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[h] Les Errements Du Roi


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#1 redolegna

redolegna

    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 26 décembre 2007 - 00:02

Prologue





  Le jour se levait sur une scène banale dans la salle de justice de Longsanglot : les minutes d’un procès opposant un noble et un modeste artisan de la ville basse était fiévreusement consignées par un greffier dont la plume courait d’un bord à l’autre de sa page. L’aristocrate, fier comme un paon, ne doutait pas un instant que le jugement serait rendu en sa faveur. Son contradicteur dans le litige présent semblait du même avis. Déjà mal à l’aise dans un endroit aussi richement orné, il tremblait de peur à l’idée qu’il soit condamné à de lourdes réparations.

  Et, tout en écoutant les plaidoiries des deux hommes, le roi Symmachus se morfondait à la vue de l’immense sanctuaire d’Almalexia, déesse des Dunmers. L’elfe noir avait beau être souverain de tout le Morrowind, son autorité était systématiquement remise en cause par le tout-puissant clergé, très respecté du peuple et plus particulièrement des paysans. Ses conseillers tâchaient de le lui cacher, mais il n’était pas sans ignorer que les dossiers sensibles étaient d’abord présentés devant les chanoines de la province puis aux gouverneurs impériaux qu’il désignait lui-même. Cette lutte constante entre le temporel et le spirituel était encore plus prégnante dans la capitale où les deux têtes du pouvoir se disputait âprement le moindre pouce de terrain.

  La justice restait dans les mains de Symmachus et de son épouse Barenziah, mais les recours à Almalexia restaient fréquents après qu’ils aient rendus leur verdict. La déesse renforçait par là son aura de bonté et de magnanimité quand le peuple murmurait contre l’iniquité de la famille royale. Comment aurait-il pu en être autrement ? Le clergé avait beau peu se mêler au vulgaire, il prenait à sa charge certaines des plus lourdes amendes, quand Symmachus devait suivre un droit imposé depuis des millénaires par le clergé lui-même qui favorisait les nobles des Grandes Maisons. Bel exemple de la duplicité des prêtres, à son sens...

  Sans soupçonner ce que pensait son roi, le plaignant, un Indoril, poursuivait son réquisitoire acharné. Il ne faisait qu’exposer un cas vraiment très classique dans la cité. Il avait prêté une forte somme d’argent à l’artisan pour que celui-ci puisse développer son affaire. Trois remboursements mensuels avaient été manqués et le noble exigeait en compensation que son débiteur lui cède la propriété de son atelier et travaille pour son compte. Bien entendu, ce dernier protestait de sa bonne foi, mais le désespoir perçait dans sa voix.

  Symmachus examina un peu plus l’aspect des deux Dunmers qui s’agitaient devant lui. Le noble avait bonne prestance, ses gestes étaient sûrs et réfléchis. Ses cheveux noirs lui tombaient en un désordre soigneusement élaboré sur les épaules et ses yeux perçants ne quittaient pas ceux du roi. Il accordait une grande importance à son apparence : ses habits étaient taillés avec soin, selon le dernier goût en vigueur dans la capitale, son visage portait certaines traces d’un maquillage léger mais repérable que les seigneurs de la ville jugeaient distingué. Par contraste, l’artisan avait l’air d’un misérable. Ses vêtements étaient rapiécés et donnaient l’air d’avoir été portés des années, ses traits étaient loin d’être aussi avenants et réguliers et ses cheveux roux en bataille n’avaient pas dû sentir les coups de ciseaux depuis de longs mois. Le roi ne put s’empêcher de le prendre en pitié malgré l’impartialité à laquelle il aurait voulu se tenir.

  L’Indoril avait l’air parfaitement sincère et respirait la vertu à l’entendre parler. La réalité était toute différente. L’artisan avait subi trois cambriolages, à chaque fois la veille du jour où il se rendait chez le noble pour lui apporter les sommes qu’il lui devait. Lors du deuxième, il avait tenté de résister et ses agresseurs lui avaient tordu le poignet, l’empêchant de travailler pendant des semaines. La troisième fois, l’argent était dissimulé hors de sa maison, dans laquelle les voleurs avaient menacé de l’enfermer avec sa famille et d’y mettre le feu s’il ne leur indiquait pas sa cachette.

  Le noble n’était pas tenu par leur contrat d’accepter ces excuses. Ce qui rendait l’affaire si insupportable à juger pour Symmachus, c’était que ces attaques répétées avaient été sans nul doute orchestrées par l’Indoril lui-même. Ainsi, non content de rentrer dans une partie de ses fonds, il pouvait acquérir à moindre frais une boutique à joindre à un ensemble déjà assez vaste de commerces, la plupart confisqués selon la même procédure. La pratique était des plus courantes dans la ville basse et on ne comptait plus le nombre d’artisans ruinés et montrés du doigt par la justice royale, forcés de travailler pour ceux-là mêmes qui étaient à l’origine de leur déchéance sociale. En plus de leur fierté et de leur indépendance, ils perdaient tout espoir de jamais parvenir à une certaine aisance matérielle. Ils venaient mendier des aumônes au clergé et alimentaient dans les tavernes, où ils s’enivraient pour supporter leur sort, la rancœur montante contre Symmachus.

  Un dernier regard à la dérobée en direction du temple d’Almalexia finit par convaincre le roi qu’il allait devoir violer tous les usages et les traditions de son pays. Qu’importe ! l’hypocrisie des prêtres et des nobles était par trop abjecte pour perdurer encore des siècles. N’était-ce pas cela, au fond, que le tout juste orphelin avait juré sur le corps sans vie de sa mère, cent cinquante ans plus tôt ? Son désir d’épouser Barenziah et de devenir le roi du Morrowind ne trahissait au fond que l’envie de balayer d’un revers de main la corruption qui gangrénait la terre des elfes noirs. Et pendant des années, il n’avait rien fait pour mettre fin à ce système.

  L’Indoril discourait toujours quand Symmachus se leva de son trône et brandit la Main de Justice que le protocole exigeait qu’il porte lorsqu’il donnait audience. L’objet était fait en fer forgé et mordait dans sa chair mais il le serra fermement.

« ... conséquence de quoi, je demande l’application de la sainte loi des Tribuns et le placement sous tutelle dudit atelier.
– Silence, Indoril Thénen, lança le capitaine des gardes. Le roi va parler. »

  L’interruption était malvenue, mais le noble avait mieux à faire que de s’offusquer d’une entorse à l’étiquette quand Symmachus allait accéder à ses requêtes. Il se tut. L’artisan, en revanche, tremblait de plus belle.

« Je... commença le roi, avant de se reprendre. Nous estimons que des éléments de l’affaire n’ont pas été portés à notre connaissance et souhaitons charger notre police de faire la lumière sur tout ce qui reste à démêler. Notre garde accompagnera maître Ellante Vycale à son domicile et procédera à une enquête sur l’origine des vols répétés dont il a été la victime et dont les cours municipales n’ont pas puni les auteurs, encore non découverts.
– Quelle importance, Votre Majesté ? protesta Thénen. Telle n’est point l’affaire traitée ! Il ne s’agit ici que de mon dédommagement... »

  Le roi le foudroya du regard. La déesse le rabaissait régulièrement, mais il avait encore assez d’orgueil et d’amour-propre pour ne pas laisser un noble lui couper la parole. L’Indoril sentit son erreur et se cantonna dans un mutisme de meilleur aloi. Symmachus pesa une dernière fois le pour et le contre. Sa femme, qui se mêlait souvent au peuple sous des déguisements divers, ses espions, tous s’accordaient à dire que ce n’était qu’une question de temps avant qu’un parti plus comploteur que les autres – et Longsanglot en rengorgeait ! ne parvienne à soulever des quartiers entiers. Si une émeute éclatait et qu’elle était correctement aiguillonée par les meneurs, elle dégénérerait en une révolution. Il n’en était pas question. La vieille famille Ra’athim ne devait pas retrouver le trône et l’ordre impérial devait être préservé. Symmachus était le légat des Septim avant d’être le roi de Morrowind. Il inspira et rassembla son courage pour changer à jamais la justice de son pays. Il n’y aurait aucun retour en arrière possible.

« Nous demandons la tenue d’une enquête, répéta le roi. Nous plaçons Ellante Vycale et sa famille sous notre protection pendant toute la durée de celle-ci. Nous décrétons illégale l’établissement des contrats d’hypothèque tel que celui examiné aujourd’hui. Nous proclamons l’obligation de signer tout contrat devant un serviteur royal assermenté.
– Ridicule ! ne put retenir Indoril Thénen, au grand déplaisir des gardes qui tirèrent à moitié leurs épées des fourreaux. Il n’y a nul besoin d’enquête ou de quelque mascarade de ce genre ! Je jure que maître Vycale a menti sur les vols qu’il prétend avoir subi. Je dis que c’est une ruse pour se dérober aux remboursements !
– Indoril Thénen, vous vous souviendrez de votre rang et de votre place ! s’exclama le capitaine, tout à fait conformément à l’étiquette désormais. Sa Majesté ne souffrira plus de contradictions intempestives !
– Quand bien même ces attaques seraient réelles, le contrat existe ! se défendit l’aristocrate. Nulle partie ne peut le dénoncer !
– Nous le dénonçons. »

  Thénen ne parvint plus à se contenir en entendant l’arrêt royal. Ivre de rage, il tira une dague de cérémonie de son fourreau et, ainsi armé, se jeta sur Ellante Vycale qui leva instinctivement les bras pour se défendre. La lame lui entailla le dos de la main, mais déjà les gardes intervenaient et retenaient le forcené.

« User d’une arme devant son roi est une offense grave, lui rappela le capitaine en l’écartant un peu plus de l’artisan secoué de frissons. Passible de la peine capitale.
– Nous ignorerons cet... incident, si Indoril Thénen renonce à ses prétentions et informe les membres de sa Maison des nouveaux principes énoncés ici, trancha Symmachus. Nous ne souhaitons pas le condamner à la prison ou à la décapitation. Il devra cependant s’acquitter d’une amende de trente mille septims à la famille Vycale pour les torts qu’il lui a causé. »

  Thénen gardait le silence. Ses yeux rougeoyants révélaient la colère qui l’agitait encore et qu’il n’avait su réfréner.

« Si les cambriolages ont eu lieu et que leur existence est avérée par l’enquête, l’amende sera doublée, pour faux témoignage. S’ils sont attribués à Indoril Thénen ou à un de ses partenaires... il quittera la ville. Ainsi en avons-nous décidé. »

  Alors qu’on entraînait le noble hors de la salle et qu’Ellante Vycale se jetait aux pieds de Symmachus, confondu de soulagement et de joie, personne n’entendit l’Indoril murmurer pour lui-même que l’affront ne resterait pas impuni.

« Profite bien de ta victoire, petit coq vaniteux. Un Indoril ne pardonne jamais et je mets un point d’honneur à régler mes dettes. »































Barenziah




  L’arrivée de l’émissaire cyrodiilien n’avait pris personne par surprise, excepté la reine elle-même. La cour était agitée de rumeurs sur la maladie chronique de l’empereur Antiochus et certains des elfes parmi les plus ouvertement hostiles à sa personne prenaient les paris sur le mois, ou même le jour, où il y succomberait. Mais lorsque la nouvelle était parvenue à Longsanglot, Barenziah se promenait incognito dans les quartiers pauvres, occupée à vérifier si les mesures de son mari étaient suivies d’effets.

  Elle avait dissimulé ses longs cheveux noirs sous un fichu de vieille femme et trottinait d’un petit pas rien moins que royal, posant sur toute chose des yeux si plissés qu’on distinguait à peine la lueur rouge qui émanait d’eux. Elle s’accrochait au bras de Zævena, sa nouvelle femme de chambre, épouse Vycale, dont Symmachus avait pris toute la famille à son service pour la prémunir contre tel ou tel seigneur indoril vengeur. La reine croyait connaître la ville basse, aussi nommée Almalexia, comme sa poche, mais sa compagne lui faisait emprunter des ruelles dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence.

  Après un tour d’inspection de plus d’une semaine, Barenziah avait de quoi être satisfaite : les nobles avaient pleinement compris le message que leur avait envoyé Symmachus. La population était désormais sous la protection de la couronne, qui avait de plus aboli les cours municipales et jugeait désormais toutes les affaires extérieures aux Maisons et au Temple. Ce n’était tout de même pas encore assez ancien ni assez révolutionnaire pour que les citadins ressentent une quelconque gratitude envers Symmachus. Pour beaucoup d’entre eux, il restait le traître qui avait amené les légions et l’empire dans la province. Ce n’était pas une offense qu’un Dunmer pardonnait facilement, même après plus d’un siècle.

  Barenziah avait fait une entrée remarquée à son retour au palais où elle s’était dirigée directement dans la salle du trône, sans prendre le temps d’échanger ses haillons de loqueteuse pour une tenue seyant davantage à son rang, et c’est ainsi qu’elle avait interrompu le messager en plein milieu de la longue récitation de la lettre adressée au couple royal. Le malheureux avait eu bien du mal à supporter de voir une des puissantes de Tamriel habillée de la sorte, mais il avait tenu bon jusqu’au bout, les yeux mi-clos et la voix étranglée. Les ambassadeurs impériaux s’illustraient davantage par leur conservatisme que par leur souplesse.

  Elle ne l’avait plus interrompu jusqu’à ce que, juste après avoir annoncé qu’un jour de deuil serait observé dans la capitale le surlendemain, le messager avait abordé à mots couverts la question du futur couronnement.

« ... Vos Majestés Royales sont instamment conviées à venir assister à cette cérémonie où l’héritier...
– Pardonnez mon ignorance, Excellence, coupa la reine avec un petit rire cristallin. J’ai été trop longtemps éloignée de la Cité Impériale pour bien savoir ce qui s’y passe. Mais ne s’agit-il pas plutôt d’une héritière ? Je croyais que la princesse Kyntira était la seule enfant qui soit née à feu le bien-aimé Antiochus.
– C’est ma foi vrai, l’appuya Symmachus. Lui serait-il arrivé malheur ? »

  L’ambassadeur eut soudain l’air profondément malheureux. Ses épaules retombèrent et son front dégarni se creusa de rides. Un soupir s’échappa de ses lèvres et il joignit les mains comme pour une rapide prière adressée aux Neuf.

« Bien au contraire, répondit-il, la princesse se porte au mieux. Mais... elle n’est pas la seule prétendante au trône. »

  Barenziah le dévisagea, abasourdie, pour déterminer s’il se moquait d’elle ouvertement, mais ce n’était pas le cas, à moins qu’il n’ait eu d’immenses talents de comédien. L’Impérial disait la vérité.

« La tante de la princesse, Sa Majesté Potéma, était présente à la Cité lors de la mort de son frère, reprit l’homme. Elle a fait venir son fils Uriel de son royaume nordique de Solitude et le pousse à se présenter devant le Conseil des Anciens pour briguer l’empire.
– Absurde ! trancha Symmachus. La princesse est l’héritière directe de feu Antiochus. Il ne peut y avoir de querelle de succession. »

  Le messager lui lança un regard dubitatif. Il arrivait probablement tout droit de Cyrodiil et ne devait pas s’être accordé de repos avant de venir annoncer la nouvelle. La bienséance exigeait qu’il ne mit pas en doute la parole d’un monarque, mais il brûlait manifestement de remettre à leur place les deux majestés à la naïveté déplacée dans ce monde.

« Fassent les Neuf que vous ayiez raison, se contenta-t-il finalement de répondre. Ils savent que nous pourrions nous épargner cette sorte de fléau. L’empire s’est encore mal remis des dépenses extraordinaires qu’a causé la tentative d’invasion du roi Orgnum... »

  Barenziah lui accorda un intérêt nouveau. Se pouvait-il qu’elle ait bien entendu ? L’ambassadeur semblait bel et bien suggérer que l’opposition entre les héritiers risquait de dégénérer en guerre civile. Les discussions dans les couloirs du palais impérial n’évoquaient sûrement pas encore cette possibilité, mais l’homme devant la reine était trop fin diplomate pour que la pensée ne lui ait pas traversé l’esprit.

« Son Altesse Kyntira a le droit pour elle, et vous le savez, Excellence, persistait Symmachus.
– Le droit... répéta l’autre en écartant les mains en un geste qui voulait tout dire. En des temps comme le nôtre, le droit favorise curieusement le plus riche. Et les coffres de Solitude sont plus garnis que ceux de la capitale, à ce qu’on raconte.
– Un simple royaume ?
– Le premier des royaumes d’une grande province, le centre des échanges du nord, gouverné par la sœur et le neveu de feu l’empereur, corrigea l’homme. Il y a eu matière à enrichissement pour Haafingar la solitaire. »

  La conversation ne se prolongea guère. L’ambassadeur n’avait plus rien à dire et souhaitait manifestement quitter la province au plus tôt, peu accoutumé à l’hostilité que les habitants manifestaient à son égard. Il fut convenu qu’il annoncerait l’arrivée de la couronne dunmer à la Cité, prévue pour un mois plus tard.

  Plus tard, retirée dans ses appartements et de nouveau vêtue convenablement, Barenziah se concentra sur les nouvelles qui lui avaient été apportées. La querelle entre les deux cousins, Kyntira et Uriel, devait être plus grave et moins simple que ce que Symmachus supposait. Le roi de Solitude était plus âgé de quelques années que sa parente, pouvait se targuer d’avoir déjà exercé un pouvoir et non des moindres, de disposer de conseillers efficaces et influents et même de remettre un peu d’ordre dans les finances chancelantes de l’empire.

  Qui plus est, sa mère jouissait encore d’un poids politique énorme sur tout le continent. On murmurait parfois que la cour d’Haafingar était aussi fastueuse que celle de la capitale de l’empire. Barenziah savait de source sûre que des officiels hlaalus s’y rendaient régulièrement sous couvert d’accompagner leurs caravanes marchandes.

  Toutes ces circonstances expliquaient probablement le geste inhabituel de Kyntira : l’invitation de tous ses vassaux pour le couronnement. Ces derniers se rendaient généralement en masse à la Cité, de leur propre initiative. En ce froid hiver de l’année 120, cependant, la princesse rompait avec la tradition et souhaitait compter avec précision les soutiens sur lesquels elle pouvait compter. La situation devait être très difficile au palais, supputa la reine dunmer. Y faire venir tous les grands de l’empire n’apaiserait probablement pas la tension...

  Dès le lendemain, ces réflexions durent faire place à des considérations éminemment plus pratiques. Malgré leur haine viscérale de l’occupant impérial, aucun noble de Longsanglot n’aurait voulu manquer pareil voyage que celui qui s’organisait. Symmachus et Barenziah se retrouvèrent soudain débordés de demandes, voire de suppliques, pour laisser tel ou tel inconnu doté d’une bande de terre se joindre à leur cortège.

  Mais les nobles refusaient de se déplacer sans leur abondante domesticité et leurs propres gardes du corps, refusant catégoriquement de se fier aux légionnaires ou aux serviteurs du palais pour s’occuper d’eux. A chaque nouvelle approbation d’un nom, la reine observait avec consternation l’ajout de dizaines de personnes à l’immense caravane et d’une masse de bagages plus considérable encore.

« Par les Tribuns ! s’exclama-t-elle le jour fixé du départ en voyant la troupe serpenter à travers les rues de la ville. Ce n’est plus une visite, c’est une invasion !
– On croirait nos ancêtres suivant saint Véloth, acquiesça Symmachus avec un sourire un peu torve.
– A ceci près, mon époux, que le révéré prophète a mené ses fidèles vers Morrowind et pas vers l’étranger... Oh, et que probablement aucun de ses disciples ne caressait l’envie de l’assassiner, corrigea-t-elle.
– C’est bien possible, commenta-t-il en feignant la surprise. Je me demande pourquoi on nous voudrait ça... »

  Roi et reine mirent le pied à l’étrier et se hissèrent en selle d’un mouvement fluide. Ils remontèrent la colonne au trot jusqu’aux portes d’Almalexia. Pas un argument des légionnaires n’avait pu convaincre Barenziah de rester dans un carosse plus facile à défendre. Le commandant de la garnison avait eu beau tempêter devant Symmachus, menacer de présenter sa démission ou de ne pas accompagner le couple royal dans son expédition, rien n’y avait fait : Barenziah refusait de se laisser enfermer pendant plus de trois semaines de route.

  La reine était déchirée entre deux sentiments violemment antagonistes. Elle se souvenait avec bonheur de ses premiers mois passés à la Cité Impériale en qualité de maîtresse du premier et du plus grand des empereurs, Tiber Septim lui-même, vieux soldat mais jeune amant... Mais elle ne pouvait pas rappeler ces moments heureux à sa mémoire sans qu’aussitôt ne resurgisse le souvenir de la nuit où un guérisseur haut-elfe lui avait arraché du ventre son enfant à naître.

  Et, alors que le cortège s’étirait sans fin sur les routes qui menaient à la Cité, Barenziah repensait à la tête brûlée qu’elle avait été dans son adolescence, celle qui dissimulait sa poitrine sous deux bandes serrées de tissues pour se faire passer pour un garçon. Celle que personne n’appelait autrement que Berry, dans une petite ville de Bordeciel. Berry l’intrépide, Berry l’insolente, Berry la coureuse des toits. Berry la coureuse tout court, d’ailleurs. Elle n’avait pas disparu, mais elle était enterrée sous des usages et des traditions vieux comme le monde, toujours contrariée dans ses désirs par un obscur article du protocole... Parfois, elle réussissait à se défaire de ses contraintes, à émerger de cet entassement inepte et insensé. Parfois.

  Barenziah ne se départit pas de son humeur mélancolique dans les interminables plaines deshaanes, non plus que dans les montagnes qui marquaient la frontière avec la province centrale de l’empire. Son moral se releva un peu à l’arrivée dans la riche et bariolée Cheydinhal, principalement parce que les Dunmers qui accompagnaient le couple royal faisaient de pathétiques efforts pour ne pas montrer leur émerveillement. Les aristocrates avaient fait mine de compter pour rien la ville parce qu’elle n’était que le siège d’un comté, bien moins selon eux que les duchés de Morrowind. Ils avaient pourtant dû se rendre à l’évidence : seul Longsanglot pouvait le disputer en taille à la plus orientale des villes cyrodiiliques.

