pourquoi tu as été appelé ici ?
– Non, maître des vérités, s’inclina l’elfe avec une déférence qu’il ressentait peu. Le messager n’a pas mentionné le motif de ma convocation. »
Comme toujours, pensa-t-il, l’amertume lui rongeant le cœur. Le Haut Juge laissait imaginer le pire aux Indorils contraints de pénétrer dans cette salle pour les tenir à sa merci. Souvent, il n’y avait pas de jugement, simplement une réprimande, même quand toutes les chaises étaient occupées. Mais comment savoir ?
« Il est venu à nos oreilles que tu as porté une affaire devant la justice royale, reprit la voix. Affaire d’argent...
– Je cherchais à récupérer mon bien...
– Et cela a-t-il été le cas ?
– Le roi n’a...
– Ah. »
Le dernier mot de son grand-oncle confirma Thénen dans ses craintes. Les Indorils ne pardonnaient pas, il l’avait clamé d’un air bravache devant ce parvenu de Symmachus. Mais ce trait avait un double tranchant : les échecs n’étaient pas tolérés dans leurs rangs. Et le Dunmer se demandait quelle sentence lui serait appliquée. Une autre amende ? Peu probable, tant les Indorils se targuaient de ne pouvoir être blessés par les pièces de monnaie. Un exil dans ses terres, alors ? C’était bien la dernière chose que Thénen souhaitait. Ses parents lui avaient laissé de vastes plantations à plus d’une centaine de lieues au Sud, aux confins de la province, près des marécages puants des lézards. Le Dunmer ne s’y était rendu qu’une fois et s’efforçait depuis lors d’effacer le souvenir de cette visite de sa mémoire.
« Le roi a tranché en ta défaveur, poursuivit le Haut Juge. Sur cela notre assemblée n’a pas à porter d’avis car le roi est d’une plus haute autorité qu’elle. »
Un murmure d’assentiment bourdonna depuis les sept autres sièges selon un rituel ancestral. Thénen sut alors que son sort avait été fixé des jours auparavant et que le serjo Tersho se contentait de réciter une litanie de vieilles formules qui finirait par sa condamnation. Il n’y avait plus qu’à attendre que les magistrats se lassent de tout leur décorum et mettent fin à son expectative.
« Ce que juge ici cette cour, c’est ton inconséquence qui t’a poussé à croire que le roi ne verrait pas la vérité à travers tes faux-semblants puis à le menacer, l’inconséquence criminelle qui fait maintenant rejaillir ton humiliation sur ta Maison tout entière ! Serjo Indoril Thénen, quel est le premier engagement du serment que tu as prêté ?
– “Et même si c’est au prix de ma vie, de tout ce que j’ai de plus cher, je ne laisserai pas mes actions entacher la réputation et l’honneur des Indorils”, répondit Thénen d’une voix atone.
– Tu t’es ainsi parjuré, et dans quel but ? Pour assouvir ta soif d’or !
– Honte ! entonnèrent les autres juges. Honte ! »
Une larme de rage coula le long de la joue du seigneur dunmer. Il ignorait le nom de ses contempteurs, mais il savait que presque tous étaient autant, sinon plus, coupables des mêmes agissements que lui. Sa seule faute était de s’être présenté devant Symmachus le jour où ce dernier cherchait à vider ses querelles contre les nobles de la capitale.
« Si ton nom n’est pas mis à l’index, il ne sera employé que comme injure... »
Thénen redressa la tête qu’il ne se rappelait pas avoir baissée et serra les dents. Il était coutumier de ces vexations mesquines de son grand-oncle. Elles n’avaient pas grande signification au fond. Elles annonçaient simplement l’imminence de la sentence. L’ultime plaisir que le barbon tirait de la torture de ses victimes. Eh bien, il ne le lui accorderait pas. Thénen se fit sourd à la pluie d’imprécations qui s’abattait sur lui.
« Maudit soit-il, gémiront nos héritiers et les héritiers de nos héritiers...
– Pourquoi, oh ! pourquoi avons-nous été aveugles au point d’abriter un serpent dans notre sein ?
– On ne dira plus que les Indorils sont les heureux fils de Nérévar, mais les indignes parents de Thénen ! »
Stoïque, l’elfe laissa glisser sur lui les insultes. Rien ne l’affecterait, malgré la détermination de ses juges à lui faire plier l’échine. Menton levé, tête haute et yeux ouverts, Thénen défiait ses aînés avec morgue.
