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[h] Sang Versé, Rêves Brisés...


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#1 redolegna

redolegna

    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 03 août 2007 - 17:38

Prologue



Il existe des réveils pires que ceux dans la cellule d’une prison, mais Horsandre n’en connaissait pas beaucoup. Quand il eut repris connaissance, le nez et la bouche sur la paille fétide qui tapissait le sol, il se retint à grand peine de vomir le peu qu’il avait dans l’estomac. Il se releva et chancela sur ses jambes mal assurées. Ce n’est qu’alors qu’il avisa les barreaux. Ses yeux s’écarquillèrent et ses bras se tendirent vers eux pour les secouer. Ce premier réflexe ne servit à rien. Les barres de métal demeurèrent inébranlablement butées. Horsandre entendit un léger ricanement tout près.

« Je ne reconnais pas beaucoup de qualités aux Impériaux, mais ils savent sacrément bien forger, hein ? »

Horsandre releva la tête et entrevit une tête grise pressée contre les barreaux d’une cellule de l’autre côté du couloir. Elle appartenait à un Dunmer grimaçant qui contrairement à la plupart de ceux de sa race était incroyablement volubile.

« T’étais pas dans un joli état quand les gardes t’ont amené, hier soir. Enfin, je dis hier soir, mais pour ce que j’en sais, il était peut-être midi, on ne voit pas le soleil ici, alors je me règle sur les repas qu’ils nous apportent. Tu aimes le chou ? Il n’y a que ça à manger, mais après vingt ans à l’ombre, on s’y fait. Ah ! C’est que le cuisinier se prend pour un chef ! il varie les temps de cuisson selon les jours. C’est soit trop cuit, soit pas assez. J’ai arrêté d’espérer qu’il arrive à trouver un juste milieu. Tu as toujours les rats pour te rattraper, bien sûr, mais tout le monde n’aime pas la viande crue. Remarque, les jours où la pierre chauffe et où on transpire à grosses gouttes, un peu de sang frais d’un bon gros rat pour se rafraîchir, c’est vraiment parfait. Et puis c’est un échange de bons procédés : quand on calanche, les rats ont toujours le temps de se servir avant que les gardes ne nous découvrent... Eh ! on est leur festin, ils peuvent bien être le nôtre, non ?
– Assez ! cria Horsandre. Assez ! Tu ne t’arrêtes jamais de parler ?
– Les rats ne sont pas très causants, tu sais. Ni eux, ni les cafards, ni les puces. Alors quand quelqu’un est amené à ce niveau, j’en profite. Ça fait huit ans que je n’ai pas vu un visage qui ne soit pas celui d’un garde. On devient fou de solitude, dans cette prison. Mon voisin a tenté de s’ouvrir les veines avec les dents à cause de ça. J’ai besoin de parler. Et toi aussi, tu parleras autant que moi quand tu seras là depuis des années. Tu verras, ça vient... D’abord on parle en dormant, sans s’en douter et puis on se parle à soi-même. On s’en rend compte et on se jure de ne plus le refaire, mais le lendemain... Et puis ensuite on nomme les animaux, même les plus petits insectes et on leur invente des histoires. On devient aussi fou que si l’on se tait, en fait, mais moins vite. Si on a de la chance, on tient jusqu’à sa sortie. »

Horsandre s’affala sur la paille. Il s’était cru dans une simple cellule, bon pour un séjour de quelques jours, un mois au plus, derrière les barreaux, mais si ce que disait le Dunmer était vrai, il ne partirait peut-être jamais de cette prison.

« Allez, ce n’est pas si terrible, va, lui lança son voisin. Les gardes ne sont pas bien méchants et certains ne restent pas très longtemps. Je suis le seul à avoir écopé de plus de trente ans d’emprisonnement. Tu auras moins sans doute. Qu’est-ce que tu as fait, au juste ?
– Rien.
– C’est ce que j’ai dit à celui qui me l’a demandé le premier jour. J’avais peur qu’il soit un mouton et qu’il rapporte aux Impériaux tout ce qu’ils ne savaient pas. J’avais pas fait tant de choses que ça, mais tu connais leurs lois : j’avais aucune chance de m’en sortir à bon compte. Trois accusations de meurtre, ça vous cerne un homme, pas vrai ? Pourtant, j’ai dit au juge de prendre le temps qu’il voudrait, d’interroger plus de témoins, de me faire au moins l’honneur d’un procès équitable. Tu ne devines pas ce qu’il m’a répondu tout bas, en quittant la salle ? “Et si je t’innocente, combien de temps survivrai-je quand je me mettrai en chasse des vrais coupables et de leurs maîtres ?” C’est un autre bon point pour les Impériaux, du moins ceux de cette région. Ils arborent leur pourriture à la lumière du jour. J’aurais dû le faire, tiens, quand j’en avais encore l’occasion. Si je m’étais promené dans les rues avec un air de coupable, personne n’aurait seulement pensé à me demander si quelqu’un pouvait confirmer mon alibi. Personne ne m’aurait rien demandé ! Ah, je serais probablement mort, une dague dans la poitrine, après une affaire qui aurait mal tourné, mais je serais resté libre... »

Horsandre laissa la marée de mots le submerger. Il arpenta un moment sa cellule, puis s’allongea sur le dos et attendit que le sommeil revienne et emporte ce cauchemar loin de lui. Il n’avait sans doute pas dormi trois minutes que la voix du Dunmer glapit à nouveau.

« Eh ! Tu ronfles, mal élevé ! Où t’as-t-on appris à dormir comme ça en dérangeant tes voisins ?
– Ah ! la barbe ! Tu m’énerves avec ta complainte, Dunmer ! Tu ne sais ni qui je suis, ni d’où je viens, ni ce que j’ai vécu ni pourquoi je suis ici. J’en sais à peine plus sur ton compte. Laisse-moi tranquille ou je te jure que j’aiguiserai une cuillère pour te la jeter à la gorge et c’est avec ton sang que tu t’étoufferas, pas avec tes mots.
– Et où trouveras-tu ta cuillère, spadassin de pacotille ? caqueta le Dunmer avec un vilain rire. Notre cuisinier trouve que le contact du métal gâte le goût du chou. Il nous fournit des cuillères en bois. Note que l’intendant facture sans doute la même chose au Trésor que si elles étaient faites d’or massif, il faut bien dégager quelques bénéfices de sa fonction et ce n’est pas un salaire qui permet ça.
– La barbe », répéta Horsandre, découragé.

Ce qui s’était passé la veille lui revenait par bribes. Il était arrivé de bonne heure dans la Cité. Cela faisait deux ans qu’il s’en rapprochait petit à petit, sans vraiment se rendre compte que la capitale de l’Empire l’attirait irrésistiblement. Depuis qu’il avait quitté son village natal, il s’était demandé ce que le vaste monde pouvait avoir de plus grand et de plus somptueux. L’un n’allait pas forcément avec l’autre, il le savait pour avoir admiré longuement les petits torrents près de ce qu’il avait appelé chez lui, dans une autre vie. Mais sa route avait un jour croisé celle d’un barde et l’homme lui avait raconté pendant une semaine à quoi ressemblaient les fastes du centre de Tamriel. Ce qu’il avait vu ne l’avait pas déçu. Mais rapidement il avait cessé de s’intéresser à l’opulence des plus belles demeures où aucun emploi n’aurait pu l’attendre et il s’était dirigé vers des quartiers plus pauvres, où vivaient ses semblables, les hommes de rien ou de peu de chose. Une prostituée à la face triste avait essayé sans succès de l’aguicher alors qu’il arpentait les rues.

Il avait enfin trouvé ce qu’il cherchait, une taverne pas trop miteuse, et y était entré. Il n’avait pas bu, il préférait rester sobre et il ne voulait pas montrer ses quelques précieux septims, économies d’une vie trop prompts à filer entre les doigts. Quand il les avait comptés la dernière fois, il n’en avait guère plus d’une cinquantaine. Assez pour se payer une nuit de tournées générales et de plaisirs, ou pour avoir une chambre pendant quinze jours. Il s’était dit que trouver un travail n’en prendrait que deux ou trois et cette taverne était le meilleur endroit pour dénicher un homme en mal de bras. Mais il n’était pas tombé sur une telle merveille. Le patron lui avait conseillé de tenter sa chance chez un cousin à lui qui tenait un établissement près des docks.

Le reste était toujours aussi sombre dans sa mémoire. Il avait emprunté une petite rue transversale et... plus rien. Le noir le plus complet. Il ne s’était réveillé qu’ici où la légion l’avait amené, s’il fallait en croire le Dunmer qui pérorait toujours.

« ... est en bas, si mes souvenirs sont bons...
– Comment ça “si vos souvenirs sont bons”, Baurus ? Je croyais que vous connaissiez les souterrains du palais comme votre poche ?
– Oui, capitaine Renault, mais seulement l’intérieur et la porte de sortie. Le passage pour entrer est indiqué ici selon les plans.
– Nous n’avons pas le temps de discuter, trancha une voix décidée quoique très légèrement tremblante. Capitaine, je sais que je peux vous faire confiance, à vous et à vos hommes. »

Horsandre dressa l’oreille quand il entendit ces nouvelles voix. Les gens qui venaient n’avaient pas l’air d’être des gardes, s’il fallait en croire leurs paroles. Que pouvaient-ils venir chercher ?

« Chic, de nouveaux humains, siffla doucement le Dunmer. Tout ce qui me manquait avec toi ! »

Horsandre ne répondit pas et se plaqua contre un des murs de sa cellule. Les inconnus allaient passer tout près et il ne savait pas quel sort lui était destiné. Il préférait éviter d’être vu. Mais la porte tinta et il entendit le claquement caractéristique d’une serrure qu’on crochetait. L’instant d’après, la porte s’ouvrait à la volée et quatre personnes faisaient irruption dans sa cellule, toutes une arme à la main sauf une.

« Qu’est-ce que... ? parvint-il à articuler avant qu’une main lui soit plaquée sur la bouche et une dague appuyée contre sa gorge.
– Un mot, un geste et tu meurs, compris ?
– Capitaine ! Lâchez-le.
– Mais...
– Je sais que c’est un prisonnier, mais ce n’est pas une raison pour le traiter ainsi. Lâchez-le. »

Horsandre glissa le long du mur et heurta violemment le sol quand l’emprise du capitaine se relâcha.

« Vous avez trouvé, Baurus ?
– Juste ici. La combinaison est simple. Une pression au centre et trois en rapide succession dans le coin supérieur droit. Reculez tous. »

La paroi pivota et révéla un étroit passage où deux personnes auraient eu du mal à passer de front. Le capitaine s’y engouffra et un autre passa à sa suite. Le nommé Baurus fit signe à celui qui semblait donner des ordres d’y pénétrer à son tour mais il s’attarda.

« Je vous prie d’excuser le capitaine Renault. Elle a ses raisons d’être nerveuse.
– Il n’y a pas de mal, bredouilla Horsandre. J’ai connu pire.
– Je n’en doute pas. La vie d’un homme est bien souvent plus remplie qu’il ne le souhaite vraiment.
– Nous devrions partir, les interrompit Baurus. Nous sommes probablement poursuivis...
– Attendez un peu. Ce prisonnier m’en rappelle un autre dont je n’ai plus eu de nouvelles depuis longtemps. J’espère que vous aurez une vie moins mouvementée que celle qu’il a eue à cause de moi. Adieu. »

L’homme tourna les talons et entra dans le passage secret, Baurus sur ses talons. Ce n’est qu’à ce moment là que Horsandre se rendit compte qu’il portait un manteau de pourpre doublé d’hermine.

« Eh ! Tu vois les choses ne vont pas si mal, commenta le Dunmer. L’Empereur t’a à la bonne !
– L’Empereur ? De quoi tu parles, vieux fou ?
–T’es un oisillon tombé du nid ou quoi ? Tout le monde connaît Sa Majesté dans le coin.
– Pas moi.
– Bon, mettons que tu ne l’as jamais vu en chair et en os à une fête. Sa bobine ne te rappelle pas celles qui sont gravées sur tes pièces ?
– Maintenant que tu le dis...
– Exactement. Allez, perds pas ton précieux temps à écouter mes discours sans queue ni tête. Sauve-toi, petit. Moi aussi, j’ai un faible pour toi. J’ai pas envie de te voir moisir dans cette prison. Ce serait mauvais pour tes os.
– Me sauver ?
– Et encore plus pour ta caboche. Ils ont crocheté ta porte, c’est ton jour de chance. Fous le camp.
– Devant les gardes de la prison ? Ce serait du suicide !
– Dégonflé ! Bien sûr, il te reste toujours l’option du passage qu’ils ont généreusement ouvert derrière toi... »

Hésitant, Horsandre se retourna. Par là, l’inconnu. De l’autre côté, l’assurance que les gardes le reprendraient. L’incertitude se fit soudain très attirante.

« Bonne chance ! » lui cria l’elfe noir dans son dos au moment où il posa le pied dans le souterrain. Les pierres étaient glissantes, couvertes de mousse humide. Les souples chaussures de Horsandre n’étaient pas faites pour ce genre de sol et il manqua plusieurs fois se retrouver par terre avec une cheville foulée. Au bout d’un moment, il entendit un son ténu, presque une plainte. Méfiant, il s’approcha avec le plus de discrétion dont il était capable, mais ses souliers le trahirent à nouveau et cette fois il tomba dans un grand fracas.

« Plus vous êtes grands, plus vous faites de bruit, ahana une voix. Les autres aussi ont... fait... du bruit. Mais ils... étaient... en armure.
– Qui êtes-vous ? demanda Horsandre en se relevant.
– Je me demande la même chose à votre sujet... Ah ! si, le prisonnier... bien sûr. Vous êtes prompt à profiter des occasions.
– Les gens que j’ai connus qui n’allaient pas assez vite sont morts, rétorqua Horsandre.
– Très vrai, très... vrai, approuva la voix. Vous ne me reconnaissez pas ?
– Capitaine Renault ?
– Elle-même. Vous ne... me voyez pas... à mon avantage... malheureusement.
– Je ne vous vois pas du tout.
– C’est... fait pour. J’ai... encore assez de forces... pour jeter... ce sort. Ça t’aidera à... survivre, il disait, l’instructeur. Et voilà... que je m’en sers... pour gagner... juste un peu de temps à... à...
– A l’Empereur ? proposa Horsandre.
– Vous êtes... un petit malin, vous, ricana le capitaine. Vous avez... trouvé ça tout seul ?
– On m’a aidé.
– Bref... L’Empereur n’est plus ici, prisonnier. Je doute... que vous en ayez après lui ?
– Pourquoi cette question ?
– L’Empereur ne... s’échappe pas de sa ville... par une prison tous les... quatre matins, prisonnier. Il est... en danger. Je devais... veiller sur lui et voilà que je ne veille plus... que sur ses arrières. Nous avons... ah... subi une embuscade...
– Une embuscade ? qui saurait que l’Empereur est passé par ici si votre ami Baurus n’était pas sûr de l’existence de la porte qui menait aux souterrains ?
– Nous n’en sommes pas à... comprendre ça. Nous cherchions simplement un lieu sûr où... souffler, quand ils nous ont attaqués. Les autres sont... indemnes mais j’ai pris... un coup d’épée... ah... dans le ventre. Je ne m’en tirerai pas et... j’aurais été un poids mort pour eux. Je leur ai dit de... continuer.
– Ecoutez, capitaine, je connais un ou deux sorts de soin et je pourrais...
– Laissez, j’ai perdu trop de sang. Vous vous videriez... de votre vie avant de sauver la mienne.
– Vous n’allez pas chercher à me tuer moi-même ? Vous sembliez déterminée, dans ma cellule.
– L’Empereur m’aurait laissé faire s’il avait... ressenti que vous représentiez... le moindre danger.
– Vous me croyez inoffensif ?
– Peut-être pas. Mais vous ne ferez pas de mal à l’Empereur.
– Non. Je n’ai rien à lui reprocher en ce qui me concerne.
– Vous êtes... drôle, vous. Comme si... un roturier en voulait... personnellement à Sa Majesté...
– Je suis comme ça, capitaine, un homme simple. J’en ai voulu à certains, ils sont morts. Je n’en veux pas à l’Empereur, il n’a rien à craindre de moi.
– Vous êtes... drôle, souffla Renault et sa voix s’adoucit pour la première fois. Je crois... que je n’ai jamais... rencontré quelqu’un... d’aussi bizarre que vous.
– Vous n’avez pas dû rencontrer beaucoup de monde, releva Horsandre.
– Pas autant que... j’aurais aimé. Et maintenant, c’est trop tard. »

La voix du capitaine se brisa un instant et elle toussa fortement. Un peu de sang jaillit de nulle part. Horsandre se rapprocha instinctivement et son pied cogna contre une masse invisible. Le capitaine gémit et réapparut soudainement.

« Je suis désolé, je suis désolé, s’excusa Horsandre. Je ne voulais pas...
– Ça n’a plus d’importance, coupa Renault. Je n’en ai plus pour longtemps, maintenant. Vous... Je ne sais pas comment... comment vous le demandez...
– Vous voulez que je reste avec vous jusqu’à la fin ?
– S’il-vous-plaît. J’ai toujours... été seule... Je... j’aimerais avoir quelqu’un pour me tenir la main quand... quand je partirai. »

Sans un mot, Horsandre prit ses mains entre les siennes. Leurs paumes étaient calleuses à force d’avoir manié l’épée ou la houe.

« Je sais que... vous ne pourrez pas... rester en ville, dit Renault d’une voix de plus en plus haletante. Mais si vous... pouviez trouver un moyen... de m’enterrer... ou de signaler à des prêtres où... je suis morte.
– Je m’en occuperai, capitaine. Vous voulez quelque chose d’autre ?
– Je... Personne ne m’a... jamais embrassée... »

A la lumière de la mousse phosphorescente qui tapissait certaines parois du tunnel, Horsandre regarda pour la première fois le visage du capitaine Renault. C’était une jeune femme à peine plus âgée que lui. Elle n’était pas une beauté classique : sa bouche était un peu trop large, son nez un peu trop proéminent. Ses cheveux, trempés de sueur, étaient plaqués sur son crâne. La terre et le sang maculaient son visage, la fièvre faisait saillir ses yeux et leur donnait une curieuse lueur. Mais il émanait d’elle un air de sauvageonne, de petite fille trop vite grandie qui s’efforçait de paraître adulte. Tout son être débordait d’une colère longtemps renfermée qui se transformait en énergie, en force, lui donnant un côté attirant. Sans lui lâcher les mains, Horsandre se pencha en avant et effleura les lèvres de Renault des siennes.