« Si ces coincés sont étonnés par ça, ricana un sergent de la légion alors qu’il passait devant la reine et son mari, faudra bien penser à étaler des coussins par terre pour quand ils verront la Cité. »

  La Dunmer avait ri à gorge déployée et même Symmachus n’avait pu réprimer un sourire.

  Leur étape à Cheydinhal avait été brève. Le comte n’était pas là pour les accueillir : il avait déjà quitté son fief pour se rendre à la capitale. Son sénéchal, homme à l’air économe et soucieux, avait eu tôt fait de faire comprendre au couple royal que, bien que leur présence lui causât un immense honneur, il n’avait pas les moyens de le faire plus d’une journée...

  Et le cortège avait repris sa route pendant une semaine de plus jusqu’à son but. Le sergent ne s’était pas trompé : certains Dunmers s’étaient presque évanouis à plus de trois lieues de la Cité en apercevant la Tour d’Or Blanc. Et l’épidémie se répandait vite : à mesure que la troupe approchait des murailles, on entendait fréquemment un choc sourd et un appel à trouver des sels. Mais après tout, ces réactions n’étaient que très normales.

  Pour qui n’avait jamais vu la puissante métropole dans toute sa gloire, ses fortifications et sa tour d’un blanc éclatant resplendissant sous le soleil, le premier contact était brutal. Au milieu d’un lac, les cercles de la Cité se déployaient sur les innombrables îles qui parsemaient l’étendue d’eau. Les bardes racontaient que la ville avait été construite par ceux qu’on n’appelait plus autrement que les elfes sauvages, les cruels Ayléides. Lors de leur révolte contre leurs maîtres, les esclaves humains s’en étaient emparé et après des siècles d’horribles guerres civiles, deux des plus grands empires de l’histoire l’avaient choisi comme leur capitale.

  Tout y était plus grand, plus vaste, que partout ailleurs. Rien n’approchait la taille de la Tour, des palais, des marchés... Même la Nibenay, le fleuve qui s’élançait depuis le lac, était une des plus longues rivières au monde. Pour qui ne la connaissait pas, la Cité exerçait le même attrait que le mythique continent d’Akavir. Et bien malgré eux, les arrogants Dunmers cédaient à son charme.

  Il était près de midi quand Barenziah et Symmachus franchirent la première porte, sous les acclamations d’une foule qui se pressait dans les rues ou aux fenêtres. Même si la Cité recevait couramment nombre d’hôtes de marque, pareil déploiement de faste était inhabituel et la population l’appréciait à sa juste valeur, malgré l’aspect un peu provincial de l’ensemble. Les nobles qui accompagnaient roi et reine s’en sentirent un peu rassérénés. Les Impériaux n’étaient peut-être pas que des barbares assoiffés de sang. Il y avait peut-être une chance que quatre ou cinq familles reviennent en Morrowind indemnes.

  Les unes après les autres, les portes de la ville s’ouvrirent, lentement, majestueusement. Les mécanismes étaient dissimulés à l’intérieur des ventaux, qui semblaient mis en mouvement par magie aux yeux des elfes ébahis. Ils ne le savaient pas, mais ce n’était qu’une démonstration de puissance de la part des dirigeants. Ces portes n’étaient closes qu’en cas d’invasion de Cyrodiil, autant dire jamais. Mais les Impériaux aussi aimaient la gloriole, s’amusait Barenziah, et n’hésitaient pas à essayer d’en mettre plein la vue à leurs invités.

  Une fois parvenu au palais impérial, avalanche de raffinements architecturaux, ensemble gracieux de spires, de dômes et de colonnades, le couple royal se sépara de la noblesse qui devait loger dans de grand pavillons aménagés, plantés pour la circonstance dans les jardins nord-est du palais. Symmachus et Barenziah suivirent, quant à eux un chambellan, jusqu’à leurs appartements, où un grand jeune homme au port altier les attendait. Il ne devait pas avoir plus de dix-neuf ans. Ses cheveux châtain lui tombaient sur les épaules et ses yeux d’un bleu perçant scrutait les arrivants.

« Je suis le conseiller Modellus Anentius, se présenta-t-il dès que le chambellan eut quitté la pièce, en esquissant une révérence polie mais réservée.
– Le prince consort, commenta Barenziah en penchant la tête.
– Ni consort, ni prince, Majesté, répliqua le jeune homme. Ma fiancée n’est pas encore couronnée. Je préside simplement le Conseil des Anciens.
– Si jeune… A quel prix votre charge a-t-elle été fixée, conseiller ? »

  L’Impérial rougit violemment à l’énoncé de la question. Barenziah ne faisait que remarquer une procédure habituelle d’attribution des places au Conseil, mais qu’il n’était pas exagérément aimable de mentionner, en public ou en privé.

« Feu l’empereur Antiochus m’a jugé digne de ce poste, répondit-il en se contenant. Mon père et mon grand-père avant lui ont simplement confié leur fortune à la gestion du Trésor. J’espère que vos quartiers vous conviendront.
– A merveille, conseiller, fit Symmachus. Nous sommes coutumiers de l’hospitalité impériale et de ses raffinements.
– Le Conseil tient session demain. J’espère vous y voir, Majestés...
– Je… Nous n’y manquerons pas, conseiller, parvint à dire le roi avant que le jeune homme ne quitte rapidement la pièce. »

  Symmachus fixa sa femme, furieux. Barenziah se contenta de lui tirer la langue.

« Cet homme est notre futur empereur ! s’exclama le monarque. Tu veux que la première mesure de son épouse soit de doubler les impôts de Morrowind pour nous apprendre à nous tenir en sa présence ?
– Chéri, Kyntira n’a qu’une chance sur deux dans cette affaire. Je ménage simplement ses adversaires... »

  Barenziah n’était pas sûre de croire à ce qu’elle venait de dire. Pour le peu qu’elle en avait vu, ce conseiller avait l’air d’être compétent et pas encore trop corrompu par les usages de la Cour. Avec lui à ses côtés, Kyntira ferait sans nul doute une bonne, voire une excellente, dirigeante. Mais la reine ne voulait pas se prononcer avant d’avoir rencontré la tante de la jeune princesse. Après tout, son rejeton Uriel était peut-être mieux qualifié pour exercer la lourde fonction d’empereur...











Thénen





  La porte du manoir claqua sourdement derrière le Dunmer. Il frissonna. Malgré l’arrivée imminente de l’été, la grande bâtisse restait froide. Personne n’aimait s’y rendre et le maître des lieux, le Haut Juge Tersho, jouissait de cette petite supériorité initiale sur ceux qu’il faisait venir. Le seigneur Indoril redoutait le vieillard capricieux plus encore que sa demeure. Qu’il soit son petit-neveu par alliance n’y changeait rien : le serjo Tersho était virtuellement de la même famille que tous les grands membres de la Maison à force de remariages.

  La grande salle était éclairée de quelques chandelles qui menaient un combat d’arrière-garde contre les ombres. Les hauts murs, eux, étaient aveugles. Le Dunmer s’avança au centre de la pièce, entouré par les huit occupants invisibles des Chaises du Jugement.

« Serjo Indoril Thénen, entonna une voix sépulcrale, sais-tu pourquoi tu as été appelé ici ?
– Non, maître des vérités, s’inclina l’elfe avec une déférence qu’il ressentait peu. Le messager n’a pas mentionné le motif de ma convocation. »

  Comme toujours, pensa-t-il, l’amertume lui rongeant le cœur. Le Haut Juge laissait imaginer le pire aux Indorils contraints de pénétrer dans cette salle pour les tenir à sa merci. Souvent, il n’y avait pas de jugement, simplement une réprimande, même quand toutes les chaises étaient occupées. Mais comment savoir ?

« Il est venu à nos oreilles que tu as porté une affaire devant la justice royale, reprit la voix. Affaire d’argent...
– Je cherchais à récupérer mon bien...
– Et cela a-t-il été le cas ?
– Le roi n’a...
– Ah. »

  Le dernier mot de son grand-oncle confirma Thénen dans ses craintes. Les Indorils ne pardonnaient pas, il l’avait clamé d’un air bravache devant ce parvenu de Symmachus. Mais ce trait avait un double tranchant : les échecs n’étaient pas tolérés dans leurs rangs. Et le Dunmer se demandait quelle sentence lui serait appliquée. Une autre amende ? Peu probable, tant les Indorils se targuaient de ne pouvoir être blessés par les pièces de monnaie. Un exil dans ses terres, alors ? C’était bien la dernière chose que Thénen souhaitait. Ses parents lui avaient laissé de vastes plantations à plus d’une centaine de lieues au Sud, aux confins de la province, près des marécages puants des lézards. Le Dunmer ne s’y était rendu qu’une fois et s’efforçait depuis lors d’effacer le souvenir de cette visite de sa mémoire.

« Le roi a tranché en ta défaveur, poursuivit le Haut Juge. Sur cela notre assemblée n’a pas à porter d’avis car le roi est d’une plus haute autorité qu’elle. »

  Un murmure d’assentiment bourdonna depuis les sept autres sièges selon un rituel ancestral. Thénen sut alors que son sort avait été fixé des jours auparavant et que le serjo Tersho se contentait de réciter une litanie de vieilles formules qui finirait par sa condamnation. Il n’y avait plus qu’à attendre que les magistrats se lassent de tout leur décorum et mettent fin à son expectative.

« Ce que juge ici cette cour, c’est ton inconséquence qui t’a poussé à croire que le roi ne verrait pas la vérité à travers tes faux-semblants puis à le menacer, l’inconséquence criminelle qui fait maintenant rejaillir ton humiliation sur ta Maison tout entière ! Serjo Indoril Thénen, quel est le premier engagement du serment que tu as prêté ?
– “Et même si c’est au prix de ma vie, de tout ce que j’ai de plus cher, je ne laisserai pas mes actions entacher la réputation et l’honneur des Indorils”, répondit Thénen d’une voix atone.
– Tu t’es ainsi parjuré, et dans quel but ? Pour assouvir ta soif d’or !
– Honte ! entonnèrent les autres juges. Honte ! »

  Une larme de rage coula le long de la joue du seigneur dunmer. Il ignorait le nom de ses contempteurs, mais il savait que presque tous étaient autant, sinon plus, coupables des mêmes agissements que lui. Sa seule faute était de s’être présenté devant Symmachus le jour où ce dernier cherchait à vider ses querelles contre les nobles de la capitale.

« Si ton nom n’est pas mis à l’index, il ne sera employé que comme injure... »

  Thénen redressa la tête qu’il ne se rappelait pas avoir baissée et serra les dents. Il était coutumier de ces vexations mesquines de son grand-oncle. Elles n’avaient pas grande signification au fond. Elles annonçaient simplement l’imminence de la sentence. L’ultime plaisir que le barbon tirait de la torture de ses victimes. Eh bien, il ne le lui accorderait pas. Thénen se fit sourd à la pluie d’imprécations qui s’abattait sur lui.

« Maudit soit-il, gémiront nos héritiers et les héritiers de nos héritiers...
– Pourquoi, oh ! pourquoi avons-nous été aveugles au point d’abriter un serpent dans notre sein ?
– On ne dira plus que les Indorils sont les heureux fils de Nérévar, mais les indignes parents de Thénen ! »

  Stoïque, l’elfe laissa glisser sur lui les insultes. Rien ne l’affecterait, malgré la détermination de ses juges à lui faire plier l’échine. Menton levé, tête haute et yeux ouverts, Thénen défiait ses aînés avec morgue.

« En conséquence de quoi... »

  Le silence se fit. Thénen refusa de trembler, de fuir. Son châtiment ne pouvait être pire que la honte de supplier le serjo Tersho de lui pardonner.

« ... nous prononçons ta déchéance au rang de vassal. La propriété de tes terres t’est laissée, mais l’usufruit en est accordé au maire de Longsanglot, puisse-t-il l’employer à bon escient pour réparer les torts que tu as causés. »

  La résolution de Thénen s’évanouit. Trois mois plus tôt, il avait arraché de haute lutte le titre de père de la Maison, la dernière marche à gravir avant d’accéder à la prestigieuse position de conseiller. D’une phrase, le Haut Juge venait de ruiner plus d’un siècle d’efforts, de compromissions, réduisant à néant la lente et pénible ascension de Thénen. Sans même s’en rendre compte, l’elfe se mit à crier.

« Hypocrite ! Le maire de la ville est ton nouveau beau-père ! Tu comptes peut-être le dédommager un peu de la dot de sa fille ? Ou bien penses-tu qu’une rente supplémentaire lui fera oublier la mort prochaine de ta gemme, qui ne manquera pas d’arriver, comme pour toutes les autres ? Et mon rang ? A qui va-t-il aller, sinon à ton fils, ce demeuré que tu t’es retenu d’étrangler à la naissance pour pouvoir le manipuler à loisir et qui te donnera son soutien pour ton poste de gouverneur de la rive est du Thir ? »

  La diatribe de Thénen sembla un instant faire vaciller les ombres assises dans leurs vastes sièges. Nul ne s’était jamais élevé contre sa condamnation par un Haut Juge. C’en était presque un blasphème. Mais Thénen n’en avait cure. L’injustice était trop flagrante, le prix à payer trop énorme. Sa faute n’était qu’un prétexte pour le dépouiller au profit de Tersho et de ses accointances dans la Maison. A sa gauche, un des magistrats se leva et sortit de l’obscurité qui l’avait dissimulé jusque-là.

« Il a raison ! Cette Cour est corrompue et tranche pour son propre intérêt, non celui de tous ! »

  Thénen revint vite de l’étonnement que lui causa ce brutal revirement en sa faveur. L’homme n’était autre que son parent Farélas, idéaliste campagnard qui abhorrait la ville et son luxe. Il plaidait chaque jour devant un noble différent, l’adjurant d’abandonner son palais et de revenir à sa terre, “car le vrai Indoril est un fermier-soldat”, disait-il.

« C’est vrai ! cria quelqu’un d’autre. Tersho, c’est toi la véritable honte des Indorils ! Descends de ce siège ! »

  Thénen reconnut en son nouveau partisan le serjo Thovère, dont la fille avait été brièvement mariée à Tersho et qui était son éternel rival malheureux pour devenir Haut Juge.

« Rasseyez-vous ! s’époumona le grand-oncle de Thénen. Votre dignité vous l’ordonne ! »

  Mais plus personne n’écoutait le vieillard. Tous les magistrats s’étaient levés et s’invectivaient en criant à qui mieux mieux. Puis, l’un d’eux, Thénen pensa qu’il devait s’agir d’un des échevins du maire, saisit un bougeoir et l’abattit avec force sur le crâne de Farélas, le laissant sonné pour le compte. Maéthon, le secrétaire personnel du Maître des Commerçants, mit aussitôt l’épée au clair. Ce n’était qu’une arme de cérémonie mais, correctement maniée, elle s’avérait dangereuse. Tout Longsanglot s’accordait à dire que Maéthon était une lame redoutable...

« Mes amis, implora Tersho, mes amis ! Entendez la voix de la raison... »

  Trop tard, car Maéthon venait de passer son épée au travers du corps de l’échevin dont la bouche s’emplit aussitôt d’un flot de sang. Le secrétaire donna un coup de pied au cadavre pour dégager sa lame, mais deux compagnons du mort le ceinturaient déjà. Pris de fièvre, les magistrats restants brandirent à leur tour leurs armes.

« Par Almalexia ! Ne laissez pas la folie vous... »

  Le reste du cri de Tersho fut perdu dans le vacarme. Thénen, qui était venu sans épée, recula à pas prudents vers la porte, qui tremblait sous des coups venus de l’extérieur. Le Dunmer ouvrit les vantaux qui laissèrent le passage à une escouade de gardes alertés par les hurlements. Le spectacle qui s’offrit à eux à la lueur de leurs torches était affligeant. Maéthon, la poitrine percée par trois coups d’épée, baignait dans son sang. Son meurtrier avait eu la gorge tranchée par Thovère, lui-même frappé dans le dos par un obscur frère de la Maison. Deux autres corps sans vie gisaient sur le sol : quelqu’un n’avait pas hésité à tuer le malheureux Farélas, pourtant assommé. Les seuls survivants étaient Tersho, Thénen et le frère.

« Serjo ? Que... que devons-nous faire ? demanda un homme horrifié.
– Saisissez-les ! » ordonna Tersho, pâle de frayeur.

  Thénen se laissa faire mais l’autre résista. Mal lui en prit : un garde le cogna violemment à la tempe et son front heurta une dalle, s’ouvrant sous le choc. Il ne se releva pas.

« Vous êtes le responsable de ce massacre ! » accusa le Haut Juge, le doigt pointé sur son petit-neveu.

  La bouche de Thénen s’étira en un sourire froid et cruel. La situation, si désespérée quelques minutes auparavant, venait de le laisser maître du jeu, alors même que deux brutes lui tenaient fermement les bras dans le dos.

« Vous n’y êtes pas du tout, tonton, répondit-il avec une familiarité insultante. Tel que je vois les choses, il y a deux issues à cette rencontre. La première est celle où vous ordonnez ma mort. Vous êtes l’unique rescapé d’un curieux massacre de sept autres magistrats, sous votre propre toit. Je connais des familles très vindicatives qui auront recours à des moyens expéditifs sans plus s’ennuyer des dettes qu’elles ont contractées à votre égard. Dans la deuxième, je m’en sors vivant et je parviens à expliquer que les gentilshommes étalés un peu partout se sont entretués, qui dans l’espoir de vous remplacer, qui pour vous défendre. C’est peu crédible, certes, mais cela vous laisse une chance de ne pas être affecté du même genre de mort subite que nos amis.
– Vos conditions ?
– Révisez ma peine. Laissez-moi mon rang, mes biens... Trouvez-moi une faible punition. »

  Le sourire de Thénen s’élargit. Il tenait le vieil elfe à sa merci, il en était persuadé. Avec cette soudaine épidémie de décès, il obtiendrait sans mal un nouveau poste dans la Maison. Son ascension ne tarderait pas à reprendre. Il se voyait déjà membre du conseil avant dix ans. Dire que Tersho l’avait naguère effrayé ! Mais ce n’était plus qu’un être vaincu dont il allait pouvoir utiliser la fortune et l’influence à sa guise, à présent que le monde policé du Haut Juge s’effondrait devant une violence inopinée.

« Il y a une troisième issue, Thénen. Vous êtes entré ici et, non content de contester votre peine, vous avez mis l’arme à la main, prenant mes magistrats par surprise. Mon capitaine de la garde vous a retenu au moment où vous alliez me donner le coup fatal. »

  Tersho éclata de son vilain rire caquetant.

« Ridicule, commenta Thénen. Je n’ai même pas emporté mon épée en venant chez vous.
– Ce sera un oubli vite réparé, lui assura le Haut Juge. Donnez-moi son sceau vous autres ! »

  Un garde arracha la bague familiale du doigt de Thénen, lui éraflant la peau au passage. Tersho tira de sa poche un bâton de cire rouge qu’il chauffa près d’une chandelle, puis il l’apposa au bas d’un parchemin vierge et appliqua le sceau de son petit-neveu par-dessus.

« Ça, ex-serjo, détailla-t-il, c’est votre confession officielle. Vous allez maintenant être amené au temple où on vous revêtira de la bure des novices et vous expierez votre crime en embrassant cette digne vocation qu’est la prêtrise. N’est-ce pas admirable de ma part de vous laisser vous rédimer de la sorte ?
– Il me suffira de parler et de vous dénoncer...
– Dois-je vous rappeler que les novices sont astreints à un mutisme complet pendant les trois premières années qu’ils consacrent à l’apprentissage et aux durs travaux d’initiation ? Sous peine de mort, bien sûr.
– Même après trois ans...
– Après trois ans, pauvre cloche, les dernières successions concernant les morts d’aujourd’hui auront été réglées, les héritiers seront satisfaits et accepteront pleinement ma version des faits. Et même alors, je n’aurais plus besoin d’une personne comme vous pour avouer ses méfaits. Gardez à l’esprit que pour vous, il y a une première issue.
– Damné menteur ! je... »

  Le capitaine des gardes lui assena un violent coup au plexus qui lui coupa le souffle. Tersho rit de nouveau, découvrant ses dents.

« Emmenez-le dans une heure, quand j’aurais rédigé ses aveux et que les rues seront sombres. Ne le laissez adresser la parole à qui que ce soit entretemps, c’est bien compris ? »

  Les larmes de Thénen lui baignèrent le visage alors que les gardes le traînaient hors de la salle ensanglantée.










































Symmachus





  Pendant la vacance du pouvoir impérial, il était de tradition que le Conseil des Anciens expédie les affaires courantes et tienne des sessions trois à quatre fois par semaine au lieu d’une ou deux fois l’an au mieux. Symmachus passa en revue les effectifs : venus de tout Tamriel, des nobles se pressaient en foule autour de la grande table. L’institution de la vénalité de la charge de conseiller avait considérablement grossi les effectifs, car le critère de la naissance était ignoré. Bien sûr, chaque royaume de plus de trente mille habitants possédait sa propre représentation, ajoutant ainsi à la confusion, sans compter que les souverains multipliaient les trucages lors des recensements, obtenant un nombre de sujets suffisant pour siéger au Conseil, mais pas assez considérable pour justifier une augmentation de leurs impôts. Sans l’initiative de Pélagius II de vendre les places, le seul Conseil aurait mené l’empire au bord d’une banqueroute à court terme.

  En cette fin d’hiver 120, les dirigeants du continent s’étaient précipités vers la Cité Impériale pour profiter le plus possible du court temps qui leur était accordé pour exercer un semblant de pouvoir. Nul n’aurait voulu prendre le risque que ses ennemis parviennent à les faire imposer plus lourdement et même la maladie ou l’âge ne parvenaient pas à faire rester chez eux les roitelets, les princes-marchands et les grands seigneurs. Au milieu de cette cohue, Symmachus, faisait figure d’exception. Il régnait théoriquement sur une province entière et commandait pas moins de cinq légions. Son alliance était donc particulièrement recherchée, puisque son vote pouvait surpasser celui d’une large coalition. Les minoritaires tentaient de se servir de lui comme de bouclier, les majoritaires d’asseoir leur domination en obtenant au moins sa neutralité.