« En conséquence de quoi... »
Le silence se fit. Thénen refusa de trembler, de fuir. Son châtiment ne pouvait être pire que la honte de supplier le serjo Tersho de lui pardonner.
« ... nous prononçons ta déchéance au rang de vassal. La propriété de tes terres t’est laissée, mais l’usufruit en est accordé au maire de Longsanglot, puisse-t-il l’employer à bon escient pour réparer les torts que tu as causés. »
La résolution de Thénen s’évanouit. Trois mois plus tôt, il avait arraché de haute lutte le titre de père de la Maison, la dernière marche à gravir avant d’accéder à la prestigieuse position de conseiller. D’une phrase, le Haut Juge venait de ruiner plus d’un siècle d’efforts, de compromissions, réduisant à néant la lente et pénible ascension de Thénen. Sans même s’en rendre compte, l’elfe se mit à crier.
« Hypocrite ! Le maire de la ville est ton nouveau beau-père ! Tu comptes peut-être le dédommager un peu de la dot de sa fille ? Ou bien penses-tu qu’une rente supplémentaire lui fera oublier la mort prochaine de ta gemme, qui ne manquera pas d’arriver, comme pour toutes les autres ? Et mon rang ? A qui va-t-il aller, sinon à ton fils, ce demeuré que tu t’es retenu d’étrangler à la naissance pour pouvoir le manipuler à loisir et qui te donnera son soutien pour ton poste de gouverneur de la rive est du Thir ? »
La diatribe de Thénen sembla un instant faire vaciller les ombres assises dans leurs vastes sièges. Nul ne s’était jamais élevé contre sa condamnation par un Haut Juge. C’en était presque un blasphème. Mais Thénen n’en avait cure. L’injustice était trop flagrante, le prix à payer trop énorme. Sa faute n’était qu’un prétexte pour le dépouiller au profit de Tersho et de ses accointances dans la Maison. A sa gauche, un des magistrats se leva et sortit de l’obscurité qui l’avait dissimulé jusque-là.
« Il a raison ! Cette Cour est corrompue et tranche pour son propre intérêt, non celui de tous ! »
Thénen revint vite de l’étonnement que lui causa ce brutal revirement en sa faveur. L’homme n’était autre que son parent Farélas, idéaliste campagnard qui abhorrait la ville et son luxe. Il plaidait chaque jour devant un noble différent, l’adjurant d’abandonner son palais et de revenir à sa terre, “car le vrai Indoril est un fermier-soldat”, disait-il.
« C’est vrai ! cria quelqu’un d’autre. Tersho, c’est toi la véritable honte des Indorils ! Descends de ce siège ! »
Thénen reconnut en son nouveau partisan le serjo Thovère, dont la fille avait été brièvement mariée à Tersho et qui était son éternel rival malheureux pour devenir Haut Juge.
« Rasseyez-vous ! s’époumona le grand-oncle de Thénen. Votre dignité vous l’ordonne ! »
Mais plus personne n’écoutait le vieillard. Tous les magistrats s’étaient levés et s’invectivaient en criant à qui mieux mieux. Puis, l’un d’eux, Thénen pensa qu’il devait s’agir d’un des échevins du maire, saisit un bougeoir et l’abattit avec force sur le crâne de Farélas, le laissant sonné pour le compte. Maéthon, le secrétaire personnel du Maître des Commerçants, mit aussitôt l’épée au clair. Ce n’était qu’une arme de cérémonie mais, correctement maniée, elle s’avérait dangereuse. Tout Longsanglot s’accordait à dire que Maéthon était une lame redoutable...
« Mes amis, implora Tersho, mes amis ! Entendez la voix de la raison... »
Trop tard, car Maéthon venait de passer son épée au travers du corps de l’échevin dont la bouche s’emplit aussitôt d’un flot de sang. Le secrétaire donna un coup de pied au cadavre pour dégager sa lame, mais deux compagnons du mort le ceinturaient déjà. Pris de fièvre, les magistrats restants brandirent à leur tour leurs armes.