La bouche de Renault s’entrouvrit et leurs langues se mêlèrent. C’était un baiser étrange, au goût de sang et de larmes, comme s’en aperçut Horsandre. Renault gémit à nouveau et glissa ses mains derrière la nuque de Horsandre. Le baiser se fit plus passionné, plus ardent.

« Que font deux Brétons... qui se rencontrent, demande le Rougegarde ? rit-elle.
– Ils s’embrassent, fit aussitôt Horsandre. Et quand leur premier enfant naît, ils apprennent le nom l’un de l’autre, répond sa femme la Rougegarde. Je m’appelle Horsandre, capitaine.
– Je m’appelle Erriane Renault, fille de l’Empire, Lame de l’Empereur. Mon nom est gravé... sur cette dague. Gardez-la avec vous.
– Je ne peux pas accepter ça, voyons...
– Prenez-la. Ce sera le plus beau... trophée que vous aurez jamais, même si vous vivez... plus vieux que les elfes. Vous pourrez dire : “une Lame m’a aimé quelques instants et... et est morte en pensant à... à... à moi.” »

La voix de Renault se brisa une dernière fois et le sang coula librement hors de sa bouche. Horsandre lui ferma tendrement les yeux et s’agenouilla près d’elle. Il détendit ses traits, croisa ses bras sur sa poitrine et rapprocha les bords de la plaie béante de son abdomen. Il déchira une manche de sa chemise et essuya délicatement mais fermement son visage de la boue et du sang qui le recouvraient. Il récita une prière qu’il avait apprise longtemps avant sa venue dans la capitale.






Chapitre I



Il y avait de moins en moins de mousse dans le souterrain et le peu de lumière qu’elle avait dispensé jusque-là commençait à disparaître. Horsandre en arracha une poignée mais là encore la lueur ne persista pas. Le tunnel s’obscurcit peu à peu et le Bréton dut se résoudre à n’avancer que très lentement, en tâtant les murs d’une main pour se rendre compte de son avance. De l’autre, il serrait contre lui la dague du capitaine Renault.

Il avait dépassé depuis un moment le lieu du premier carnage où une dizaine d’individus masqués – ceux qui avaient pris l’Empereur en embuscade, gisaient face contre terre ; Horsandre en avait retourné un du pied et lui avait retiré sa cagoule. Il avait retenu un cri d’effroi. L’homme n’avait pas de visage ou presque. Ses traits semblaient s’être... effacés. Tous les autres étaient également dépourvus de la moindre différence.

Horsandre avait découvert trois autres lieux ou ces hommes mystérieux avaient attaqué et à chaque fois ces derniers avaient payé de leur vie leurs tentatives. Passé le premier moment de surprise qui avait eu raison du capitaine Renault, les Lames étaient des adversaires bien trop redoutables pour se laisser tuer par ces dangereux énergumènes. En revanche, s’il restait de ces hommes dans les souterrains, Horsandre, seul, presque désarmé, offrait une cible facile. Il redoubla de circonspection.

Tout en progressant, il réfléchit aux conséquences que pouvaient avoir ces attentats à la vie de l’Empereur. A l’exception des elfes, peu de gens en Tamriel se souvenaient comment le continent était gouverné avant la montée sur le trône d’Uriel Septim. Son règne n’avait pas été exempt des traditionnelles épidémies et guerres sanglantes, Horsandre le savait bien. Pourtant, la plupart des sujets de l’Empire avaient plutôt bénéficié de sa façon de traiter les affaires de Tamriel.

Depuis qu’il était arrivé en Cyrodiil, il s’était aperçu que les nobles comme le petit peuple discutaient sans cesse de la question de succession. L’Empereur avait un fils aîné, bien sûr, mais ses frères parlaient presque ouvertement d’une alliance en vue de le déshériter sitôt leur père mort et enterré. Chaque jour ou presque, un général, un magistrat, un comte, un membre du Conseil se déclarait en faveur de l’un ou l’autre parti. Et voilà que l’on s’en prenait à la vie de l’Empereur ! La faction la plus forte du moment avait-elle décidé de presser les choses ? N’hésiterait-elle pas à supprimer les témoins gênants ?

Une foule de problèmes se pressaient dans la tête de Horsandre, chacun plus urgent et périlleux que le précédent.

« Du calme, grogna-t-il entre ses dents en tentant vainement de se rassurer. L’Empereur va sûrement s’en sortir. Dans tous les cas, la ville va être bouclée pour éviter que les assassins ne s’échappent et ce passage mène dehors. J’aurai le temps de prendre la fuite vers le sud, là où personne ne me connaît. Mes talents seront aussi bien utilisés en Elsweyr que dans cette province de fous. Il faut juste que je réussisse à sortir. »

Sur ces derniers mots, il s’arrêta net. En sortant d’un couloir, il avait débouché sur une salle un peu plus vaste que celles qu’il avait traversées auparavant. Le sol était tapissé de cadavres. Tous portaient la robe rouge écarlate de ceux qui en voulaient à la vie de l’Empereur. Tous, sauf un, dont Horsandre reconnut l’armure. C’était une des Lames qu’il avait rencontrées dans sa cellule. S’il ne se trompait pas, Uriel Septim n’avait plus qu’un garde du corps, le Rougegarde Baurus.

Comme il se faisait cette réflexion, Horsandre aperçut un morceau de tissu pourpre sur le sol, coincé sous une porte. Il la poussa et passa dans un couloir très étroit. Au bout de celui-ci, deux hommes, l’arme à la main. Devant eux, une autre troupe d’assassins qui bataillaient ferme avec Baurus, bien en peine de les contenir tous mais que l’exiguïté du passage aidait quelque peu. Et derrière eux, se glissant entre les ombres...

Tout arriva très vite. La main de Horsandre se détendit dans un geste fulgurant, envoyant la dague de Renault vers l’homme encapuchonné... L’Empereur recula à peine, se mettant à la portée de ce dernier... qui frappa entre les reins sa victime... juste avant que la dague se fiche dans sa nuque... deux hurlements très brefs, l’un de l’assassin, qui s’écroula... l’autre d’Uriel Septim, mortellement touché. Le monarque s’effondra... Baurus acheva le dernier de leurs assaillants... et se retourna pour découvrir Horsandre dégageant le long poignard du cou du meurtrier de l’Empereur.

« Vous ! J’aurais dû vous tuer pendant qu’il était encore temps ! rugit le colossal Rougegarde en brandissant son épée.
– Je n’ai pas..., commença Horsandre.
– Suffit ! Les chiens qu’on exécute ne parlent pas !
– Combien de fois devrais-je le dire aujourd’hui, Baurus ? Lâchez ce prisonnier. »

La voix de l’Empereur était très faible, un bruit ténu que le moindre son eût couvert, mais la Lame se figea instantanément.

« Sire ! Vous vivez ! Nous avons une chance... Il faut trouver un guérisseur tout de suite, mais je ne peux pas vous laisser...
– Huit et Un, Baurus, arrêtez cela ! Je savais que j’allais mourir aujourd’hui, comme mes fils, comme ma chair et mon sang... Il n’y a plus d’espoir pour moi depuis que l’avant-dernier des Parchemins a commencé à se figer.
– Mais, Sire, votre blessure... un prêtre peut la soigner.
– Non. L’assassin a bien fait son travail. Vous n’avez jamais été blessé par une arme daedrique de ce genre, Baurus, n’est-ce pas ? C’est un instrument terrible, plein de dents et de barbelures, cruels comme seuls peuvent l’être les Daedras que l’on a arrachés à leur plan pour leur faire prendre forme. La lame blesse en entrant, elle tue en se retirant. »

L’Empereur soupira légèrement. Baurus se pencha vers lui. Horsandre resta immobile, n’osant plus bouger.

« Baurus, je veux que vous informiez Ocato de ce qui s’est passé ici. Vous lui confierez cette lettre, murmura l’Empereur en sortant un papier replié sur lequel était apposé son sceau de son long manteau. Elle lui accorde le droit de diriger l’Empire en mon nom tant qu’un héritier n’aura pas fait valoir ses droits au trône.
– Mais, Sire... Vos fils sont morts.
– J’y viens, Baurus, j’y viens. Vous, appela l’Empereur, le prisonnier. J’ai bien peur que ce que je vous ai dit tout à l’heure n’ait été qu’un vœu pieux. Vous connaissez Chorrol ?
– Oui, Majesté, répondit Horsandre d’une voix un peu étranglée.
– Près des murailles, il y a un monastère, vous le trouverez sans peine. Demandez à être amené au prieur, et prévenez-le de ma mort.
– Sire, protesta Baurus, vous ne pouvez pas faire confiance à un simple prisonnier quand il y a des Lames en ville. Il prendra la poudre d’escampette dès qu’il sera sorti d’ici.
– Non. Les Parchemins nous ont toujours dit la vérité et ils ont mentionné qu’un prisonnier aurait un rôle important à jouer après ma mort. Je pensais qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre, mais il a franchi une frontière au-delà de laquelle je ne peux plus l’appeler. »

Horsandre écoutait, incrédule, l’échange entre l’Empereur et son escorte. Les Parchemins ? Parlaient-ils vraiment des Parchemins Aînés des légendes ? Non, c’était impossible ! Comment un homme tel que lui aurait-il pu avoir un destin digne d’être évoqué dans une prophétie ? Et pourtant, il se trouvait là, aux côtés de l’Empereur mourant...

« Acceptez-vous, prisonnier ?
– Je... eh bien... je crois que oui...
– Soyez-en sûr, coupa Baurus, agacé.
– Alors oui, oui, j’irai à Chorrol.
– Parfait », fut le mot que l’Empereur exhala en même temps que son dernier soupir.

Baurus souleva le corps d’Uriel Septim aussi facilement que s’il se fût agi d’une poupée de chiffons et passa ses bras sans vie autour de ses robustes épaules. Il affermit sa position puis avança et commanda à Horsandre de le suivre. Il ne leur fallut pas longtemps pour atteindre une grille qui laissait filtrer de la lumière. Quelques secousses suffirent à la desceller et le jeune Bréton émergea à l’air libre. Horsandre inspira profondément puis souffla.

« L’air de la liberté est à nul autre pareil, hein ? railla Baurus. Vous êtes sorti plus vite que vous ne l’auriez cru possible, sans doute.
– Votre justice ne me laissait pas beaucoup à espérer de ce point de vue-là, répliqua le jeune homme.
– L’Empereur est la justice, gronda le Rougegarde. Faites attention à vos paroles.
– Alors il me semble que ce coin va voir sa justice se rigidifier un peu et pourrir d’ici peu... »

Le poing ganté de Baurus fusa et ne s’arrêta qu’à quelques centimètres du visage de Horsandre. Furieuse, la Lame lui envoya un regard de haine.

« Vous pouvez vous moquer tant que vous voudrez, du moment que vous accomplissez ce qu’on vous a demandé, reprit Baurus en grognant. Ne pensez même pas à vous enfuir. Maintenant que vous avez promis d’aller à Chorrol, si vous prenez un seul instant de trop, je vous pourchasserai jusqu’au bout du monde pour vous le faire payer. »

Horsandre ne répondit pas. Il aurait dû se sentir offensé par l’attitude du géant noir envers lui, mais il se doutait que l’aggressivité de ce dernier n’était qu’un paravent pour masquer le profond désespoir de ne pas avoir pu protéger l’Empereur. L’homme aurait d’ailleurs sans doute préféré mourir en essayant. La vie devait lui être insupportable.

Le geste suivant de Baurus surprit et choqua Horsandre. Il se déchargea du cadavre d’Uriel Septim et palpa son cou. Il finit par trouver ce qu’il cherchait et fit apparaître une petite chaîne d’or jusque-là dissimulée soigneusement sous plusieurs couches de vêtements. Avec une petite torsion du poignet, il la brisa et fit signe à Horsandre de tendre la main pour s’en saisir. Le jeune homme tira dessus et découvrit une amulette sertie de qui lui sembla le plus gros rubis au monde. La pierre paraissait palpiter doucement à la lumière du jour.

« Apportez ça aux moines. Ils sauront quoi faire », dit énigmatiquement Baurus.

Horsandre hocha la tête et se détourna. Le trajet jusqu’à Chorrol allait être long et pénible. C’était la première grande ville de Cyrodiil qu’il avait traversée et il n’en gardait pas un souvenir impérissable mais au moins la route était bien entretenue par le comte et les patrouilles étaient régulières. Les voyageurs comme lui ne risquaient pas grand chose à s’y aventurer.

« Une minute, intervint Baurus en le voyant s’éloigner. Où croyez-vous aller comme ça ?
– A ce prieuré dont on m’a parlé il y a peu, répondit aussitôt Horsandre. Quelqu’un m’a dit que j’avais quelque chose à y faire.
– Vous n’allez quand même pas y aller à pied ? demanda le Rougegarde, estomaqué.
– Et par quel autre moyen y irais-je ?
– Attendez un peu. »

Baurus s’éloigna rapidement et disparut à la vue de Horsandre pendant quelques instants qu’il mit à profit pour plonger derrière une anfractuosité de rochers. Il en ressortit rapidement en menant un cheval par la bride.

« Nous tenons toujours des coursiers rapides ici, pour le cas où nous en aurions besoin. Avec cet animal, vous devriez être à Chorrol en une semaine, si vous le poussez un peu.
– Mais je ne sais pas monter ! protesta le jeune homme alors que le Rougegarde le hissait en selle.
– Vous apprendrez alors. Attention à ne pas vous crisper, » recommanda la Lame.

Il administra une violente claque sur la croupe de l’étalon qui le fit bondir en avant. Horsandre eut à peine le temps de se raccrocher à son encolure lorsqu’il prit le mors au dent et s’emballa. Homme et cheval passèrent au grand galop devant Baurus et s’en furent vers le nord-ouest.

Horsandre tenta d’améliorer un peu sa situation en faisant basculer son poids d’un côté puis de l’autre, mais en vain. Il rebondissait sur sa selle constamment et c’était horriblement désagréable. Ignorant le conseil de Baurus, il serra étroitement les cuisses autour des flancs de sa monture et affermit encore un peu la prise de ses bras sur le poitrail de la bête. Appréciant peu ces changements, son cheval secoua la tête bruyamment et pressa l’allure.

A cette vitesse, le vent giflait Horsandre et son visage fut bientôt inondé de larmes. Ses yeux le brûlaient mais pas tant que ses jambes. Tout son être le suppliait de lâcher et de se laisser tomber, mais une infime parcelle de raison lui rappelait qu’à cette vitesse il se briserait la nuque. Horsandre tenta de chasser cette idée mais elle persista et il se résigna à la supporter tant que sa monture irait à une telle allure. D’ailleurs, elle ne semblait pas vouloir ralentir.

La Cité impériale, le jeune homme s’en était aperçu en y arrivant la veille, n’était pas construite d’un seul bloc, contrairement à l’idée qu’il s’en était fait. Le lac Rumare où elle se dressait fièrement était semé d’un archipel d’îles, certaines minuscules, d’autres gigantesques. La ville les occupait presque toutes et un réseau incroyable de ponts de bois ou de pierre les reliaient entre elles. Les égouts dont étaient sortis Horsandre et Baurus débouchaient sur une des rares qui soient restées inoccupées. Pour s’échapper de la Cité, elle se révélait idéale : à bonne distance des centres marchands, contournée ou ignorée par les barges et séparée par un bras très mince de quelques mètres seulement de la terre ferme. Bras que le cheval de Horsandre comptait bien franchir, mais pas en nageant.

Horsandre connaissait les vieux contes prétendant que les dragons d’eau peuplaient encore les eaux du lac. Il n’y avait accordé aucune foi mais il révisa rapidement son opinion lorsqu’il vit des machoîres claquer à la surface. Un monstre de plusieurs mètres de long regardait le cavalier et sa monture avec un appétit grandissant à chaque seconde. Mais rien n’aurait pu ralentir l’étalon, pas même les cris paniqués de l’humain perché sur son dos. Il décolla du sol presque sans effort et passa à un ou deux pieds au-dessus du prédateur affamé. Il atterrit sur la berge, volta, se cabra et agita ses antérieurs en face de l’énorme gueule avec un hennissement triomphant.

Horsandre ne s’était pas aperçu qu’il avait retenu sa respiration plusieurs secondes avant que son cheval ne prenne son élan et relâcha son souffle. Son cœur battait la chamade, prêt à éclater. Terrifié à l’idée que le dragon puisse encore les happer, il força sa monture à se détourner et le frappa sur le museau du plat de la dague du capitaine Renault. Le cheval repartit comme une flèche et il fut bientôt en vue de la route menant à Chorrol. Horsandre savait qu’elle n’était pas pavée, ce qu’il n’avait guère apprécié à pied, mais il était à présent reconnaissant qu’elle ne soit que de terre damée. Le martèlement régulier des sabots de sa monture sur la pierre taillée, les secousses qu’il aurait causé l’auraient achevé.

Cette torture se poursuivit pendant des heures sans discontinuer. Le soleil commençait à se coucher quand Horsandre entrevit une auberge à une bonne lieue de distance. Il n’y parvint qu’à la nuit noire et le patron de l’établissement fit des difficultés pour venir l’accueillir. Epuisé, secoué nerveusement et couvert de bleus, le jeune homme ne se sentait pas d’humeur à discuter avec lui mais l’Impérial insista pour négocier fermement le prix.

« Ecoutez, grogna Horsandre, pour ce que vous demandez, je pourrais acheter la moitié de votre baraque !
– Vous payez ou vous passez la nuit dehors, mon bon monsieur, répliqua vertement l’homme, un certain Axotus comme l’apprit plus tard le Bréton. Et vous n’avez pas l’air d’avoir envie de dormir à la belle étoile.
– Huit septims, pas un de plus !
– Vingt, repartit l’autre. Et cinq autres pour l’avoine du cheval.
– C’est du vol en plein jour !
– Il fait nuit, remarqua sèchement Axotus. Mes chambres sont propres, il n’y a pas d’insectes et les clients ne se plaignent jamais.
– Pas étonnant si vous les égorgez de la sorte !
– Vous pouvez toujours me vendre votre cheval, suggéra l’aubergiste. Je suis prêt à vous en donner un bon prix...
– Il n’en est pas question ! s’indigna Horsandre. Comment voulez-vous que je voyage sans lui ?
– D’après la façon dont vous montez, vous serez plus vite arrivé à pied !
– Bon, eh bien, vous ne me laissez pas le choix. Je dormirai dehors.
– Attendez ! s’exclama Axotus, peu désireux de laisser passer de l’argent facilement gagné sous son nez. Je me souviens maintenant ! Un de mes palefreniers est retourné chez lui hier soir et il ne reviendra pas avant demain. Vous pouvez avoir sa paillasse à l’écurie...
– Voilà qui est...
– Pour seulement six septims.
– Six septims ? Pour une paillasse ?
– Et cinq pour le cheval, n’oubliez pas. »

De guerre lasse, Horsandre finit par abandonner au bout de près d’une heure de discussion et compta onze pièces de cuivre à l’aubergiste. Il lui lança un dernier regard dégoûté avant de se diriger vers la salle commune où seuls quelques voyageurs se restauraient. Une femme d’âge mûr faisait circuler les plats, probablement la femme d’Axotus. Elle arborait un air encore plus revêche que le tenancier, mettant les dîneurs au défi de critiquer sa cuisine. Le jeune homme tendit son écuelle et elle y jeta une pleine louche d’une mixture difficilement reconnaissable plutôt verdâtre. Il s’arma de courage et en porta une cuillerée à ses lèvres. Il recracha presque.