  Pris de frénésie, les conseillers dans leur ensemble semblaient oublier que l’Empereur, ou l’Impératrice le cas échéant, avait tout pouvoir pour révoquer les décrets pris lors de l’interrègne, avec un effet rétroactif, s’ils ne lui convenaient pas. En réalité, la raison d’une telle agitation était que les souverains devaient préserver un équilibre précaire dans leurs propres domaines entre leurs grands vassaux. Malheur à eux s’ils ne faisaient pas semblant de se préoccuper de ces derniers. Après tout, l’empire se faisait une règle de ne pas intervenir dans des conflits internes ne provoquant aucun trouble de la pax septimia.

  Le général Dunmer était coincé entre le roi Thymar de Longhiver, son voisin, un Nordique perpétuellement de bonne humeur, dans la force de l’âge, les yeux d’un gris un peu délavé, les cheveux roux noués en tresses, aimant bien plus les plaisanteries grivoises et les champs de bataille que la politique, et un prêtre du Marais noir d’une secte aux buts obscurs. Les Drès, ces fauteurs de troubles, lui imputaient les pires pratiques au monde. Ils prétendaient que lui et ses fidèles cherchaient à obtenir une vie éternelle en dévorant vivants des bébés elfes. Rumeur stupide mais qui effrayait les gens du peuple vivant à la frontière... et à laquelle Symmachus ne pouvait s’empêcher de songer lorsque l’énigmatique Argonien dévoilait des crocs effilés comme des rasoirs.

  La séance était houleuse avant même que l’ordre du jour n’ait été voté. Symmachus inspecta les notes qu’il avait pris l’avant-veille sur les nouvelles alliances. Le Mane khajiit soutenait les demandes du roi de Rihad de supprimer les impôts pesant sur son armée, dans l’espoir clair que les Bosmers du Valboisé détournent les yeux de leur frontière orientale pour se concentrer sur leur puissant voisin du nord. Le comte d’Anvil, pour sa part, avait réussi à réunir derrière sa bannière des Rougegardes et des Brétons de la baie d’Iliac pour protester contre la fermeture des ports altmers aux marchandises impériales. Les émissaires de Primeterre et Alinor les ignoraient superbement, occupés à passer des marchés avec certains secrétaires du Mane, achevant la boucle. Leurs promesses étaient simples et totalement illégales : sucre de lune et skouma sur tout le littoral d’Elsweyr en échange d’une aide accrue au roi de Rihad.

  Symmachus soupira. Le comte d’Anvil agitait frénétiquement des monceaux de documents et ne se pliait pas aux injonctions de faire silence, répétées en vain par celui qui présidait le Conseil cette semaine-là, un baronnet du sud de Bordeciel. Le comte était un homme trapu, au teint de brique, que le gris de sa moustache tentait d’éclipser. Sa voix semblait porter jusqu’aux combles du palais, un exploit que seule sa femme était capable d’égaler, murmurait les conseillers médisants. Les ragots voulaient qu’il soit le fils d’une poissonnière, échangé à la naissance avec l’héritier légitime. Symmachus n’y prêtait aucune foi : dans ce bourbier politique où la calomnie et l’injure étaient les armes les plus courantes, on pouvait être sûr qu’une telle rumeur tirait son origine d’un habitant malintentionné de l’Archipel de l’Automne.

« Comte Hintanus, s’égosilla le président, dernière sommation ! Asseyez-vous et attendez que l’on vote l’ordre du jour ! »

  Le comte finit par s’incliner de mauvaise grâce et fit passer par un de ses assistants sa motion au baronnet nordique. Ce dernier eut un air découragé en y jetant un œil ce qu’il aurait si bien pu s’épargner. Il s’agissait de la même question, interminablement repoussée par les Hauts Elfes et leurs alliés en séance. Jusque-là, Symmachus et Thymar n’avaient pas été appelés à voter sur ce point : parmi les règles et les coutumes complexes qui régissaient les séances du Conseil figurait un édit impérial déclarant que le nord, le sud, l’ouest et l’est de Tamriel inscrivaient chacun un sujet à l’ordre du jour, mais ne se prononçaient que pour les questions qui les concernaient. Ni le Morrowind ni Longhiver n’étant directement affectés par le commerce en mer Abécéenne, leurs monarques ne s’étaient pas impliqués dans les discussions et les Altmers avaient eu le champ libre pour imposer n’importe quelle question à l’ordre du jour pour l’ouest. L’avant-veille, il avait fallu discuter des inondations dans les environs du Ruisseau de Marbrook, obscure bourgade de l’Archipel.

  Mais s’il fallait attribuer un épithète au comte d’Anvil, c’était bel et bien celui de têtu. Cet homme, envers et contre tous, maintenait qu’il contrôlait parfaitement sa ville, notoirement infestée de pirates, de brigands et autres terreurs des honnêtes habitants pour peu qu’il y en ait eu dans cette masse de taudis informes, qu’un incendie après l’autre venait nettoyer. Et comme il ne pouvait acheter ou gagner à son point de vue suffisamment de voix dans l’ouest de l’empire, il avait résolu d’en appeler à une plus haute autorité, c’est-à-dire au Conseil tout entier. Chaque part géographique avait bien entendu le pouvoir de déléguer un problème la concernant à l’assemblée au complet. Mais cette procédure n’était jamais invoquée, car le parti majoritaire n’en avait pas besoin et faisait systématiquement obstruction aux demandes des minoritaires. Or, le comte, fort opiniâtre, comme Symmachus aviait pu le constater, avait déniché un arrêt remontant à l’impératrice Kyntira, première du nom, spécifiant qu’en cas de menace pour l’empire, le Conseil décidait par lui-même s’il pouvait être saisi de l’affaire.

  Rien de plus simple alors pour le comte que d’exposer le jeu dangereux auquel se livraient les Altmers. Rien de plus simple que de gagner à sa cause l’ensemble des conseillers, excédés par les prétextes futiles invoqués par les Hauts Elfes et profitant de l’occasion pour rabattre de leur superbe. Du moins était-ce le principe qui sous-tendait la démarche du comte. Mais lorsque l’ouest, le sud et l’est eurent parlé, le Conseil balançait toujours vers Alinor et Primeterre. Le vote des royaumes du nord se révélait donc décisif. Le baronnet qui présidait ajourna la séance sur demande conjointe des représentants de l’ouest et les aristocrates de tous les coins de l’empire s’abattirent sur Thymar et Symmachus comme des rapaces ayant découvert des proies insoupçonnées jusque-là.

  Le comte d’Anvil était particulièrement entreprenant, offrant de servir d’intermédiaire entre le roi de Morrowind et la future Impératrice pour exiger que soit renégocié le traité d’armistice en faveur de Symmachus contre les Tribuns. Les Hauts Elfes harcelaient quant à eux le malheureux Thymar qui ne comprenait plus rien à l’avalanche d’offres qu’on lui présentait. A la grande horreur du roi dunmer, le monarque de Longhiver finit par trancher d’une manière bien particulière, destinée avant tout à faire lanterner un peu plus ceux qui lui tournaient autour.

« Notre voix suivra celle de Son Altesse Symmachus, déclara-t-il de toute la force de ses poumons, dont nous considérons le jugement comme sûr et aussi pertinent pour son royaume que pour le nôtre. »

  Et l’assaut reprit, dirigé cette fois exclusivement vers le malheureux époux de Barenziah. En vain, ce dernier tenta-t-il de rappeler que toutes les décisions pouvaient être annulées par un simple refus verbal de la future Impératrice. N’y tenant plus, Symmachus demanda à ce que la séance reprenne et chacun retourna s’asseoir, pendant que le baronnet nordique prenait désormais ostensiblement son temps pour en revenir au vote. Son amusement était visible quand, après une nouvelle demi-heure d’atermoiements, il finit par autoriser le roi du Morrowind à annoncer sa décision.

« Nous, Symmachus de Longsanglot, représentant de la reine Barenziah, notre femme bien-aimée...
– Plus vite ! exigea un des Altmers de Primeterre qui ne tenait pas en place. Passez-vous du protocole, nom des Dieux !
– Assistant Vakyon ! Gardez le silence !
– ... penchons pour la motion du comte Hintanus d’Anvil...
– Et notre voix seconde la sienne ! » tonna Thymar, mettant fin au scrutin.

  L’avantage au comte était alors suffisant pour qu’il l’emporte enfin après des jours de lutte. Euphorique, ce dernier vint serrer la main de Symmachus, à son grand dam, furieux de donner l’air de s’être vendu à un des deux partis alors qu’il avait choisi ce qui lui semblait la meilleure solution pour l’empire. Ni Hintanus ni le roi ne prêtèrent attention à la conférence impromptue qui se tint entre le mystérieux prêtre argonien et les Altmers, du moins pas avant que l’habitant du Marais Noir ne dépose sa propre motion pour l’ordre du jour de l’est.

« Le retrait des légions du Morrowind n’est pas de votre compétence, commenta le baronnet en la lisant. Je vous invite à soumettre une autre motion, Votre Excellence.
– La chossse est d’une importanccce capitale pour la sssûreté de l’empire, répliqua l’Argonien en révélant ses canines une fois de plus. J’en ai l’intime convictttion. »

  Symmachus le regarda d’un air abasourdi. Comment ce prêtre pouvait-il envisager de traiter pareille affaire ? Comment pouvait-il oser contester un décret édicté par Tiber Septim en personne ? et surtout, pourquoi cet inconnu, émergé des brumeux marais du sud, se piquait de considérer la présence des légions qui tenaient tant bien que mal le Morrowind dans son état d’origine comme un danger potentiel ?

« Nous ne pouvons risssquer un incccident dans la résolution de la querelle que nous venons de juger, ajouta le ténébreux prêtre. Je n’accuse ni le comte Hintanus ni les rois d’Alinor et de Primeterre d’être des fauteurs de troubles, mais la sssituatttion est sssujette à sss’envenimer pour ccce qui est du règlement des disputes d’ordre privé et à dégénérer en un conflit étendu à tout l’ouest, ce qui ssserait dramatique lors de l’interrègne et augurerait mal de l’avenir des Ssseptim. Je propossse d’envoyer deux à trois des légions du roi-général Sssymmachusss à l’ouessst pour appliquer les décrets du Conssseil.
– C’est ridicule ! éclata le Dunmer. Un message ne leur parviendrait que dans un mois et elles n’atteindraient la côte d’Or que dans plus de trois au mieux.
– Une interventttion, même tardive, vaudrait mieux que pas d’interventttion du tout.
– Une intervention ! Ce serait une invasion si l’ouest de Tamriel ne faisait pas partie de l’empire ! Je ne vois dans cette proposition qu’une tentative d’affaiblir la frontière sud du Morrowind au profit des maraudeurs argoniens et des puissances qui les tolèrent sur leur territoire ! »

  Symmachus se rendit aussitôt compte que la colère lui avait fait exprimer des pensées qu’il n’aurait jamais dû rendre publiques. Comme un seul homme, tous les représentants du Marais Noir braquèrent sur lui un regard furibond. En une phrase, il venait de perdre un éventuel soutien de leur part. Le roi maudit la lenteur des deux frères de feu Antiochus à se rendre à la Cité Impériale : si Magnus de Lilmoth avait été là, il aurait pu repousser la motion du prêtre aisément ; si Céphorus de Gilane avait été présent, il aurait pu se porter garant de la stabilité de la région avec la considérable armée sous ses ordres.

  Or Symmachus ne pouvait guère se permettre de laisser partir plus d’une légion de sa province : même les Dunmers en apparence les plus soumis préparaient des complots contre les Impériaux et leurs serviteurs à leurs moments perdus. Si certains groupes, voire deux Maisons ou plus s’associaient pour mener à terme leurs ambitions indépendantistes, le règne de Symmachus toucherait vite à son terme. Le moindre incident serait prétexte à l’émeute et il avait dans l’idée que les Indorils ne seraient pas les derniers à franchir les portes du palais royal pour réclamer sa tête. Au-delà même de sa propre vie et de celle de Barenziah, Symmachus savait qu’il serait impossible d’assurer la protection des collecteurs d’impôts et des administrateurs venus de Cyrodiil. Cinq ans plus tôt, des jacqueries avaient éclaté à travers tous le territoire drès, les fermes et les bâtiments impériaux avaient été mis à sac... Il avait fallu près de deux ans et demi pour vaincre les derniers foyers de résistance. La flamme couvait toujours dans les campagnes dunmers.

  Thymar lui tapa dans le dos d’un air compatissant. Même un homme aussi peu au fait des subtiles manœuvres politiques du Conseil que le grand Nordique pouvait constater que le roi de Longsanglot s’était mis en mauvaise posture. Et de fait, le soutien du comte Hintanus, de quelques-uns de ses alliés et de Longhiver se révéla bien insuffisant : à une écrasante majorité, la motion fut adoptée. Comble de l’audace : les Hauts Elfes firent ajouter un codicille, ordonnant aux légions de prendre la route de l’ouest dès la réception du message, sans attendre un mandat de confirmation portant le sceau des Septim. Symmachus manqua se prendre la tête entre les mains. Par pur esprit de vengeance, les princes de l’Archipel de l’Automne venaient de le mettre en danger de mort sitôt qu’il retournerait dans sa province. Pire ! les risques de sécession de toute la partie occidentale qu’il avait cherché à combattre par son vote en faveur d’Hintanus étaient désormais redoublés mais dans le levant. Et les Dieux savaient si l’empire pouvait se passer de ce genre de guerre au commencement du règne d’un de ses monarques !

  Un message lui fut glissé par un secrétaire particulier qu’il ne reconnut pas. Il déroula le parchemin et lut : « Les intérêts de Solitude ont fait pencher son roi contre vous. Le prince impérial est de l’avis contraire. » Symmachus releva aussitôt la tête, juste à temps pour voir Uriel, le fils de Potéma, lui faire un imperceptible clin d’œil. Dans son état d’agitation, le roi de Morrowind soupçonna un instant le jeune homme d’avoir organisé cette cabale contre lui, mais c’était par trop invraisemblable. En revanche, ce qui était désormais sûr, c’était que Solitude avait ses yeux braqués sur la pourpre impériale et le lui faisait savoir. Symmachus ne put s’empêcher de réfléchir à l’intérêt qu’il aurait à soutenir Uriel dans sa prétention au trône au rebours du droit et de l’honneur. Le vote pouvait être renouvelé le surlendemain et, avec l’appui de Thymar et d’Uriel à la fois, les légions seraient maintenues à leur poste.

  C’était tentant...

Modifié par redolegna, 10 mars 2008 - 00:17.


#2 redolegna

redolegna

    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 13 janvier 2008 - 00:46

Thénen





  L’elfe secoua la tête de droite et de gauche, sans plus de résultat que d’ajouter à son terrible mal de crâne. Le tissu gris qui lui recouvrait la peau semblait fait de limaille de fer, l’air qui pénétrait dans sa cellule était douloureux à respirer. Ses épaules étaient perclues de courbatures et de crampes à force d’avoir transporté des poids inutiles pendant des jours et des jours. Le Dunmer était à bout de résistance physique et morale. Vienne la mort ! Il l’aurait accueillie à bras ouverts s’il lui était resté assez d’énergie pour les écarter.

  Les souliers cloutés du gardien résonnèrent tout près, augmentant sa souffrance d’un degré supplémentaire. L’homme tenait une marmite normalement à moitié pleine d’un gruau fade et indigeste. La première fois qu’il y avait goûté, l’elfe avait repoussé son écuelle. Au milieu de ce qui lui avait paru la nuit sivante, il en avait léché jusqu’à la dernière motte durcie. Il n’aurait rien à manger cette fois-là, subodora-t-il. Le gardien avait dû distribuer toute la marmite aux plus anciens novices dont les cellules étaient situées au début de sa tournée dans l’allée. Mais quand il passa devant lui, l’estomac vide de l’elfe l’emporta enfin sur instinct qui lui dictait de se taire.

« A manger, croassa-t-il. Ai faim. »

  Le gardien pivota sur ses talons, médusé à l’idée qu’un novice prenne le risque mortel de lui adresser la parole. Il se rapprocha du Dunmer étendu à plat ventre sur la paille souillée. Il contempla sans aménité cette épave défraîchie qui n’était plus que l’ombre de l’homme se débattant comme un furieux qu’on avait jeté dans la cellule.

« Déjà assez de la vie, mon joli ? ricana-t-il ? Faut pas ! Je te voyais pourtant un grand avenir dans la conversion des infidèles du Vvardenfell, tu sais ces barbares du Nord. Mais t’es un dur en peau de lapin, asteure ! Encore un qui tient pas deux semaines. »

  Les paroles du gardien allumèrent une lueur folle d’espoir dans l’esprit de l’elfe. Il comptait quelques amis parmi les prêtres et il avait personnellement rendu des services remarqués à certains membres hauts placés. Peut-être cela valait-il la peine d’essayer et de dépenser un peu de sa précieuse salive plutôt que d’attendre que le tranchant de la hache retombe sur sa nuque. Qu’avait-il à perdre, après tout ? Rien de ce qu’il possédait ne lui avait été laissé. Il ne lui restait que la vie et elle était fortement compromise. Avec un grognement inhumain, il se redressa et s’assit. Ses lèvres remuèrent mais, comme aucun son n’en sortait, il plissa le front et articula lentement :

« Suis pas novice. Ordonné prêtre... y a longtemps.
– Ouais. Bien sûr. Bon, bouge pas, je te ramène l’exécuteur des basses œuvres, il fait très bien son travail, tu verras, certains croyaient qu’ils vivaient encore alors que leur tête était détachée de leurs épaules, t’auras pas à te plaindre, et... »

  Le Dunmer lui saisit la cheville d’une main tremblante.

« Suis prêtre. Suis prêtre. Suis prêtre.
– Tu sais répéter des mots qu’ont pas de sens, je t’accorde ça, répondit le gardien en éclatant de son rire, ravi de sa plaisanterie. Mais les travaux forcés t’ont probablement rendu fou, alors...
– Ai argent. Beaucoup.
– Un novice riche ? Il y en a moins que de n’wah malins !
– Suis Indoril, insista l’elfe jouant son va-tout. Ai le droit de plaider cause. Veux... voir... prêtres et leur dire...
– Oh, d’accord, vieille mule. Je vais faire venir quelqu’un. Ça me distraira. Mais si tu as menti, les derniers jours vont te paraître une promenade de santé par rapport à la torture avant ton exécution, compris ? »

  Sur un signe d’assentiment du Dunmer, le gardien libéra sa cheville d’une secousse et repartit dans le couloir. L’elfe aurait été bien en peine de dire combien de temps il était resté absent : il s’évanouit immédiatement. Un coup de botte à travers les barreaux de sa cellulle le sortit de sa torpeur. Le gardien était revenu, accompagné d’un nouveau Dunmer aux atours de soie incrustés d’or qui relevait le bas de sa robe pour l’empêcher de tremper dans la fange.

« C’est lui ? interrogea-t-il brusquement. Le novice qui se dit prêtre ?
– Oui, Votre Grandeur, répondit le gardien avec empressement et obséquiosité. Désirez-vous que je me charge de...
– Fais-le laver, habiller correctement et emmener à l’office de la petite chapelle. Je m’occuperai du reste.
– Tout de suite, Votre Grandeur.
– Et donne-lui à boire !
– Bien sûr, Votre Grandeur. C’est une joie de vous servir, Votre Grandeur... »

  Le prêtre avait déjà tourné les talons et s’éloignait à aussi grands pas qu’il le pouvait. Le gardien cracha discrètement dans sa direction en lâchant un juron sotto voce. Il passa la main à sa ceinture, en sortit un trousseau qu’il examina jusqu’à ce qu’il ait repéré la clé qu’il cherchait et l’introduisit dans la serrure de la cellule. Il souleva le Dunmer, le jeta en travers de son dos et avança vers la sortie.

« C’est ton jour de chance, mon joli, souffla-t-il, Un patriarche qui se déplace rien que pour toi ! souviens-toi de ce que je t’ai dit quand même. Un mot de travers et couic ! ce sera le dernier à part les hurlements de douleur. »

  En travers de ses épaules, l’elfe hocha la tête stupidement. Il ne broncha pas quand son gardien le déposa sur un banc, puis quand on le passa de main en main jusqu’à ce qu’on lui arrache sa tenue lamentable de force, pas davantage quand on le savonna énergiquement, puis quand on le revêtit d’un pantalon et d’une tunique de laine écrue. Il fallut lui desserrer les dents de force pour lui faire couler une eau glacée dans la gorge. Le Dunmer battit des paupières lorsqu’on le tira dans l’office du patriarche, les yeux blessés par la lumière trop vive. Le prêtre congédia ses assistants et tira la porte qu’il verrouilla.

« Thénen, mon ami ! c’est bon de te revoir après tout ce temps ! s’exclama-t-il en lui tombant dans les bras.
– De même, Stavis, répondit le Dunmer en grimaçant quand l’étreinte du prêtre lui comprima les côtes. La vie t’a mieux traité que moi, à ce que je vois.
– J’ai pris quelques livres, confirma Stavis, jovial. Toutes au service de la déesse, bien entendu. Que faisais-tu dans nos celllules de novice ?
– Vos pourrissoirs ? C’est une drôle d’histoire, mon ami. Si tu me donnes un siège, de quoi manger et un alcool fort, je devrais être en mesure de te la raconter depuis le début.
– Bien sûr ! où avais-je la tête ?
– Dans les nuages, à composer un sermon louant les Tribuns, » suggéra Thénen.

  Il s’assit lourdement et soupira d’aise en s’enfonçant dans le fauteuil moelleux. Un tel confort lui avait tant manqué ! Il commença à narrer ses déboires à son ami dont le large front se plissa à mesure qu’il avançait.