« Par Almalexia ! Ne laissez pas la folie vous... »
Le reste du cri de Tersho fut perdu dans le vacarme. Thénen, qui était venu sans épée, recula à pas prudents vers la porte, qui tremblait sous des coups venus de l’extérieur. Le Dunmer ouvrit les vantaux qui laissèrent le passage à une escouade de gardes alertés par les hurlements. Le spectacle qui s’offrit à eux à la lueur de leurs torches était affligeant. Maéthon, la poitrine percée par trois coups d’épée, baignait dans son sang. Son meurtrier avait eu la gorge tranchée par Thovère, lui-même frappé dans le dos par un obscur frère de la Maison. Deux autres corps sans vie gisaient sur le sol : quelqu’un n’avait pas hésité à tuer le malheureux Farélas, pourtant assommé. Les seuls survivants étaient Tersho, Thénen et le frère.
« Serjo ? Que... que devons-nous faire ? demanda un homme horrifié.
– Saisissez-les ! » ordonna Tersho, pâle de frayeur.
Thénen se laissa faire mais l’autre résista. Mal lui en prit : un garde le cogna violemment à la tempe et son front heurta une dalle, s’ouvrant sous le choc. Il ne se releva pas.
« Vous êtes le responsable de ce massacre ! » accusa le Haut Juge, le doigt pointé sur son petit-neveu.
La bouche de Thénen s’étira en un sourire froid et cruel. La situation, si désespérée quelques minutes auparavant, venait de le laisser maître du jeu, alors même que deux brutes lui tenaient fermement les bras dans le dos.
« Vous n’y êtes pas du tout, tonton, répondit-il avec une familiarité insultante. Tel que je vois les choses, il y a deux issues à cette rencontre. La première est celle où vous ordonnez ma mort. Vous êtes l’unique rescapé d’un curieux massacre de sept autres magistrats, sous votre propre toit. Je connais des familles très vindicatives qui auront recours à des moyens expéditifs sans plus s’ennuyer des dettes qu’elles ont contractées à votre égard. Dans la deuxième, je m’en sors vivant et je parviens à expliquer que les gentilshommes étalés un peu partout se sont entretués, qui dans l’espoir de vous remplacer, qui pour vous défendre. C’est peu crédible, certes, mais cela vous laisse une chance de ne pas être affecté du même genre de mort subite que nos amis.
– Vos conditions ?
– Révisez ma peine. Laissez-moi mon rang, mes biens... Trouvez-moi une faible punition. »
Le sourire de Thénen s’élargit. Il tenait le vieil elfe à sa merci, il en était persuadé. Avec cette soudaine épidémie de décès, il obtiendrait sans mal un nouveau poste dans la Maison. Son ascension ne tarderait pas à reprendre. Il se voyait déjà membre du conseil avant dix ans. Dire que Tersho l’avait naguère effrayé ! Mais ce n’était plus qu’un être vaincu dont il allait pouvoir utiliser la fortune et l’influence à sa guise, à présent que le monde policé du Haut Juge s’effondrait devant une violence inopinée.
« Il y a une troisième issue, Thénen. Vous êtes entré ici et, non content de contester votre peine, vous avez mis l’arme à la main, prenant mes magistrats par surprise. Mon capitaine de la garde vous a retenu au moment où vous alliez me donner le coup fatal. »
Tersho éclata de son vilain rire caquetant.
« Ridicule, commenta Thénen. Je n’ai même pas emporté mon épée en venant chez vous.
– Ce sera un oubli vite réparé, lui assura le Haut Juge. Donnez-moi son sceau vous autres ! »
Un garde arracha la bague familiale du doigt de Thénen, lui éraflant la peau au passage. Tersho tira de sa poche un bâton de cire rouge qu’il chauffa près d’une chandelle, puis il l’apposa au bas d’un parchemin vierge et appliqua le sceau de son petit-neveu par-dessus.
« Ça, ex-serjo, détailla-t-il, c’est votre confession officielle. Vous allez maintenant être amené au temple où on vous revêtira de la bure des novices et vous expierez votre crime en embrassant cette digne vocation qu’est la prêtrise. N’est-ce pas admirable de ma part de vous laisser vous rédimer de la sorte ?
– Il me suffira de parler et de vous dénoncer...
– Dois-je vous rappeler que les novices sont astreints à un mutisme complet pendant les trois premières années qu’ils consacrent à l’apprentissage et aux durs travaux d’initiation ? Sous peine de mort, bien sûr.
– Même après trois ans...