« Qu’est-ce que cette horreur ? s’exclama-t-il, en levant les yeux vers la femme.
– C’est du ragoût, répondit-elle.
– Du ragoût ? Où est la viande ? Il n’y a que du chou mal bouilli ! »

La femme lui jeta un regard mauvais et s’approcha de lui. Les autres clients commençaient à observer la scène avec intérêt. On n’avait sûrement pas vu tel divertissement dans cette salle depuis plusieurs mois, pensa fugitivement le jeune homme.

« Du ragoût, réaffirma-t-elle en trempant son doigt dans l’écuelle et en le léchant.
– Ah, effectivement, remarqua Horsandre. Je n’avais pas vu la limace. Du ragoût. »

Les voyageurs éclatèrent de rire bruyamment et Axotus se précipita dans la pièce, à la recherche de la cause de cette hilarité soudaine. Il ne mit pas longtemps à comprendre en voyant sa femme à la table de Horsandre.

« Vous, gronda-t-il. Je ne sais pas ce qui me retient de vous mettre dehors !
– Six septims et cinq autres pour le cheval, lâcha négligemment le Bréton qui fit redoubler les rires. Mais je ne suis plus tout à fait sûr que j’ai encore envie de profiter de votre hospitalité, maître Axotus. Si la qualité des paillasses vaut l’accueil que vous me faites... »

L’aubergiste carra les épaules et s’approcha d’un air menaçant du client récalcitrant qui lui rendit un regard glacé, droit dans les yeux, sans ciller. Il le saisit par la manche et le secoua rudement.

« Je veux pas de trouble-fêtes dans ton genre chez moi, siffla-t-il entre ses dents. J’ai jamais permis qu’on m’insulte sous mon toit, tu m’entends ? Surtout par de la racaille brétonne. Tu te donnes des grands airs avec ta bestiole dans mes écuries, mais vu comment tu cavales dessus, tu l’aurais volé que ça m’étonnerait pas. Alors fais attention, tu veux ? Il y a un poste de garde à pas deux heures de route et ils vont sûrement pas croire un type avec tes habits boueux contre un aubergiste respectable comme moi. Compris ? »

Horsandre opina du chef et Axotus le lâcha, avant de repartir à l’entrée du bâtiment. Le jeune homme ne tarda pas à se lever de table et à se diriger vers les communs où se trouvait déjà son cheval dont un garçon d’une quinzaine d’années bouchonnait les flancs.

« B’soir, lança le gamin. C’est vous qui faites tout le bazar là-bas ?
– On dirait bien, petit, acquiesça Horsandre.
– Père n’aime pas les Brétons alors il leur fait la vie dure dès qu’il peut.
– Tu es le fils de l’aubergiste ? »

Le palefrenier fit signe que oui.

« Et tu es de son avis ?
– Oh, non ! Il y a deux ans, des jongleurs sont venus de Hauteroche et ils ont fait une représentation ici pour payer la nuit. Ils avaient même un ours avec eux ! C’était vraiment magique. Vous savez jongler vous aussi ?
– Tous les Brétons ne savent pas jongler, petit. Et puis c’est un passe-temps de la baie d’Iliac. Je n’habitais pas par là.
– Où ça, alors ?
– Plus au nord, dans un petit village sans nom situé au fond d’une combe. Au delà des Wrothgariens.
– Ça doit être fantastique de voyager, soupira le garçon.
– Pas vraiment. La moitié du temps, on se demande si l’ombre devant nous n’est pas un bandit qui n’attend que de nous sauter à la gorge pour nous voler tout notre argent.
– Et l’autre moitié ?
– On la passe à savoir que le prochain aubergiste qu’on rencontrera sera exactement comme ton père et ne nous laissera pas un sou. »

Le garçon médita un peu sur ces paroles mais elles ne semblèrent pas le décourager pour autant.

« Ce serait quand même mieux que de vivre ici, trancha-t-il d’un ton péremptoire. Surtout à cheval. Je n’ai jamais le droit d’en faire ailleurs que dans la cour.
– Eh bien, tu te débrouilles sans doute mieux que moi à ce jeu-là, alors.
– Oh ! oui. Je vous ai vu arriver tout à l’heure. Vous n’avez pas l’habitude, hein ?
– Pas du tout, confirma Horsandre. Je ne sais même pas comment je ferai pour grimper en selle demain.
– Vous êtes trop raide dans vos étriers. Il faudrait que vous vous détendiez et ça irait déjà beaucoup mieux.
– Vraiment ?
– Ça n’est pas très dur. Accompagnez bien les mouvements de votre cheval et vous souffrirez beaucoup moins. Et puis ne le laissez pas partir au galop : en restant au trot, vous ne l’épuiserez pas et ce sera plus confortable pour vous. Vous allez à Chorrol ?
– Dans les environs, oui, répondit évasivement Horsandre. Je viens de la Cité.
– Eh bien, à votre train, vous seriez demain à Chorrol. Dans un cimetière. Enfin, peut-être pas, mais vous ne pourrez presque plus bouger le petit doigt sans hurler. Avec un bon trot, vous y serez en deux bons jours de route, mais en parfait état.
– Merci pour les conseils...
– De rien. Un conseil : secouez bien la paillasse avant de vous allonger dessus. »

Horsandre hocha un peu la tête et se coucha. Le sommeil le saisit rapidement, un sommeil agité, plein de cauchemars où ses souvenirs de la journée, sanglants, se mêlaient avec d’autres, plus anciens, qui remontaient à sa vie en Hauteroche. Il se réveilla tôt le lendemain matin, frissonnant. Le fils de l’aubergiste était déjà debout et s’occupait des chevaux.

« Vous allez bien ? s’enquit ce dernier. Vous remuiez beaucoup cette nuit.
– Ça va aller. J’ai juste besoin d’un peu d’air.
– Vous voulez que je vous aide à seller votre cheval ?
– Oui, si ça ne te dérange pas trop.
– Il n’y a jamais rien à faire de toutes façons par ici. Ça m’occupe. Mais vous devriez d’abord l’emmener faire un tour en le tenant par la bride. Lui non plus n’était pas très calme cette nuit. »

Le palefrenier jeta le licou à Horsandre qui s’en saisit et fit sortir le cheval de sa stalle. Il aspira une bouffée d’air frais en ouvrant la porte et s’en sentit mieux. Sa monture le suivit avec une docilité qui contrastait avec son impétuosité de la veille.

« Je ne sais pas pour combien de temps tu vas devoir supporter la présence d’un piètre cavalier comme moi sur ton dos, mon vieux, dit le jeune homme en lui tapotant l’encolure. Mais c’est comme ça et on n’y peut rien. Il vaudrait mieux qu’on trouve un moyen de s’entendre, non ? »

Le cheval hennit doucement et fourragea dans les cheveux de Horsandre.

« Arrête ça, protesta le Bréton en pure perte. Ça me chatouille affreusement. »

La bête ne tint aucun compte de ses admonestations et redoubla ses efforts jusqu’à ce que le garçon d’écurie lui jette une pomme qu’il saisit entre ses dents.

« Je pense que je devrais te donner un nom, musa Horsandre. Est-ce que tu serais d’accord pour Friwold ? C’est comme ça qu’on appelait notre vieux cheval de labour, au village. Friwold ? »

Le nom ne parut pas déplaire à sa monture qui croquait gaillardement dans la pomme. Horsandre le ramena à l’écurie et lui plaça un tapis de selle sur le dos. Le fils de l’aubergiste l’aida ensuite à serrer les différentes sangles et courroies autour des flancs du nouvellement baptisé Friwold. Un petit quart d’heure plus tard, le Bréton et son cheval repartaient vers le nord-ouest. Horsandre n’avait pas pu s’empêcher de grimacer en remontant sur le dos de Friwold mais à mesure qu’il chevauchait, les sensations douloureuses s’estompèrent quelque peu.

Ce soir-là, il ne trouva pas d’auberge et dormit la tête posée sur sa selle, d’un sommeil plus paisible que la nuit précédente. L’aube le tira de ses rêves et il se remit en route. Trois bonnes heures avant le crépuscule, il parvenait enfin à sa destination. Il lui avait fallu près de deux ans après qu’il eut quitté Chorrol pour atteindre le centre de Cyrodiil. Il n’aurait jamais cru qu’il avait parcouru une si petite distance en si longtemps.









Chapitre II




Les portes de la ville étaient ouvertes mais Horsandre se méfiait des taxes de péage que les gardes infligeaient aux voyageurs. De plus, entrer à Chorrol signifiait laisser Friwold dans une écurie à l’extérieur et les Coloviens s’y entendaient pour escroquer leurs clients, il en avait encore fait l’expérience l’avant-veille. Il interpella un éclaireur qui se trouvait à la tête d’une caravane marchande en direction de la Cité Impériale et lui demanda où il pourrait trouver un prieuré. L’homme lui indiqua des bâtiments à l’air religieux un peu plus au sud.

En arrivant, Horsandre descendit de selle un peu moins maladroitement que les jours précédents et attacha Friwold à un poteau. Il croisa un frère grand et mince qui se présenta comme un des nouveaux acolytes et lui demanda s’il pouvait lui rendre service.

« Je cherche le prieur, l’informa Horsandre. Où se trouve-t-il en ce moment ?
– Oh, le père Maborel est souffrant pour l’instant, mais je suis sûr que frère Jauffre se fera un plaisir de vous accueillir. Je vais vous conduire à lui, si vous voulez bien. A l’heure qu’il est, il doit inspecter nos livres de compte dans la grande salle. »

Contrairement aux petites églises de campagne que Horsandre avait vues lors de ses pérégrinations de Hauteroche en Cyrodiil, le monastère grouillait de monde. Les moines étaient si nombreux qu’ils se bousculaient presque, mais les religieux étaient en large infériorité numérique par rapport aux laïcs. Ceux-ci venaient s’agenouiller devant les autels en-dehors des chapelles, déposaient quelques offrandes ou venaient demander l’aide des habitants du prieuré pour le compte d’un oncle, d’une sœur ou d’un cousin éloigné. En passant devant eux, le jeune Bréton entendit des centaines de bribes de conversations ou de prières.

« ... femme est malade, bonne Mara... pas encore rentré mes récoltes, elles seront perdues s’il pleut encore une fois... famille capturée, je n’ai pas assez d’argent pour payer la rançon, monsieur le prêtre... les gardes me maltraitent, divin Stendarr...
– C’est comme ça chaque jour ? s’étonna Horsandre.
– Oh ! Mara nous protège, non ! rit de bon cœur le novice qui l’accompagnait. Mais nous sommes le dernier jour du festival de la Fin des Moissons et les paysans sont venus de loin pour le célébrer. Ils n’ont pas les moyens de descendre dans les auberges avant d’avoir fini de vendre leur production de l’année, alors nous dressons des tentes pour les accueillir. Ils ne repartent généralement pas sans nous avoir laissé un cadeau pour nous remercier de notre générosité. Le cellérier ne tente pas de les décourager, même si cette bonté est celle de Talos comme le rappelle le prieur.
– Alors tous ces gens s’en iront demain ?
– La plupart préfère profiter de la ville un peu plus longtemps. Il n’est pas rare que la comtesse vienne nous rendre visite et les paysans aiment bien la voir. Elle achète souvent des vivres pour sa garnison ici. Si le prieur se portait mieux, il négocierait sans doute avec elle pour qu’elle nous accorde une charte pour établir une vraie foire, mais cela devra sans doute attendre l’an prochain. Baissez un peu la tête, l’entrée est très basse. »

Les deux hommes passèrent sous le linteau de la porte et gravirent quelques marches qui les conduisirent dans une salle sombre comptant peu de fenêtres et encore moins de torches. Un moine à la calvitie bien avancée, proche de la soixantaine sans doute, dressait des colonnes sur divers parchemins.

« Qui m’amenez-vous, novice Woruld ? J’espère que ça a de l’importance cette fois. Je n’ai pas le temps de régler une querelle pour une broutille.
– Ma foi, je n’ai même pas demandé à notre visiteur, sourit l’acolyte. Mais j’avais encore en tête votre sermon de ce matin sur les vertus de l’hospitalité qui m’a tellement ému...
– Bref. Je suis le frère Jauffre, se présenta l’homme à Horsandre. J’assume les responsabilités du prieur pendant que le père Maborel est malade. Pourquoi vouliez-vous me voir ?
– C’est une affaire assez confidentielle...
– Woruld, allez chercher de nouveaux tréteaux dans les entrepôts. La comtesse devrait venir dans trois heures et le buffet ne sera jamais assez grand si nous nous contentons de dix tables. Filez ! »

Le novice ne perdit pas de temps pour décamper et Jauffre resta seul avec le jeune Bréton.

« Cette affaire ? » reprit abruptement le moine.

Horsandre ne répondit pas tout de suite mais déposa sur la table l’amulette que lui avait remis Baurus. Jauffre la regarda sans mot dire puis fixa attentivement les traits de son interlocuteur.

« On m’a dit de vous montrer ceci et que vous deviez comprendre.
– Sans doute, sans doute... »

Horsandre ne savait plus quoi faire. Il ne savait pas exactement à quoi s’attendre en venant jusqu’au prieuré, mais il n’avait certainement pas imaginé que le prieur par intérim réagirait aussi peu. Mal à l’aise, il se leva du banc où il se trouvait et voulut s’éloigner un peu de cette pièce sombre et du prêtre toujours immobile. Soudain, quelque chose le frappa à la tête et tout devint noir.

Il se réveilla allongé sur le dos et tenta de découvrir où il était. Sa nuque le lança soudain et il gémit. Ses yeux s’habituèrent peu à peu à l’obscurité qui régnait et il constata que ses poignets et ses chevilles étaient solidement liées à un chevalet.

« Vous pouvez m’entendre ? demanda doucement Jauffre. Parfait, j’ai quelques questions à vous poser et je vous conseille d’y répondre le plus honnêtement du monde. »

Horsandre entendit un raclement qu’il ne connaissait que trop bien, celui du métal contre une pierre à aiguiser. Le moine vieillissant tenait un couteau long et effilé à la main. Le Bréton pâlit et un frisson glacé lui parcourut l’échine.

« Oh, ne vous inquiétez pas pour ça, dit Jauffre, dégoûté. Je ne vais pas vous torturer. La fête bat toujours son plein, voyez-vous, et les couteaux s’émoussent vite. Je vous ai attaché parce que je ne suis pas encore tout à fait sûr de votre réaction. Maintenant, expliquez-moi comment vous êtes entré en possession de l’amulette. »

L’homme ne lui inspirait certes pas complètement confiance et Horsandre s’en ressentait beaucoup d’être attaché, mais il sentit bien qu’il n’avait vraiment pas le choix. Lentement d’abord puis un peu plus vite, il expliqua ce qui s’était passé dans la prison et les égouts de la Cité, en passant toutefois sous silence les derniers moments du capitaine Renault. Ces événements-là n’appartenaient qu’à lui et à la jeune femme trop tôt morte, comme une autre, très loin au nord...

« Ce que vous dites a au moins l’apparence de la vérité, déclara Jauffre après qu’il en eut fini. Vous dites que seul notre frère Baurus a survécu ? »

Quelque chose dans la façon dont il disait frère mit la puce à l’oreille de Horsandre. Ce n’était pas le terme de fils dont les moines usaient pour désigner le monde entier. Jauffre était sans doute une Lame lui aussi. Le jeune homme n’en avait jamais rencontré sciemment la semaine plutôt, mais la rumeur voulait que les serviteurs ne laissaient rien leur échapper. Ça ne pouvait signifier que deux choses : ou Jauffre lui faisait bel et bien confiance au point de lui révéler qui il était... ou il ne lui restait que peu d’instants à vivre et il ne pourrait rien y faire.

« Si vous n’êtes pas un vulgaire pilleur de cadavre ou un des assassins de notre bien-aimé Uriel Septim VII, ce qui me paraît peu probable puisque vous connaissiez le nom de Baurus, alors l’Empereur vous a distingué et notre frère a correctement agi. Je vais lui faire envoyer un message au plus vite pour lui demander de confirmer vos dires. En attendant, je vais garder le bijou que je vous remercie de m’avoir apporté. »

Horsandre respira un peu plus librement. Il allait vivre, c’était assuré. Il allait pouvoir sortir de cette pièce en un seul morceau et peut-être qu’il oublierait un jour cette histoire. Ou qu’il la raconterait à des petits-enfants captivés autour de son fauteuil où il se balancerait nonchalamment. A cette seule pensée, une vague de douleur l’engloutit. Il avait oublié, s’était encore laissé à oublier. Jamais, jamais d’enfants, jamais de petits-enfants. Pas de rires dans la maison, pas de foyer...

« Je vous invite à vous mêler à la foule, poursuivit Jauffre en défaisant les uns après les autres les nœuds qui le retenaient, et à ne pas hésiter à prendre tout ce qui passera à portée de main. Les nouvelles de ces derniers temps ne doivent pas assombrir le festival. Rassasiez-vous ! »

Horsandre ne se le fit pas dire deux fois. Dès qu’il fut libre, il adressa un bref salut à son éphémère captif, passa un instant ses doigts sur la bosse à l’arrière de son crâne et franchit la porte. La salle devait avoir été insonorisée d’une manière ou d’une autre car il n’était pas plutôt sorti qu’il entendit le vacarme venant du dehors. Les paysans rugissaient d’allégresse.