« Le serjo Tersho, murmura Stavis. Ce n’est pas ce damné noble qui a condamné un Indoril pour avoir légué tous ses biens au Temple plutôt que de les confier au conseil de votre Maison ?
– Lui-même. Et il s’agissait de son propre cousin, ce pauvre diable de Molantis Antayne.
– Je n’ai jamais su qui avait hérité de tout cet argent.
– Un magistrat qui a du coup retiré sa candidature pour le poste de Haut Juge...
– Pourquoi votre grand maître ne fait-il rien pour punir les exactions patentes de ce sinistre personnage ?
– Ce serait merveilleux s’il en était capable, mais le serjo Indoril Zafis lui-même a de lourdes dettes que Tersho a racheté à ses créanciers. Le Haut Juge le tient à la gorge.
– A quelle occasion s’est-il endetté, votre dirigeant ? demanda le prêtre, visiblement pris d’un soupçon.
– Oh, tout simplement lorsqu’il a voulu impressionner la Maison en accordant à sa fille une magnifique dot... pour son mariage avec le serjo Tersho. Tout finit par se recouper chez nous. C’est pour ça que j’ai sauté sur l’occasion de le faire chanter dans son manoir : il n’était vulnérable qu’à ce moment-là. A présent, il est redevenu l’esprit malfaisant qui contrôle les Indorils sans le montrer. »

  Le patriarche médita quelques instants sur les informations puis reprit.

« Son histoire de ta prétendue attaque sur les magistrats me laissait de sérieux doutes. Tu es plutôt bon combattant, mais tu ne vaux ni Maéthon ni Farélas. Le vieux renard a menti, hein ?
– Sur toute la ligne, confirma Thénen.
– Que vas-tu faire à présent ?
– Je n’en sais rien, avoua le noble déchu. Quitter la ville, sûrement.
– Tu ne pourras pas. Les gardes que le roi a laissés ont été investis des pleins pouvoirs et contrôlent tout le monde aux portes, même nous les prêtres. Les marchands adressent pétition sur pétition au gouverneur militaire, mais il a menacé de fermer leurs commerces. »

  Thénen se prit la tête entre les mains. A chaque fois qu’il croyait que la chance revenait à lui, ses ennemis se liguaient pour le faire retomber toujours plus bas. Comment pourrait-il jamais s’en sortir ?

« Je peux t’abriter deux jours sans éveiller les curiosités, lui dit son ami. Au-delà, tu seras forcé de prouver la véracité de ton affirmation devant le grand chanoine et un collège de patriarches – que tu as été ordonné prêtre, je veux dire.
– Encore un jugement ? pesta Thénen. Le troisième en un mois à peine ! »

  Mais une nouvelle idée, plus folle encore que toutes les autres, venait de germer dans son imagination féconde. Il se ressaisit. En deux jours, il avait le temps de soigner les détails, d’élaborer une stratégie plus complète... Djà la marche à suivre se déroulait clairement devant ses yeux éblouis par la bauté et la simplicité de son plan. La fatigue des derniers jours le terrassa et il succomba au sommeil. Stavis, compatissant, déposa une couverture sur son ami endormi et quitta la pièce sur la pointe des pieds.

  Deux jours plus tard, il amenait un Thénen complètement reposé et débordant d’énergie devant l’assemblée de prêtres qui statueraient sur son sort. Le patriarche ne pouvait s’empêcher de rester inquiet. La plupart des prêtres avaient des liens très étroits avec les grandes familles indorils, malgré leur réputation d’impartialité. Il n’était pas assuré que son ami, un criminel déjà condamné par le roi et sa propre Maison aux yeux de tous, réussirait à emporter leur accord pour son projet, aussi confiant en lui qu’il pouvait l’être. Stavis n’aimait pas se mêler de politique, une exception parmi les membres du Temple de son rang, mais il savait que ses collègues considéraient la moindre controverse, même théologique, comme un enjeu de pouvoir.

  Stavis s’assit sur la chaise qui lui était réservée. Thénen, lui, mit un genou en terre et attendit l’injonction du grand chanoine pour se relever. Il écouta posément un des patriarches lire l’acte qui ouvrait son nouveau procès.

« Voilà une étrange déclaration, commenta un prêtre à la chevelure apprêtée en longues nattes que Stavis avait désigné à Thénen comme le grand archiviste. Elle sonne à mes oreilles comme une fable inventée par un enfant.
– J’ai pourtant accompli mon noviciat, soutint Thénen. J’étais jeune, mais pas tant qu’un enfant, Votre Grandeur.
– Cela sera simple à vérifier, trancha le grand chanoine. Votre nom doitt être consigné dans nos annales si vous dites la vérité.
– Il ne s’y trouve pas, dirent en même temps l’archiviste et Thénen.
– Alors vous n’êtes pas prêtre, conclut un autre patriarche. Affaire term...
– Un instant ! »

  C’était Stavis qui avait interrompu le prêtre. Tous les regards se tournèrent vers lui et il eut l’air gêné. Il se tortilla nerveusement sur son siège.

« J’ai été novice pendant les trois premières années de l’ère actuelle, annonça Thénen d’une voix monocorde. J’ai servi le Temple en tant que prêtre pendant deux autres années. En l’an 5 du calendrier impérial, le reste de ma famille est mort d’une peste qui a ravagé la ville. J’ai demandé à être libéré de mes obligations religieuses, ce qui m’a été accordé, sans toutefois que je renonce à mes vœux.
– Cela n’explique pas votre absence des annales, bougonna l’archiviste.
– En l’an 9, alors que mon nom était consigné dans les livres de la bibliothèque, recopiés tous les dix ans dans les annales, poursuivit Thénen, un hérétique fut arrêté par des Ordonnateurs. Il s’échappa grâce à un maléfice et se réfugia dans la bibliothèque en question. Sur le point d’être repris, il s’immola par le feu. Son sort s’étendit aux livres environnants, faisant disparaître dix ans d’archives.
– Ce qui a été perdu ce jour-là fut reconstitué, pointa un autre patriarche aux longs favoris blancs.
– A partir des prêtres servant toujours le Temple, répondit Thénen, concluant son exposé des faits. Voilà la raison pour laquelle je ne figure pas dans les annales. »

  Certains patriarches parurent convaincus, mais la majorité d’entre eux paraissait toujours hésiter ou rester franchement hostiles au Dunmer.

« Cela ne prouve rien, énonça l’archiviste, sinon que vous êtes peut-être un prêtre dont nous avons perdu la trace.
– “Tout être est coupable jusqu’à ce qu’il ait prouvé son innocence”, cita Stavis. C’est là votre position ? »

  L’archiviste haussa les épaules.

« Savez-vous qui a énoncé ce précepte ? demanda l’ami de Thénen. Puis comme son interlocuteur faisait signe que non : le prophète Marukh, un des partisans de l’hérésie alessienne dont les enseignements sont vivement combattus par le Tribunal. »

  Les voisins de l’archiviste éclatèrent de rire et le grand chanoine lui-même esquissa un sourire. Sous le coup de la colère, le visage du prêtre se marbra de traînées blanchâtres déplaisantes.

« Très bien, siffla-t-il. Admettons qu’il soit prêtre. Que faisait-il alors avec les novices plutôt qu’avec les clercs de son rang ?
– L’erreur est imputable aux gens de ma Maison qui ignoraient cette part de mon passé, répondit Thénen qui ajouta pour lui-même : et qui ne tenaient pas à ce que je parle.
– Vous n’êtes pas revenu à nous de votre plein gré ?
– Non, concéda l’ancien noble. Mais je suis de nouveau prêt à embrasser ma vocation première. »

  Il y eut un bref conciliabule entre le grand chanoine et les patriarches proches de lui. Ils hochèrent la tête. Thénen respira un peu plus librement. Avec Stavis, ils formaient une nette majorité. Il était tiré d’affaire.

« Dans quel but ? persista l’archiviste qui ne s’était pas rendu compte de l’accord survenu entre ses collègues.
– Voyons, père Senpho, le gourmanda le grand chanoine. C’est un peu tôt pour ce genre de décisions...
– J’ai déjà choisi, annonça Thénen, causant un murmure de surprise auquel seul Stavis ne se joignit pas, déjà au courant des intentions de son ami. J’ai conscience que mes fautes sont grandes. Mais je désire me racheter de deux façons : la première est de porter les saintes paroles dans les quartiers populaires de la ville.
– Idée louable, approuva l’archiviste, plus tout à fait contre son gré. Mais cette mission ne vous laisserait-elle pas prêcher contre les Indorils, nos meilleurs et nos plus sûrs soutiens ?
– Je n’ai aucun grief contre mes anciens frères, Votre Grandeur ; mes malheurs me sont venus du roi. »

  Il les tenait, se réjouit intérieurement Thénen. Les prêtres avaient depuis longtemps déserté la ville basse. Qu’un nouvel arrivant se porte volontaire pour y jouer les prosélytes et inciter à la désobéissance à l’autorité royale, c’était une aubaine qu’ils ne pouvaient pas manquer ! Thénen sentit que le moment était venu d’abattre son maître argument.

« La deuxième, reprit-il, est encore plus simple. Il ya chez moi cinq cent mille septims en or. Les Indorils les convoitent, mais je suis persuadé que le Temple en ferait un meilleur usage. Je ne demande à en conserver qu’un vingtième, pour faire œuvre de charité en faveur des déshérités que mon apostolat m’amènera à rencontrer. »

  Même l’archiviste oublia son récent ridicule pour se lever et l’applaudir. Thénen s’inclina dans un geste que les patriarches prirent pour un geste d’humilité, mais Stavis savait que son ami dissimulait ainsi son large sourire de triomphe.





















Barenziah





  La reine de Longsanglot n’avait pas vu son mari depuis la fin de la matinée. Barenziah avait attendu le soir avant d’envoyer des légionnaires affectés à sa protection le chercher. Tous étaient revenus sans Symmachus, sans même une idée de l’endroit où il pouvait se terrer. Barenziah ne décolérait pas. La date du couronnement approchait et cette damnée tête roide qui détestait les cérémonies semblait avoir trouvé un moyen d’y échapper. En théorie, elle aurait pu s’y rendre seule : même si on parlait souvent du roi du Morrowind, il n’était que son prince consort, après tout. Mais l’impair diplomatique était de taille et le chef du protocole en ferait une attaque, à n’en pas douter. Le pauvre homme, si guindé, s’habituait à peine aux escapades de Barenziah après un siècle à les supporter. S’il devait subir les excentricités du couple royal au complet... oui, sa santé n’y résisterait pas longtemps.

  Toute à ses pensées, Barenziah n’entendit pas sa femme de chambre, Zævena Vycale, annoncer sa visiteuse. Cette dernière ne se laissa pas embarrasser par les convenances et força simplement le passage.

« Majesté, » salua-t-elle sans faire de courbette.

  Barenziah fut enfin tirée de sa rêverie et se retourna. Devant elle se tenait la redoutable Potéma de Solitude, la veuve du vieux roi Mantiarco, que l’on avait surnommée la Reine-louve. C’était une femme d’un peu moins de cinquante-cinq ans, d’une haute stature qui la faisait culminer une demi-tête au-dessus de Barenziah. La Dunmer ne se formalisait généralement pas de la taille des gens : les elfes sombres étaient notoirement plus petits que les humains. Pourtant, quelque chose la dérangeait précisément à ce sujet chez la sœur de feu Antiochus. Sans doute que cette dernière se servait de sa haute taille pour rabaisser ceux avec qui qu’elle avait l’occasion de rencontrer.

  Quelques rides plissaient le front de Potéma, mais cela ne contribuait qu’à mettre un peu plus en valeur ses traits aristocratiques, de même que la neige qui commençait à envahir ses cheveux, qu’on aurait crue apportée du nord de Bordeciel par la reine. Comme pour mettre au défi Barenziah de lui faire sentir son âge, la Reine-louve avait parlé d’une voix jeune, mais son intonation dans le seul terme de Majesté n’était guère rassurante. On disait de Potéma qu’elle mesurait l’effet de chacun de ses gestes et de ses mots. Si c’était vrai, le moment de sa venue ne pouvait être anodin. Barenziah fronça les sourcils : sa visiteuse avait-elle eu vent de ses recherches et par qui ?

« Altesse, répondit enfin la Dunmer. Vous excuserez ma mise rustique, je ne suis arrivée que depuis peu de ma province et les couturières de la ville n’ont pas encore eu le temps de me constituer une robe de chambre adéquate. »

  Jouer les coquettes écervelées avait plus d’une fois rendu de fiers services à Barenziah mais elle s’aperçut bien vite que Potéma était trop rouée pour se laisser prendre à ce genre de tour.

« Je ne suis pas ici pour discuter fanfreluches, Majesté, rétorqua sèchement la Reine-louve, les lèvres pincées. Nous avons chacune un problème de taille et nous pouvons mutuellement nous aider à les résoudre.
– Des problèmes ? Altesse, vous m’effrayez presque, gloussa Barenziah en battant des cils, décidée à lanterner. Mais comment pourrions-nous en avoir avec tous ces fringants légionnaires prêts à donner leur vie pour nous défendre ? »

  Les ailes du nez de Potéma blanchirent d’exaspération mais elle parvint à se maîtriser et à poursuivre avec le sourire.

« Je sais où se trouve le prince Symmachus, » lâcha-t-elle.

  Malgré elle, Barenziah ne put retenir un cri de surprise. Sa visiteuse mentait peut-être, se reprit-elle, mais il fallait absolument qu’elle sache.

« Où est-il ? demanda-t-elle, toute futilité envolée de sa voix.
– Oh, en sécurité, lui répondit Potéma en appuyant sur chaque mot. Pour l’instant. »

  Le cœur de la reine de Longsanglot se glaça. Ellle ne connaissait que trop bien cette phrase funeste : cette femme allait essayer de la faire chanter. Barenziah se raidit, prête à affronter le danger. Elle ne se rendrait en tout cas pas sans lutter.

« Demain, annonça Potéma, je m’adresserai au Conseil des Anciens à propos de la succession.
– Vous soutiendrez votre nièce ? ironisa Barenziah.
– Mon fils, répliqua la Reine-louve, pas le moins du monde amusée. Cette gourde de Kyntira ne se doutera pas de l’attaque...
– Elle n’en a pas besoin, contra Barenziah. Votre plan ne tient pas compte de son fiancé Modellus. Il siège au Conseil.
– Si vous faisiez un peu attention à ce qui vous entoure, petite sotte, vous sauriez que Modellus tient le lit depuis dix jours, atteint d’une indigestion maligne qui résiste encore aux guérisseurs.
– Vous l’avez empoisonné ?!
– La dose est bénigne : il s’en tirera sans mal dès qu’on ne la lui administrera plus. Reprenons : vous annoncerez publiquement et à qui voudra l’entendre que le Morrowind soutient mon fils.
– Comme si les Dunmers se mêlaient de politique impériale ! s’exclama Barenziah en riant nerveusement.
– Peu importe que cela soit vraisemblable ou non : l’appui de toute une province et de ses légions en sus sera le prétexte pour les partisans de mon fils, que cette idiote de Kyntira a fort opportunément réunis, de révéler leur véritable allégeance. Ma nièce sera dépossédée d’un trône qu’elle n’a rien fait pour mériter. »

  Barenziah ne sut d’abord pas quoi dire. Elle se souvenait de son cher Tiber Septim qui, alors le simple général Talos, avait achevé l’œuvre de son maître, le roi Cuhlecain : unir Tamriel sous une même bannière pour tirer le continent du chaos où l’avait plongé la chute du Deuxième Empire des Réman, des siècles auparavant. Elle ne discernait pas la moindre trace de ce souci de préserver les peuples du continent dans les yeux de Potéma, simplement une soif dévorante de pouvoir qui ne serait satisfaite que quand son fils aurait ceint la couronne impériale. Même alors, elle désirerait tenir tous les fils qui agiterait la marionnette que serait Uriel. Et Barenziah savait que pour cette raison Potéma serait le pire des maux qu’elle et les habitants de l’empire pouvaient subir. Il n’était plus question des quelques légions que le Conseil voulait retirer de Morrowind, plus question de politique, d’accords commerciaux ou de concessions territoriales. Barenziah ne voulait plus que deux choses : voir Kyntira sur le trône au plus vite et retrouver son mari en bonne santé. Malheureusement, cela signifiait qu’elle allait devoir s’attaquer à forte partie en manipulant son adversaire.

« J’ai besoin de garanties pour être sûr que mon époux sera libéré si je vous apporte ma collaboration dans les affaires de succession.
– Je n’aurai plus besoin de lui quand tout ce sera terminé.
– Premièrement, c’est faux : il sera toujours le commandant des légions orientales et donc important à contrôler. Deuxièmement, un maître chanteur ne relâche pas ceux dont il n’a plus besoin, releva Barenziah. Il s’en débarrasse.
– Que vous faut-il, alors ?
–  Je veux savoir où vous le retenez.
– Près d’ici et c’est tout ce que vous obtiendrez comme réponse. »

  Barenziah se mordit la lèvre inférieure de dépit. Potéma ne révélerait rien qui pût compromettre ses opérations. Pourtant, la reine des Dunmers refusait d’admettre sa défaite face à la Reine-louve. Elle trouverait un moyen de la battre à son propre jeu.

« Ne comptez pas sur moi pour vous aider dans vos projets, dit-elle.
– A votre aise. Il ne s’agit que de votre mari, après tout. »

  Sur ces mots, Potéma sortit de la pièce sans un regard en arrière. Barenziah inspira un grand coup et récita à toute allure la liste interminable d’imprécations qu’elle avait appris au cours de son existence mouvementée. Elle commença par les plus simples, ceux que le petit Paille affectionnait, puis continua sur ceux des marins, des tanneurs, des charretiers, des légionnaires... Elle n’en était pas à la moitié quand Zævena Vycale entra et blêmit sous la bordée de jurons destinée à la Reine-louve. Peu de monde se faisait facilement aux manières de Barenziah.

« Ma... Majesté ?
– Catin de troisième zone, vipère... Oh, excuse-moi, Zævena. Je crois que je me suis laissée un peu emporter.
– Quelque chose de grave est arrivé, ma reine ?
– On peut le présenter de la sorte, siffla Barenziah.
– Vous avez besoin d’aide, Majesté ?
– Oui. Va me chercher maître Fannius.
– Le cuisinier de la famille impériale ? fit la femme de chambre intriguée.
– Lui-même. Dépêche-toi ! »

  Zævena ne se le fit pas dire deux fois et, relevant sa robe, cavala vers les cuisines du palais. Elle ne tarda pas et s’excusa tout de même de sa lenteur. Un homme à la panse inimaginable l’accompagnait. Ses vêtements le contenaient avec peine et il semblait prêt à éclater au moindre geste un peu brusque. Son front se creusait de profondes rides qui trahissaient son âge bien avancé. Ses joues étaient couperosées et son nez écarlate.

« Majesté, mes marmitons ont besoin de moi pour goûter les sauces, s’insurgea-t-il d’une voix tonitruante. Je travaille exclusivement pour les Septim, il n’y a aucune raison que vous me dérangiez maintenant. On prépare certains plats pour le couronnement, je ne peux pas me permettre de m’éloigner de mes fourneaux...
– Cessez vos simagrées, Fannius, interrompit sèchement Barenziah. Vous êtes le Grand Maître des Lames de l’empire, nous le savons tous les deux. Je requiers vos services.
– La Lame que je suis sert les mêmes personnes que mon double le cuisinier, rétorqua l’obèse. Trouvez quelqu’un d’autre.
– Fannius ! La couronne est menacée, vous pouvez comprendre ça ?
– Par la Reine-louve ? Elle s’agite beaucoup mais brasse du vent. Kyntira n’a rien à craindre, ses soutiens n’oseront jamais se déclarer.
– Elle a enlevé mon mari. »

  Fannius allait répliquer mais la nouvelle le surprit visiblement. Son front se plissa un peu plus et il se laissa lourdement tomber dans un siège qui grinça en signe de protestation. Il se gratta négligemment le dessus du crâne pendant un instant avant de répondre.

« Mes hommes ne l’ont pas quittée d’une semelle, assura-t-il. Elle n’a pas pu échapper à notre surveillance.
– Vous n’avez pas pu suivre chacun de ses serviteurs, Fannius. Ça n’a pas d’importance, maintenant, mais je veux connaître l’emplacement de toutes vos caches dans le palais et les visiter.
– C’est impossible.
– Très bien.
– Très bien ?
– Après-demain, Uriel sera couronné.
– Vous ne pouvez pas faire ça ! »

  Barenziah adressa un petit sourire à la Lame. Sans le savoir, Potéma l’avait placée en position de force pour négocier avec les Impériaux. Fannius n’avait pas le choix : il devrait traiter avec elle. Son serment l’y obligeait si on allait au fond des choses et si ça ne suffisait pas, la reine était déterminée à creuser plus profond. L’espion était capable de garder une parfaite impassibilité, mais elle savait à quel point il devait rager intérieurement de s’être fait piéger de la sorte.

« Je vais ordonner à mes agents de procéder à une fouille méthodique. Vous pouvez être sûre que je n’ai aucun intérêt à vous empêcher de retrouver votre époux.
– Je suppose que je devrai m’en satisfaire, soupira Barenziah. Allez-y, Fannius, et que je ne vous prenne pas à traîner ! »

  Le faux cuisinier se releva aussitôt et décampa avec sa drôle de démarche en canard pour mieux supporter son poids. La reine dunmer se mordit de nouveau la lèvre. Malgré son temporaire contrôle de fait des Lames, rien ne lui prouvait que Symmachus serait tiré d’affaire. Il ne lui restait plus qu’à ronger son frein... Zævena rentra sur ces entrefaites, tirant par l’oreille son garnement de fils, Fanæstion. Rien n’avait pu le dissuader de se joindre à eux, pas même l’interdiction de son père de quitter le palais royal. Il avait tout simplement échappé à la surveillance de la garde, “emprunté” un poney dans une écurie située en-dehors de la ville et galopé à grande allure jusqu’à la lente  et immense colonne en partance pour Cyrodiil. Malgré la gravité de la situation, Barenziah sourit. Ce diablotin trouvait toujours un moyen de se retrouver jusqu’au cou dans les ennuis. Pour l’heure, sa mère tentait sans grand succès de lui crier dessus sans élever la voix au-dessus d’un chuchotis pour ne pas déranger la reine.