– Après trois ans, pauvre cloche, les dernières successions concernant les morts d’aujourd’hui auront été réglées, les héritiers seront satisfaits et accepteront pleinement ma version des faits. Et même alors, je n’aurais plus besoin d’une personne comme vous pour avouer ses méfaits. Gardez à l’esprit que pour vous, il y a une première issue.
– Damné menteur ! je... »
Le capitaine des gardes lui assena un violent coup au plexus qui lui coupa le souffle. Tersho rit de nouveau, découvrant ses dents.
« Emmenez-le dans une heure, quand j’aurais rédigé ses aveux et que les rues seront sombres. Ne le laissez adresser la parole à qui que ce soit entretemps, c’est bien compris ? »
Les larmes de Thénen lui baignèrent le visage alors que les gardes le traînaient hors de la salle ensanglantée.
Symmachus
Pendant la vacance du pouvoir impérial, il était de tradition que le Conseil des Anciens expédie les affaires courantes et tienne des sessions trois à quatre fois par semaine au lieu d’une ou deux fois l’an au mieux. Symmachus passa en revue les effectifs : venus de tout Tamriel, des nobles se pressaient en foule autour de la grande table. L’institution de la vénalité de la charge de conseiller avait considérablement grossi les effectifs, car le critère de la naissance était ignoré. Bien sûr, chaque royaume de plus de trente mille habitants possédait sa propre représentation, ajoutant ainsi à la confusion, sans compter que les souverains multipliaient les trucages lors des recensements, obtenant un nombre de sujets suffisant pour siéger au Conseil, mais pas assez considérable pour justifier une augmentation de leurs impôts. Sans l’initiative de Pélagius II de vendre les places, le seul Conseil aurait mené l’empire au bord d’une banqueroute à court terme.
En cette fin d’hiver 120, les dirigeants du continent s’étaient précipités vers la Cité Impériale pour profiter le plus possible du court temps qui leur était accordé pour exercer un semblant de pouvoir. Nul n’aurait voulu prendre le risque que ses ennemis parviennent à les faire imposer plus lourdement et même la maladie ou l’âge ne parvenaient pas à faire rester chez eux les roitelets, les princes-marchands et les grands seigneurs. Au milieu de cette cohue, Symmachus, faisait figure d’exception. Il régnait théoriquement sur une province entière et commandait pas moins de cinq légions. Son alliance était donc particulièrement recherchée, puisque son vote pouvait surpasser celui d’une large coalition. Les minoritaires tentaient de se servir de lui comme de bouclier, les majoritaires d’asseoir leur domination en obtenant au moins sa neutralité.
Pris de frénésie, les conseillers dans leur ensemble semblaient oublier que l’Empereur, ou l’Impératrice le cas échéant, avait tout pouvoir pour révoquer les décrets pris lors de l’interrègne, avec un effet rétroactif, s’ils ne lui convenaient pas. En réalité, la raison d’une telle agitation était que les souverains devaient préserver un équilibre précaire dans leurs propres domaines entre leurs grands vassaux. Malheur à eux s’ils ne faisaient pas semblant de se préoccuper de ces derniers. Après tout, l’empire se faisait une règle de ne pas intervenir dans des conflits internes ne provoquant aucun trouble de la pax septimia.
Le général Dunmer était coincé entre le roi Thymar de Longhiver, son voisin, un Nordique perpétuellement de bonne humeur, dans la force de l’âge, les yeux d’un gris un peu délavé, les cheveux roux noués en tresses, aimant bien plus les plaisanteries grivoises et les champs de bataille que la politique, et un prêtre du Marais noir d’une secte aux buts obscurs. Les Drès, ces fauteurs de troubles, lui imputaient les pires pratiques au monde. Ils prétendaient que lui et ses fidèles cherchaient à obtenir une vie éternelle en dévorant vivants des bébés elfes. Rumeur stupide mais qui effrayait les gens du peuple vivant à la frontière... et à laquelle Symmachus ne pouvait s’empêcher de songer lorsque l’énigmatique Argonien dévoilait des crocs effilés comme des rasoirs.