Le jeune Bréton se rendit bien vite compte de la cause de l’agitation : un orchestre improvisé s’était formé et percussions, cordes et vents s’était lancé dans une course effrénée. Mais surtout, menant la danse, la comtesse de Chorrol, Arriana Valga, bien que déjà assez âgée, virevoltait aux bras de tous les cavaliers qui passaient à sa portée. Les encouragements fusaient de toutes parts. A chaque nouveau danseur entraîné dans la ronde folle, on allumait un nouveau lampion et le pré brillait déjà de mille et une petites lumières flottant à quelques pieds du sol.

Pris dans la foule, Horsandre ne tarda pas à être bousculé et il lança ses bras en avant pour ne pas tomber. Sa main se posa involontairement sur celle de la comtesse qui lui sourit et abandonna son partenaire du moment pour esquisser quelques pas avec lui.

« Vous valsez bien, le complimenta-t-elle. Peu de danseurs de votre âge ont cette aisance, surtout sur un rythme pareil. Où avez-vous appris ?
– Nulle part. Je suis vos pas, Votre Altesse.
– Je crois que vous mentez, dit-elle en lui tapotant la joue affectueusement. Mais puisque vous préférez rester mystérieux, je vous laisse. »

Elle se tourna vers un paysan, tout rouge à l’idée d’effleurer une aristocrate de ses gros battoirs pendant au bout de ses bras. Horsandre se fit emporter une fois de plus par la foule, maudissant sa mauvaise étoile. Tout devait-il la lui rappeler ce jour-là ?

Plusieurs heures plus tard, alors que la nuit était tombée depuis longtemps le jeune Bréton était assis sur un banc, l’air inconsolable. Il entendit Jauffre et quelques novices s’approcher de lui, passant entre les tentes ou par-dessus les ivrognes affalés par terre.

« Le message est parti tout à l’heure, lui annonça le moine. Je pensais que vous apprécierez de le savoir. Mais vous n’avez pas l’air d’aller très bien. Vous désirez que j’appelle notre guérisseur, peut-être ?
– Non... Je ne me sens pas très à mon aise ici, c’est tout. Rien de grave.
– Ah. Eh bien, sur ça, je pourrais vous conseiller quelque tisane apaisante, mais rien qui ne fasse véritablement l’affaire telle qu’une prière. Et du repos, bien sûr ! »

Horsandre secoua la tête, peu désireux d’entamer une nouvelle conversation avec ce curieux moine membre des Lames. Il n’avait guère apprécié d’être assomé et attaché sans ménagement et son humeur ne s’était pas améliorée au cours de la soirée. Jauffre dut percevoir son animosité car il s’empressa d’ajouter :

« Je tiens encore à m’excuser pour le traitement que je vous ai fait subir tout à l’heure. Je n’avais pas moyen de savoir qui vous étiez et les fanatiques dont vous m’avez parlé sont imprévisibles et dangereux de ce fait. Cela fait un moment qu’ils sont apparus, mais personne ne leur avait vraiment prêté attention. Ils ne semblaient pas organisés et ne faisaient rien que la garde ne soit capable de réprimer. Le prix de notre négligence est bien élevé, hélas !
– Où s’étaient-ils manifestés ? demanda Horsandre, intéressé malgré lui, plus animé par le désir d’éviter les endroits que les hommes encapuchonnés fréquentaient.
– Surtout dans la capitale, mais au moins une ou deux fois dans chaque ville d’importance de la province. Rien de bien grave et leurs intentions n’étaient pas toujours belliqueuses, mais elles troublaient souvent l’ordre public. Tenez ! Pas plus tard qu’il y a quinze jours, un illuminé en costume pourpre est venu dans notre prieuré et a déclaré que l’aube était proche, au moment même où le soleil se couchait ! Le père prieur lui a fait donner une miche de pain et un bol de bouillon... Si seulement nous avions su !
– Regretter ses erreurs ne change rien au passé, rétorqua brutalement Horsandre. Si ça ne vous dérange pas, je vais trouver un coin où dormir. »

Le moine resta momentanément sans voix de l’impudence dont le Bréton venait de faire montre et cela laissa le temps au jeune homme de s’éloigner de lui et des novices qui l’entouraient.

« Il n’a pas la langue dans sa poche, lui, murmura Woruld, tout juste un peu trop fort.
– Novice Woruld ! éclata Jauffre. Vous vous occuperez de nettoyer la chapelle pendant un mois pour vous apprendre les vertus du silence. »

Encore une fois, la nuit fut longue et difficile pour Horsandre. Les cauchemars succédaient aux cauchemars sans qu’il parvienne à se réveiller et les images d’horreur défilaient les unes après les autres, chacune plus pénible que la précédente. Une main le secoua rudement et ses paupières s’ouvrirent. L’esprit encore embrumé, il distingua Jauffre, penché sur lui. Il ne put éviter de reculer, par réflexe.

« Il y a une affaire dont je n’ai pas eu le temps de vous parler hier. Vous êtes parti trop vite, entama le moine.
– Je vous écoute, parvint à articuler le jeune homme.
– Je sais que je ne vous ai pas traité le mieux du monde mais j’ai un service à vous demander.
– A moi ?
– Oui, à vous, répliqua Jauffre, dont Horsandre avait déjà remarqué que le ton se faisait plus acerbe quand il était interrompu. Cela concerne le prieur Maborel et sa succession.
– Le novice Woruld m’a dit qu’il était simplement malade.
– Le novice Woruld fera sans doute un bon brasseur mais il ne risque pas de servir ses frères à l’infirmerie. Notre père prieur est au plus mal et il m’a appelé à ses côtés pour discuter de qui prendra sa place.
– Je croyais que les moines se réunissaient et élisaient collectivement un nouveau prieur...
–C’est le cas, bien sûr, mais il n’est pas interdit que certaines personnes soient recommandées aux frères avant le vote.
– Je ne vois pas ce que je viens faire là-dedans, commenta Horsandre. Je ne suis pas prêtre et je ne peux pas influencer vos frères en votre faveur. »

Les yeux de Jauffre jetèrent des éclairs vers le jeune Bréton, visiblement courroucé qu’il ait put envisager qu’il désirait une chose pareille.

« Ce serait faire preuve d’orgueil de ma part de briguer le poste de prieur. Il faudrait me remplacer dans quelques années à mon tour. Et puis, j’ai des obligations qui m’empêcheraient de me consacrer pleinement à cette digne charge.
– Alors quel rôle attendez-vous que je joue ?
– Le père Maborel et moi avons beaucoup discuté, en passant en revue les effectifs de notre communauté. La plupart de nos frères sont trop jeunes ou trop âgés, comme moi, pour pouvoir servir. Les autres manquent encore d’expérience et il leur faudrait plusieurs années pour l’acquérir. Nous avons donc décidé de nous tourner vers une aide extérieure. »

Devant le regard intrigué de Horsandre, Jauffre poursuivit :

« C’est une pratique courante. Nous recourons souvent à des échanges entre monastères. Cela serait un peu différent cette fois, car nous voudrions proposer le poste à un membre du clergé séculier, un prêtre de Kvatch.
– Kvatch ? Vous n’allez pas les choisir tout près ! Il y a bien des villes moins loin !
– Et pas un prêtre qui soit plus bon que lui pour ses fidèles, riposta Jauffre qui se raidit.
– Pourquoi voudriez-vous les en priver, alors ?
– Oh, nous... Nous... nous pensons qu’ils comprendraient... Voyez-vous, cet homme serait voué à devenir évêque dans le Culte s’il était né de parents au sang bleu. Mais il est fils de paysans et il n’y a guère d’espoir qu’il soit jamais mieux que prêtre. Ses vertus ont éveillé la jalousie de ses frères et les gens de sa congrégation s’en plaignent. Ils ne verront pas d’inconvénient à ce qu’il reçoive des honneurs de notre part, même s’il doit les quitter... »

Les explications de Jauffre s’embrouillaient un peu trop au goût de Horsandre. Il allait lui rire au nez quand il se rappela soudain qui était le moine et sa rencontre avec les Lames dans les égouts de la Cité ne le portait pas à croire que ces dernières étaient spécialement indulgentes.

« Que voulez-vous que je fasse, alors ?
– Dans une semaine au plus, le chaos va éclater dans toute la province, et je ne parle pas de l’Empire. Les comtes ont préparé leurs armées, battu le rappel de leurs troupes... Ils sont prêts à en découdre et il ne leur manquera qu’un prétexte, en l’absence de forces significatives de la légion. Les héritiers de feue Sa Majesté Uriel Septim sont morts eux aussi et les nobles vont se croire encore plus proches du trône. Ne croyez pas que la comtesse Valga soit moins ambitieuse que les autres parce qu’elle a dansé avec des paysans. Elle a contracté une alliance avec son gendre de Leyawiin pour écraser les cités de l’Ouest hier... Voyager sur les routes va devenir très dangereux. Si une guerre civile éclate, la légion se repliera sur la capitale ou se joindra aux hostilités. Je ne sais pas encore ce qui est le pire. En tout cas, la sécurité des routes ne sera plus maintenue et des bandes d’irréguliers s’en prendront aux gens isolés. Vous comprendrez que je ne peux pas envoyer chercher ce prêtre par des moines qui n’ont plus l’expérience du monde extérieur.
– Vous voudriez que j’y aille, moi ? s’exclama Horsandre. Pourquoi moi ?
– L’Empereur vous a fait confiance. Pourquoi pas ses serviteurs ? Vous vous êtes apparemment fort bien acquitté de ce qu’il vous a demandé. Cela demande encore confirmation, mais, en attendant, je suis plutôt enclin à vous confier cette mission... Et le prieuré vous rétribuera généreusement.
– Je ne suis pas un mercenaire, se hérissa soudainement Horsandre.
– Je n’ai pas dit cela, mais nous serions prêt à vous offrir de quoi vous dédommager pour le temps que vous nous auriez consacré.
– Très bien. Je n’aime pas ça, mais vous avez raison, j’ai besoin d’argent et je suis étranger à Chorrol. Personne ne m’offrira de travail et je risquerai d’être arrêté. Comment s’appelle votre prêtre ?
– Martin. »

Horsandre hocha la tête et répéta le nom à mi-voix plusieurs fois pour le retenir. Il se dirigea vers l’entrée où il avait laissé son cheval. Il constata avec satisfaction que Friwold avait reçu un sac d’avoine et que les fontes de la selle avaient été regarnies de provisions par les moines. Il se retourna. Jauffre était toujours sur ses talons.

« S’il ne veut pas venir ? demanda le jeune homme en arquant un sourcil et en passant sa jambe droite par-dessus le dos de sa monture.
– Trouvez un moyen pour le convaincre. Dites que la comtesse menace de confisquer les terres du prieuré si nous ne choisissons pas rapidement un nouveau dirigeant. N’importe quoi.
– Mentir à un prêtre ? Ce n’est pas un crime, ça ?
– Considérez-vous absous d’avance, répliqua sèchement Jauffre en lui jetant une bourse. Tenez, pour vos frais.
– Quarante septims en cuivre ? s’écria Horsandre après avoir jeté un coup d’œil à son contenu. Pour six ou sept jours de voyage ?
– Vous ne vous attendiez quand même pas à ce que je vous donne de l’or, non plus ? J’ai dit que j’avais confiance mais je ne suis pas un oisillon nouveau-né. Ça vous évitera la tentation. »

En maugréant, Horsandre donna un léger coup de pied dans les flancs de son cheval et Friwold partit comme une flèche, manquant renverser Jauffre au passage. Le jeune homme en conçut une certaine satisfaction mauvaise en voyant la Lame chanceler et lui lancer un dernier regard noir alors qu’il prenait encore de la vitesse.

Être balloté par Friwold n’était pas plus agréable que les fois précédentes et Horsandre était encore loin d’être un cavalier accompli, mais les gestes qu’il fallait faire lui venaient chaque fois plus naturellement, à présent. Le Bréton se laissa porter par sa monture pendant des heures et des heures, ne s’arrêtant que par deux fois ce jour-là pour laisser l’étalon se reposer un peu.

Même si les prédictions alarmistes de Jauffre se révèleraient peut-être exactes dans les jours qui allaient suivre, Horsandre ne fit pas de mauvaises rencontres. Tout au moins n’eut-il pas la compagnie de bandits de grand chemin, mais les rugissements sortant de la forêt toute proche n’étaient pas pour rassurer Friwold et son cavalier.

Ce dernier n’avait pas parcouru la distance séparant Chorrol et Kvatch aussi vite qu’il l’avait d’abord espéré. Le troisième soir après son départ, il dut se rendre à l’évidence en rassemblant des pierres en cercle, fabriquant un sommaire foyer : il lui faudrait une quatrième matinée de chevauchée pour parvenir à sa destination. Une nuit de plus à la belle étoile : les auberges étaient remplies de gens venus du sud de la province. Horsandre avait discuté brièvement avec des migrants sur la route et en avait tiré une conclusion. Ce n’étaient pas des journaliers itinérants comme lui, quelques jours plutôt, à la recherche d’un travail. Des familles entières abandonnaient leurs fermes, leurs maisons, leurs vies passées. Pas une personne qu’il avait rencontrée n’avait pu lui fournir d’explication sur son départ, tout juste une forme de pressentiment.

En fait de pressentiment, Horsandre n’affronta que des rêves. Mais quels rêves ! Pires que tous les précédents, ils avaient l’odeur, la couleur, la saveur du sang et de la peur. Après quelques heures de sommeil affreux, le jeune homme n’y tint plus et il attendit l’aube les yeux ouverts. Dès qu’il fit assez clair pour que Friwold puisse aller au trot, Horsandre remonta en selle.

Deux heures plus tard, le cavalier croisa un homme à l’air halluciné. Ses yeux roulaient dans ses orbites, son visage avait la pâleur de la craie, ses mains se serraient et se desserraient autour d’une chose invisible qui semblait le terrifier.

« Je cherche Kvatch, le héla Horsandre dès qu’il fut à portée de voix et le pauvre hère sursauta à ce son. Je suis sur le bon chemin ?
– Kva... Kvatch ? sanglota l’homme. Ma femme, mes enfants... Kva... Kvatch ? Elles sont à l’intérieur, la maison est en feu ! Je dois retourner, je dois retourner ! Ada ! Les filles ! Sautez à travers les flammes ! Décombres, cendres, braises, os noircis ! Ada ! Ada ! Ada ! Kva... Kvatch ? Nuit étoilée et nuit rouge ! Oubli, néant ! Kva... Kvatch ? Ils sont là ! Ada ! Attention, derrière les filles ! L’homme au masque de démon ! Kvatch ! Kvatch ! »

Stupéfait par la réaction de l’homme, Horsandre tendit une main apaisante vers lui et voulut lui tapoter l’épaule, mais l’autre le regarda avec horreur, poussa un cri étranglé et s’enfuit en courant. Le Bréton, intrigué, le suivit à bonne distance sur près d’un quart de lieue. Il arriva enfin au sommet d’une colline qui dominait la vallée où se nichait Kvatch selon les cartes.

« Kvatch ! Kvatch ! Morts et morts et morts ! Mon... monstres ! »

Horsandre regarda dans la direction qu’indiquait l’homme et son sang se glaça. Là où il posait ses yeux, le ciel n’était plus bleu mais d’un rouge sanieux, blafard. Devant les portes de la ville... Un cauchemar de lumière sombre, agitée de flammes, cernant un pourtour presque circulaire...

« Kvatch ! Kvatch ! Ada ! Ada ! Ada ! Les filles ! »

#2 redolegna

redolegna

    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 09 août 2007 - 12:24

Chapitre III



Sans réfléchir, Horsandre pressa Friwold et ils se ruèrent au grand galop vers l’horreur béante. Un soupçon de raison retint un moment le Bréton : le prêtre Martin avait sans doute été englouti dans le même feu que la femme et les filles du pauvre fou. Mais non, pas un instant à perdre : quoi que puisse abriter cette chose, il y avait peut-être des survivants à Kvatch, même si la ville semblait à peine tenir debout. Ces gens qui s’agitaient devant, il y avait moyen d’en prendre un ou deux en croupe et de les mener en lieu sûr...

Alors qu’il n’était plus qu’à quelques centaines de mètres de son but, Horsandre fut traversé par une vision intense, comme un coup de couteau porté au rouge dans son esprit. Un autre lieu qui brûlait et des voix familières hurlant, hurlant, hurlant... Une plus proche que les autres, juste à côté de lui. Horsandre dut lutter pour ne pas se laisser submerger pas l’irréel, ce qui n’était pas vraiment là, et retourner à l’autre folie insane qui se dressait devant lui.

« Eh ! vous ! hurla un homme qu’il avait repéré peu avant. Ne restez pas les bras ballants ! Donnez-nous un coup de main !
– Montez derrière ! répondit Horsandre sur le même ton. Je peux vous sortir de là !
– Il s’agit bien de ça ! Les Daedras sont là, étranger ! Ils mettent Kvatch à sac, protégés par leur portail ! Il faut les repousser et je ne quitterai pas mon poste, foi de capitaine Matius ! Pour qui me prenez-vous ? Pour un déserteur ? »

Horsandre jeta un coup d’œil autour de lui. Les soldats réunis, deux bonnes centaines de gardes au loup de Kvatch emblasonné sur le plastron, semblaient loin de partager la ferveur de leur chef. Beaucoup tremblaient et n’avaient qu’une faible prise sur leur arme.

« Ils nous ont pris par surprise, ces démons ! Ils sont pas si nombreux que ça, on peut les vaincre ! insista Matius. Ils se sont répandus dans la ville et ils ont commis deux erreurs : ils se sont séparés et ils nous ont laissé nous reformer ici. Je suis sûr qu’il y a encore des gars qui leur donnent du fil à retordre dans le château. Magnez-vous, étranger ! Prenez une épée sur un des morts et suivez-nous ! »

Le jeune Bréton hésitait. Il avait entendu parler des Daedras, des rituels auxquels les sorcières recouraient pour en invoquer. On disait que souvent, les créatures venues d’Oblivion échappaient à leur contrôle et les emmenaient dans leur royaume pour les y dévorer éternellement. Mais il n’y en avait jamais qu’un ou deux à la fois. Le capitaine parlait de vingtaines, de centaines mêmes de ces êtres. C’était de la folie de s’y attaquer. Horsandre n’avait pas l’intention de mourir pour rien...

Et pourtant... au fond de lui, une voix impérieuse lui rappelait que plus jamais il ne verrait une ville brûler sans agir. Une voix qui lui ordonnait de ramasser une arme et de charger à travers la déchirure dans la réalité que constituait le portail. Une voix irrésistible qui lui faisait déjà tendre le bras, ouvrir le poing, replier les doigts sur la garde d’une épée... Et avancer aux côtés des soldats, selon une vieille discipline telle qu’on lui avait appris longtemps avant, en Hauteroche. Une voix enfin qui lui soufflait que tout ce qu’il était, tout ce qu’il deviendrait, tout cela ne signifiait rien s’il n’allait pas se battre.