« Attends que ton père rentre et voie dans quel état tu as mis ta livrée... De la boue partout, des toiles d’araignée sur tes manches...
– C’est vraiment pas d’ma faute, m’man. On jouait...
– On jouait ? On JOUAIT ? Tu as voulu venir ici, très bien, mais tu dois travailler comme le reste de ta famille. Est-ce que tu penses que c’est une attitude digne d’un page royal d’aller se rouler dans la saleté ?
– Les Lames le faisaient bien. »

  Barenziah dressa l’oreille. Comment l’enfant pouvait-il avoir rencontré des Lames et le savoir ? Les espions impériaux étaient d’une discrétion sans pareille. Elle fit signe à Zævena de lui amener le petit fautif et le regarda droit dans les yeux, avec un air qui lui déconseillait de mentir.

« Qui t’a dit qu’il était une Lame ?
– Une d’entre elles, répliqua le gamin en haussant les épaules. Phratius ou Sornius, je ne sais plus. A moins que ce soit Rentio, mais ça m’étonnerait. Il ne m’a pas laissé jouer avec son poignard.
– Je ne connais personne de ce nom-là dans l’effectif, murmura Barenziah, et Antiochus m’a envoyé une liste détaillée l’année dernière des espions du palais...
– C’est pas des Lames depuis longtemps, corrigea l’enfant. Ils ont deux ans de moins que moi. Et ils se vantent de connaître tout ce que savent les grands, mais il y a une cachette qu’ils connaissent pas. »

  Fanæstion avait prononcé ces mots d’un ton désinvolte, comme s’il s’en moquait, mais ils firent l’effet d’un coup de tonnerre sur la reine. Se pouvait-il que les agents impériaux ignorassent l’existence de certains lieux secrets du palais ?

« Ils m’ont pas trouvé quand je m’y suis planqué, annonça fièrement le petit Dunmer. C’était pas grand, mais c’était très profond et on entendait des bruits, comme les fantômes dans les tombeaux alors je suis pas resté longtemps.
– Très bien, mon garçon, déclara Barenziah. Ça fait longtemps que je n’ai pas joué à cache-cache avec mes vieilles amis les Lames. J’aimerais partir avec un avantage la prochaine fois, alors tu vas me montrer où tu t’es si brillamment dissimulé... »










































Thénen





  L’elfe noir avait jugé sage de dissimuler ses traits derrière une capuche pour traverser Longsanglot, mais l’avait rejetée en arrière dès lors qu’il avait émergé de la ville haute et s’était retrouvé balloté entre les passants qui arpentaient les rues des quartiers pauvres. S’il fallait être honnête, bien des maisons construites là n’étaient pas des manoirs mais appartenaient à des marchands prospères qui commerçaient dans toute la province, et parfois même au-delà, moins sectaires dans le choix de leurs clients que les nobles. Il en coûtait à Thénen de le reconnaître, mais les siens n’avaient pas toujours le sens des affaires.

  Plus il progressait vers les faubourgs cependant, plus la misère devenait visible. Les murs étaient crépis à la chaux en certains endroits, mais nombre d’habitants avaient renoncé à cette dérisoire fierté d’arborer des façades immaculées. La fumée des cheminées les salissaient trop vite, de toute façon, alors à quoi bon ? La taverne où se rendait Thénen n’en était même plus là. Elle donnait l’impression qu’un coup de vent un peu fort aurait pu la renverser et par conséquent, son propriétaire avait décidé de ne pas perdre son temps à un quelconque embellissement.

  C’était typiquement le genre de bouge que recherchait Thénen. Il en avait connaissance par certains contacts plus bas placés que lui dans la hiérarchie indoril et qui avaient eu besoin de gros bras pas trop chers pour des opérations du même type que celle qu’il avait mené contre la famille Vycale. Pour qui n’avait pas de quoi entretenir une grande compagnie de gardes, les bandes de mercenaires itinérantes qui faisaient halte à Almalexia étaient une véritable aubaine.

  D’un coup de pied, le prêtre ouvrit la minable porte qui séparait la rue de l’intérieur de la taverne. Elle s’arracha mollement à ses gonds et tomba sur le sol. Thénen s’en réjouit. C’était exactement le genre d’entrée qu’il souhaitait. Théâtrale, impossible à ignorer. Et effectivement, les conversations s’arrêtèrent aussitôt et les regards convergèrent sur lui. Le patron se contenta de sortir un bout de papier graisseux et d’y inscrire le coût de la réparation sur le compte de son tout nouveau client.

  L’elfe se fraya un chemin jusqu’au centre de la salle et, d’un bond souple, sauta sur une table. Ses articulations, encore un peu douloureuses du traitement qu’il avait subi dans les cellules du temple, se rappelèrent à son souvenir mais il les ignora.

« Lorsque les Chimers et les Dwemers étaient amis, entonna-t-il, ces derniers étaient les premiers à entourer les Tribuns de leurs affections et de leurs conseils avisés. Si Sotha Sil faisait voir l’utilité d’une nouvelle idée, les Dwemers étaient les premiers à l’appliquer ; si Almalexia prenait sous sa protection un miséreux, les sébiles des mendiants débordaient le lendemain de pièces dwemers ; si Vivec inventait un nouveau poème, chaque clan en choisissait un vers pour cri de guerre. »

  Les ivrognes avaient déjà replongé leur nez dans leurs verres, mais les plus sobres, au nombre desquels on comptait les chefs de bande et quelques durs indépendants fronçaient les sourcils, intrigués. Aucun prêtre n’avait fichu les pieds dans un coin comme celui-là de la ville depuis des décennies, et jamais pour un sermon aux plus irrécupérables des brutes cyniques et âpres au gain. Pour ceux qui s’y seraient risqués, un surin aurait vite mis fin à ses péroraisons. Mais celui-là commençait par des paroles frisant le blasphème, un fait curieux. Il y avait bien assez de temps pour le tuer, de toute façon : autant entendre ce qu’il avait à dire.

« La confiance des Tribuns était totale dans les Dwemers. Aussi leur trahison n’en fut que plus durement ressentie. Nos Tribuns étaient déjà sages, mais encore innocents en leurs âmes, ils ignoraient la duplicité au cœur de chacun d’entre nous. Aussi avaient-ils été abusés une première fois. Mais nos Tribuns connaissent les ruses et les tours désormais. Et ils voient avec haine et dégoût ceux qui en usent et tâchent de les circonvenir. Ils m’ont envoyé parmi vous pour vous avertir qu’ils n’attendront plus d’être frappés dans le dos par des mécréants et ils vous ont choisi pour être la main vengeresse qui fera peser leur courroux sur ces chiens !
– Ils paient bien, les Tribuns ? lança à la cantonnade un chef de bande. C’est que je suis déjà la main vengeresse de tout un tas de gens !
– Les Tribuns ne paient pas bien, frère, ils paient mieux ! » répondit Thénen en retirant de sa ceinture une bourse et en la jetant en l’air.

  Les pièces d’or volèrent en tous sens quand l’escarcelle s’ouvrit sous le choc. L’elfe sourit. Il y avait là-dedans la paie de tous les occupants de la taverne pour un an et plus.

« Il y en a encore, mais les Tribuns ne paient qu’à la livraison, ajouta le prêtre, déclenchant une vague de fous rires. On ne floue plus les Tribuns, mes frères ! Mais dans leur grande magnanimité, ils vous laissent les biens matériels de leurs ennemis. Tout juste devrez-vous en redonner une faible part aux pauvres.
– Les pauvres, c’est nous ! protesta un poivrot.
– Ah ! mais le service des Tribuns est si enrichissant, frère, que tu devras embaucher deux hommes pour porter tes poches quand tu auras rempli ton devoir !
– Ça me plaît, s’exclama l’homme, en dégainant sa dague. Je me sens religieux tout à coup ! Je marche !
– Prenez exemple sur notre frère à la dévotion exemplaire ! clama Thénen, ravi que son plan fonctionne à la perfection.
– Minute, le prêtre. »

  L’elfe sentit qu’on lui appliquait soudain une dague contre la nuque. Quelqu’un avait profité du désordre pour se glisser derrière lui. Thénen maudit son imprudence. Chacun des clients de l’établissement miteux était un tueur après tout. Il garda difficilement sa contenance et avala lentement sa salive.

« Les copains et moi, on est très tenté d’accepter ton offre. Parce que, tu vois, on a des choses à se faire pardonner. Mais par ici, même quand c’est les Tribuns qui proposent un contrat, on fait les choses à notre façon. Assieds-toi, le prêtre. »

  Thénen respira un peu plus librement. La brute qui le menaçait était probablement le chef officieux de la plupart des hommes présents et tenait à rappeler son autorité. L’elfe comprenait : chez les Indorils, se faire dérober aussi vite une place de ce genre était un suicide politique. Ici, le suicide était sans aucun doute plus littéral. Il s’installa sur une chaise et le Dunmer au couteau s’assit en face de lui. Son orbite droite était vide, l’autre n’avait échappé au même traitement que par un coup de chance, ainsi qu’en témoignait une longue cicatrice qui lui barrait la joue gauche. Quelques dents de devant lui manquait et ses oreilles donnaient l’impression d’avoir été passées au rabot. Si Thénen l’avait vu dans la rue, il aurait pensé qu’il ne s’agissait que d’une loque sans intérêt, mais il jouait bien de sa dague et savait être discret, une incitation à la prudence pour tous ceux qui croisaient son chemin.

« Sur la question du paiement, je crois qu’on est d’accord, prêtre. Mais ce que les gars et moi voudrions savoir, c’est pour qui on va être payé. T’étais pas très clair là-dessus.
– Oh, si, l’ami, j’ai été limpide. Qui entoure le clergé de toutes ses attentions ? Qui ?
– Les Indorils ? suggéra une voix dans le fond de la salle.
– Précisément, frère ! Les Indorils ! Ils font oublier aux prêtres que la misère existe et qu’elle s’étend tout autour des murs de la cité intérieure... Mais les Tribuns ne l’oublient pas et ils m’ont envoyé devant vous pour réparer les injustices que commet leur Temple ignorant de vos douleurs !
– Tout le monde arrose les prêtres, objecta celui qui était assis en face de Thénen. Si c’était un crime, y aurait plus de nobles depuis longtemps. Et c’est qu’une aumône après tout. Pas de quoi se mettre martel en tête.
– Les amis du temple s’en prendraient-ils à ses dévouées servantes ? »

  L’elfe prenait un risque. Il faisait référence au rapt et au mariage forcé d’une demi-douzaine de prêtresses par autant de godelureaux qui avaient par la suite fui la ville. Deux étaient des Drès, mais les quatre autres étaient des Indorils. L’affaire avait fait scandale, mais il n’était pas sûr qu’elle ait dépassé les manoirs de Longsanglot.

  Heureusement pour Thénen, les domestiques colportaient les rumeurs sur leurs maîtres à la moindre chance et cette histoire était connue en ville. Démesurément amplifiée par le bouche à oreille, elle faisait passer certains nobles pour des pervers animés des pires intentions. Et même au sein des bandits et des mercenaires, semblait-il, il restait une once de piété qui leur faisait prendre le mors au dent quand on évoquait devant eux cette offense. Surtout, la prêtrise était la seule échappatoire pour certains, qu’ils risquent la potence ou simplement le dénuement complet. Si l’immunité de ceux qui portaient la bure n’était plus assurée, cet ultime refuge leur serait arraché.

« Mort aux Indorils ! beugla un Dunmer aux épaules démesurément larges. Mort à ces bâtards vérolés ! Obéissons aux Tribuns ! »

  L’elfe scarifié qui avait tenté de négocier avec Thénen ouvrit la bouche pour protester, mais trop tard : la moitié des hommes dans la salle, les siens et les autres, avait repoussé les chaises dans un grand raclement et tirait de leurs ceintures assez de lames pour remplir une armurerie.

« Mort aux Indorils ! Mort ! Mort ! Mort ! »

  La rumeur se répandit comme une traînée de poudre dans les quartiers avoisinants du commandement divin. Toute la soirée, Thénen, suivi de ses premiers fidèles, vida les tavernes de leurs occupants en leur promettant or et butin. L’étrange procession gonfla de plus en plus vite. A la fin de ce recrutement improvisé, le noble déchu estimait qu’une bonne trentaine de milliers de personnes le suivaient. Très peu étaient des soldats professionnels, sans doute pas plus du dixième. Mais en ville, c’était d’une importance négligeable. Seul comptait le fait qu’aucune garde, aucune armée ne pourrait repousser un assaut mené par la foule.

  Le premier chef de bande avait rongé son frein un bon moment avant que Thénen ne le charge magnanimement de répartir les fruits de leurs rapines à venir. Un sourire mauvais avait éclaré le visage du mercenaire-bandit et Thénen avait su qu’il venait de le gagner à sa cause.

  L’élan qu’il avait provoqué, cpeendant, pouvait retomber à chaque instant s’il ne maintenait pas cette assemblée hétéroclite d’hommes, de femmes et d’enfants. Certains étaient bardés de métal, habitués de la guerre ; d’autres, au contraire, ne portaient que des guenilles et n’aportaient pour se battre que leurs mains nues ou des fourchettes édentées et des couteaux émoussés.

  S’il avait fallu mener bataille en rase campagne, s’était dit Thénen, une charge de cavalerie ou deux en seraient venues à bout. Mais comme ce n’était pas le cas, il était temps de faire donner la populace contre les palais indorils, pour préserver son enthousiasme.

  L’elfe ne savait par lequel commencer. Fallait-il d’abord s’attaquer aux puissants avant qu’ils aient le temps de s’organiser ? Ou bien donner une victoire facile à ses fidèles et laisser les grands mourir de peur ? Occupé de ces questions, il remarqua à peine la foule se jeter sur le premier manoir venu et mettre en pièces les malheureux qui montaient la garde devant. Reprenant ses esprits, il commanda lui-même l’attaque des portes qui cédèrent vite. Thénen lança une phrase vague et creuse réaffirmant l’autorité des Tribuns et entra dans la bâtisse qui ne comptait que deux étages. Les émeutiers eurent vite fait de massacrer ses occupants et de découvrir les caches de bijoux et d’argent.

« Frères ! s’exclama Thénen, juché sur un tabouret en plein milieu du hall. Ce n’est que le début de notre quête au service des Tribuns ! Nous reviendrons demain, après-demain, toutes les nuits jusqu’à ce que nous en ayions fini avec l’engeance indoril ! Ce n’est qu’alors que la soif de vengeance des Tribuns sera apaisée ! Et nous purifierons les lieux que nous attaquerons comme celui-ci : par le sang et par le feu ! »

  Il s’empara d’une torche dont un pilleur se servait pour éclairer la scène et la jeta sur les tentures qui s’enflammèrent immédiatement. Les autres suivirent le mouvement et tout le manoir se mit à brûler sous les vivats de milliers d’hommes. Quelques autres foyers d’incendie se déclarèrent à peu de distance : les fidèles qui suivaient Thénen n’avaient pas chômé.

  L’elfe se doutait que les Ordonnateurs, les gardes indorils et la police royale ne tarderaient pas à réagir et à venir en force, mais il comptait sur les dégâts causés par le feu pour les ralentir. Il donna l’ordre d’emporter tout ce qui pouvait l’être et de repartir vers la sécurité des ruelles tortueuses de la ville basse.

  Alors qu’il repassait en courant les grandes portes séparant Longsanglot du reste d’Almalexia, il avisa le Dunmer couturé de cicatrices qui l’avait menacé. Saisi d’une inspiration, il l’appela et lui demanda de l’accompagner avec une demi-douzaine d’hommes de confiance.

« Où on va, le prêtre ? demanda le chef de bande, avec un respect dans la voix qui ne s’y était pas trouvé plusieurs heures plus tôt.
– Saboter les mécanismes qui permettent de fermer ces portes. Vous avez déjà essayé d’escalader les murs en pleine nuit ?
– Une fois, reconnut l’autre. Il y a peu de prises... Je n’aimerais pas le refaire.
– Eh bien, nous allons justement nous assurer que personne n’aura à prendre de risque en jouant les monte-en-l’air. Les Tribuns tiennent à leur peuple. »

  Le mercenaire parut prêt à répondre mais s’en abstint finalement et hocha la tête, tout en faisant signe à quelques-uns de ses subordonnés de le rejoindre. Ils laissèrent passer les derniers des trainards chargés de pierreries et de bijoux et gagnèrent les portes, dans une obscurité presque totale. Les rares gardes qui y étaient normalement postés s’étaient réfugiés sur le chemin de ronde pour échapper à la marée de la populace vindicative.

  Mais une petite surprise attendait tout de même Thénen et ceux qui étaient venus avec lui. Un Dunmer paré de l’armure écarlate qui l’identifiait comme serviteur du roi n’avait pas manqué à son devoir et promenait sur les alentours un regard inquiet, en reposant la pointe de son épée nue sur le sol. Il allait rameuter ses collègues s’ils ne prenaient pas par surprise...

  L’ancien noble ne perdit pas de temps à réfléchir, cette fois-là. Il tira une dague de ses chausses où il l’avait dissimulée jusque-là, évalua sa balance, visa et détendit le bras en un geste fluide et gracieux. La lame partit en vrombissant et vint se ficher dans la gorge mal protégée de l’infortuné factionnaire. Le cadavre s’affaissa dans un grand tintement d’armure qui n’éveilla heureusement pas l’attention des gardes perchés sur les murs, très occupés à surveiller la dispersion de la foule.

  Thénen se précipita vers les engrenages qui permettaient aux portes de se refermer. Repoussant loin de son esprit l’image du premier homme qu’il venait de tuer, l’elfe s’employa à chauffer les pièces métalliques grâce à un sort mineur de destruction qu’on lui avait enseigné pendant son apprentissage au temple. Il se souvenait mal des paroles et des gestes, mais, en concentrant sa volonté sur des zones précises, il fit monter sérieusement et le métal se mit à fondre. Une fois assuré que les portes ne bougeraient plus, Thénen fit un signe de tête à son escorte improvisée et ils décampèrent sans demander leur reste. Seul le chef de bande resta à sa hauteur et lui posa la main sur l’épaule en geste conciliant.

« C’est du bon boulot pour un amateur, mais si vous voulez continuer dans cette voie-là, le prêtre, il va vous falloir des organisateurs qui connaissent les méthodes de combat de rue... Il va vous falloir équiper vos gars, aussi. Et il va vous falloir définir vos cibles à l’avance.
– La main des Tribuns s’abat où bon leur semble et ne s’encombre pas de contingences pareilles, se récria Thénen.
– Ben, voyons, le prêtre. Si les Tribuns ont ordonné les petites boucheries de ce soir, je ne m’appelle plus Vasleg le Beau. Vous avez monté ça tout seul, comme un grand. Mais comme j’ai vu que vous aviez de l’argent à plus savoir qu’en foutre et que vous m’avez trouvé d’autres sources d’approvisionnement, et que je suis avant tout un mercenaire, je suis prêt à traiter avec vous.
– Vous voulez que je vous charge de préparer les habitants à prendre d’assaut les manoirs, mêmes défendus ?
– SI j’ai bien compris votre combine, le prêtre, vous voulez mettre la ville en coupe réglée et vous commencez par frapper à la tête. C’est une idée qui peut faire son bonhomme de chemin, mais tôt ou tard, un courrier des hommes du roi passera et ira avertir les légions extérieures. Sans compter qu’il y a déjà une garnison de deux ou trois milliers soldats à l’intérieur des murs. Sans équipement et sans entraînement, vos émeutiers ne tiendront pas. Je me charge, avec mes gars et les autres compagnies, de piller pour vous les arsenaux et d’apprendre à vos clampins à se battre avec discipline et efficacité.
– Ça me va, Vasleg. Trouvez-vous un joli titre d’officier et il est à vous. »

  Thénen cracha dans sa paume et le mercenaire l’imita. Ils se serrèrent vigoureusement la main en signe d’accord et s’apprêtèrent à partir chacun de leur côté.

« J’imagine qu’on refera ce genre de petite fête demain soir aussi, le prêtre ?
– Tous les soirs, Vasleg. Et vos gars en seront, c’est juré. »

  Les Indorils allaient trembler dans leurs demeures dorées.

#3 redolegna

redolegna

    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 30 janvier 2008 - 08:29

Symmachus




  A défaut d’avoir aidé à retrouver le mari de Barenziah, l’espion Fannius avait pu mettre au courant la princesse Kyntira des projets confinant au coup d’Etat de sa tante. La jeune fille n’avait pas perdu de temps et, alors qu’un petit Dunmer menait sa reine dans un recoin mal exploré près des fondations du palais, les légionnaires et la garde avaient arrêté autant d’alliés de Potéma que possible. Beaucoup, méfiants, étaient passés entre les mailles du filet parce qu’ils dormaient en ville et regagnaient leurs provinces au grand galop, laissant souvent leur domesticité derrière eux. Malgré cela, Kyntira pouvait se vanter d’avoir frappé fort et comme il le fallait, songeait Symmachus. Même si la rumeur voulait que la Reine-louve ait menacé de guerre, privée d’autant de soutiens, elle devrait se rendre à l’évidence : son fils ne serait jamais en position de réclamer par la force le trône qu’il venait de perdre par sa brusquerie dans les négociations.

  Symmachus ne regrettait pas cette tournure des événements. Sitôt remis de sa maladie, le conseiller Modellus avait veillé à accéder à sa demande d’annuler la décision du Conseil et les légions resteraient donc en Morrowind. Du même coup, Uriel et sa mère n’avaient plus rien à lui offrir et leur tentative pour forcer la main à sa femme en le retenant comme otage ne le portait pas à entretenir pour eux des sentiments charitables. N’eût été la gravité d’une telle perspective, il aurait presque souhaité qu’une guerre éclate, pour rappeler à l’arrogante Potéma que sa place n’était nulle part ailleurs que dans les confins gelés du nord de l’empire.

  Cependant, la seule chose d’importance désormais était de couronner au plus vite Kyntira. Son père Antiochus était mort depuis plus de trois mois et tout le monde se porterait mieux dès que la jeune fille lui aurait officiellement succédé. Elle allait devoir juger les conspirateurs, attribuer certains de leurs fiefs à des hommes de confiance et régler dans le même temps le cas des princes aldmers. Leur délégation n’avait pas pris parti pour Potéma mais commençait à parler ouvertement de sécession.

