Posté 23 août 2005 - 19:36
A ces paroles, Eldargil sentit ses doigts se crisper sur la paroi poreuse. Quel idiot il avait été ! Emporté par l’excitation qui avait suivi la découverte du parchemin, il avait complètement oublié de se débarrasser du corps de la sentinelle, ou plutôt de ses cendres. « Une erreur de débutant, ragea-t-il contre lui-même. Et son prix m’a l’air particulièrement salé… » En effet, une dizaine de gardes portant des tabards noirs sous des mailles rouges accompagnaient celui qui apportait la nouvelle, leurs épées d’argent dégainées. Eldargil aurait mis en gage sa hache fétiche qu’il en grouillait désormais autant dans chaque couloir qui bordait la zone.
L’annonce de la mort d’un des membres de sa soldatesque ne sembla pas du goût de Mannar, qui s’empressa de beugler des ordres à ses pantins :
- Karsh, envoie des groupes de Sang Guidés aux Portes du Renouveau, ainsi qu’aux principaux carrefours entre les galeries de la grotte. Qu’ils éteignent toutes les sources de lumières, puis qu’ils filtrent tous ceux qui tentent de passer. Place sous le commandement des prélats les Eveillés de la dernière génération, qu’ils les utilisent pour ratisser tous les boyaux. Qu’ils retournent chaque caillou ou qu’ils se cassent les dents sur les colonnes de pierres, peu m’en chaux, mais j’exige qu’on ait mis la main sur ceux qui ont eu l’audace de profaner notre sanctuaire. Ils envieront bien assez tôt le sort qu’ils ont réservé au fidèle Tora…
Karsh s’éloigna rapidement, suivit de ses hommes d’armes. Mannar se retourna vers son ancien interlocuteur, arborant un air à mi-chemin entre la fureur et l’appréhension. Derrière eux régnait une agitation semblable à celle d’une fourmilière qui se serait fait piétiner. Les fanatiques avaient interrompu leurs taches infâmes pour participer aux recherches, les suppliciés étaient retombés dans le silence. Seul résonnait l’écho amplifié d’innombrables bottes foulant la roche humide. De temps à autres, le cri d’un soldat transmettant les ordres du Dol Shad s’élevait au-dessus du tumulte général, puis s’évanouissait aussitôt. Les lueurs des torches donnaient à la scène un aspect fantomatique, les ombres projetées sur les murs et les reflets des armures vacillant au gré des vas et viens. Eldargil savait malheureusement que ce n’était pas un cauchemar éveillé qu’il faisait, et qu’il ne lui suffirait pas de plonger la tête dans un baquet d’eau pour s’en extirper. Jamais de sa vie il ne s’était retrouvé dans une telle situation, et, par les dieux, il n’avait aucune envie de partager le sort des pauvres diables qui semblaient servir de défouloir à ces sadiques.
Entre temps, la conversation avait repris entre l’elfe noir et son mystérieux invité. Eldargil se pencha d’avantage pour parvenir à saisir ce qui se racontait, car ils s’exprimaient maintenant à voix basse, ne destinant leurs paroles qu’à eux-mêmes.
- C’est une catastrophe, soutenait Mannar, cette intrusion montre qu nous avons été découverts. Nous allons devoir stopper nos préparatifs et évacuer les lieux.
- Ne t’affole pas, repris l’autre sur un ton monocorde. Pour pénétrer en ces lieux, il faut franchir les portes du Renouveau, qui ne sont visibles que lorsque le soleil est au zénith. Les Vigilants n’auraient jamais laissés passer quiconque sous leurs yeux. Et comme il est nécessaire de se mettre à découvert pour passer devant les portes du Renouveau…
- Pourtant le fait est là, répliqua le Dol Shad ! Tora est mort, et des rats rampent dans l’ombre ! Il faut croire que ce ne sont pas de simples promeneurs, ils ont réussi à éliminer un veilleur si facilement ! Je crains que…
- Un Veilleur est mort, c’est vrai, l’interrompit le nordique, toujours sur le même ton. Mais le fait qu’il ait été tué montre qu’il les a surpris, sinon pourquoi ne pas s’attaquer à ceux des portes ? Or, si le Veilleur du couloir des pleurs a été capable de les surprendre, pourquoi pas ceux des portes ? Fais fonctionner tes méninges, Mannar. Ils n’auraient pas pu inaperçu par les portes du Renouveau, même invisibles.
- Mais alors comment ? Comment venir ici et surtout pourquoi ?