« Parfait, rugit l’officier. On y va, maintenant les p’tits gars ! Faites payer ces salauds de la part de tous ceux qui y sont restés ! »

Le capitaine Matius se précipita en premier, flamberge au vent, suivi de quelques braves parmi les braves, vers le portail. Horsandre leur emboîta le pas et les autres soldats coururent en rangs serrés derrière lui. Au moment où il posa le pied sur le seuil entre les deux plans, Tamriel et Oblivion, réel et démence, le jeune homme fut aveuglé par des ténèbres absolues que remplaça bientôt un paysage sanglant. Le feu était partout, de la lave brûlante au métal parcouru de flammes glacées...

Le lieu lui-même était hostile à la présence des hommes et Horsandre trancha une liane acérée qui s’enroulait autour de sa cheville. Les soldats juraient à chaque fois que l’une d’elles s’accrochait à eux et se glissait dans l’interstice étroit de deux pièces d’armure. Il émanait de l’endroit une haine pure qui parvenait aux hommes par une sorte de pulsation intermittente...

Le capitaine Matius et sa poignée de gardes s’étaient déjà aventurés assez loin et Horsandre se dépêcha pour se rapprocher d’eux, évitant au passage les pieux de fer et les plantes qui se dressaient et tentaient de le frapper. Il entendit une cavalcade sourde derrière lui, quelque peu rassurante. Les soldats, pas rassurés, s’appuyaient les uns sur les autres pour se donner un peu de cœur au ventre.

« Capitaine ! cria quelqu’un. Droit devant, il y en a plein !
– Combien ? s’enquit aussitôt Matius de sa voix de stentor.
– Une vingtaine, pas plus !
– Alors on va s’en occuper. Soldats, en rangs par quinze, épée à la main ! Leur donnez pas le temps de gamberger. Ils vont tout tenter pour nous tuer et vous avez vu plus tôt dans la journée qu’ils ont pas de pitié. A mon ordre ! Un... deux... trois ! »

Les jambes de Horsandre commencèrent à courir avant que son cerveau ait pris note de l’injonction. Les Daedras leur tournaient encore le dos et, même si les soldats n’étaient pas discrets, le vacarme ambiant empêchait de les entendre. Les défenseurs de Kvatch furent sur eux en un instant, avec l’avantage de la surprise. Dix créatures furent taillées en pièces en un rien de temps, pendant que les autres reculaient sous la grêle de coups que les soldats firent pleuvoir sur eux.

Horsandre chercha des yeux un adversaire et les posa sur un drémora armé d’une lourde masse qu’il maniait à deux mains. Sans perdre de temps à se mettre en garde, le Bréton lui allongea un violent coup de taille qui fit chanceler le monstre. Poussant son avantage, il acheva de le déséquilibrer et le drémora chut lourdement. Horsandre empoigna la garde de son épée à deux mains et la brandit au-dessus de sa tête pour se débarrasser de lui...

Un homme au visage déformé par la douleur courant vers les ruines fumantes. Des guerriers sortant de l’ombre, riant encore du massacre, avisant le malheureux. L’un soupesant son javelot, prenant un peu d’élan, détendant le bras... Et l’homme s’écroule face contre terre, le trait planté dans le dos, en criant un nom de toutes ses dernières forces.

Horsandre avait perdu l’usage de ses sens un instant. Un instant de trop que le drémora avait mis à profit pour lui faucher les jambes de ses pieds griffus. Le capitaine Matius, toujours aux avant-postes, se rua à sa défense, l’arme brandie, mais le Daedra fut plus rapide. Avec une force inimaginable, il saisit le poignet du soldat et le broya. Il y eut un bruit affreux lorsque les cartilages et les os se brisèrent, suivi par le hurlement de Matius. Horsandre se remit sur ses pieds et secoua la tête pour reprendre ses esprits, juste à temps pour voir le démon cornu rejeter le bras en arrière et donner un coup puissant de sa masse dans la poitrine de son adversaire. Le masque jusque-là imperturbable du drémora sembla se concentrer en un rictus de joie mauvaise, et il leva à nouveau son arme pour achever Matius, pantin désarticulé et mourant.

Le Bréton mit toutes ses forces dans le formidable coup qui suivit et qui décolla proprement la tête du monstre de ses épaules. Le drémora tomba comme une pierre, suivi de peu par Horsandre qui s’agenouilla près du capitaine. Le jeune homme savait déjà qu’il n’y avait plus à espérer pour le vaillant défenseur de Kvatch. Sa cage thoracique était enfoncée, son bras était dans un état pitoyable. La respiration de Matius se fit de plus en plus heurtée, jusqu’à ce qu’elle cesse tout à fait. Pour la troisième fois en quelques jours, il assistait impuissant à la mort d’un homme, se dit amèrement Horsandre. La faucheuse semblait accompagner ses moindres pas.

Il releva la tête et inspecta les troupes qui avaient accompagnées Matius. L’effet de surprise leur avait été extrêmement profitable, mais six hommes gisaient au sol, saignant des oreilles ou de la bouche, déjà perdus pour la vie. Malgré cette première escarmouche victorieuse contre les Daedras, la perte de leur chef rendaient les soldats plus hésitants à chaque instant qui passait. L’un d’eux finit par exprimer l’opinion générale.

« C’est trop dangereux pour nous ici ! On est pas des mages, nous, on est des hommes, c’est tout ! Je sais pas pour vous, mais moi j’resterai pas plus longtemps ! L’capitaine est mort, les gens de la ville, on sait pas si y en a d’encore vivants... »

Un à un, ses camarades approuvèrent du chef et leurs regards se tournèrent vers le seul qui n’était pas des leurs, Horsandre, toujours planté à côté du cadavre de Matius. Un autre souvenir lui revint, celui d’un Bréton apeuré à peine sorti de l’adolescence qui se faisait crier dessus par un sergent. Le sous-officier n’avait rien dit qui soit vrai mais son subordonné était parti à l’assaut avec les autres, ce matin brumeux sur les Hauts de Normar.

« Garde à vous ! claqua une voix cinglante, et Horsandre se rendit compte que c’était la sienne. Regardez-moi ce tas de trouillards qui font dans leurs braies parce qu’ils vont enfin rencontrer un peu de danger ! Vous vous êtes engagés pour servir et mourir pour votre ville, pas pour faire fondre le cœur des demoiselles avec le charme de l’uniforme ! Reformez-moi ces rangs, bande de foies jaunes ! Même les recrues qu’ont pas été entraînées une seule fois dans leur vie tiennent mieux leur position ! Vous allez me faire le plaisir de vous battre, outres à vin, et de crever joyeusement pour des inconnus comme l’a fait le chef ! ’n avaaaaaant ! marche ! »

Sans même réfléchir, les soldats firent tous un pas en avant, dans un magnifique exemple de coordination qui devait tout à leur entraînement. Horsandre ne leur laissa pas le temps de se ressaisir.

« C’est tout ce qu’on vous a appris ? Ma parole, mais c’est de la graine d’officier que j’ai là ! Tout juste bons à discutailler avec le voisin ! Un peu de nerf ! Les Daedras meurent pas quand vous leur adressez la parole, mes petits ! Vous allez leur passer vos épées en travers du corps à ces mignons-là et vous allez aimer ça ! Vous allez le chanter, tiens, pour montrer comme vous avez de jolies voix ! »

Les gardes de Kvatch avaient encore l’air mal assurés, mais ils emboîtèrent tout de même le pas au jeune homme, dents serrées. Ils avancèrent lentement d’abord puis reprirent l’allure réglementaire et c’est presque en courant qu’ils arrivèrent devant la tour, surgie de nulle part, titanesque et effroyable. Il n’y avait qu’une dizaine de Daedras pour surveiller l’entrée et Horsandre et ses hommes les découpèrent en morceaux en moins de temps qu’il ne leur en fallut pour le dire.

« J’ai dit de chanter, ahuris ! Fort et clair ! »

De fins filets de voix s’élevèrent des gorges de ceux qui obtempérèrent, mais bien loin de satisfaire Horsandre.

« Mieux que ça ! Chantez à vous en sortir les poumons par la bouche et à cracher votre langue ! »

L’hymne qui fut entonné alors était assourdissant. C’était une vieille chanson de la Deuxième Ere, du temps des légions de Tiber Septim, presque sans paroles et celles qui subsistaient provenaient d’un dialecte oublié de tous, mais sa signification ne pouvait échapper à personne. Celui qui la chantait ne pouvait avoir qu’une idée en tête, tuer son ennemi.

Horsandre fit peser son épée comme un levier pour ouvrir la porte de la tour, qui céda presque instantanément. Cette fois, personne n’hésita et la place fut investie en un moment. Aucun Daedra n’était en vue, jusqu’à ce qu’un soldat lève la tête et pointe la face avide d’un galopin, perché sur une rampe loin au-dessus d’eux.

« Il y a forcément un accès qui mène là-haut ! hurla un homme qui donna l’air à Horsandre d’être un gradé. Cherchez partout ! »

Satisfait de voir que les Kvatchiens reprenaient progressivement l’initiative, le jeune Bréton sonda attentivement les parois de la tour. Le métal était si froid qu’il y laissa plusieurs fois un but de peau mais il serra les dents et continua. Enfin, un interstice se fit sentir et il appela des hommes à la rescousse pour faire pivoter la porte sur ses gonds.

L’ascension se fit dans une brume rouge dont Horsandre se demanda si elle était une altération de sa vision ou un des nombreux maléfices que la tour recelait. Daedra après Daedra tombaient sous les lames vengeresses des défenseurs de la ville, qu’il encourageait constamment de la voix. Il était presque aphone en parvenant au troisième niveau de la tour, mais celle-ci résonnait désormais de l’écho de ses paroles.

« Battez-vous ! ... ‘squ’au dernier ! ... Moutons ! ’valez mieux qu’ça ! Montrez ce que vous savez faire ! On vous prend au berceau ou quoi ? J’devrais aller chercher vos mères et leurs aiguilles, elles me feraient moins honte au combat ! »

Il n’y avait plus une once de raison dans la marée inexorable qui déferlait sur les étages supérieurs de la tour, juste l’envie de tuer et de venger les amis morts. Plus de retenue, juste les instincts animaux de survie et de meurtre. Même les Daedras avec toute leur haine et leur malice ne pouvaient y résister. Plus de cent cinquante hommes, pour la plupart saignant par mille petites plaies et blessures écœurantes, débouchèrent enfin sur une plateforme assez vaste pour accueillir mille d’entre eux.

Ne restait face à eux qu’une soixantaine de démons. Mais quelle soixantaine ! Carapaçonnés, armés de pied en cap, les Daedras grognaient et feulaient, découvrant leurs crocs... Ce n’était plus tel frêle galopin au corps pâle ou un drémora rachitique, non ! Devant les soldats et Horsandre se tenaient des faucheclans capables de tuer un homme d’un coup de leur bec corné, des drémoras de deux mètres et demi de haut... Et une femme au corps d’araignée les menait. Elle courba ironiquement la tête devant ses adversaires. A la stupéfaction de tous, elle siffla d’une façon qui ressemblait étrangement à un langage.

« Humains ! Beaucoup humains venir ! Bien, bien, bien ! Onolfagga préférer festin quand il venir ! Moins fatigant ! »

Sans un mot de plus elle fit un signe aux Daedras qui se massaient derrière elle et tous bondirent en avant. Les soldats les imitèrent et, en un instant, la mêlée se fit générale.

Horsandre n’était plus en état de réfléchir. Il assenait son arme de part et d’autre, à mesure que l’ennemi venait à lui. Il se douta plutôt qu’il ne sentit qu’il avait reçu un coup à la tête en voyant du sang, épais et collant, lui couler devant les yeux, obscurcissant encore un peu sa vue, mais rien d’autre n’aurait pu l’arrêter que la mort.

Alliés et ennemis tourbillonnaient sans fin en une danse fatale où l’entrechoquement des épées était la musique et les étincelles produites la rare et tremblotante lumière... Les danseurs avançaient, reculaient, cabriolaient au hasard semblait-il, sans plan d’ensemble mais l’harmonie persistait, encore et toujours...

Horsandre vit périr le sous-officier qui le premier avait ordonné de chercher un accès vers les niveaux supérieurs, pris en tenaille par deux faucheclans, déchiqueté encore vivant. Il observa un des fidèles du capitaine Matius s’écrouler, presque au ralenti, un javelot planté entre les deux épaules. Il entraperçut la femme-araignée enfoncer ses pattes griffues dans le torse de deux hommes à la fois.

Mais pas un instant il ne quitta des yeux ses propres adversaires et expédia leurs perverses âmes immortelles moisir pour de longs siècles dans d’autres plans. Son épée était ébréchée sur toute sa longueur mais peu importait. Du plat de la lame, de son tranchant, de sa pointe, il repoussait les Daedras et tranchait implacablement les fils qui les retenaient à leurs corps.

Autour de lui, les gardes de Kvatch prenaient l’avantage, progressant rapidement, sans laisser d’ouverture dans le mur de boucliers qu’ils opposaient comme seule défense contre leurs terrifiants adversaires. Et Horsandre les menait, inconscient du danger, protégé par la folie meurtrière qui l’animait.

Enfin, le bruit des armes cessa et ne se tint plus devant la bonne centaine de survivants que la femme-araignée qui s’était présentée à eux comme Onolfagga. Elle leva haut ses membres, crachant son dédain aux Kvatchiens et se lança contre Horsandre, gueule ouverte et crocs prêts à mordre.

Le jeune Bréton se jeta de côté et roula sur lui-même. Emportée par son élan, Onolfagga se heurta à la ligne de défense des soldats. Furieuse d’avoir manqué sa cible elle en balaya trois d’un revers de patte, comme s’il ne s’agissait que de simples insectes. Les gardes reculèrent devant son courroux et certains donnèrent des premiers signes de frayeur, songeant sans doute déjà à se débander. La panique allait se propager aux autres.

Soudain, la femme-araignée se cabra et fut prise de convulsions. A son insu, Horsandre avait bondi sur son arrière-train et, d’une main sûre, avait transpercé de son épée la carapace chitineuse de son dos. La pointe de sa lame avait fouaillé les chairs du Daedra et percé entre ses seins obscènement dénudés. Une dernière secousse imprimée à la lame avait trouvé le cœur du monstre et mis fin à la menace qu’il représentait.

Les acclamations des gardes furent assourdissantes. Des mains secourables soulevèrent Horsandre, tombé à genoux, et le remirent sur pied.

« L’étranger ! l’étranger ! l’étranger ! Hourra pour lui !
– ‘aaaaaaaarde à vous ! »

Les vivats cessèrent aussitôt. Horsandre promena un regard furieux sur les hommes massés autour de lui.

« Il faut tout vous dire, hein ? aboya-t-il. Nous ne sommes pas sortis d’affaire. Il faut trouver un moyen de faire disparaître ce portail, reconquérir la ville et mettre autant d’habitants que possible en sûreté. »

Les gardes baissèrent la tête comme des enfants pris en faute. Horsandre, lui, s’aventura sur la passerelle étroite qui menait de leur plateforme à une autre située un peu plus haut. Au sommet brillait une étrange boule, étrangement immatérielle. Exaspéré, le jeune homme lui décocha un coup de poing. Il savait que c’était pure folie, mais il s’était attendu à quelque chose qui lui permette d’en finir avec le plan d’Oblivion.

La lumière émanant de la boule se fit de plus en plus vive, presque crue. Même en contrebas, les hommes furent aveuglés par son éclat. Horsandre se plaqua les mains contre les yeux dans une vaine tentative pour les protéger, mais la lumière semblait s’être incrustée sous ses paupières, trop forte, cent fois trop forte... Les cris retentirent autour de lui.

« Kvatch ! Nous sommes de retour à Kvatch ! »

Ouvrant les yeux à grand peine, Horsandre put constater que les exclamations étaient la plus pure vérité. Devant eux se dressaient les portes en fer de la ville, dont les battants étaient presque tombés tant les gonds étaient tordus. Mais de la déchirure dans la réalité créée par l’ouverture vers l’Oblivion, plus de trace. Elle avait simplement disparue et la seule preuve qu’elle avait jamais existée, c’était l’herbe complètement brûlée et les cadavres désséchés qui s’étaient trouvés là.

« Très bien. Je veux de l’ordre et de la méthode. Nous allons débusquer les Daedras qui peuvent encore hanter les ruines en nous divisant en quatre groupes de trente hommes, chacun mené par un sergent ou un caporal et...
– Ça ne sera pas nécessaire, étranger, » interrompit quelqu’un depuis Kvatch, derrière Horsandre.

Le jeune homme se retourna et vit un garde au visage et à l’armure maculés par les cendres et le sang. Par endroits, ses épaulières avaient l’air de porter encore un peu de dorures. L’individu était sans doute un officier ou un noble, ce que semblait confirmer le ton qu’il avait employé.

« Nous n’avons guère eu à affronter plus qu’une nuée de galopins. Ils se sont réfugiés dans le château mais ils en ont mal bloqué les entrées et nous avons presque achevé de les en chasser. Je suis le lieutenant Ciovus. Je veux voir le commandant de votre force. Où est le capitaine Matius ?
– Mort.
– Les lieutenants Thaénus, Vonco ?
– Connais pas. Vous les avez vus ? demanda Horsandre aux gardes puis comme ils secouaient la tête en signe de dénégation : portés manquants au combat ou déserteurs, à vous de choisir.
– Il n’y a plus d’officiers supérieurs dans cette troupe ? renifla le lieutenant. Qui la commande alors ? Un sergent ? Ah !
– Eh bien, moi, semble-t-il, répondit Horsandre, passablement agacé par l’attitude de son interlocuteur.
– Un civil ? releva Ciovus, vaguement amusé. Et qui vous a donné cette autorité, dites-moi ?
– Je l’ai prise tout seul, merci bien ! Et il semble que ça n’ait pas trop porté malchance aux hommes avec moi.
– C’est à voir ! La moitié de l’effectif manque !
– Et il s’agirait de la totalité des troupes si je n’avais pas pris le commandement, rugit Horsandre, fou de rage. Vous vous estimez courageux parce que vous avez défait des galopins, lieutenant ? Ah ! Chacun des hommes derrière moi a combattu bien pire, aujourd’hui et ensemble ils ont réussi à vous débarrasser de cette porte vers l’Oblivion ! Et c’est ainsi que vous les accueillez ?
– Mettez-vous en colère si ça vous chante, mais la loi martiale vient d’être proclamée à Kvatch et les civils doivent se placer sous le commandement des militaires...
– Proclamée par qui ? Le comte trouve le temps de signer des décrets ?
– Le comte est mort et il appartient au plus haut gradé, moi en l’occurrence, de rétablir l’ordre. »

Horsandre le gifla si fort que le lieutenant se retrouva sur le sol. Pas un soldat ne fit un pas en avant pour le défendre.