La séance était houleuse avant même que l’ordre du jour n’ait été voté. Symmachus inspecta les notes qu’il avait pris l’avant-veille sur les nouvelles alliances. Le Mane khajiit soutenait les demandes du roi de Rihad de supprimer les impôts pesant sur son armée, dans l’espoir clair que les Bosmers du Valboisé détournent les yeux de leur frontière orientale pour se concentrer sur leur puissant voisin du nord. Le comte d’Anvil, pour sa part, avait réussi à réunir derrière sa bannière des Rougegardes et des Brétons de la baie d’Iliac pour protester contre la fermeture des ports altmers aux marchandises impériales. Les émissaires de Primeterre et Alinor les ignoraient superbement, occupés à passer des marchés avec certains secrétaires du Mane, achevant la boucle. Leurs promesses étaient simples et totalement illégales : sucre de lune et skouma sur tout le littoral d’Elsweyr en échange d’une aide accrue au roi de Rihad.
Symmachus soupira. Le comte d’Anvil agitait frénétiquement des monceaux de documents et ne se pliait pas aux injonctions de faire silence, répétées en vain par celui qui présidait le Conseil cette semaine-là, un baronnet du sud de Bordeciel. Le comte était un homme trapu, au teint de brique, que le gris de sa moustache tentait d’éclipser. Sa voix semblait porter jusqu’aux combles du palais, un exploit que seule sa femme était capable d’égaler, murmurait les conseillers médisants. Les ragots voulaient qu’il soit le fils d’une poissonnière, échangé à la naissance avec l’héritier légitime. Symmachus n’y prêtait aucune foi : dans ce bourbier politique où la calomnie et l’injure étaient les armes les plus courantes, on pouvait être sûr qu’une telle rumeur tirait son origine d’un habitant malintentionné de l’Archipel de l’Automne.
« Comte Hintanus, s’égosilla le président, dernière sommation ! Asseyez-vous et attendez que l’on vote l’ordre du jour ! »
Le comte finit par s’incliner de mauvaise grâce et fit passer par un de ses assistants sa motion au baronnet nordique. Ce dernier eut un air découragé en y jetant un œil ce qu’il aurait si bien pu s’épargner. Il s’agissait de la même question, interminablement repoussée par les Hauts Elfes et leurs alliés en séance. Jusque-là, Symmachus et Thymar n’avaient pas été appelés à voter sur ce point : parmi les règles et les coutumes complexes qui régissaient les séances du Conseil figurait un édit impérial déclarant que le nord, le sud, l’ouest et l’est de Tamriel inscrivaient chacun un sujet à l’ordre du jour, mais ne se prononçaient que pour les questions qui les concernaient. Ni le Morrowind ni Longhiver n’étant directement affectés par le commerce en mer Abécéenne, leurs monarques ne s’étaient pas impliqués dans les discussions et les Altmers avaient eu le champ libre pour imposer n’importe quelle question à l’ordre du jour pour l’ouest. L’avant-veille, il avait fallu discuter des inondations dans les environs du Ruisseau de Marbrook, obscure bourgade de l’Archipel.
Mais s’il fallait attribuer un épithète au comte d’Anvil, c’était bel et bien celui de têtu. Cet homme, envers et contre tous, maintenait qu’il contrôlait parfaitement sa ville, notoirement infestée de pirates, de brigands et autres terreurs des honnêtes habitants pour peu qu’il y en ait eu dans cette masse de taudis informes, qu’un incendie après l’autre venait nettoyer. Et comme il ne pouvait acheter ou gagner à son point de vue suffisamment de voix dans l’ouest de l’empire, il avait résolu d’en appeler à une plus haute autorité, c’est-à-dire au Conseil tout entier. Chaque part géographique avait bien entendu le pouvoir de déléguer un problème la concernant à l’assemblée au complet. Mais cette procédure n’était jamais invoquée, car le parti majoritaire n’en avait pas besoin et faisait systématiquement obstruction aux demandes des minoritaires. Or, le comte, fort opiniâtre, comme Symmachus aviait pu le constater, avait déniché un arrêt remontant à l’impératrice Kyntira, première du nom, spécifiant qu’en cas de menace pour l’empire, le Conseil décidait par lui-même s’il pouvait être saisi de l’affaire.
Rien de plus simple alors pour le comte que d’exposer le jeu dangereux auquel se livraient les Altmers. Rien de plus simple que de gagner à sa cause l’ensemble des conseillers, excédés par les prétextes futiles invoqués par les Hauts Elfes et profitant de l’occasion pour rabattre de leur superbe. Du moins était-ce le principe qui sous-tendait la démarche du comte. Mais lorsque l’ouest, le sud et l’est eurent parlé, le Conseil balançait toujours vers Alinor et Primeterre. Le vote des royaumes du nord se révélait donc décisif. Le baronnet qui présidait ajourna la séance sur demande conjointe des représentants de l’ouest et les aristocrates de tous les coins de l’empire s’abattirent sur Thymar et Symmachus comme des rapaces ayant découvert des proies insoupçonnées jusque-là.