- Le motif, je ne le connais pas. Peut-être est-ce en effet suite à des erreurs de ta part… » Le nordique leva le doigt pour couper court aux protestations de l’elfe. « Mais peut-être pas. Ils peuvent être là dans un tout autre but. Une chose est sûre, c’est que maintenant ils ont découvert une partie de nos installations du Nord de l’Ile-mère. Il est hors de question qu’ils rapportent ce qu’ils ont vu. Je compte sur toi pour faire le nécessaire vis-à-vis de ces intrus. » Mannar s’inclina. « Quant au moyen qu’ils ont utilisé pour entrer, reprit-il, je pense qu’il a un lien avec les secousses qui ont parcouru la terre il y a trois nuits de cela.
- En quoi l’action des forces primordiales aurait pu aider ces parjures, s’enquit le Dol Shad ?
- Rends-toi dans le couloir des pleurs, là où ton larbin est mort, tu risques d’y avoir des surprises…
Mannar regarda quelques instants l’homme qui lui faisait face, hésitant, puis s’inclina derechef. Il se détourna et héla d’une voix forte trois hommes en robes pourpres et cuivres restés dans l’ombre, un bréton et deux dunmers, qui accoururent à l’instant. Le nordique avait quant à lui rabattu sur sa tête et ses épaules une lourde cape noir aux entrelas d’or, et s’était avancé dans la lueur des flammes. D’où il se trouvait, Eldargil ne distinguait pas son visage, juste des cheveux blonds qui voltigeaient désordonnés sous sa capuche. L’homme alla se placer devant l’autel, face au personnage représenté.
- Je retourne vers mon maître, annonça-t-il une fois aux pieds de la statue, afin de lui rendre compte de l’avancée de nos travaux. L’Etoile du Nord ne tolère aucun retard, Mannar, garde le bien en mémoire. Je veux qu’à mon prochain passage, je puisse constater le fruit de ton labeur. Et avoir l’explication de cette intrusion, également. Tu as reçu tes ordres, Dol Shad. Sur ce, à plus tard.
- Puisse-t-Il guider vos pas, seigneur Njoran…
Mais avant que l’elfe noir n’ait eu le temps de terminer sa bénédiction, Njoran avait plaqué ses mains contre le visage d’un des corps sculptés. L’espace d’un instant, rien ne se produisit. Soudain, une intense lumière bleue se saisit des mains du nordique, puis du reste de son corps, qui semblait briller d’un feu intérieur. Aussi soudainement qu’elle était arrivée, la lumière se retira, comme aspirée par la statue. Les cristaux qui tapissaient la paroi se mirent à briller, et dans un bruit de tonnerre le corps de Njoran se volatilisa. Tournant les talons, Mannar se dirigea rapidement vers le couloir d’où était sorti Eldargil quelques instants plus tôt, suivit de près par ses acolytes. Une fois ceux-ci engloutis dans les ténèbres, Eldargil se retrouva seul dans la nef principale, avec toutefois pour compagnons les mourants qui gémissaient dans leur agonie.
Encore hébété par ce qu’il venait de voir, Eldargil se laissa glisser précautionneusement sur le sol mou. Il en avait appris autant qu’il le voulait, mais ça allait être une autre paire de manche de rapporter ce qu’il savait à quelqu’un. D’après ce qu’il avait pu entendre, des sbires pullulaient dans les galeries, et le dénommé Mannar lui coupait la retraite en occupant la faille par où il était rentré. Mais après tout, le fait que tout ce monde le cherchait ailleurs lui laissait une zone de manœuvre appréciable dans cette salle.
Inspectant les environs, il repéra un vieux coffre en bois aux contours de fer élimés qui semblait verrouillé. Il se dirigea vers lui, et fit sauter la serrure à l’aide d’un sortilège simple. A l’intérieur trônaient de nombreux parchemins. Certains étaient des versions intactes de celui qu’il avait trouvé sur le corps du Veilleur, d’autres semblaient être des ordres de missions adressés au Dol Shad. Ils indiquaient où devaient avoir lieu des attaques sur des villages côtiers, qui devaient se solder par la capture des habitants. « Autant de preuves, songea Eldargil, qui me seront utiles pour convaincre ceux de la Légion ou du Temple que je n’ai pas forcé sur le soukma avant de leur parler. »
Il sortit un sac en toile brune de sa poche, et y fourra les différents rouleaux. Avoir en avoir vidé le coffre, il s’aperçu qu’un pendentif noir reposait contre le fond. Rond et plat, il était incrusté de minuscules runes et semblait irradier de magie. Eldargil le fourra à tout hasard dans une poche afin de l’étudier plus tard, et rabattit le couvercle du coffre. Il ferma son sac en y faisant un nœud, puis l’accrocha à sa ceinture à l’aide d’une cordelette. Il avait maintenant de quoi démontrer aux autorités la véracité de ses dires, ce qui lui vaudrait sûrement une bonne récompense. De même, l’honneur qu’il en tirerait serait énorme. Les œufs d’or commandés par le mage telvani attendraient, l’affaire présente pesait plus lourd dans la balance de son jugement. Que valaient quelques kilos d’or, mêmes magiques, contre la survie d’un peuple ?