« Je suis venu dans cette ville pour des raisons personnelles et j’ai été enrôlé contre mon gré pour prendre part à sa défense, gronda Horsandre, contre des ennemis qu’un civil, comme vous dites, ne devrait pas affronter. J’ai fait ma part quand on aurait rien dû attendre de moi et vous venez la face enfarinée me dire que ce n’était pas mon rôle et que je dois vous obéir ? Prenez plutôt une pelle et allez déblayer les décombres. Vous serez peut-être utile au moins une fois dans votre vie. »

L’officier se releva, une grosse marque rouge en forme de main apparaissant rapidement sur sa joue, et s’enfuit en courant.

« Reprenons, continua Horsandre. Vous allez retrouver vos camarades au château puis aider les survivants à enterrer les morts et nettoyer ce qui reste de la ville. »

Il passa la porte et ne put retenir un cri de stupeur. Pas un bâtiment ne tenait debout, à part deux larges formes sombres.

« Tout a brûlé ?
– En cette saison, le bois des maisons est très sec, expliqua un garde. Une étincelle suffit à un début d’incendie. Il n’y a que la cathédrale et le château comtal qui soient construits en pierre.
– Shéor vous emporte tous, souffla Horsandre pour lui-même. Si le prêtre ne s’est pas réfugié dans son église, ce cher Jauffre me découpera en lanières. »







Chapitre IV



Kvatch n’était plus que monceaux de cendres et de ruines, partout où Horsandre posait ses regards. Faute de combutible, le brasier avait cessé et une pluie fine s’abattait sur la ville, éteignant les derniers foyers de flammes. Le jeune homme s’approcha de la cathédrale et tambourina aux portes d’airain hermétiquement closes.

« Qui va là ? interrogea aussitôt une voix soupçonneuse.
– Ami, annonça Horsandre. La garde a repris le contrôle de la situation. Vous n’avez plus rien à craindre des Daedras. »

Il entendit un conciliabule à mots rapides au sein de l’édifice puis le bruit des barres qu’on retirait et des meubles qu’on déplaçait. Enfin, les portes s’ouvrirent et Horsandre découvrit des milliers de visages encore terrifiés se fixer sur lui par l’embrasure. Il vacilla sous l’émotion. Quelqu’un en ville avait eu la présence d’esprit de laisser les gens se réfugier dans un bâtiment facile à protéger. Il constata qu’il y avait une quinzaine de gardes près de la porte et que de nombreux hommes tenaient des armes hétéroclites.

« Nous avons besoin de votre aide, reprit-il. Il faut aller chercher toutes les réserves de nourriture qu’on peut trouver dans le château. Je veux que certains d’entre vous aillent visiter les paysans des alentours et leur fassent apporter tout le grain qu’ils sont prêts à nous céder. Dites-leur qu’ils seront payés en or décompté sur le Trésor comtal.
– Pourquoi faire ? demanda une voix butée.
– Pour que vous ne mouriez pas de faim, voilà pourquoi ! Les entrepôts ont brûlé dans l’attaque... »

Un grand tumulte s’éleva quand chacun dans la cathédrale se mit à discuter sur cette nouvelle. Horsandre cria pour se faire entendre.

« Silence ! Silence, s’il-vous-plaît ! Je veux aussi que les gardes présents rejoignent leurs camarades avec une centaine de volontaires pour enterrer les morts et dresser un camp pour vous accueillir tous. Je veux aussi... je veux rencontrer au plus vite les prêtres. Y en a-t-il ici ? »

La foule murmura un nom : « Martin... »

« Frère Martin ? Où est-il ?
– C’est moi, » répondit un homme armé en s’avançant.

Il était revêtu d’un simple manteau sans ornement et portait à la main un bâton cassé qui avait peut-être été une lance. Autour de sa taille était attachée une courte épée dans un fourreau. Il marchait à grands pas, d’une allure assurée et ses yeux ne trahissaient pas la peur qui habitait les Kvatchiens réfugiés. Il réussissait à rester sereine malgré la situation alarmante.

« De quoi voulez-vous m’entretenir ?
– C’est une affaire dont nous devrions discuter en-dehors de ce lieu. Je n’aimerais pas être écouté.
– Comme vous voulez, » fit Martin.

Sa peau était mate, son nez droit, ses yeux bleu profond semblaient lire dans l’âme de son interlocuteur. Il avait des cheveux bruns mi-longs qui lui tombaient de temps en temps sur les yeux. Horsandre aurait juré l’avoir déjà vu quelque part mais où, c’était un mystère.

« Alors ? s’enquit le prêtre dès qu’ils furent sortis.
– Je suis venu ici pour vous chercher, lui dit abruptement Horsandre.
– Me chercher ? s’étonna Martin. Dans quel but ? Vous ne me connaissiez même pas il y a quelques minutes !
– Je sais, je sais, interrompit Horsandre. Au lieu de tomber sur vous, je me suis retrouvé en train d’affronter des Daedras et de venir au secours de votre ville. Mais passons pour le moment, voulez-vous ? Votre présence est requise au prieuré de Weynon par le père Maborel et le frère Jauffre.
– Attendez un peu, vous, s’énerva Martin. Vous voudriez que j’abandonne les gens ici pour aller rencontrer des moines que je n’ai pas vu depuis plus de quinze ans ?
– Le père Maborel veut que vous lui succédiez et le frère Jauffre est prêt à vous appuyer pour que vous deveniez prieur.
– J’en ai assez entendu, fuma Martin. Vous pouvez dire à ces deux-là que je ne le dois rien, d’accord ? »

Il tourna le dos à Horsandre et retourna vers la cathédrale à pas furieux.

« Martin ! Ecoutez-moi !
– Quoi encore ? demanda le prêtre en tournant sur ses talons.
– Le frère Jauffre est une Lame de l’Empereur. »

Le jeune clerc sembla abasourdi par cette soudaine révélation. Il se rapprocha de Horsandre et lui fit signe de baisser la voix.

« Révéler le nom d’un membre de cette organisation est un crime passible de mort, vous savez, signala-t-il.
– J’en suis pleinement conscient et je prends le risque que vous me dénonciez. Mais je doute que vous trouviez un garde prêt à m’arrêter aujourd’hui et dans cette ville.
– Très bien. Alors pourquoi me dites-vous une chose pareille, je vous le demande un peu.
– L’Empereur est mort. »

Cette fois-ci, Martin échoua à dissimuler ses sentiments. Il lâcha un petit cri et ses traits se contractèrent en signe d’un profond désarroi.

« Ses héritiers avec lui, ajouta Horsandre. J’étais avec lui quand il est tombé.
– Vous êtes une Lame, vous aussi ?
– Non, mais c’est moi qu’il a chargé de mettre au courant le père Maborel et donc le frère Jauffre. Et ce sont ces derniers qui m’ont demandé d’aller vous chercher.
– Qu’est-ce que cela a à voir ?
– Vous croyez qu’en un temps où l’on risque l’anarchie et où l’Empereur a été assassiné par des inconnus, ses plus loyaux serviteurs vont se soucier de qui dirige un simple prieuré ? Sérieusement ?
– Eh bien...
– Ce que je crois, moi, c’est qu’il y a deux possibilités : soit Jauffre m’a envoyé ici pour m’écarter de son chemin, parce que je le gêne, ce dont je doute sérieusement, parce qu’il y a bien d’autres moyens de le faire ; soit les Lames pensent que vous aurez un rôle important à jouer pour l’Empire et pas seulement pour Kvatch.
– Donc, en vous suivant, je rendrais service au plus grand nombre, c’est cela ?
– Je ne peux pas vous dire que j’en suis sûr mais c’est ce qui me paraît le plus vraisemblable, oui. »

Martin  réfléchit quelques secondes puis son visage reprit son calme et c’est d’un ton posé qu’il annonça sa décision.

« Très bien. Je vais vous accompagner à Weynon. Mais soyons bien clairs : si je ne reçois pas d’explications satisfaisantes là-bas, je rentre parmi les miens.
– Entendu. »

Horsandre cracha dans sa paume et Matin l’imita, puis les deux hommes se serrèrent la main pour conclure leur accord. La poigne du prêtre était ferme et assez chaleureuse.

« Je vais tenter d’expliquer que je pars aux habitants. N’allez pas croire que ça me fasse plaisir de les quitter quand ils ont le plus besoin de moi...
– Je ne suis qu’un messager, répliqua Horsandre. Plaignez-vous à mes envoyeurs, pas à moi. Si ça peut vous rassurer, j’aurais préféré rester à Kvatch assez longtemps pour être sûr que les gens seront en sécurité. Mais si les gardes ont un peu de cœur et de famille dans les parages, ils parviendront à les défendre sans difficulté. Il s’agira juste d’avoir des vivres et de profiter de l’abri des murs. En un sens, ils ont de la chance dans leur malheur : nous sommes en été, les nuits sont chaudes et le grain ne fera pas défaut avant des mois... »

Deux heures plus tard, Martin et Horsandre galopaient sur la route de Chorrol. Un Kvatchien avait insisté pour que le prêtre accepte son cheval pour les services qu’il avait rendus à la communauté, l’un des moindres n’étant pas sa décision d’accueillir les réfugiés dans la cathédrale au plus fort de l’attaque. L’évêque et les autres clercs n’en avaient pas profité. Ils avaient préféré les hauts murs du château où ils étaient morts avec le comte, piégés par les galopins.

Les deux hommes restèrent silencieux pendant tout le temps qu’ils chevauchèrent. Martin était visiblement un cavalier accompli et n’aurait sans doute pas été gêné par une discussion, mais il n’était pas d’humeur bavarde, et Horsandre n’avait pas encore assez confiance en lui pour lui adresser la parole pendant qu’il rebondissait sur sa selle.

Quand ils eurent installé un feu de camp, Horsandre prépara un bouillon fumant qu’ils partagèrent et, sa chaleur aidant, la glace entre les deux hommes fondit quelque peu.

« Délicieux, vraiment, déclara Martin, en portant une nouvelle cuillérée à ses lèvres. Vous avez fait ça avec seulement quelques herbes trouvées sur le côté de la route.
– Oh, non ! Je garde toujours en réserve quelques légumes quand je voyage. Je les ai acheté en venant à Kvatch. Vous voulez accompagnez ça d’un peu de pain ?
– Je pensais que vous ne me le proposeriez jamais. »

Quand ils eurent dîné, Horsandre s’installa le plus confortablement qu’il put, la tête posée sur sa selle comme seul oreiller. Martin ne parut pas ravi mais se força à l’imiter.

« Eh bien, quoi ? Je croyais que les prêtres vivaient à la dure sur des matelas rembourrés avec des noyaux de pêches ou sur un lit de pierre.
– Oh la plupart le font, mais le clergé de Kvatch a des goûts de luxe et même ma chambre n’a pas échappé à un récent réaménagement.
– Ce voyage est parfait, alors. Il vous laissera vous réhabituer à la dureté d’une vie qui s’annonce monastique au sens propre.
– Hmm, hmm. Vous avez sommeil ?
– Pas vraiment. J’imagine que je devrais tomber de fatigue après les événements d’aujourd’hui, mais je me sens... reposé. Je crois que je commence à m’habituer à monter mon cheval.
– Je vois ce que vous voulez dire. Les quelques gardes que vous avez vu dans la cathédrale m’ont aidé à repousser plusieurs assauts de drémoras, mais je ne vois aucune séquelle, aucune trace de fatigue...
– Puisqu’aucun de nous deux n’a envie de dormir, si vous me parliez de vous, frère Martin ?
– De moi ? Pourquoi ça ?
– Je vous l’ai dit : Jauffre a probablement une bonne raison de vous faire ramener à Weynon. Nous pourrons peut-être la découvrir en nous y mettant à deux.
– Je suis un prêtre banal...
– Je n’en ai pas rencontré beaucoup comme vous : les gens se tournent naturellement vers vous, vous gardez la tête froide même dans des situations dangereuses, vous pensez aux autres avant vous. Vous êtes ce qu’un prêtre doit être et ce que si peu sont.
– Présenté comme ça... Mais vous aussi avez fait montre de ces qualités en venant à notre secours.
– J’avais mes raisons, sourit Horsandre.
– Si vous voulez. Très bien : j’ai été élevé dans une ferme entre Kvatch et Bravil. Je ne sais pas de quelle ville nous étions le plus proche. J’étais le benjamin de la famille. Ma mère pensait qu’il serait bon de me confier à des religieux pour qu’il fasse mon éducation et mon père a accepté après une année de mauvaises récoltes.
– Je connais ça. Deux ou trois de mes amis ont pris le même chemin.
– Mais ils ne se sont pas enfuit quand ils étaient sur la route de la chapelle où ils seraient enfants de chœur, n’est-ce pas ?
– Non, reconnut Horsandre.
– Je voulais aller plus loin qu’un petit village de paysans comme celui où j’avais grandi et j’ai pris la clé des champs. Je me suis trouvé des amis, et... c’est une période dont je n’aime pas parler. Trop d’erreurs, trop d’errances dans le noir.
– Ne me dites que ce que vous jugerez utile.
– Toujours est-il que cinq ans plus tard, je venais de fêter mon dix-huitième anniversaire... Nous étions descendus en ville, un petit coin tranquille. Nous avons entamé une bagarre dans une taverne. La garde est intervenue, mais plus personne ne faisait attention à ce qui se passait, à ce moment-là.
– Et puis ?
– Et puis, j’ai sorti une dague, quelqu’un a frappé sur mon bras pour me désarmer, j’ai riposté en le frappant à la tête et il s’est écroulé sur un tabouret, la nuque brisée. »

Le silence régna pendant plusieurs instants que Horsandre mit à profit pour digérer ce que venait de révéler le prêtre.

« Qui était-ce ?
– Le fils du bourgmestre. Après ça, mes amis et moi avons immédiatement été jeté en prison, avec une belle fenêtre pleine de barreaux donnant sur la place des exécutions publiques.
– Vous avez été condamné ?
– Non. Deux jours après mon arrestation, on m’a fait sortir et on m’a présenté un moine à l’air peu commode, qui a décrété que j’avais été promis à la prêtrise et que je n’y échapperais pas. C’est ce qui m’a sauvé la vie. Il m’a accompagné jusqu’à Kvatch... En sortant de la ville, j’ai vu les têtes de mes compagnons accrochées au mur sur des piques. Il a estimé que ce serait une “leçon” pour moi.
– Ce moine...
– Oui. C’était le frère Jauffre. »

A nouveau, la discussion s’interrompit pour laisser place à un silence beaucoup plus pesant que le précédent.

« Et maintenant, vous m’apprenez qu’il fait partie des Lames impériales... Je ne sais plus quoi penser, honnêtement. Je ne sais ni qui repousser ni à qui me fier. J’aimerais croire que vous m’avez menti, parce que si c’est vrai, alors il est probable que j’ai été manipulé presque toute ma vie.
– Je ne vais pas vous être d’un grand réconfort...
– Je sais. Je n’ai jamais tué personne d’autre que cet homme... Je me suis efforcé d’être un prêtre attentif, généreux et prêt à pardonner. Mais quand je pense à Jauffre, je ne peux pas m’empêcher d’avoir des envies de meurtre.
– Oubliez-les tout de suite, ordonna Horsandre d’un ton péremptoire. Je n’ai pas pris autant de risques pour vous ramener pour que vous vous fassiez tuer aussitôt arrivé. J’ai vu combattre des Lames, frère Martin, dans un lieu qu’elles ne connaissaient pas et plutôt traître, presque dans le noir. Ils mettent fin aux jours de leurs ennemis sans l’ombre d’une hésitation. Vous ne tiendriez pas dix secondes.
– Vous avez sans doute raison. »

Après ce dernier échange, la conversation ne s’éternisa guère. Le sommeil vint bientôt au sommeil et ils purent enfin dormir. A l’aube, Horsandre réveilla Martin et siffla Friwold et l’autre cheval. Ils repartirent rapidement et la journée passa tranquillement au rythme des sabots qui martelaient les pavés. Le soleil était voilé par de lourds nuages qui n’auguraient rien de bon.

Dès le lendemain, leur chevauchée se fit sous une pluie battante qui ne leur laissa pas un pouce de vêtements de sec. Trois heures après la tombée de la nuit, Horandre aperçut un léger surplomb qui leur permit de s’abriter. Ils accrochèrent leurs effets au-dessus du feu pour tenter de les sécher, mais le bois mouillé prenait mal et ils grelottèrent pendant une bonne partie de la nuit malgré leurs épaisses couvertures de laine.

La pluie ne se calma que la veille de leur arrivée à Weynon. A force de voir les cheveux de Martin plaqués sur son crâne, Horsandre avait été frappé une nouvelle fois par son apparence familière. Un soupçon très net s’était alors formé dans son esprit et il avait entrepris de le vérifier. En blanchissant mentalement ces cheveux, en rosissant un peu ces joues, en creusant les cernes sous ces yeux... on parvenait à un portrait très ressemblant à celui du tout juste défunt Empereur Uriel Septim. La forme du nez, de la mâchoire... tout paraissait concorder.

Horsandre se garda pourtant bien de faire partager au prêtre sa découverte. Après tout, il n’avait vu l’Empereur que deux fois, d’abord dans sa cellule où il ne lui avait pas prêté grande attention, puis dans les égouts, et son visage n’avait été éclairé que par la lueur intermittente de la torche de Baurus. Cela aurait pourtant expliqué bien des choses, notamment l’attachement que Jauffre, membre des Lames, attachait au frère Martin depuis son plus jeune âge.

La matinée suivante fut très ensoleillée. Les nuages s’étaient vidés de toute leur eau et rien n’empêchait plus l’astre du jour de rayonner. Horsandre mit ses pensées de côté et profita de la chaleur, les yeux mi-clos, jusqu’à ce qu’un cri de Martin le rappelle à la sombre réalité.

« Regardez devant nous ! Il y a un corps sur la route. »

Le jeune Bréton pressa les flancs de Friwold et s’approcha de la personne qui gisait là. Il pensait trouver un cadavre mais l’homme semblait agité de spasmes. Horsandre démonta et lui tendit une gourde, mais il n’y eut aucun geste fait pour la prendre.