Le comte d’Anvil était particulièrement entreprenant, offrant de servir d’intermédiaire entre le roi de Morrowind et la future Impératrice pour exiger que soit renégocié le traité d’armistice en faveur de Symmachus contre les Tribuns. Les Hauts Elfes harcelaient quant à eux le malheureux Thymar qui ne comprenait plus rien à l’avalanche d’offres qu’on lui présentait. A la grande horreur du roi dunmer, le monarque de Longhiver finit par trancher d’une manière bien particulière, destinée avant tout à faire lanterner un peu plus ceux qui lui tournaient autour.
« Notre voix suivra celle de Son Altesse Symmachus, déclara-t-il de toute la force de ses poumons, dont nous considérons le jugement comme sûr et aussi pertinent pour son royaume que pour le nôtre. »
Et l’assaut reprit, dirigé cette fois exclusivement vers le malheureux époux de Barenziah. En vain, ce dernier tenta-t-il de rappeler que toutes les décisions pouvaient être annulées par un simple refus verbal de la future Impératrice. N’y tenant plus, Symmachus demanda à ce que la séance reprenne et chacun retourna s’asseoir, pendant que le baronnet nordique prenait désormais ostensiblement son temps pour en revenir au vote. Son amusement était visible quand, après une nouvelle demi-heure d’atermoiements, il finit par autoriser le roi du Morrowind à annoncer sa décision.
« Nous, Symmachus de Longsanglot, représentant de la reine Barenziah, notre femme bien-aimée...
– Plus vite ! exigea un des Altmers de Primeterre qui ne tenait pas en place. Passez-vous du protocole, nom des Dieux !
– Assistant Vakyon ! Gardez le silence !
– ... penchons pour la motion du comte Hintanus d’Anvil...
– Et notre voix seconde la sienne ! » tonna Thymar, mettant fin au scrutin.
L’avantage au comte était alors suffisant pour qu’il l’emporte enfin après des jours de lutte. Euphorique, ce dernier vint serrer la main de Symmachus, à son grand dam, furieux de donner l’air de s’être vendu à un des deux partis alors qu’il avait choisi ce qui lui semblait la meilleure solution pour l’empire. Ni Hintanus ni le roi ne prêtèrent attention à la conférence impromptue qui se tint entre le mystérieux prêtre argonien et les Altmers, du moins pas avant que l’habitant du Marais Noir ne dépose sa propre motion pour l’ordre du jour de l’est.
« Le retrait des légions du Morrowind n’est pas de votre compétence, commenta le baronnet en la lisant. Je vous invite à soumettre une autre motion, Votre Excellence.
– La chossse est d’une importanccce capitale pour la sssûreté de l’empire, répliqua l’Argonien en révélant ses canines une fois de plus. J’en ai l’intime convictttion. »
Symmachus le regarda d’un air abasourdi. Comment ce prêtre pouvait-il envisager de traiter pareille affaire ? Comment pouvait-il oser contester un décret édicté par Tiber Septim en personne ? et surtout, pourquoi cet inconnu, émergé des brumeux marais du sud, se piquait de considérer la présence des légions qui tenaient tant bien que mal le Morrowind dans son état d’origine comme un danger potentiel ?
« Nous ne pouvons risssquer un incccident dans la résolution de la querelle que nous venons de juger, ajouta le ténébreux prêtre. Je n’accuse ni le comte Hintanus ni les rois d’Alinor et de Primeterre d’être des fauteurs de troubles, mais la sssituatttion est sssujette à sss’envenimer pour ccce qui est du règlement des disputes d’ordre privé et à dégénérer en un conflit étendu à tout l’ouest, ce qui ssserait dramatique lors de l’interrègne et augurerait mal de l’avenir des Ssseptim. Je propossse d’envoyer deux à trois des légions du roi-général Sssymmachusss à l’ouessst pour appliquer les décrets du Conssseil.
– C’est ridicule ! éclata le Dunmer. Un message ne leur parviendrait que dans un mois et elles n’atteindraient la côte d’Or que dans plus de trois au mieux.