Réfléchissant à ces considérations, Eldargil jeta un coup d’œil aux alentours : tout était aussi calme que l’endroit le permettait. Finalement, la magie lui semblait le meilleur moyen de s’évader sans encombre de ce traquenard. Localisant en pensés sa destination, il puisa dans ses réserves l’énergie nécessaire à un sort de rappel. Mais au lieu de l’englober, l’énergie du sort explosa en un millier d’éclats scintillants qui filèrent droit vers la statue, la faisant vibrer à ses fondations. Son incantation venait d’échouer, et c’était bien la première fois que cela lui arrivait alors qu’il était en pleine forme. Craignant que sa concentration ne soit entachée par les événements récents, Eldargil sortit d’une de ses poches un parchemin d’intervention divine. Aucun risque d’échec avec ça. Pourtant, quand l’énergie emprisonnée dans la feuille se répandit dans la pièce, le résultat fut le même, à la différence notable qu’un grondement assourdissant monta de la statue et se répercuta sur les parois de la grotte.
Eldargil, légèrement sonné par le bruit, balaya du regard les différentes entrées qui donnaient sur la salle où il se trouvait. A sa plus grande horreur, il put voir que le boucan qu’il venait de faire n’était pas passé inaperçu. Déjà, des fanatiques se ruaient dans sa direction, accompagnés de zombis dont les faces torturées rappelaient vaguement qu’ils avaient étés un jour humains.
« Voilà donc le sort qu’ils réservent à leurs éveillés, constata Eldargil avec une moue de dégoût. » Un chose était certaine, il entendait bien en emporter autant que possible avant de tomber. Il recula jusqu’à sentir le dos de son armure cogner contre le socle de la statue. Elevant les mains, il lança plusieurs sortilèges qui projetèrent en arrière les premières lignes adverses. Les zombis retombèrent sur leurs camarades, qui les accueillirent à grand renfort de cris. Eldargil dégaina sa hache, attendant de pied ferme ceux qui avaient réussi à échapper à ses explosions. Jetant un regard par-dessus son épaule, il aperçut l’idole qui semblait le toiser de toute sa hauteur. Dans son esprit apparu l’image du maître de la guilde des guerriers de Sadrith Mora, lorsqu’il lui avait confié cinq jours auparavant la tache de retrouver les œufs. De dépit, il assena un violent coup de poing à la sculpture, qui ne broncha pas pour autant. Mais avant qu’il ait pu retirer sa main pour raffermir la saisie de sa hache, un halo bleu vint l’entourer, puis entoura son bras, puis son épaule… Le mana brut remontait inéluctablement. Les contours de la pièce et les figures de ses ennemis déformées par la haine semblèrent alors s’estomper, chaque trait se mélangeant pour ne plus former qu’un brouillard dense tout autour de lui.
Bien qu’il lui semblait avoir encore une chape de plomb autour de la tête, un parfum familier de viande grillée, de cuir graissé et de poussière de métal assailli ses narines. Sa vue s’éclaircissait lentement, il reconnaissait désormais plusieurs visages familiers tournés vers lui. Retrouvant l’ensemble de ses facultés, il vit qu’il se trouvait dans une vaste salle de château au parquet criblé d’entailles. Il n’y avait plus de statue, de zombi ou de grotte. Plusieurs hommes étaient assis autour d’une cheminée, où étaient au-dessus suspendues des épées aux motifs attaqués par la rouille. Des armures de diverses contrées s’alignaient sur des chevalets contre le mur adjacent à la porte. En dessous des larges fenêtres du mur opposé par lesquelles filtrait la lumière du jour étaient montés quelques lits. Il était revenu au siège de la guilde des guerriers de Sadrith Mora, dans le château du grand complexe du Serval.
Nadir, un guerrier rougegarde qu’Eldargil connaissait bien, était assis autour du foyer crépitant, et l’apostropha gaiement : « Hé, Eldargil, tu tires vraiment une sale tronche ! Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as réussi à mettre la main sur les oeufs que le chef t’avait demandé ? »