« Vous êtes blessé ? Où ça ? demanda le jeune homme alors que l’autre faisait signe que oui.
– Pas important... Fait ce qui devait être... Amulette...
– Quoi ? s’exclama Horsandre en pensant au bijou qu’il avait remis à Jauffre. Une amulette avec un rubis serti ?
– Amulette... Rubis... oui, oui, oui. Moines idiots. Moines laisser entrer et moines mourir. Prendre amulette dans le coffre... Mais moines forts... Moines blesser et tuer... Moine chauve. Lui dangereux. Lui sûrement vouloir reprendre amulette. »

Horsandre n’en écouta pas davantage. Il bondit en selle et lança Friwold aussi vite qu’il put en direction du prieuré de Weynon.

« Frère Martin ! Suivez-moi et sortez une arme ! Cet homme a des complices et ils ont attaqué Weynon !
– Mais c’est impossible... La garde de Chorrol serait intervenue !
– Aussi impossible qu’une marée de Daedras venus bouter le feu à Kvatch ! Galopez sans perdre de temps ! »

Derrière eux, l’homme rendit le dernier soupir et ses traits s’effacèrent de son visage, ne laissant qu’une chair rose et uniforme.

« Je ne comprends toujours pas, cria Martin en direction de Horsandre. Comment pouvez-vous être si sûr de...
– Il est de ceux qui ont assassiné votre père ! Ils sont capables de tout et les Lames ne les effraient pas !
– Mon père ? De qui parlez-vous ?
– Pas le temps pour les explications ! Plus tard, plus tard ! »

Au train où il allait, Friwold faisait souffrir le martyre à Horsandre, mais ce dernier n’en avait cure. Le prieuré apparut rapidement après un dernier coude de la route. Des hommes en robe pourpre essayaient de se retirer, pressés par des moines déchaînant sur eux armes et sortilèges. Sans réfléchir, Horsandre chargea.

Grâce à la surprise qu’il créa et au renfort opportun de Martin, juste derrière lui, le jeune homme renversa plusieurs des assassins et en passa par sa lame deux autres. En un instant, le combat tourna complètement en faveur des moines et les encapuchonnés s’égayèrent.

« Horsandre ! Talos soit loué, vous revenez au bon moment. Et avec Martin ! cria Jauffre.
– Où est l’amulette ? demanda immédiatement le Bréton au moine. Vite !
– Cachée dans un coffre à la serrure inviolable, là où je vous ai rencontré la première fois, mais... »

Sans en écouter davantage, Horsandre fit volter Friwold et entra, sous les yeux médusés des moines, dans le bâtiment principal. Les fers de l’étalon claquèrent à toute vitesse sur les dalles, produisant des étincelles. Jauffre et Martin, suivis par une foule de novices, ne pénétrèrent dans la salle qu’une minute plus tard. Toujours juché sur son cheval, Horsandre tournait en rond.

« Pas de coffre ! s’écria-t-il en les voyant entrer. Pas de coffre, nulle part ! »

Les yeux de Jauffre s’exorbitèrent et il murmura quelques mots. La salle fut aussitôt baignée d’une lumière surnaturelle et le moine se précipita vers un coin mais il dut se rendre à l’évidence : Horsandre n’avait pas menti.

« Serrure inviolable ? Ils auront juste besoin de percer le coffre !
– Pas le temps pour ça, coupa Jauffre. Frère Walric, allez sonner le tocsin et envoyer nos hommes de Chorrol partout dans la province. Nous abandonnons le prieuré et nous nous replions sur notre base...
– Et moi ? s’exclama Martin. Vous me faites quitter Kvatch, vous vous mêlez encore de ma vie et maintenant que je ne vous suis plus d’aucune utilité, vous allez m’abandonner sur le bord d’une route ? »

Jauffre lui adressa un regard dur que le prêtre parvint à soutenir sans ciller, puis se tourna vers Horsandre.

« Vous nous accompagnerez. Je pense qu’il vous fait un peu plus confiance à moi et je n’ai pas besoin qu’il s’invente des états d’âme pendant que nous l’emmènerons en sécurité. Vous répondrez de lui sur votre vie. »

#3 redolegna

redolegna

    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 18 avril 2009 - 23:50

Chapitre V



Trois heures plus tard, le prieuré s’était vidé. Horsandre errait entre les cages à lapin d’où les animaux avaient été tirés et lancés vers la ville pour intriguer les gardes et les empêcher de surveiller les moines. Le jeune Bréton entendait les derniers bruits de folle cavalcade s’éteindre au loin. La plupart des gens de Weynon étaient partis vers le sud, Kvatch et Anvil, d’autres vers la Cité Impériale. Personne n’avait emprunté la route du nord de Bruma, pourtant fort praticable en cette saison. C’est là que Horsandre conduisit Friwold par la bride, en attendant que Jauffre achève ses derniers préparatifs.

« Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda Martin, le visage défait. Je ne comprends plus et cette Lame de malheur refuse obstinément de me répondre.
– Nous partons vers une cachette de sa connaissance, très bien protégée, c’est tout ce qu’on peut déduire.
– Non, insista le prêtre. Vous en savez plus que ça. Il a laissé ces hommes de confiance partir dans toutes les directions pour faire diversion, semer des fausses pistes, au cas où il resterait de ces fous furieux dans les environs, c’est ça ?
– Il semblerait, » acquiesça Horsandre, peu désireux de révéler à Martin ce qu’il croyait avoir découvert. Jauffre avait ses raisons, bonnes ou pas, de ne rien dire encore au Kvatchien et il n’allait pas se mettre à le contrarier.

Horsandre se détourna avant que Martin ait eu le temps de lui poser une nouvelle question et grimpa en selle, ce qui lui arracha une grimace de douleur supplémentaire. Après le combat, une inspection soigneuse de sa peau lui avait montré que des coupures s’étaient ajoutées à celles qu’il avait récoltées par dizaines dans l’Oblivion. Il avait perdu peu de sang, mais sa peau cicatrisait mal et il risquait d’en conserver la trace pendant un moment.

Jauffre arriva enfin et remplit les fontes de la selle de son propre cheval. D’un signe de tête impérieux, il ordonna de se mettre en route et ni Martin ni Horsandre ne récriminèrent.

« Où est resté le prieur Maborel ? demanda le Bréton, au bout d’une heure de rapide chevauchée, posant la question qui lui brûlait les lèvres.
– Là où nous l’avons enterré. Il est mort deux jours après votre départ, Talos ait son âme. »

Jauffre refusa catégoriquement d’en dire plus et Horsandre jugea prudent de ne pas insister. Martin lui-même se tenait coi, bouillant d’impatience sans nul doute, mais assez raisonnable pour savoir que le moine n’était pas d’humeur à lui répondre. L’après-midi passa dans une atmosphère étrange, tendue entre les trois hommes.

A la nuit tombée, Horsandre et Martin voulurent s’arrêter mais, imperturbable, l’acariâtre vieil homme se contenta de presser sa monture. Impuissants à le retenir, les deux jeunes gens se résolurent à le suivre, et ils s’enfoncèrent dans la nuit noire, deux d’entre eux pestant en silence contre le troisième.

Le soleil se leva sur trois chevaux en nage et trois cavaliers épuisés. Jauffre ne montrait toujours aucun signe qu’il voulait ralentir, mais, alors que le soleil était à son zénith, il glissa brutalement de sa monture et s’affala sans un murmure sur le sol. Horsandre talonna Friwold pour arriver à la hauteur du cheval qui s’enfuyait sans son maître.

Quand il revint en le guidant fermement par la bride, il s’aperçut que Martin avait lui aussi mis pied à terre. En se rapprochant, il vit un objet métallique briller dans la main du prêtre, penché juste au-dessus de l’étrange moine. Il appela doucement :

« Frère Martin ! »

Le jeune homme se retourna vers lui, son trouble clairement visible sur so visage. Il sembla indécis encore quelques instants puis lâcha le poignard qu’il avait tenu et se prit la tête dans les mains. La lame rebondit sur les pavés avec un claquement sec qui fit frémir Horsandre. Martin aurait-il vraiment mis à exécution ce projet alors qu’il n’avait nulle part d’autre où aller que dans une ville détruite à des dizaines de lieues de là ? Le pauvre garçon avait l’air d’avoir du mal à trancher entre ses deux vies quand il se retrouvait en présence de Jauffre.

« Vous voulez qu’on en parle ? proposa Horsandre.
– Non, refusa le prêtre. Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais c’est passé maintenant. Je ne veux juste pas que ça recommence et que j’aille jusqu’au bout.
– Je tâcherai de vous en empêcher.
– Vous ?
– Eh ! oui, moi. Je suis embarqué dans le même bateau que vous et je tiens à avoir le fin mot de cette histoire. Bon ! Si nous nous occupions de ce vieux fou ? Il m’a tout l’air d’avoir pris une bonne insolation. A-t-on idée, aussi, d’aller tête nue en plein soleil avec une calvitie pareille ! »

Martin réprima un ricanement et alla chercher des linges humides qu’il plaqua contre le front de Jauffre. Ce dernier s’agita violemment mais pas un cri de douleur ne lui échappa. Horsandre se rendit compte que son compagnon montrait sans doute plus de considération pour les blessés qu’il soignait habituellement à Kvatch.

« Dans combien de temps pensez-vous qu’il pourra monter ? demanda le Bréton à l’Impérial lorsqu’ils se furent installés à l’ombre d’une poignée d’arbres.
– Dans quelques jours, une semaine au plus.
– C’est trop long, décréta Horsandre. D’ici peu les routes vont grouiller de réfugiés. Nous devons atteindre l’endroit où il nous menait et, sans lui, nous ne saurons jamais où c’est. Je connais quelques tours pour renforcer l’énergie d’un homme. Je suppose que vous ausssi.
– Je pourrais faire ça, je suppose, » opina Martin, un air de dégoût peint sur les traits à l’idée d’user de ses pouvoirs pour remettre Jauffre d’aplomb.

Il fallut attendre le lendemain pour que la pâleur du moine s’estompe et qu’Horsandre le juge capable de remonter en selle. Ils se traînèrent à une lenteur exaspérante, leur chevauchée interrompue par de longues pauses toutes les deux heures, pour laisser le temps au moine blafard de récupérer. Jauffre ne semblait pas vraiment avoir retrouvé ses esprits depuis son évanouissement. Il marmonnait quelques bribes de phrase, puis replongeait dans sa semi-torpeur dont seul l’odeur de la nourriture le tirait vaguement.

Trois jours après l’accident du moine, un paysan qu’ils hélèrent leur apprirent qu’ils n’étaient plus qu’à cinq ou six lieues de Bruma, la ville la plus septentrionale de Cyrodiil. La route y menait tout droit, si l’on exceptait les longs lacets parcourant la montagne. Mais Jauffre sembla alors émerger de son hébétude. Avec de farouches mouvements de la tête, il indiqua qu’il ne poursuivrait pas sur la route et les guida vers un petit chemin, beaucoup plus raide, qui s’aventurait dans les contreforts des monts de Jerall.

Le moine resta mutique pendant plus d’une heure qui suffit à épuiser les deux jeunes gens qui l’accompagnaient. Le vieux clerc n’était plus blanc depuis longtemps : ses joues étaient grises, des poches immenses se creusaient sous ses yeux, mais il refusait visiblement de céder. Sa détermination effrayait quelque peu Horsandre et, lorsqu’il se tourna vers Martin, ce dernier n’en menait pas plus large.

Le chemin se fit sentier de chèvres où les chevaux avaient les pires peines du monde à poser leurs sabots sur autre chose qu’un obstacle. Sans se consulter, les trois hommes mirent pied à terre et menèrent leurs montures par la bride. Même ainsi, le sol restait traître et Horsandre se maudit de s’être laissé entraîné dans pareille aventure.

Mais avait-il eu bien le choix, au fond ? Depuis qu’il était sorti de sa cellule, qu’il avait rencontré le capitaine Renault, l’empereur, Baurus, Jauffre, le Bréton s’était senti poussé en avant par une force irrésistible. Huit ans plus tôt, quand il n’était encore qu’un petit paysan cultivant les champs de son père dans leur petit village de Hauteroche, loin, loin au nord, il ne se serait jamais cru capable de mener des centaines de soldats à la victoire contre des créatures sorties des plus sombres cauchemars jamais faits par les hommes dans la défense d’une ville inconnue. Même sans les serments, les menaces, son seul instinct de survie, Horsandre sentait confusément qu’il aurait accompli cela. Mais pourquoi ?

Jauffre s’arrêta brutalement  devant eux et Martin buta presque sur lui. Le moine porta ses doigts à ses lèvres et siffla en imitant un oiseau qu’Horsandre ne connaissait pas. Le son se répercuta en écho sur les parois des montagnes puis s’estompa peu à peu. Il se passa environ une minute sans que rien ne se produise et Martin ouvrait déjà la bouche pour parler quand une corde lui tomba devant les yeux. Jauffre lui fit signe de se l’enrouler sous les aisselles et autour de la taille en s’assurant de la sécurité. Le prêtre de Kvatch, subjugué, lui avait à peine obéi que Jauffre siffla à nouveau et Martin se retrouva soulevé dans les airs avec un cri étranglé.

« Qu’est-ce que ça signifie ? voulut savoir Horsandre.
– Regardez là-haut, répondit le moine d’une voix blanche.
– Il n’y a rien en haut, rétorqua le jeune homme en plissant les yeux. Juste quelques pics.
– Regardez mieux. »

En se forçant, Horsandre crut apercevoir de fins traits entre les sommets. Il se tourna vers Jauffre pour le lui signaler et lut dans ses yeux qu’il avait trouvé la bonne réponse.

« Vous comprendrez mieux une fois monté, souffla Jauffre dans un râle d’agonisant, son visage vidé de toute couleur. Ne vous inquiétez pas pour les chevaux, je vais m’en occuper moi-même... »

La corde revint sans Martin et le jeune homme imita le prêtre. Il inspira une bonne fois avant que Jauffre ne siffle et ferma les yeux avec la ferme intention de ne pas relever les paupières avant que ses pieds retouchent quelque chose de solide. Il n’aimait pas beaucoup les hauteurs et se retrouver suspendu dans le vide l’effrayait presque autant que la terrible bête à huit pattes qu’il avait tuée dans l’enfer autour de Kvatch.

Mais ses yeux se rouvrirent bien avant qu’il ne soit en sécurité sur une surface stable. Horsandre glapit de terreur en découvrant le chemin qu’il avait emprunté plus de deux cents mètres au-dessous. Il était plus mince qu’un cheveu désormais, et le Bréton ne distinguait aucune trace de Jauffre ou des chevaux. Il fallait pourtant bien que le moine soit quelque part, mais, dans son état de panique, le jeune homme était bien incapable d’une pensée rationnelle ou même cohérente.

On cessa de le hisser à la corde et une paire de bras robustes le saisit sous les aisselles avant de le soulever sans ménagement sur le bord d’une corniche où il vacilla. Un bon coup dans le dos le projeta en avant et il crut qu’il allait tomber dans le vide pendant d’interminables secondes, mais une autre personne le prit par les épaules, lui fit faire un demi-tour sur lui-même, le premier d’une quinzaine avant que l’on ne consente à le faire avancer.

Désorienté, étourdi par le tournis et le vertige, Horsandre se laissa guider sans opposer de résistance. Ses yeux se posèrent sans les voir sur des escaliers taillés dans la roche qui s’enroulaient autour d’un large piton, un de ceux que le Bréton avait remarqué depuis le chemin. Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées et se rendit compte que cet immense bloc de pierre avait été bâti par des hommes – dans quelles conditions, il n’osait l’imaginer – de manière si habile qu’il paraissait être naturel, des centaines de mètres plus bas. Lorsqu’il vit l’autre côté du piton, le jeune homme eut le souffle coupé.

Cette partie-là était indubitablement humaine. C’était une tour comme il n’en avait jamais vu auparavant. Elle était hérissée de machines de guerre,sur les plateformes entre les différents niveaux, les rares ouvertures consistaient en d’étroites fentes, parfaites pour abriter des archers... Pareil endroit devait être imprenable... L’escalier s’arrêtait devant une porte, ouverte pour le moment, où Martin attendait, l’air aussi déboussolé que son compagnon.

Sans un mot, l’homme qui escortait Horsandre lui fit signe d’avancer et il pénétra dans la tour. Des gens aux visages de marbre allaient d’un endroit à un autre, les mains chargées, ne leur accordant pas un regard. Le Bréton et l’Impérial gravirent encore des volées d’escalier abruptes et raides. Le souffle commençait à leur manquer. Alors qu’ils arrivaient en haut, l’homme silencieux leur passa devant et ouvrit une porte qui débouchait sur une plateforme battue par les vents. Un instant, Horsandre pensa qu’on allait les en précipiter vers les arêtes pointues des centaines de pied en contrebas, mais il tâcha de se raisonner. On aurait pu les tuer cent fois déjà. Si on ne l’avait pas fait, on n’allait pas commencer maintenant, espérait-il.

L’homme désigna un pilier de pierre du doigt. En haut, était accrochée deux cordes, relativement écartées, dont l’une était lestée d’une poulie. C’étaient les lignes qu’ils avaient distinguées depuis le chemin, il y avait une éternité de ça. Horsandre les regarda sans comprendre.

« Vous saisissez la poignée, aboya le cerbère. Et vous vous laissez glisser. Pas difficile.
– Je ne peux pas faire ça ! s’affola le jeune Bréton. Je vais tomber !
– Pas si vous avez un peu de force dans les bras. Allez, dépêchez-vous. Vous en avez cinq comme ça à franchir.
– Cinq ! »

Horsandre faillit tourner de l’œil, et l’homme finit par lui attacher les mains à la poignée. Juste avant de le pousser, il lui dit :

« Tant pis pour vous. Vous ne pourrez pas amortir le choc... »

Les dix minutes suivantes furent un vivant cauchemar pour Horsandre. Il s’évanouit deux fois, suspendu au dessus du sol, franchissant à toute allure la distance qui séparait les tours camouflées. Arrivé à la dernière, il se plia en deux et vomit. Martin, arrivé peu après lui, n’avait pas l’air dans un meilleur état. Son teint hésitait entre le gris et le blanc, ses yeux se révulsaient presque. Un nouvel homme silencieux vint les accompagner et leur fit descendre une dizaine d’étages. A un moment, les rares meurtrières disparurent dans les murs, et Horsandre fut persuadé qu’ils s’enfonçaient dans une excavation de la montagne.