  Grâce au nombre sensiblement moins important de participants, la cérémonie du couronnement avait été avancée de presque une semaine. Fannius, en cuisine, faisait mine d’activer les préparatifs pour les banquets qui suivraient. La nuit, avec quelques autres agents, il dressait les derniers plans pour s’assurer que rien ne viendrait perturber la tranquillité de la Cité dans les jours à venir. C’était du moins ce que Barenziah assurait à son époux, tout en refusant obstinément de lui dire comment elle savait le détail des moindres discussions du gros espion.

  Pour finir de conforter Symmachus dans sa tranquillité, les rois Céphorus et Magnus étaient arrivés en ville, chacun accompagné de plusieurs régiments de leurs propres armées. Les deux frères conféraient régulièrement avec leur nièce sur les matières qu’ils connaissaient le mieux dans l’empire. En leur temps, ils avaient épaulé Antiochus et s’entendaient assez bien à la gestion des affaires courantes.

  Le Dunmer préférait le plus âgé des deux, Céphorus, roi de Gilane, qui avait atteint depuis peu la quarantaine et dont les cheveux grisonnaient déjà. C’était un homme calme et réfléchi, qui ne prenait pas de décisions hâtives. Symmachus avait eu l’occasion de le rencontrer plusieurs fois et même de l’accueillir dans son palais avec sa femme et ses enfants. Même s’ils habitaient aux deux extrémités opposées du continent, ils entretenaient une correspondace assez régulière.

  Le benjamin, Magnus, était un homme plus impulsif et plus belliqueux. Son teint rougeaud, sans doute dû à un excès de viande, prenait des tournures écarlates quand il se mettait en colère.. Son bouffon avait même un jour déclaré que le visage de Magnus arborait les couleurs des Septim. L’homme n’était pas dépourvu d’intelligence, mais laissait trop souvent ses émotions prendre le dessus, particulièrement sa rancœur ou sa haine, ce qui l’empêchait d’être le foudre de guerre qu’il s’imaginait être. Il n’avait jamais été vaincu au combat en deux courtes campagnes qu’il avait mené une dizaine d’années auparavant, mais ses erreurs avaient coûté la vie à une part non négligeable de ses troupes.

  Symmachus ignorait ce que Potéma comptait faire dans les mois à venir, mais il redoutait davantage une faillite pure et simple de l'empire qu’une guerre ouverte avec Solitude. Kyntira allait devoir pressurer fortement ses provinces pour éloigner d’elle le spectre de la banqueroute. Le Morrowind s’en tirerait probablement à bon compte, vu l’importance décisive de l’action de Barenziah pour mettre en échec le projet de la Reine-louve, mais mieux valait se méfier. En plus d’un siècle et demi d’existence, le prince consort avait plus d’une fois eu l’occasion de subir l’ingratitude de son peuple ou de son empereur.

  Ce fut agité par ce genre de questions qu’il se rendit à une audience restreinte à seulement quelques participants auprès de l’impératrice, en compagnie de sa femme. Un serviteur les introduisit dans une pièce dont la taille modeste tranchait singulièrement avec la majorité des immenses salles du palais. Symmachus fronça les sourcils : en plus de Kyntira et de ses deux oncles, Modellus se tenait adossé à un mur, les bras croisés sur la poitrine. Le visage du jeune homme était un masque impénétrable, mais le Dunmer craignait qu’il ne tienne toujours rigueur à son épouse des paroles rien moins qu’amicales qu’elle lui avait adressé lors de leur première rencontre.

  Il n’y avait pas d’autres personnes présentes. Les rares grands de l’empire qui auraient pu être conviés étaient détenus dans les geôles pour complot et haute trahison contre l’empire.

« Les félons, il n’y a pas trente-six moyens de s’en occuper, déclara Magnus, sans entrée en matière préalable. A Lilmoth, les Argoniens leur percent les poumons.
– Je suis sûre que les pratiques de Lilmoth sont tout à fait intéressantes, Majesté, mais je crois que celles de la Cité en diffèrent quelque peu, déclina Barenziah. Elle non plus ne portait pas vraiment l’homme dans son cœur.
– Il faut tout de même bien que nous les châtions d’une manière ou d’une autre, intervint Céphorus. L’empire ne peut tolérer la sédition. Qu’allons-nous faire d’eux ? Leur demander de renouveler leurs serments ? Ils les ont déjà trahis. Alors quoi ? Leur offrir de plus grands honneurs, pour ne pas risquer de les perdre encore et encore ?
– Nous pourrions les déposer, proposa Modellus depuis son mur. La couronne irait dans la majorité des cas à des enfants trop jeunes pour régner. Nous nommerions des régents à notre discrétion et l’éducation des princes serait faite ici même. »

  Les têtes se tournèrent vers la princesse Kyntira qui fit signe qu’elle approuvait l’idée de son fiancé. Symmachus en profita pour regarder la jeune fille pour la première fois depuis des années. Elle n’avait guère que quinze ans mais n’était plus la gamine timide qui lui avait été formellement présentée par Antiochus, fier comme un paon de sa descendance. Ses grands yeux verts posaient toujours un regard étonné et curieux sur monde, mais une lueur au fond d’eux révélait la méfiance et l’absence de naïveté. Pour une rencontre officieuse comme celle-là, elle n’avait pas pris trop de peine pour peigner ses cheveux roux qui lui tombaient fréquemment sur le front et qu’elle écartait d’un petit geste agacé. Son visage rappelait celui de sa mère, en moins anguleux, moins ovale.

« Qui désignerions-nous comme tuteurs des royaumes ? demanda Céphorus. Des vassaux ? Des voisins ?
— Pourquoi faire ? Cela ne provoquerait que de mauvaises réactions de la part des habitants attachés à leur... indépendance. Non, mieux vaudrait des gens formés à administrer. Les responsables du Trésor, par exemple.
– Eux ? renifla Magnus. A ce que j’ai entendu dire, l’or leur file entre les doigts. Je ne vois pas en quoi ils pourraient être utiles. »

  Kyntira se racla la gorge et les regards convergèrent de nouveau vers elle.

« A ma nièce de prendre sa décision, évidemment, ajouta précipitamment Magnus. C’est juste que l’empire a souvent emprunté à Lilmoth et je pensais que... que les responsables de ses finances n’agissaient pas toujours au mieux.
– Merci pour votre avis, oncle Magnus. »

  La voix de la princesse était froide comme l’acier. Le roi n’insista pas et préféra se réfugier dans un mutisme de bon aloi. Ce n’était pas sans inquiéter Symmachus : Kyntira allait-elle se montrer aussi autoritaire que cela dans sa gouvernance de l’empire ?

« Cyrodiil a effectivement eu du mal à contrôler ses dépenses au cours des dernières années, approuva Modellus, mais la plupart des causes échappaient à son contrôle. Il y a eu l’invasion avortée de la Pyandonée... Les Psijiiques se sont fait payer très cher en échange de leur aide. Mais la gestion du Trésor a été accomplie de la meilleure façon possible. Il n’y a pas de raison qui empêche les surintendants de prendre les rênes de quelques royaumes. »

  Un nouveau signe de la tête de Kyntira pour soutenir son fiancé et la discussion sur la question ne se prolongea pas. Il y eut encore quelques paroles échangées sur des sujets moins importants, puis les deux oncles de la princesse se retirèrent. Un changement sembla se produire en Kyntira, qui rayonna tout à coup. Elle se pendit au cou de Barenziah et l’embrassa sur les joues.

« Tante Barenziah ! s’écria-t-elle. Vous êtes de retour ! »

  Symmachus, toujours un peu gêné par les démonstrations d’affection aussi effusives, regarda Modellus. Le jeune homme souriait.

« Alors, petite fille, grondait la Dunmer, il faut encore que je te prévienne quand ta famille veut te jouer un mauvais tour ? »

  La princesse parvint à avoir l’air contrit l’espace de quelques secondes avant d’éclater de rire. Sa bonne humeur était communicative et même Symmachus ne put s’empêcher de s’esclaffer. Modellus lui fit un signe discret de la main et ils laissèrent les deux femmes se retrouver en se glissant dans une autre pièce. Ils redevinrent vite sérieux.

« J’espère que vous ne tiendrez pas rigueur à ma femme de... entama le roi.
– C’est déjà oublié, assura le jeune homme. J’ai eu à essuyer pire comme affront. Notamment sur mes fiançailles par d’autres partis déçus...
– J’imagine, acquiesça Symmachus. La main de la princesse devait être très recherchée.
– Le lot d’opportunistes habituel et quelques fous d’amour, oui.
– Vous étiez du nombre ?
– Non. »

  Symmachus releva brusquement la tête, surpris, et dévisagea le conseiller.

« Je n’étais pas au courant que son père voulait lui trouver un consort, précisa Modellus. Elle n’avait que quatorze ans l’année dernière. Mais l’empereur se sentait probablement vieillir et il voulait être sûr... ah... que la Reine-louve n’essayerait pas de s’emparer de la couronne.
– Il s’en doutait ? »

  Le jeune conseiller éclata d’un rire sans joie.

« Et vous-même ? Feu Antiochus savait mieux que personne à quoi s’attendre de la part de sa chère sœur. Il m’a confié, peu après mes fiançailles, qu’elle avait essayé de prendre sa place une fois. Il n’avait pas dû à grand-chose de se maintenir sur le trône. J’imagine qu’il redoutait qu’une enfant soit plus vulnérable.
– Et comment êtes-vous devenu son fiancé ?
– Par hasard. Mon père était encore vivant il y a huit mois et avait décidé de me confronter au pouvoir. Nous avons rencontré l’empereur et sa fille alors qu’elle venait de recevoir des soupirants trois heures de suite.
– Vous avez été formellement présenté ?
– Je n’en ai pas eu le temps, rit Modellus. J’étais à peine entré dans la salle qu’une petite fille qui ne m’arrivait pas au menton a crié aux gardes de fermer la porte et de m’empêcher de sortir en usant de la force si nécessaire mais pas trop pour ne pas risquer de m'abîmer et la première chose dont je me souviens ensuite, c’est que la princesse était dans mes bras. »

  Modellus s’interrompit et jeta un regard en coin au Dunmer. Symmachus se contenta de garder une parfaite impassibilité, attendant la suite.

« L’empereur hurlait de rire... Je suppose que je devais avoir un air assez stupide à ce moment-là. Stupide et mal à l’aise.
– Je vois très bien ce que vous voulez dire, lâcha le roi.
– Pardon ? Oh, Sa Majesté Baren...
– Exactement. Poursuivez, je vous prie.
– Il n’y a pas grand chose de plus à en dire. La princesse a fait littéralement le siège de ma chambre jusqu’à ce que je consente au mariage... Et après avoir fait de ma vie un enfer, elle s’est employée à la transformer en paradis. Vous en avez l’air satisfait ?
– Je suis ravi que l’impératrice ait pu trouver quelqu’un qui lui plaisait, voilà tout.
– Je suis jeune, mais pas naïf, Altesse.
– Oh, très bien. Vous avez l’air, l’un comme l’autre, d’être prêts à favoriser le Morrowind si l’occasion se présente, vous êtes de bon conseil pour la princesse et, ce qui est mieux, elle vous écoutera d’autant plus facilement qu’elle vous aime. C’est assez franc pour vous, conseiller ? »

  Modellus resta interloqué quelques instants avant d’éclater à nouveau de rire, ce à quoi Symmachus ne répondit que par une sorte de rictus un peu gêné.

« Mettons que j’ai un peu présumé de mon cynisme, alors, conclut le jeune homme.
– Ça vous viendra bien assez tôt, » commenta le Dunmer.

  Kyntira insista fermement pour que le couple royal de Morrowind soit aux premières loges lors du couronnement et ses oncles, après avoir juré par tous les Neuf qu’il était trop tard pour des modifications aux préparatifs de la cérémonie, finirent par se rendre.

  Le spectacle fut grandiose : maîtres artificiers et mages s’étaient ligués pour obtenir de splendides feux d’artifice qui illuminèrent le sombre ciel au-dessus de la capitale jusqu’au matin. La fête était prise très au sérieux en Cyrodiil : pauvres et riches, faibles et puissants s’y mêlaient sans distinction de rang pour une nuit. A peine discernait-on un solide anneau de gardes, l’air pataud en tenue civile, autour de la princesse Kyntira, qui tournoyait dans les rues de la Cité.

  Symmachus avait d’abord fait la moue en essayant d’estimer le coût de telles dépenses somptuaires, mais nul, pas même le Dunmer le plus sérieux au monde, ne pouvait résister à l’ambiance de la folle nuit de fin d’hiver. Danser au bras de sa femme était le meilleur des élixirs d’oubli et les soucis n’embrumèrent plus l’esprit du roi pendant deux longues et joyeuses semaines.

  Alors que les Dunmers repassaient les montagnes qui marquaient le retour dans leur province, un mage se présenta devant les montures royales. Le message qu’il lui communiqua tenait en quelques mots.

  Potéma et Uriel partaient en guerre contre l’empire.














Céphorus




  Les premières chaleurs se faisaient souvent sentir dès le début du mois d’Ondepluie, mais elles tardaient cette année-là. Céphorus frissonna : il avait beau être né dans la capitale, il s’était habitué au climat sec de son royaume de Gilane, étroite bande de terre coincée entre la rafraîchissante mer et les sables du désert. L’humidité et le froid le mettaient de mauvaise humeur.

  Et pour comble de malchance, il avait fallu que sa sœur et son neveu entrent en camapgne sitôt que les cols de leur damné pays avaient été suffisamment dégagés pour permettre le passage d’une armée. Céphorus n’en revenait toujours pas : Potéma s’était ridiculisée de manière publique, le Conseil des Anciens avait rejeté haut et fort les prétentions au trône de son fils Uriel... et malgré cela, elle persévérait dans sa folie, presque sans aucun allié si ce n’est le voisin royaume bréton de Jehanna, dont la princesse s’était fiancée depuis peu à Uriel. Seule contre tous, elle n’abandonnait pas !

  Là n’était pourtant pas le pire, se disait le roi. S’il ne s’était agi que d’une banale dispute frontalière, tout se serait probablement réglé en une courte guerre qui aurait amené les cartographes officiels à réctifier légèrement un tracé sur leurs parchemins. Mais la question portait sur la domination de tout Tamriel et l’impératrice ne pouvait rester à Cyrodiil sans agir. Une jeune fille de quinze ans aurait gagné à commencer son règne sous de meilleures auspices.

  Le conseiller Modellus s’était montré inquiet des menées de la Reine-louve. Les rapports des espions étaient encore très contradictoires. Certains faisaient état d’une faible armée d’à peine dix milliers d’hommes. D’autres signalaient des concentrations de troupe anormalement élevées et des manifestations spectaculaires de magie aussi bien sur des champs de bataille que dans des escarmouches contre les caravanes des percepteurs impériaux. Interrogée, la guilde des Mages avait démenti toute implication de ses membres et les puissants Psijiiques d’Artaeum refusaient désormais d’intervenir dans les guerres internes au continent. Si les suppositions des Lames étaient fondées, Uriel et sa mère avaient fait appel à des réprouvés, adeptes de magie nécromante ou pire.

  Céphorus avait écouté avec attention les arguments de son futur neveu par alliance et était tombé d’accord avec lui : une attaque par un mouvement de tenailles était préférable à un assaut frontal concentré en un seul point. Malgré la toute relative faiblesse de ses troupes, Potéma n’était pas sans ressources : quand elle apprendrait que l’empire marchait contre elle, elle engagerait toutes les bandes de mercenaires et de maraudeurs de la province pour bloquer les montagnes et gagnerait un temps précieux pendant lequel elle mettrait en coupe réglée le nord de Hauteroche et l’ouest de Bordeciel. Il fallait demander aux villes-royaumes de Dragonastre, aux confins nordiques de la province de Lenclume, et du Ruisseau Lointain d’envahir leur voisin de Jehanna, le maillon faible du dispositif d’Uriel et Potéma.

  Malheureusement pour eux, Magnus s’était opposé vivement à une telle politique et s’était pour une fois montré fin tacticien en allant porter la querelle devant le Conseil, où Modellus était forcé à la neutralité jusqu’au moment du vote, et où il surclassait Céphorus en éloquence.

« Mes chers amis, avait-il annoncé d’une voix tonitruante, la traîtresse que j’ai le malheur d’avoir pour sœur a envahi des terres placées sous notre protection. Il est du devoir de l’empire d’intervenir au plus vite avec toutes les légions que nous pouvons lui opposer.
– Les royaumes... avait interrompu son frère aîné.
– ... ne sauront pas s’opposer avec la force nécessaire aux félons et se feraient écraser s’ils le tentaient. Non, il faut rappeler à tous que l’empire ne saurait souffrir telle contestation de ce qui est sien. »

  Le Conseil s’était rangé à l’avis du belliqueux roi de Lilmoth et Modellus n’avait pas décoléré depuis que Magnus s’était présenté à Kyntira pour l’informer des résultats du vote. Si le fiancé de l’impératrice l’avait fait lui-même, comme c’était son habitude, il aurait pu obtenir d’elle qu’elle rejette les conclusions du Conseil, mais le roi avait présenté la situation sous le jour qui lui était le plus favorable.

  Céphorus ne put s’empêcher de sourire en repensant à la tête qu’avait fait son frère en apprenant au dernier moment que le commandement de la force expéditionnaire ne lui serait pas confié. L’homme oubliait trop souvent que sa nièce était plus rusée que lui. Kyntira avait parfaitement compris le motif inavoué du soutien de Magnus au projet de démonstration de puissance de la part de l’empire et avait réagi en conséquence.

  L’attaque serait menée sur deux fronts comme l’avait voulu Modellus, mais uniquement par les légions. Une des offensives serait menée par Kyntira elle-même, l’autre par Modellus. Céphorus avait pour ordre de rejoindre la garnison de Dragonastre et d’en consolider les défenses. Magnus, lui, devait se contenter de faire marcher les armées du Marais Noir et de les amener dans le nord pour parachever la victoire. C’était une tâche ingrate qui l’éloignerait du pouvoir politique et militaire, en même temps que ça le ridiculiserait s’il ne se hâtait pas : ses troupes risquaient fort d’arriver après la bataille.

  Céphorus avait été contraint de se préparer à sa marche pendant plusieurs jours et il regrettait d’avoir négligé sa famille. Ses enfants allaient lui manquer, tout comme sa femme Biank-i Il les serra une dernière fois dans ses bras le lendemain, dans l’intimité tiède et rassurante de ses appartements, puis il fit sonner son écuyer et se fit aider de l’adolescent pour passer son armure de campagne. Elle n’avait rien de commun avec celle qu’il utilisait pour parader dans les cérémonies officielles, une lourde cotte de maille entrelacée de fils d’or : c’était une cuirasse d’acier, terne et fonctionnelle, complétée d’un casque lui couvrant juste les tempes et le front et de jambière mi-longues. Céphorus aimait trop sa vie pour la mettre en danger avec des protections inadéquates.

  L’escorte du roi n’était composée que d’une petite centaine de cavaliers légers qui constituaient sa garde personnelle. Il n’avait pas estimé nécessaire de s’entourer de plus d’hommes. La garnison qu’il allait rejoindre était suffisamment puissante pour ne pas ralentir son voyage inutilement avec un excédent de bagages.

  Après deux semaines de chevauchée effrénée le long des routes bien pavées de Cyrodiil puis de Lenclume, Céphorus se réjouissait d’apercevoir enfin les hautes tours de Dragonastre. Sa destination n’était plus guère qu’à une journée s’il maintenait le rythme. Aucune armée n’était signalée par les relais de pigeons voyageurs placés en surplomb des pistes connues.

  Mais la journée suivante, qui aurait dû commencer dans le soulagement général, apporta son lot de mauvaises surprises. Une heure après avoir enfourché leurs montures, les cavaliers croisèrent une misérable troupe d’une vingtaine d’hommes, la plupart blessés. Un sergent fermait la marche, occupé à surveiller la ville qui n’était qu’à quelques lieues.

« Où vous allez, étrangers ? aboya-t-il.
– Droit sur Dragonastre, répliqua un garde, piqué au vif par l’insolence du sous-officier.
– Je suis le roi de Gilane, interrompit Céphorus avec un geste conciliant. L’impératrice m’a chargé de venir renforcer les défenses de la ville.
– V’s entendez ça les gars ? Les peigne-culs de la Cité Impériale viennent rien que pour nous filer un coup de main ! »

  Deux ou trois éclopés éclatèrent d’un rire sardonique, à quoi les hommes de Céphorus répondirent en posant la main sur le pommeau de leurs épées avec un air menaçant.

« Paix ! s’exclama le roi. Vous-même, sergent, d’où venez-vous, pour être en si piteux état ?
– Droit de Dragonastre, singea l’autre. Où on aurait bien aimé vous voir plus tôt, tas de raclures. Bien les Impériaux, ça, toujours en retard. Ça vous arrive de vous lever tôt le matin ? Le roi Uriel vous a pas attendu pour nous bouffer tout crus, les nous autres !
– Uriel ? murmura Céphorus, trop estomaqué par la nouvelle pour relever les injures. Mais c’est impossible...
– Possible ou pas, il campe fier comme un petit coq dans c’te ville et il vous laissera pas y entrer. D’jà qu’y nous en a fait sortir, nous qu’habitions là d’puis tout petit, c’est pas des étrangers qu’vont trouver grâce à ses yeux, moi j’vous le dis.
– Que faisons-nous, Majesté ? s’enquit son écuyer.
– Un instant, Battius. Comment Uriel est-il entré en ville ?
– Par la porte, comme tout le monde. Vu qu’elle était grand ouverte. Vu que c’est par là qu’on était sorti l’accueillir bien gentiment à coups de flèches et que c’est par là que les plus crétins des gars rentraient, la queue entre les jambes, avec ses foutus mercenaires au cul. Nous, on s’est taillé bien gentiment de notre côté dès qu’ça a commencé à chauffer un peu trop pour nos carcasses. On vient juste de rejoindre la route et maintenant on file plein sud. »

  Le déserteur esquissa un salut, forcément mal ajusté, et courut derrière ses hommes qui avaient pris un peu d’avance.

