Un après-midi calme dans Boinoir, au nord-est de Leyawiin, "la Marche de Blanken" pour être précis. Un petit hameau perdu en plein milieu de la masse des forêts marécageuses caractéristiques de la région. Il pleuvait. Pas une petite bruine, non, un gros orage, venu des Marais Noirs. Mis à part cela, tout était calme.
Philip Franc, paysan de son état depuis plus de quarante ans, allait chercher ses chemises qu'il avait étendues dehors, avant qu'elles ne prennent l'eau. En pestant, il sortit de sa bicoque, en fit le tour d'un pas rapide, puis traversa son potager pour atteindre la corde tendue sur laquelle pendait ses habits. Mais dans son jardin l'attendait quelque chose d'autrement plus important que ses loques.
Une masse sombre gisait dans son potager, derrière un plan de laitues. Le vieil homme, intrigué, saisit une fourche, et approcha de la chose. Il faisait sombre, mais ce qu'il avait sous les yeux était bel et bien un cadavre. Un cadavre, en plein milieu son plan de laitues. Un cadavre d'argonien, pour être précis.
On pouvait dire qu'il était bien amoché. Ça non, il n'était pas beau à voir. Le corps était tellement lacéré que même sa mère ne l'aurait pas reconnu. De larges traces d'entailles un peu partout, et un trou du diamètre de son poing en dessous des côtes. Un œil non averti aurait dit qu'il s'était fait piétiné par un minotaure, mais ce n'était pas un animal qui avait fait ça. Non, Franc s'y connaissait en animaux, et c'était le meurtre d'un homme.
Le vieux Franc n'aimait pas ces lézards qui se prenaient pour des humains. Ils polluaient son paysage, piétinaient les légumes, salissaient les étangs. Cependant, il fallait bien qu'il signale cette mort à la Garde. Si un de ses voisins découvrait le corps, il serait bien capable de lui mettre le crime sur le dos… Il se mettrait en route dès qu'il aurait fini de plier ses chemises.
Le paysan mit donc ses grosses bottes usées et revêtit une espèce de vieille cape d'un verdâtre atroce. Il ferma sa bicoque à clé, et partit pour rejoindre la route de terre, qui devait, à l'heure actuelle, plutôt ressembler à une longue flaque de boue. S'il allait assez vite, il pourrait peut-être tomber sur un garde impérial avant la nuit. Avec un peu de chance, il aurait alors droit à un repas gratuit. Peut-être même à de l'hydromel. Depuis le mariage de sa petite nièce par alliance qu'il n'avait pas bu d'hydromel, alors ça ne pourrait pas lui faire de mal.
Le paysan devait traverser l'épaisse forêt qui séparait la Marche de Blanken de la route principale s'il voulait avoir une chance de rencontrer quelqu'un. D'ailleurs, pourquoi personne n'avait jamais fait de route pavée jusqu'à la Marche? Ça lui aurait évité d'avoir à mettre ces vieilles bottes à chaque fois qu'il devait aller à Leyawiin… Et puis ce n'était pas ces allers-retours sur cette route boueuse qui allaient arranger son dos. Et oui, il se faisait vieux, et bêcher toute la journée, ça usait le dos…
La pluie s'était calmée, ce qui ne voulait pas dire qu'un orage n'allait pas à nouveau éclater d'un moment à l'autre. Franc atteignait enfin la route. A droite, personne. A gauche, personne non plus. Si, une lumière sur la route. La lumière d'une torche. Le vieux Franc espéra que ce n'était pas la troche d'un voleur de grand chemin. De toute façon, qu'est-ce qu'un brigand aurait pu lui prendre? On ne pouvait pas dire qu'il nageait dans l'opulence. La lumière c'était approchée, et le vieil homme pouvait voir l'armure métallique du cavalier refléter la lumière de la troche. C'était un type de la légion impériale. Le paysan attendit sur le bord que le cheval arrive à sa hauteur. Le cavalier l'interpella:
- Tiens, mais c'est ce vieux Franc! Qu'est-ce que tu fais là à cette heure-ci? Tu t'es perdu?
- Arrête de raconter des âneries… Je connais toute la région mieux que toi le fond de ton casque! Non, je veux voir le chef de la Garde Impériale.
- Mais oui, c'est ça… Allez, monte, tu m'expliquera ce que tu veux au Dragon Ivre!
Le vieux Franc grimpa sur le cheval, derrière le garde. Il avait gagné son hydromel.
Après une bonne heure de voyage, le garde et le paysan arrivèrent au Dragon Ivre. Cette auberge était le point de chute de tous les voyageurs du coin. L'endroit était plutôt calme. En effet, on ne pouvait pas compter sur les quelques clients assommés par le dose d'alcool qu'ils avaient ingéré pour mettre de l'ambiance.
Une fois que le vieux Franc fut installé à une table, une grande chope d'hydromel offerte par la maison à la main , il accepta enfin de raconter son histoire au soldat :
- Oui! Un homme lézard, en plein milieu de mon jardin. Et puis amoché, hein. Un vrai massacre. Même un gobelin en rut aurait pas été aussi violent…
Le vieux Franc avait tendance à enjoliver ses histoires. C'était de notoriété publique. De plus, il en était à sa troisième choppe d'hydromel… Mais le garde se dit qu'il valait quand même mieux alerter la garde de Leyawiin. Après tout, il y avait peut-être bel et bien un meurtrier dans Boinor. Enfin, un de plus.
Le garde jeta sur la table quelques pièces d'or, pour payer la consommation de Franc. Il se chargea ensuite de lui négocier une chambre pour la nuit. Il ne lui restait plus qu'à s'assurer que l'autre garde en charge de la patrouille était en état d'assurer ses fonctions. Au bout de quelques minutes la tête plongée dans un seau d'eau froide, son collègue avait suffisamment déssaoulé pour tenir sur son cheval. Il pourrait prendre la relève de la patrouille à peu près convenablement.
Le garde put donc enfin se mettre en route pour Leyawiin. Il allait voyager tout le reste de la nuit. S'il se dépêchait il arriverait à l'aube à la ville. Et cette satanée pluie avait recommencé à tomber.
Modifié par Krenka, 03 juillet 2007 - 18:43.