Ils parvinrent enfin dans une salle immense, où des bruits métalliques résonnaient. D’un côté, des lumières rougeoyaient, signalant une forge. Plus loin, ces sons étaient dus à une quarantaine de guerriers en plein entraînement, que Horsandre prit d’abord pour une véritable lutte tant ils semblaient acharnés à se mettre hors de combat. Quand Martin parvint à leur hauteur, ils s’arrêtèrent soudainement, levèrent très haut leur armes et entonnèrent un cri si puissant que son écho résonna longtemps après qu’ils se furent tus :

« Martin, seigneur des Lames ! Martin Septim ! Empereur de Tamriel ! »


Chapitre VI




Martin était assis sur un tabouret tout simple. Il se tenait la tête entre les mains. Quand Horsandre s’approcha de lui, il leva les yeux mais ne parvint pas à fixer son regard et le Bréton eut l’impression désagréable que le jeune prêtre ne le voyait pas vraiment. Un sanglot monta dans la gorge de Martin, qu’il réprima assez visiblement. Horsandre se demanda comment il aurait réagi si pareille nouvelle lui avait été annoncée. Il n’y aurait certainement pas cru si elle n’était issue de ces fanatiques des Lames. Et c’était bien le dilemme dans lequel devait se retrouver le prêtre effondré : il n’avait aucun moyen de réfuter cette terrible nouvelle que le sort de l’empire reposerait désormais sur ses épaules.

« Vous êtes venu, dit finalement le fils naturel d’Uriel, comme s’il remarquait soudain sa présence. Alors, qu’en pensez-vous ?
– Ma foi, Votre Majesté...
– Ah ! par pitié ! pas de protocole, pas d’étiquette. J’ai été formé pour la prêtrise, je dors sur un matelas de pierre, et on ne m’a jamais appelé autrement que frère Martin. Les habitants de Kvatch et moi-même vous devons la vie, alors si quelqu’un doit faire preuve de déférence ici, ce sera moi. Compris ?
– Entendu, Votre... Martin. »

L’héritier du trône poussa un gros soupir. Il tirailla sur ses vêtements de laine écrue qu’il avait revêtus pour voyager. Ils n’étaient guère plus confortables que sa robe de bure.

« Je suppose que je pourrai m’en passer. Mais ce n’est pas ce qui m’inquiète. Je ne connais rien à la politique. Je serai sûrement un empereur catastrophique.
– Les Lames seront là pour vous guider...
– Les Lames ! C’est tout juste si je ne suis pas retenu prisonnier ici. Elles feront peut-être la même chose dans le palais...
– Je n’en suis pas si certain. J’ai rencontré un homme, Baurus, qui a défendu votre père jusqu’aux dernières extrémités. Les autres vous seront tout aussi farouchement dévoués. Et vous ne pouvez en tout cas pas être le pire des empereurs... Il y en a eu un qui était fou, à ce qu’on raconte.
– Oui, Pélagius... Mais qu’est-ce que je dois faire si ce qui s’est produit à Kvatch arrive dans d’autres villes ?
– J’imagine que vous ou un comte avisera sur le moment. Et maintenant, je dois me retirer.
– Vous retirer ?
– Les Lames ont décidé que j’étais désormais un de leurs auxiliaires. Je dois aller à la Cité Impériale et me mettre à la disposition de l’antenne locale. Je suis venu vous dire au revoir.
– Au revoir, alors... ami.
– Ami. »

Les deux hommes se serrèrent la main et Horsandre s’éloigna à pas lents. Il regrettait de quitter Martin, qu’il aurait aimé aider à émerger de la tourmente des événements. Il savait d’expérience que le bouleversement d’un monde personnel pouvait jeter les gens dans une profonde mélancolie. Sans personne pour s’occuper de lui, le jeune prêtre risquait de n’être bon à rien pendant des semaines.

Le retour vers le chemin de montagne où il avait quitté Jauffre fut autant un cauchemar que l’aller. Horsandre se mit à prier avec ferveur au milieu de ce trajet terrifiant. Un des passeurs, chargé de lui donner de l’élan au moment de traverser, ne fit rien pour le rassurer en lui déclarant qu’il n’y avait jamais plus d’une dizaine d’accidents mortels par an.

Il arriva épuisé à son point de départ. Ses mains tremblaient nerveusement et il tenait à peine sur ses jambes. Heureusement, une Lame l’accompagna jusqu’aux écuries dissimulées dans des anfractuosités de roches et lui désigna une botte de paille sur laquelle il pouvait s’allonger, à côté de Friwold.

« Vous partirez demain matin pour la Cité, lui expliqua-t-on. Un guide vous fera sortir des montagnes en évitant Bruma. Dormez en dehors des villages pour les vingt premières lieues. Trouvez une bonne raison de voyager seul et sans marchandises. Ne révélez à personne l’existence et l’emplacement de cette forteresse. C’est un crime puni de mort.
– Eh bien, mon pauvre Friwold, commenta Horsandre quand les protecteurs de l’empereur se furent éloignés, je nous ai mis dans de beaux draps ! »

Il n’eut pas l’occasion de parler davantage avec celui qui le mena par les sentes étroites vers les basses terres le lendemain. Ce dernier se contenta de lui indiquer, en silence, les pierres branlantes sur lesquelles son cheval ne devait pas poser ses sabots, là où il fallait descendre de selle pour mener les bêtes au licou... Une fois parvenu près des plaines, Horsandre se vit abandonné avec quelques mots en guise de recommandation :

« Au sud-est sur cinq lieues. Vous trouverez la route tôt demain matin. »

Le jeune Bréton donna un léger coup de talon à Friwold et lui laissa la bride sur le cou. Sautant sur l’occasion, le cheval, qui n’avait pu courir depuis la veille, galopa à travers champs. Horsandre se laissa bercer par son allure, sentant les puissants muscles de sa monture rouler sous lui. Sa confiance en lui grandissait à mesure qu’il apprenait à connaître l’animal. Il pouvait se montrer désobéissant à l’occasion, mais reprenait tout son sérieux dès qu’il percevait du danger pour lui ou son maître.

Il ne prit même pas la peine de l’attacher au crépuscule, le laissant paître dans les prés autour de lui, alors qu’il se reposait, la tête posée sur sa selle. Il fit quelques rencontres en chemin, dont une patrouille de gardes à l’air assez agité qui lui demanda sèchement ce qu’il faisait sur les routes. Il répondit qu’il vivait de son épée et était actuellement entre deux employeurs.

« Ah ? Et vous en cherchez un par ici ? demanda le lieutenant commandant l’escouade.
– Oh, non, officier, répondit Horsandre. J’aimerais bien voir la Cité et je suis presque sûr de pouvoir trouver du boulot par là-bas. C’est vrai ce qu’on dit qu’il y a un million d’habitants par là-bas ?
– C’est ce que les gens racontent, commenta l’homme. Pour ce que j’en sais, il peut y en avoir cent mille comme cent millions. Je suppose que seuls les intendants chargés de l’approvisionnement le savent vraiment. Mais il y a de plus en plus de monde ces temps-ci. Pas mal de gens qui fuient la campagne. En continuant comme ça, vous ne tarderez pas à en dépasser. Crétins de paysans. Tout juste bons à faire pousser leur blé et  courir se cacher derrière des murailles. »

Horsandre se retint de lui faire passer Friwold sur le corps pour cette remarque. Il adressa un vague salut au lieutenant et trotta le long de la colonne sans broncher. Ce ne fut que lorsqu’elle fut à un bon quart de lieue derrière lui qu’il cria quelques insultes qui se perdirent dans le vent.

En quatre jours, il était revenu au point de départ de ses mésaventures, avec la ferme intention de ne pas aboutir de nouveau en cellule et la vague idée que les Lames ne laisseraient probablement pas cette situation se reproduire. Il suivit à la lettre les instructions que ses nouveaux camarades lui avaient données : faire le tour des jardins publics bien en évidence, trouver une auberge et attendre. Au bout d’une petite demi-heure de promenade que Friwold mit à profit pour essayer de happer toutes les fleurs passant à sa portée, un gamin d’un douzaine d’années vint secouer la botte d’Horsandre.

« Messire, si vous cherchez un toit, on trouve de bons lits chez Farand, dans le grand marché.
– Et combien il te paye pour faire croire ça, petit ?
– Un septim par jour, répondit fièrement l’enfant.
– En voici cinq si tu m’indiques une bonne auberge où je n’ai pas à craindre de me faire dévaliser pendant la nuit, annonça le Bréton en sortant des piécettes de sa bourse.
– Chez Farand, messire. »

Horsandre rit de bon cœur et lança l’argent au garçon qui l’attrapa au vol. Il dirigea Friwold vers l’endroit indiqué et ne tarda pas à trouver. Vue de l’extérieur, l’auberge semblait correcte. C’était un grand bâtiment avec deux ailes. Aux odeurs qui s’en échappaient, le jeune homme conclut qu’à gauche se trouvaient les cuisines, à droite les écuries. Le propriétaire se tenait sur le pas de sa porte et le héla. Ils s’entendirent vite sur dix septims pour le gîte et le couvert et Horsandre emmena son cheval dans une stalle pour le brosser et le bouchonner. Sa robe baie, ternie par la poussière du voyage, resplendissait quand le jeune homme en eut fini.

L’heure avançait et Horsandre vint s’installer à une table. Le patron lui apporta une assiette sans rien de commun avec ce que la femme d’Axotus servait dans son auberge sur la route. Des côtelettes de mouton trempaient dans une sauce épaisse, accompagnées de légumes légèrement grillés. Le voyageur se jeta dessus comme s’il n’avait pas mangé depuis des mois. Une ombre passa devant lui et il leva la tête. Un grand guerrier noir se tenait là et Horsandre mit un petit moment à reconnaître Baurus. Sans un mot, la Lame s’assit en face du jeune homme.

« Jauffre m’a envoyé un message. Il paraît que des félicitations sont à l’ordre du jour.
– Ah bon ?
– Pour avoir sauvé Kvatch et partant notre nouvel empereur, voyons.
– Vous êtes sûr que c’est bien le lieu pour en discuter ? Je veux dire, ce n’est pas le genre d’informations qu’il faut crier sur les fenêtres, si ?
– Rassurez-vous, interrompit l’aubergiste en venant poser du pain sur leur table. C’est probablement le seul endroit où vous pourrez en parler aussi librement en dehors du Temple du Maître des Nuages.
– Le Temple du...
– Là d’où vous venez, je présume. »

Horsandre en resta coi pendant un instant avant de se ressaisir.

« J’imagine que Jauffre vous a absolument tout détaillé...
– Oui. Cette auberge appartient aux Lames et ce sont les seules personnes qui y sont admises alors ne vous en faites pas pour votre sécurité. Le jeune Aconus vous remercie pour les septims mais il a ajouté qu’il ne voulait pas les garder et m’a demandé de vous les rendre.
– Aconus, c’est le gamin des jardins ?
– Notre petit éclaireur, oui. Il y a une marque des Lames qui a été apposée sur votre cheval. Un vieux système qui fonctionne toujours. »

Horsandre s’absorba dans la contemplation de son repas, ne sachant trop sur quel pied danser avec l’impressionnant guerrier. Ils servaient tous deux le même maître mais Baurus s’était défié de lui avec une sorte de ferveur dès leur rencontre. Sans doute supportait-il mal d’avoir failli à sa mission de protéger Uriel… Le Bréton tenta de réengager la conversation.

« Le capitaine Renault…
– Elle a été enterrée pas loin d’ici. Je vous montrerai sa tombe, si vous voulez.
– Je vous en serai reconnaissant.
– Après un petit travail ici, bien sûr.
– Mais… je ne connais pas vos méthodes et vous avez sûrement des agents plus compétents que moi, non ?
– C’est bien tout le problème : on dirait que quelqu’un sait qui sont nos hommes. Trois d’entre eux ont failli se faire massacrer dans une opération simple pas plus tard qu’avant-hier. Chaque nid d’ennemis que nous attaquons est vide. Je ne crois pas qu’il y ait un traître parmi nous, mais nous avons besoin de nouvelles têtes pour déjouer la surveillance de l’ennemi.
– Que dois-je faire ? »

Baurus ne répondit pas. Ses pupilles s’étrécirent, comme s’il fixait un point par-dessus l’épaule du Bréton. Ce dernier tourna la tête et s’aperçut qu’un nouvel arrivant venait de pénétrer dans la salle. À voir l’expression que le colosse arborait, il n’était pas bienvenu.

« Dirigez-vous vers la sortie et frappez-le à la nuque quand vous l’aurez dépassé, murmura le Rougegarde. Débrouillez-vous pour qu’il ne soit qu’assommé, je compte lui poser quelques questions. On reparlera de vos futures activités pour notre compte plus tard. »

Horsandre hésita. Il avait déjà tué des hommes, mais toujours au combat, ne s’en était jamais pris à personne de sang-froid. Et puis, un interrogatoire par une Lame ne pouvait guère avoir que deux issues. Ne fallait-il pas se contenter d’éconduire quelqu’un qui avait mis les pieds au mauvais endroit ?

« Maintenant ! » grogna Baurus.

Le jeune homme déglutit et repoussa sa chaise. Il franchit à grandes enjambées la distance qui le séparait de la porte, pivota sur sa jambe quand il fut à la hauteur du nouveau venu et ferma les yeux au moment où il cogna. Il y eut un choc sourd et l’homme s’affaissa sans un mot.

Quand il osa rouvrir les yeux, Baurus était déjà penché sur le corps inanimé et lui faisait les poches. Il fronçait les sourcils. Il débarrassa l’homme de ses vêtements et les fendit à l’aide de sa dague. Un simple anneau en tomba. Il l’examina et fit signe à Farand d’approcher.

« On va le mettre dans ta cave. Il me faut une chaise et plusieurs mètres de corde. Horsandre va m’aider. »

L’intéressé réprima un haut-le-cœur.

« Il n’y a rien sur cet homme ! protesta-t-il. Tout juste une bague et c’est sûrement une alliance !
– Précisément. Pourquoi viendrait-il boire sans rien pour payer ? Quant au bijou... il a l’air enchanté. Un mage pourrait nous en dire plus, mais je crois que nous n’aurons pas à nous donner cette peine : mes prisonniers sont toujours très coopératifs. »

Le Bréton frissonna devant un tel aplomb. La Lame qui lui faisait face avait été ébranlée par la mort de l’Empereur, mais rien d’autre ne semblait pouvoir la perturber. Un instant, Horsandre se demanda si le capitaine Erriane Renault avait agi de la sorte. Il aurait aimé se répondre que non, mais ses dernières paroles et ses premières actions envers lui laissaient présager le contraire.

Dix minutes plus tard, il avait attaché le prisonnier et regarda avec une gêne croissante Baurus lui administrer des gifles pour le réveiller. Il ne semblait y avoir aucun résultat...

« Peut-être qu’avec de l’eau froide... hasarda-t-il.
– Non, il va bientôt revenir à lui. Je vous prie d’avoir l’air détaché... ou au moins de vous départir de cette grimace dégoûtée. Regardez attentivement et apprenez un peu, voulez-vous ? »

L’homme reprit connaissance après une paire de claques particulièrement retentissantes. Il secoua la tête de droite et de gauche sans comprendre tout d’abord ce qui lui était arrivé. Il ne se rendit compte de sa nudité qu’au bout de quelques secondes.

« Bon. Je suis ton meilleur ami, déclara Baurus en ouvrant un placard et en en retirant un sac. Parce que je veillerai sur toi comme une louve sur ses petits. Mais mes amis ont parfois besoin qu’on leur rappelle leur place. Tu vois ça ? »

Le Rougegarde brandit un objet que Horsandre ne reconnut pas.

« Ça s’appelle un brodequin. Tu notes la ressemblance avec une chaussure ? L’usage n’est pas tout à fait le même...
– Je sais, haleta l’homme.
– Oui, tes pieds ont l’air d’en avoir déjà fait l’expérience, d’après leur forme bizarre. On s’est mis en travers de la route d’un noble, dernièrement ?
– La comtesse de Bravil, seigneur. Ayez pitié ! Je ne remarche que depuis trois mois !
– Assez pour arriver jusqu’ici clopin-clopan. Tu es sûr que tu ne veux pas que je les utilise ? À ce que mon neveu m’a raconté, les mendiants cul-de-jatte se font de véritables fortunes...
– Je dirai tout ce que vous voudrez savoir, seigneur, tout ! bredouilla l’homme.
– Tant mieux. Pourquoi es-tu venu fouiner ici ?
– On me l’a demandé, seigneur. Je ne serais jamais venu ici sinon !
– Qui ?
– Un homme est venu m’accoster ce matin au marché et m’a donné une bague en échange. Je ne suis pas riche, seigneur, et j’ai été forcé de quitter mon atelier sans lettres de recommandation à cause de la comtesse... Je voulais juste aider ma famille, seigneur, je le jure !
– La bague est magique. Tu le savais ?
– J’ai cru voir un reflet étrange, mais je me suis dit que c’était juste le soleil. On m’a dit de demander à boire et de tourner le chaton si on refusait de me servir, puis de retourner chez moi. Je me suis dit que c’était sûrement un signal, je ne pensais pas que c’était de la magie... »

Baurus se passa la main sur les yeux et ordonna à Horsandre de remonter. Il le suivit, laissant l’homme attaché se lamenter sur son sort.

« Nous ne couperons pas à cette visite chez les mages, après tout, déclara le géant noir.
– Vous... vous alliez torturer cet homme ! accusa le Bréton.
– Probablement pas. Ce pauvre hère marchait bizarrement et il n’avait aucune malformation visible aux jambes. Ce qui signifiait qu’on lui avait fait quelque chose aux pieds, bref, qu’on l’avait déjà torturé. Et s’il était encore en liberté, c’est qu’il avait parlé. La seule idée de repasser par cette épreuve l’a bien dissuadé de prétendre ne rien savoir.
– Mais... s’il avait tout de même résisté à votre interrogatoire ? protesta Horsandre, peu convaincu.
– Eh ! bien, nous aurions utilisé les brodequins, puis les poucettes, quelque cisaille bien tranchante, que sais-je encore ? »

Le Bréton laissa échapper un hoquet écœuré. Baurus fronça les sourcils.

« Fourrez-vous dans le crâne que notre Empereur est mort parce que nous n’avions pas d’informations convenables, petit paltoquet ! Nous n’en avons toujours pas assez et cela met en péril l’héritier du trône alors vous allez me faire le plaisir de m’épargner vos jérémiades stupides sur la façon de traiter quelqu’un que vous n’avez jamais rencontré auparavant ! »




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