« Attendez-moi, fils de truies ! J’suis l’seul suffisamment en forme pour tenir une épée. Comment vous ferez si des brigands vous tombent dessus sans qu’je sois là, hein ? »

  Céphorus les regarda partir la rage au cœur et jura discrètement. Il n’avait vu aucune colonne de fumée... aucun nuage de poussière annonciateur de mouvements... Ce petit démon d’Uriel avait-il fait usage de magie pour passer inaperçu des guetteurs et de lui-même tout à la fois ? Le roi ne le croyait pas : il aurait fallu déployer des efforts bien trop considérables pour masquer tout une armée. Mais la petite pensée insidieuse faisait son chemin en lui.

« Que fait-on, Majesté ? insista Battius. Le soleil sera haut dans très peu de temps et nous nous détacherons nettement sur la route...
– Poussons jusqu’au bosquet d’arbres à une demi-lieue en avant, décida Céphorus. Nous passerons inaperçus et nous pourrons suivre les déplacements de mon neveu avec précision. »

  Ce serait l’occasion d’observer comment Uriel s’y prenait lorsqu’il était en campagne. Le jeune homme n’avait jamais pris part de sa vie à une bataille rangée et malgré la supériorité dont il venait de faire preuve, il était encore susceptible de commettre des erreurs. Il valait mieux repartir après avoir appris lesquelles plutôt que de l’affronter plus tard sans connaître ses points faibles.

  La journée parut une éternité à la garde royale. De temps à autre, le galop précipité d’un cheval se faisait entendre depuis la route pavée, mais aucun ne se rapprocha sensiblement de la cachette. L’écuyer Battius risqua un œil entre les frondaisons boisées alors que la nuit tombait mais fut incapable de discerner la couleur de la livrée de l’homme qui passa près de lui sans se douter de sa présence.

  Céphorus distribua les tours de garde, comme chaque nuit, avant de s’allonger et de poser sa nuque sur sa selle, en guise d’oreiller. Dormir à la dure ne lui avait jamais plu et son sommeil s’en ressentait. Depuis quinze jours, il avait dormi par courtes périodes. Aucune, cependant, n’avait été aussi brève que celle qu’il connut ce soir-là. Une pensée le tracassait, sans qu’il parvienne à savoir de quoi il s’agissait.

  Il se redressa brutalement. Le déserteur ! C’était un Nordique, ce qui n’était pas inhabituel dans les confins septentrionaux de Lenclume, terres disputées s’il en était entre les provinces. Il y avait peut-être davantage de géants blonds dans les parages que de Rougegardes. En revanche, son accent était typiquement celui d’un homme qui venait du très grand nord. Il n’avait entendu ce genre de prononciation que lorsqu’il avait rendu une visite de courtoisie à sa sœur, des années auparavant, dans son royaume d’Haafingar...

« Debout, tous ! hurla-t-il. En selle, le plus vite possible !
– Qu’est-il arrivé, Majesté ? demanda Battius en se frottant les yeux.
– Le sergent que nous avons croisé tout à l’heure est un agent d’Uriel ! Il nous a menti ! Dragonastre n’a pas été prise, mais mon neveu est peut-être à ses portes ! »

  Comme pour lui donner raison, une langue de feu géante s’éleva soudain là où devait se trouver la ville. D’autres la rejoignirent bien vite et illuminèrent la nuit de leurs couleurs éclatantes. Une fois de plus, Céphorus jura.

« Mon roi ?
– Vers l’ouest, et au plus vite, Battius ! Uriel doit savoir que nous sommes là, grâce à ce sergent de malheur. Si nous sommes à moins de dix lieues d’ici avant l’aube, nous sommes des hommes morts ! »

  Les gardes n’eurent pas besoin de se le faire dire deux fois. Certains n’hésitèrent pas à monter à cru pour gagner du temps et la colonne s’ébranla à un train d’enfer, laissant derrière elle une partie des paquetages.

  Céphorus s’efforça de raisonner clairement. Son neveu l’avait roulé dans la farine, et joliment. La garnison de Dragonastre avait sans doute été massacrée. Au mieux, elle était prisonnière et ce n’étaient pas cent hommes qui allaient la délivrer des mains d’une armée de taille inconnue. La sécurité se trouvait sur les routes jalonnées de casernes impériales où le roi pourrait emmener à sa suite plusieurs détachements importants de la légion.

  Le mieux à faire était de longer par leur face nord les pics des Monts de la Queue du Dragon vers l’ouest jusqu’à la baie d’Iliac, à l’embouchure du grand fleuve Bjoulsae. Si les souvenirs du roi étaient bons, c’était un endroit facile à défendre, pourvu qu’on le connaisse un peu. Seul un côté était véritablement attaquable et même de hâtives fortifications pouvaient suffire à repousser un adversaire fort supérieur en nombre.

  Une fois arrivé sur place, Céphorus mettrait les terrassiers de la légion à pied d’œuvre et enverrait une forte escouade de ses gardes chercher du renfort dans sa capitale de Gilane. Son frère pouvait bien aller se faire voir, lui et ses idées de démonstration de force ! Il se trouvait sans doute en plein Marais Noir, à des centaines de lieues de là et Céphorus disposait d’une armée de métier convenablement entraînée et équipée. Il n’allait certainement pas prendre le risque d’être capturé pour le plaisir de ne pas mêler à cette guerre des unités extérieures à la légion.

  Restait à résoudre le cas d’Uriel. Le jeune homme avait fait un beau coup en prenant Dragonastre. Il s’assurait ainsi de contrôler les caravanes marchandes entre Lenclume et Bordeciel, accroissant son espace d’influence. Le commerce de sa province d’origine serait virtuellement entièrement sous son contrôle, ce qui l’aiderait d’autant plus à mener campagne en Hauteroche.

  Alors que son cheval l’emmenait toujours plus vers l’ouest, Céphorus se fit la réflexion amère qu’à moins d’un coup du sort ne vienne frapper la maison des Mantiarco à laquelle appartenait son neveu, la guerre allait durer bien plus longtemps que ce qu’avait envisagé une tête brûlée comme Magnus.















Bolvyn




  Le cadet de la famille Vénim observait le dernier des mercenaires fuir Ald Marak depuis les remparts. Les Rédorans autour de lui huèrent les lâches qui n’avaient osé attaquer la place forte que contre la promesse de l’or bruyant et clair. Tout ce que certains y avaient trouvé, c’était l’acier, froid comme la mort. Les autres avaient abandonné leurs armures sur place pour courir plus vite. Un Rédoran décrocha un arc du râtelier le plus près de lui, saisit une flèche, banda son arme et tira. Le projectile pénétra dans le dos du fuyard comme un bâton dans l’eau et la pointe ressortit de sa poitrine. Le mercenaire se tint un moment immobile puis s’écroula face contre terre dans l’argile boueuse typique du lac Coronati.

  Le rejeton des Vénim frappa durement le soldat qui venait de se rendre coupable d’un tel acte et le renversa sur le chemin de ronde. L’autre essaya de se débattre mais s’interrompit dès qu’il se rendit compte que c’était le fils de son suzerain qui l’avait envoyé au sol.

« Les Rédorans ont de l’honneur ! clama le jeune Dunmer, à l’adresse de tous les hommes présents. Où est l’honneur de tuer un soldat vaincu qui nous tourne le dos ? Sergent ! »

  Un sous-officier massif comme seuls peuvent l’être les sous-officiers teigneux qui cachent leur force sous la graisse s’approcha du jeune noble à pas lents.

« Je ne tolère aucun relâchement dans la discipline, vous m’entendez ? Je veux que cet homme soit puni comme le veut la règle !
– Mais… protesta le Rédoran à terre.
– Silence ! beugla le sergent en le bourrant de coups de pied.Tu vois pas qu’t’agaces déjà un peu trop Sa Seigneurie pour t’permettre d’répondre ?
– Un mois d’arrêts, sergent, permissions suspendues pour un an et pas d’avancement pour cinq ans. Ça me semble juste.
– Tout à fait, Vot’Seigneurie. Allez, debout, vermine ! Tu veux faire honte à tous les bons soldats en t’comportant d’la sorte ? Au trot ! J’ai un bon petit cachot tout prêt pour toi ! »

  Vénim se détourna et gagna rapidement la tour principale où il retrouva son frère aîné en pleine discussion avec son père. Le ton montait entre eux deux, comme souvent ces derniers temps.

« Ce n’est qu’une attaque de plus et voilà tout, disait Azérïn, le chef de famille des Vénim. Les Hlaalus cherchent toujours à nous prendre en défaut, nous leur résistons et nous les repoussons. Je savais à quoi je m’exposais en prenant Ald Marak pour fief.
– Père, soupira Sahédyn, excédé, les Hlaalus n’ont jamais lancé trois offensives en aussi peu de temps. La première, c’était il y a trois mois, la deuxième il y a seulement cinq semaines. Cette fois-ci, ils ne se contentent plus de tester nos défenses. Ils veulent prendre le château.
– Et moi je veux le garder. Pourquoi t’inquiètes-tu, fils ? Il a fallu une traîtrise pour que cette place tombe entre les mains des Impériaux et devant une armée énorme, encore ! Tu voudrais que je redoutes une ou deux centaines de mercenaires, la lie des tavernes de Kragenmoor à Narsis ? Les Hlaalus ne pourront jamais nous opposer de vrais soldats.
– Et combien de temps pourrons-nous leur en opposer, nous ? Il n’y avait guère que deux cents hommes en garnison, ici, il y a cinq mois. Nous avons perdu quarante-et-un soldats dans les trois attaques, deux autres ont fait une chute du haut des remparts… Les Hlaalus le savent, père ! Leur prochaine offensive pourrait bien être notre perte, s’ils engagent non pas cent, mais cinq cents, mille mercenaires !
– Ça n’a pas de sens ! Ald Marak a résisté à l’armée de Cyrodiil pendant des années !
– C’était il y a mille ans, père et, depuis, aucune fortification n’a été rebâtie ! Ald Marak était protégée par trois enceintes successives, comptait cinq donjons… Maintenant, tout ce que nous avons, ce sont des douves plus qu’à moitié comblées, des murs qui ne demandent qu’à s’écrouler si le vent souffle un peu fort et une malheureuse tour centrale ! Ald Juval, avec deux cents hommes, pourrait en repousser dix mille, mais il est temps que vous ouvriez les yeux sur Marak !
– J’ai reçu ce fief en récompense de mes services voilà bientôt cinquante ans. Je le tiendrai, quoi qu’il arrive, avec ou sans hommes à mes côtés, avec ou sans toi, mon fils !
– Père ! Par Almsivi, écoutez-vous parler ! Marak n’est pas une récompense ! Marak est la punition réservée à ceux qui, comme vous, dérangent les conseillers. Cela fait cinq cents ans que le titre de seigneur d’Ald Marak n’est plus héréditaire, depuis que les Hlaalus ont réussi à s’emparer de ce bout de terre qui liait le Coronati au reste des terres rédoranes. A chaque nouvelle génération, un noble y est envoyé et le conseil rédoran prend des paris pour savoir s’il résistera aux incursions hlaalus !
– Et personne n’a cédé la place à des envahisseurs.
– Non, concéda Sahédyn, personne. Mais s’entêter ne fera que nous tuer tous autant que nous sommes.
– Les Rédorans préfèrent la mort au déshonneur, clama fièrement Azérïn Vénim. Laisse-moi, maintenant. »

  L’aîné sortit de la pièce et le cadet y entra. En entendant son deuxième fils approcher, Azérïn releva la tête qu’il avait baissée et il essuya furtivement une larme sur sa joue.

« Toujours en armure, Bolvyn ? demanda-t-il en essayant de sourire.
– La bataille vient de s’achever, père, répondit doucement son fils. Je me devais de dire quelques mots aux hommes et il vaut mieux qu’ils me voient en armure.
– Pour constater qu’au moins un des Vénim est un combattant, hein, fils ? Damnée goutte ! Le moindre mouvement est un supplice, maintenant. Pourquoi ton frère ne t’a-t-il pas rejoint sur les remparts ? Il est plus beau parleur que toi.
– Mais il ne sait pas ce à quoi pense un soldat, père. Il ne s’est jamais battu de sa vie. Et il fait des phrases. Quelqu’un qui a encore du sang sur les mains n’attend pas des mots mais du shein !
– Bien dit, fils, s’esclaffa le vieux Azérïn. Tu réjouis mon cœur de guerrier à parler ainsi. Un jour, tu serviras dans les armées rédoranes. J’ai de grands espoirs pour vous deux. Sahédyn et toi vous complétez très bien. La force et le courage qu’il n’a pas, il les compense avec les prodiges qu’il accomplit auprès de ces damnés politiciens de la Tour de Silgrad. Il t’a raconté comment il a obtenu des vétérans plutôt que des prisonniers pour la garnison du château ?
– Oui, père. Et vous me l’avez raconté cinq ou six fois vous-même.
– Avoue qu’il y a de quoi être fier !
– Mais vous vous disputez quand même…
– Oh, ça ! Tu sais bien à quel point ton frère est têtu, Bolvyn. Il se met une idée en tête et n’en démord plus.
– Pourtant, à ce qu’on m’a dit, mère n’était jamais comme ça. Je me demande de qui il peut tenir.
– Touché, fils, touché. »

  Le vieux Dunmer s’interrompit quelques instants et grimaça de douleur en bougeant sa jambe malade. Ses bras s’agrippèrent aux accoudoirs du fauteuil où il était assis et son visage prit une teinte encore plus grisâtre qu’à l’accoutumée.

« Il veut que nous quittions Marak, que nous allions chercher de l’aide. Je n’ai jamais eu besoin d’aide, fils, tu m’entends ? Jamais ! et je n’en ai jamais demandé non plus. Tout ce que j’ai eu, je ne le dois qu’à moi.
– Et comme Sahédyn vous l’a dit, ce que vous avez, c’est Ald Marak et vous ne le devez qu’à vous.
– Juste. Mais faire une trêve avec les Hlaalus ? Avec ces chiens courants de l’empire, menteurs, voleurs, parjures, assassins ? »

  Bolvyn Vénim voulut répondre à son père, mais le vieux seigneur s’endormit en prononçant ces derniers mots. Il ne parvenait plus à rester éveillé plus de quelques heures d’affilée depuis des mois. Son état empirait un peu plus chaque semaine se dit le jeune Rédoran. Il lui aurait fallu les meilleurs médecins de Silgrad, mais aucun Hlaalu ne les laisserait traverser ses terres. Il rejoignit son frère dans la salle des cartes en se lamentant sur le sort de leur famille. En fait de cartes, il ne restait qu’une tapisserie mangée aux mites dont les couleurs fanées avaient peine à retracer les contours du Morrowind.

« Qu’est-ce que tu en penses, toi, mon frère ? demanda Sahédyn en train d’écrire sur un parchemin.
– Penser quoi de quoi ?
– Père ne t’a pas dit ? Bah, j’imagine que non.
– Il a parlé d’une trêve avec les Hlaalus, c’est tout. C’est une idée à toi ?
– Qui d’autre en aurait une pareille à Marak ? Mais la trêve n’est pas pour sauver cette place forte. Si ce n’est pas père qui s’y fait tuer, ce sera le suivant.
– Alors quoi ?
– Je veux pouvoir aller jusqu’à Silgrad et convaincre le conseil de lever une armée.
– Rien que ça, mon frère, s’esclaffa Bolvyn, si surpris que son sombre tempérament fit la place à cet éclat de rire.
– Oui, rien que ça.
– Et, si le conseil se piquait de le faire, quelles fins réserverais-tu à cette armée ? Marcher jusque devant chez les Hlaalus, leur dire d’arrêter de nous attaquer, entendre leurs railleries, prendre deux ou trois villes  et puis rentrer ?
– Je me moque pas mal de ça. Est-ce que tu sais que l’empire va être plongé dans une guerre de succession ? qu’elle affecte déjà plusieurs provinces ?
– L’empire a juré de nous laisser tranquille par traité. Père s’est presque laissé tomber sur son épée quand il a su que le Seigneur Vivec se rendait sans combattre, à ce qu’il raconte. Celui ou celle qui régnera m’indiffère. Ce ne sont pas nos affaires.
– Elles pourraient le devenir très vite. Il paraît que des émissaires de la reine Potéma vont à Longsanglot pour convaincre Sa Majesté de les rejoindre.
– Symmachus a les mains liées par Almalexia.
– Mais Symmachus a les légions.
– Eh bien ! qu’il emmène ses légions au diable et nous ne nous en porterons que mieux. J’adresserai des prières à Almsivi pour qu’elles soient anéanties.
– Tu ne comprends pas, Bolvyn. Je veux convaincre le conseil de placer l’armée sous le commandement du roi.
– Quoi ? Tu as perdu tout sens commun ? Le roi déteste les Rédorans !
– Le roi déteste les Grandes Maisons dans leur ensemble, et pas juste la nôtre. Mais nous serons la seule à lui proposer de l’aide quand il partira en guerre.
– La seule à être assez folle pour sacrifier des hommes et les Drès et les Hlaalus, même les Indorils nous montreront du doigt en riant.
– Tu es contre mon idée, alors ? demanda Sahédyn tristement.
– Je n’ai pas dit cela, frère, répondit Bolvyn en se radoucissant un peu. Tu es plus intelligent que moi, je sais… Mais j’ai des doutes.
– Réfléchis-y et dis-moi si tu penses que ça en vaut la peine.
– Quand voudras-tu ma réponse ? Je dois faire une revue dans deux heures et…
– Ça peut attendre demain, » dit Sahédyn, conciliant.

  La nuit fut courte pour Bolvyn Vénim. Il tournait sans cesse dans sa tête l’étrange notion que son frère y avait plantée. Une armée de Rédorans ! Nul n’en avait levé depuis l’humiliation, cent trente ans plus tôt, quand vingt mille Dunmers avaient dû déposer les armes devant les légions sur l’injonction de Vivec. Depuis, seuls des lâches siégeaient au conseil, des vieillards plus impotents que son père et des jeunes loups de bonne famille, bêtes à manger du foin mais plus ambitieux que quiconque. Les armées ne leur étaient d’aucune utilité et la Maison ne s’était couverte d’aucune gloire en plus d’un siècle.

  Le matin n’apporta guère de réponses ni de réconfort au cadet de la famille. Il descendit d’abord aux écuries du château où un palefrenier le conduisit jusqu’à la stalle de son cheval, un alezan étique au poil terni par l’âge et la faim. Dégoûté plus que tous les autres jours, Bolvyn tourna les talons et sortit sans accomplir sa chevauchée matinale. Quand il n’était qu’un enfant, les héros des contes de sa nourrice avaient eux aussi des vieux chevaux à moitié morts, mais c’étaient alors de bons compagnons, rusés, qui sauvaient les héros à maintes reprises, pas le genre de carnes qui occupaient les écuries…

  Une armée, c’était vrai, avait un peu plus de panache que la misérable garnison d’Ald Marak. Bolvyn se souvint que Sahédyn lui avait appris à lire avec des traités militaires poussiéreux, presque la seule littérature du château avant que son frère ne fasse venir quelques coûteux ouvrages d’aussi loin que des bibliothèques de Longsanglot. Il avait même un livre fait par un copiste de la Cité Impériale. Mais les armées, leurs mouvements, leurs batailles, voilà qui était excitant. Bolvyn ferma les yeux en tentant d’imaginer ce que ce serait d’être sur un vrai champ de bataille plutôt que de repousser une malheureuse échelle collée sur un mur, aidé par des soldats mal rasés et aux yeux chassieux.

  Bolvyn aurait bien aimé connaître d’autres villes que la pouilleuse Marak dont les maisons hors des fortifications étaient régulièrement dévastées par les mercenaires hlaalus. La fumée âcre des incendies se mêlait à l’odeur de pourriture qui s’échappaient des cabanes de pêcheurs du lac Coronati. Son frère avait un peu voyagé et n’était pas né à Marak, lui. C’était entendu, il y était venu à dix ans quand leur père l’avait appelé à ses côtés… Mais il avait vu le vaste monde que Bolvyn aspirait à découvrir.

« Ton avis ? demanda Sahédyn de but en blanc quand ils se rencontrèrent ce jour-là.
– Ça ne marchera jamais, frère. Notre famille aura juste l’air un peu plus ridicule. Mais au fond, qu’est-ce que ça change ? Nous sommes coincés à Marak depuis des décennies. Même les plus perturbateurs des chevaliers rédorans étaient rappelés au bout d’une demi-douzaine d’années. C’est comme si… comme si on nous avait oubliés ici et qu’on nous y laissait pourrir avec ces damnés poissons.
– Et donc ? insista son frère aîné.
– Alors c’est sans doute dément, mais je suis prêt à tenter l’aventure. Je vais t’accompagner jusqu’à Silgrad.
– Vraiment ? Tu ne peux pas savoir à quel point ça me fait plaisir, petit frère, dit Sahédyn en lui ébouriffant affectueusement les cheveux.
– Un peu de tenue, grinça Bolvyn. Tu as quarante ans et moi trente. Nous ne sommes plus des gamins.
– Nous allons à Silgrad avec une idée folle et nous n’allons pas prévenir père. C’est tout à fait l’attitude de deux gamins mal élevés.
– D’accord, mais à une condition.
– Laquelle ?
– Pas de trêve avec les Hlaalus. Nous pouvons nous en passer.
– Explique-toi, je te prie.
– Nous pouvons descendre le fleuve Thir qui prend sa source dans le lac jusqu’à Cœurébène, puis embarquer sur un autre navire et rallier Sombrelueur en moins de jours qu’il ne nous en faudrait pour faire le voyage de terre.
– Bonne Almalexia, tu serais prêt à faire des étapes dans deux villes contrôlées par les Impériaux ? Tu as dû tomber sur la tête.
– Moque-toi…
– Mais non, petit frère, mais non. Le seul inconvénient de ce plan, c’est que même si nous achetons la barque d’un pêcheur, je ne sais pas manœuvrer un bateau et je crois que toi non plus.
– Ça s’apprend, rétorqua Bolvyn, en haussant les épaules.
– Si tu le dis. Nous devrions aussi emmener quelques hommes pour nous servir d’escorte. Les gens de Silgrad nous prendront peut-être plus au sérieux si nous avons des soldats avec nous. Tu as des suggestions à ce sujet aussi ?
– Mes amis Athyn Saréthi et Minerve Arobar.
– Ces blanc-becs ? Ils n’ont pas trente-cinq ans à eux deux.
– Ils sont très courageux, protesta Bolvyn. Et ils ont déjà combattu, ce qui n’est pas ton cas.
– Exact. »

  Leur conversation ne se poursuivit plus guère que pour régler les derniers détails de l’expédition. A la tombée de la nuit, Saréthi et Arobar, prévenus peu avant, se joignirent à eux et se glissèrent jusqu’aux quais à l’insu des gardes du château. Il apparut bientôt que leurs maigres deniers serviraient tout juste à payer un pêcheur pour qu’il accepte de se séparer de son bateau dont la coque fuyait et la voile était toute rapiécée. Ils le mirent à flot et lorsque l’aube se leva, ils étaient déjà loin d’Ald Marak, loin du lac Coronati de sinistre mémoire, loin sur le fleuve Thir.