– Une interventttion, même tardive, vaudrait mieux que pas d’interventttion du tout.
– Une intervention ! Ce serait une invasion si l’ouest de Tamriel ne faisait pas partie de l’empire ! Je ne vois dans cette proposition qu’une tentative d’affaiblir la frontière sud du Morrowind au profit des maraudeurs argoniens et des puissances qui les tolèrent sur leur territoire ! »
Symmachus se rendit aussitôt compte que la colère lui avait fait exprimer des pensées qu’il n’aurait jamais dû rendre publiques. Comme un seul homme, tous les représentants du Marais Noir braquèrent sur lui un regard furibond. En une phrase, il venait de perdre un éventuel soutien de leur part. Le roi maudit la lenteur des deux frères de feu Antiochus à se rendre à la Cité Impériale : si Magnus de Lilmoth avait été là, il aurait pu repousser la motion du prêtre aisément ; si Céphorus de Gilane avait été présent, il aurait pu se porter garant de la stabilité de la région avec la considérable armée sous ses ordres.
Or Symmachus ne pouvait guère se permettre de laisser partir plus d’une légion de sa province : même les Dunmers en apparence les plus soumis préparaient des complots contre les Impériaux et leurs serviteurs à leurs moments perdus. Si certains groupes, voire deux Maisons ou plus s’associaient pour mener à terme leurs ambitions indépendantistes, le règne de Symmachus toucherait vite à son terme. Le moindre incident serait prétexte à l’émeute et il avait dans l’idée que les Indorils ne seraient pas les derniers à franchir les portes du palais royal pour réclamer sa tête. Au-delà même de sa propre vie et de celle de Barenziah, Symmachus savait qu’il serait impossible d’assurer la protection des collecteurs d’impôts et des administrateurs venus de Cyrodiil. Cinq ans plus tôt, des jacqueries avaient éclaté à travers tous le territoire drès, les fermes et les bâtiments impériaux avaient été mis à sac... Il avait fallu près de deux ans et demi pour vaincre les derniers foyers de résistance. La flamme couvait toujours dans les campagnes dunmers.
Thymar lui tapa dans le dos d’un air compatissant. Même un homme aussi peu au fait des subtiles manœuvres politiques du Conseil que le grand Nordique pouvait constater que le roi de Longsanglot s’était mis en mauvaise posture. Et de fait, le soutien du comte Hintanus, de quelques-uns de ses alliés et de Longhiver se révéla bien insuffisant : à une écrasante majorité, la motion fut adoptée. Comble de l’audace : les Hauts Elfes firent ajouter un codicille, ordonnant aux légions de prendre la route de l’ouest dès la réception du message, sans attendre un mandat de confirmation portant le sceau des Septim. Symmachus manqua se prendre la tête entre les mains. Par pur esprit de vengeance, les princes de l’Archipel de l’Automne venaient de le mettre en danger de mort sitôt qu’il retournerait dans sa province. Pire ! les risques de sécession de toute la partie occidentale qu’il avait cherché à combattre par son vote en faveur d’Hintanus étaient désormais redoublés mais dans le levant. Et les Dieux savaient si l’empire pouvait se passer de ce genre de guerre au commencement du règne d’un de ses monarques !
Un message lui fut glissé par un secrétaire particulier qu’il ne reconnut pas. Il déroula le parchemin et lut : « Les intérêts de Solitude ont fait pencher son roi contre vous. Le prince impérial est de l’avis contraire. » Symmachus releva aussitôt la tête, juste à temps pour voir Uriel, le fils de Potéma, lui faire un imperceptible clin d’œil. Dans son état d’agitation, le roi de Morrowind soupçonna un instant le jeune homme d’avoir organisé cette cabale contre lui, mais c’était par trop invraisemblable. En revanche, ce qui était désormais sûr, c’était que Solitude avait ses yeux braqués sur la pourpre impériale et le lui faisait savoir. Symmachus ne put s’empêcher de réfléchir à l’intérêt qu’il aurait à soutenir Uriel dans sa prétention au trône au rebours du droit et de l’honneur. Le vote pouvait être renouvelé le surlendemain et, avec l’appui de Thymar et d’Uriel à la fois, les légions seraient maintenues à leur poste.
C’était tentant...
Modifié par redolegna, 10 mars 2008 - 00:17.