« Comme les héros des contes, » commenta Bolvyn au fil de l’eau, pour personne d’autre que lui-même.

Modifié par redolegna, 04 février 2008 - 01:38.


#4 redolegna

redolegna

    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 02 mars 2008 - 23:03

Symmachus




  Carré confortablement sur son trône, le roi de Morrowind écoutait d’une oreille distraite les rapports de ses différents officiers de police. Dans l’antichambre, soupçonnait-il, une poignée de grands seigneurs Indorils piaffaient d’impatience. Malgré la gravité de la situation, Symmachus se prit à sourire : tout puissants qu’ils étaient, les nobles se réfugiaient dans le giron de l’empire et de sa Légion lorsque la peur les saisissait, plus confiants dans leur force dont la réputation n’était plus à faire que dans leurs propres ressources, pourtant vantées à longueur de journée ppar les sycophantes qu’ils avaient l’outrecuidance d’appeler leurs hérauts.

  Le mari de Barenziah se reprit bien vite : il ne devait trahir aucun sentiment, aucune émotion, s’il voulait arracher des concessions aux orgueilleux Indorils en échange de sa protection et l’assurance que les coupables seraient appréhendés et sévèrement jugés.

  La garde royale ne progressait guère dans son enquête et se laissait distraire par des affaires de moindre importance, telle était la continuelle complainte que les nobles de la capitale serinaient au roi. Ce dernier s’en réjouissait d’autant plus qu’il avait délibérément interdit à ses hommes de prendre une quelconque initiative qui aurait pu faire avancer les recherches. Si les responsables des attaques devenaient trop voyants, au risque d’être connus des Indorils eux-mêmes, la garde devait les capturer, les mettre au secret et les y tenir jusqu’à ce que les aristocrates de Longsanglot se soient soumis et aient prouvé leur couardise. Contrairement à ce que d’aucuns semblaient penser, Symmachus n’était pas bon qu’à dresser des plans de bataille.

  Selon Barenziah et ses propres espions, les rues propageaient la rumeur qu’il n’y avait qu’un unique meneur. Le roi était assez enclin à le croire, n’aurait-ce été qu’à cause de l’organisation très méthodique des attaques qui dévastaient les unes après les autres les demeures des seigneurs de la ville. Toutefois, il ne pensait guère avec le commun des Dunmers sur l’origine de ce brigand : certains voyaient en lui un prêtre attristé par la misère du peuple, d’autres un Indoril que le comportement scandaleux de ses pairs indignait. Pour Symmachus, il s’agissait bien plus probablement d’un vulgaire chef de bande ayant uni sous lui plusieurs compagnies de mercenaires – lesquelles, drôle de hasard, refusaient tout emploi mais restaient dans la cité bien plus longtemps qu’à l’accoutumée. Le criminel s’attirait sans doute la sympathie de la ville basse en distribuant libéralement une partie du produit de ses rapines.

  En un sens, Symmachus lui était reconnaissant pour ses actions : elles étaient survenues à point nommé quand son cortège retournait lentement de Cyrodiil à Longsanglot. Les Indorils avaient alors pu éprouver la difficulté d’être en première ligne face à un ennemi invisible et imprévisible. Les nobles avaient fait l’amer constat de la dureté que représentait pour eux l’absence du roi. Lui revenu, leurs espoirs s’étaient un peu raffermis pour souffrir un peu plus par la suite : la présence de leur souverain ne suffisait pas à restaurer leur sécurité, il fallait également sa coopération. Cette révélation ne s’imposait malheureusement à eux que petit à petit, et Symmachus devait louvoyer en fin politicien entre les écueils d’une trop prompte intervention de la légion ou d’une joie trop éclatante. Nul doute qu’après une heure ou deux dans son antichambre, les Indorils à bout de nerfs et de patience seraient parvenus à la conclusion qu’il ne leur restait plus qu’à se soumettre, mais le roi, rendu prudent par ses longues campagnes au service de Tiber Septim, se refusait à se hâter pour cette fois. L’audience serait courtoise mais brève et il promettrait tout ce qu’on voudrait. Les Indorils, satisfaits pour un temps, auraient mordu à l’hameçon ; il les ferrerait plus tard, en temps voulu, quand le désespoir et l’urgence les auraient poussés dans leurs derniers retranchements.

  A bien des égards, Symmachus menait une guerre comme autrefois, la seule nouveauté étant ses champs de bataille. Il isolait son ennemi, le laissait subir des pertes, le contraignait à reculer, faisait mine de le presser un peu moins et l’anéantissait par surprise lorsque ce dernier pointait timidement la tête. Puis, usant du gros de ses forces, il progressait jusqu’à ce que l’adversaire soit devant l’alternative entre une lutte désespérée et la capitulation. Et si les Indorils choisissaient de se battre et de résister jusqu’au bout, songeait le roi, ils apprendraient à leurs dépens que nul ne pouvait prévaloir face à la Légion.

  Il autorisa enfin les officiers à se retirer et expédia le cas des nobles qui avaient tant attendu. Ils ne furent guère abusés par sa feinte compassion pour leurs peines mais furent visiblement touchés par son engagement de considérer l’établissement de la loi martiale si leurs conseillers étaient d’accord. Ils en furent si soulagés qu’ils ne pensèrent même pas à proposer que les caisses royales soient mises à contribution pour reconstruire les manoirs incendiés. Même la morgue des Indorils s’émoussait. Rude temps pour eux !

  Symmachus pensait en avoir fini avec les audiences et les innombrables lettres qui les précédaient lorsqu’un serviteur, l’air assez empressé quoique perplexe, vint lui porter une brève missive.

« Le roi Uriel vous prie d’agréer son nouvel ambassadeur plénipotentiaire à Longsanglot, le seigneur Vhökken, » lut le roi, stupéfait.

  Symmachus rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Il riait encore quand un prêtre fut à son tour introduit dans la salle et ne parvint à le saluer qu’entre deux hoquets convulsifs.

« Suis-je le sujet de l’hilarité de Sa Majesté ? s’enquit le clerc.
– Nullement, s’empressa de démentir Symmachus, en retrouvant son calme. Nous vous prions de nous pardonner si nous vous avons offensé.
– Les offenses importent peu aux vrais serviteurs des Tribuns, récita le prêtre sur un ton sentencieux.
– Desquels vous êtes, nous n’en doutons pas, rétorqua Symmachus que les sermons avaient le don d’irriter. Et celui qui sert n’erre pas.
– Sa Majesté a le mot juste. La déesse requiert sa présence. »

  Le roi lui jeta un regard horrifié. Encore une clause de ce maudit traité d’armistice ! Tiber Septim avait dû être particulièrement désireux de mettre la main sur le Numidium pour accorder autant de privilèges à Vivec. Les Tribuns avaient le droit, trois fois l’an, d’exiger de rencontrer les souverains régnants sur le Morrowind, qui ne pouvaient s’y dérober sauf en cas de guerre. Sotha Sil n’usait jamais de ce privilège, Vivec très rarement et seulement pour solliciter un conseil d’un homme qu’il estimait, mais Almalexia faisait comme bon lui semblait, le plus souvent par pure mesquinerie, tirant parfois le roi du lit à une heure avancée de la nuit pour le forcer à reconnaître sa naturelle supériorité. Et chaque visite était plus humiliante que la précédente.

  Symmachus se leva et suivit silencieusement le prêtre, laissant ses gardes derrière lui. Il était le seul laïc à être admis au cœur du temple . Son accompagnateur trottinait très lentement et, plus d’une fois, le roi fut contraint de raccourcir ses enjambées pour ne pas le dépasser. Une première vexation, mais sûrement pas la pire de celles qui suivraient dans les heures futures.

  « Si ma foulée était plus petite, grommela-t-il, je gagnerais un siècle à vivre, comme les Altmers ! »

  Après ce qui lui parut des heures de marche, Symmachus atteignit enfin le temple tout proche de son palais et son guide le laissa aux mains d’autres prêtres, des fanatiques de la plus belle eau. Le roi savait que l’un d’eux portait l’intégralité des sermons des Tribuns en tatouage.

« Défais-toi de ton trône et revêts la toge d’humilité, Dunmer, » tonna une voix venue d’un faux plafond.

  Le roi connaissait la réponse à l’énigme depuis sa première venue au temple. Ôtant sa couronne, puis ses habits d’apparat, le roi réprima un soupir. Il fut vite entièrement nu et avança d’un pas.

« Si pure est la lumière d’Almalexia qu’elle aveugle le pécheur. »

  Le roi ferma les yeux et fit un nouveau pas en avant.

« Le croyant, même le meilleur, ne va qu’à reculons à la déesse. »

  Symmachus effectua un demi-tour impeccable et fit un pas en arrière. Des mains vigoureuses le saisirent sous les aisselles et le firent tourner plusieurs fois sur lui-même avant de le porter vers le saint des saints dont Symmachus, par la force des choses, ignorait l’emplacement exact. Il retint un nouveau soupir : cette mascarade n’en était encore qu’à son commencement. Enfin, ses porteurs s’arrêtèrent, le jetèrent avec rudesse à genoux sur le sol et quittèrent les lieux. Le roi ouvrit péniblement les yeux. Almalexia se tenait à quelques mètres devant lui, l’ovale parfait de son visage pour une fois dépourvu de tout sourire condescendant. Symmachus se prit à espérer que la rencontre ne se passât pas trop mal.

« Le continent se prépare à mériter une fois de plus ce triste surnom d’Arène que le commun lui donne, déclara Almalexia d’une voix anormalement douce, teintée d’un légère tristesse.
– Hélas, déesse, répondit Symmachus d’un ton aussi neutre que possible, la guerre est désormais presque aussi naturelle aux hommes que l’amour qu’ils portent aux divinités.
– Tes mots sont sages, mais leur sagesse est terrible à entendre. Tu te joindras pourtant à la sanglante mêlée à venir...
– Mes serments me lient indéfectiblement aux Septim, déesse.
– Mais auxquels ? En ce moment, un émissaire d’Uriel Septim est à ta porte, mais pas celui de Kyntira Septim.
– Vhökken est l’âme damnée de Potéma qui m’a détenu pour assouvir son ambition, trancha Symmachus. Il est hors de question qu’il entre même un instant chez moi. Il sera sur la route de Solitude ce soir, déesse.
– Entends alors ma demande. J’ai été cause pour toi de maints griefs par le passé. Je le regrette car tu es à présent mal disposé envers moi. Si tu mènes les légions au combat, tu le feras sagement en tant que général de l’empire et tu n’engageras de la sorte pas la responsabilité de cette province. Mais pour cette fois, je t’en conjure, agis en premier lieu en roi du Morrowind. Pense avant toute chose au bien des Dunmers. Ne pars donc pas en guerre avant que ce Vhökken ait pu te faire part des propositions de ses maîtres quels que soient les torts passés dont ils se sont rendus coupables envers toi. »

  Symmachus manqua éclater de rire pour la deuxième fos de la journée et se retint juste à temps. Tant d’incongruités en un si court moment ! Une déesse arrogante qui ravalait sa superbe et le traitait presque en égal d’une part... et une reine n’ayant pas peur du ridicule qui lui envoyait un négociateur pour obtenir une alliance impossible de l’autre ! Ça n’avait aucun sens sauf, bien sûr, si l’on prenait en compte la puissance des légions cantonnées en Morrowind. Si le roi partait en guerre, il emmènerait avec lui trente à cinquante mille des meilleurs soldats de l’empire, parfaitement entraînés et équipés. Une arme d’un poids considérable dans la lutte à venir s’il devait y prendre part. Il n’était pas si étonnant que la reine Potéma n’hésite pas à solliciter son aide. Après tout, elle ne disposait que d’armées nordiques et brétonnes, efficaces certes mais qui ne valaient pas la Légion au combat et dont la loyauté allait d’abord à leurs rois. Quant à Almalexia, elle voyait certainement dans la guerre à venir un moyen d’affaiblir l’empire et d’accentuer l’autonomie du Morrowind, but qui serait mieux atteint si Symmachus se joignait au roi Uriel et à sa mère.

« J’écouterai ce que les maîtres de Vhökken ont à me dire, finit par déclarer le roi. Mais je doute fort, déesse, qu’ils soient venus avec des offres intéressantes ou réalisables. La reine Potéma est adepte des tromperies et des parjures et se plaît à se jouer de ses amis autant que de ses ennemis. Elle n’a pas hésité à tenter de déposséder sa nièce, son sang, de l’empire. Comment pourrais-je être sûr que ses dires seront sincères ? »

  Almalexia hocha la tête mais resta muette. Elle agita la main et un éclair violet fusa de ses doigts. Symmachus ferma instinctivement les yeux et, quand il les rouvrit, il se trouvait dans sa salle du trône, de nouveau habillé. Un dernier tour de la déesse pour signifier son pouvoir...

« Le seigneur Vhökken demande audience, sire, l’avertit le maître des cérémonies. Dois-je le renvoyer ?
– Non. Nous allons le recevoir. Laissez-nous seulement un instant pour recouvrer nos esprits. »

  Le chambellan, perplexe, sortit de la salle et revint, cinq minutes plus tard, un géant sur ses talons. Symmachus avait déjà vu Vhökken en plusieurs occasions mais il oubliait à chaque fois à quel point le Nordique avait une présence imposante. Haut de deux mètres, pesant plus de trois cents livres, le seigneur Vhökken trouvait rarement un cheval capable de supporter son énorme masse. Son air de brute épaisse aux lourdes lèvres et au nez de lutteur de foire abusait souvent ses interlocuteurs qui auraient mieux fait de se fier à ses yeux bleus rapides et mobiles, auxquels rien ne pouvait être celé. Ceux qui le sous-estimaient avaient rarement la possibilité de corriger leur erreur. Son courroux était mortel.

« Noble roi, salua le Nordique, je rends hommage à votre clémence et votre hospitalité...
– Au fait, mon vieux, rétorqua Symmachus avec une familiarité insultante. Nous ne vous aurions pas reçus si nous étions seul à décider. Il y a trois heures encore, vous étiez persona non grata au palais.
– Sire, votre colère est justifiée, tempéra Vhökken en laissant passer l’affront. Mais mon roi veut plus que tout au monde obtenir votre pardon pour l’enthousiasme excessif de sa mère qui ne fut causé, il m’a prié de vous en assurer, que par l’amour qu’elle a pour son fils et la lignée des Septim.
– Ses propositions ?
– Mon roi sait qu’il ne peut espérer que vous le secondiez après ce qui s’est produit à la Cité. Aussi vous demande-t-il simplement de garder une prudente neutralité pour un an. La guerre ne sera probablement plus qu’un mauvais souvenir à cette date.
– Une dangereuse neutralité, oui ! Un général qui ne se porte pas au combat, bel exemple de désertion !
– En échange... et ce, quelque soit le côté que vous preniez si elle perdurait plus d’une année, le roi Uriel est prêt à respecter l’intégrité de vos frontières ; les augmenter des territoires de votre choix en Argonia, Bordeciel ou même Cyrodiil ; maintenir les légions en Morrowind de manière définitive ; vous accorder le titre héréditaire de Gardien de l’empire ; diminuer du quart les impôts de la province, » lut Vhökken en déroulant un parchemin qu’il avait jusque-là dissimulé dans sa manche.

  Le silence tomba sur la salle. Symmachus n’en croyait pas ses oreilles. Avait-il réellement entendu ? Même si Potéma et Uriel ne comptaient pas remplir ces engagements, leur simple énoncé était un choc en soi.

« Dans l’hypothèse improbable où nous accepterions, articula-t-il enfin avec peine, quelles seraient les garanties que tous les mots prononcés ici ne sont pas autant de mensonges ?
– Mon roi avait prévu vos réticences et votre raisonnable méfiance, sourit le seigneur Vhökken. J’ai amené avec moi des otages en signe de bonne foi... la duchesse de...
– Remmenez-les. Ce ne sont pas nos coutumes.
– Les promesses sont consignées sur les documents que je porte ; le sceau du roi y est apposé.
– Insuffisant.
– Et mon roi envoie également ce présent. »

  Le colosse nordique frappa dans ses mains. Dix serviteurs portant livrée de Solitude entrèrent avec des coffres si lourds que deux hommes suffisaient à peine pour les soulever. Vhökken fit sauter la serrure de l’un d’entre eux d’un coup de pied. Des rayons dorés baignèrent la salle du trône.

« Les richesses de Sa Majesté Uriel ! Quinze millions de septims en or ! Somme que mon roi préfère consacrer à vous signifier son attachement à vous plutôt qu’à lever de nouvelles troupes.
– De la corruption, à présent ? rugit Symmachus.
– Majesté ! se récria Vhökken. C’est un don, pas un vulgaire pot-de-vin. Quel fou consacrerait autant de moyens à quelqu’un qu’il souhaiterait abuser ? »

  Une fois encore, le silence plana. Les doigts du roi battaient frénétiquement la charge sur l’accoudoir de son trône. Ce que disait le Nordique n’était pas dénué de sens. Il y avait là assez d’argent pour acheter tous les mercenaires de l’océan Padomaïque à la mer Abécéenne, une vermine dont le roi Uriel et sa mère allaient avoir fort besoin dans les mois à venir. Symmachus repensa à la demande que lui avait adressée Almalexia. Quinze millions de septims en échange d’une défection, d’une trahison... Barenziah n’aurait pas hésité, elle : sa tendre épouse se transformait en furie dès qu’on mentionnait devant elle le nom de la Reine-louve. Mais quelle tentation !

« Nos armées ne seront pas prêtes à marcher avant deux mois, mentit Symmachus. Les légions sont divisées et dispersées dans toute la province. Nous n’entreprendrons rien d’ici là, puis nous aviserons. Nous ne désobéirons pas à un ordre direct de l’empire. »

  Vhökken s’inclina et sortit. Pour la première fois de la journée, le roi ne retint pas son soupir. Sa compromission n’en était pas réellement une. Les légionnaires étaient bel et bien éparpillés. Mais son cœur et sa conscience lui hurlaient le contraire.










Bolvyn




  Ils avaient dépassé Narsis sans encombre et se rapprochaient maintenant de l’estuaire du fleuve Thir, après seulement quelques jours de voyage. Les quatre bateliers amateurs avaient rencontré des difficultés pour ramer en rythme, mais le coup de main leur était venu rapidement après quelques essais infructueux. A présent, ils filaient à vive allure, même si le courant était un peu plus paresseux qu’en amont.

  Aucun d’entre eux ne remarqua le tronc d’arbre plus qu’à moitié immergé. Quand le choc se produisit, Minerve Arobar passa par-dessus bord et Athyn Saréthi eut tout juste le temps de lui saisir le bras, sans quoi il aurait été emporté. Quant à eux, les deux frères pagayèrent avec force en direction de la rive pour examiner à sec les dégâts qu’avait reçus leur frêle embarcation.

« Eh bien, constata Sahédyn après avoir vidé la coque de l’eau qu’elle contenait et retourné l’ensemble, nous allons avoir besoin de beaucoup de bois pour reboucher ce trou !
– Tu n’amuses personne, grogna Bolvyn. Il va nous falloir un temps fou pour réparer ! On ferait mieux de continuer à pied vers Balfalls et faire la traversée jusqu’à Sombrelueur, ce serait plus court.
– Tout de suite, à condition que tu aies de l’argent pour payer le bateau. Nous avons mis toutes les marchandises que nous avions achetées dans cette pirogue et nous devrions en tirer un joli bénéfice, mais nous ne pourrons pas les porter sur notre dos pendant des jours. Pas le peine de me regarder comme ça, frère. Je n’y peux rien. »

  Tout le reste de la journée, Bolvyn et Minerve s’employèrent à abattre des arbres tandis que Sahédyn et Athyn tentaient tant bien que mal de faire des planches convenables. A la tombée de la nuit, force leur était de reconnaître que cela leur serait impossible d’y parvenir. Le bois était bien trop souple.

« Qu’allons-nous faire ? demanda Athyn. Nous ne savons même pas où nous sommes, nous ne pouvons plus utiliser notre barque… Et il doit y avoir des Hlaalus ou des Indorils dans les environs !
– Des Hlaalus de ce côté de la rive, confirma Sahédyn. Les Indorils sont en face et ils y restent sagement. »

  Bolvyn s’assit sur la berge, les pieds trempant dans l’eau. Rien de tout cela n’arrivait dans les histoires de jadis. Vienne la difficulté, les héros la contraient tout de suite et en riaient des années plus tard. Lui, à la première contrariété, devait mettre fin à son aventure et à sa chance de voir Silgrad, le reste des terres rédoranes, de parader au sein d’une armée. Que pouvaient-ils bien faire à présent ? Tout espoir avait disparu et l’échec avait un goût amer.

« En passant par
Kragenmaaaaar
Un beau jour d’été
N’ai eu qu’à me pencher
Pour apaiser
Ma soif d’aimer
— Jeune et belle damoiselle
Où travailles-tu don’ ?
— De mon corps je fais don
Au plus proche bordel… »

  Bolvyn se releva et porta la main à sa ceinture en entendant quelqu’un chanter l’air paillard. Des oiseaux s’envolèrent tout près du petit groupe et des branches craquèrent. Sahédyn avait les yeux exorbités, mais Minerve et Athyn souriaient ouvertement, même l’épée à la amain.

« – Beaux chevaliers
Et fringants écuyers
Ont chez moi une place
Car point de glace
N’est mon cœur !
Il est l’heure,
Messire, de batailler !
Hardi, messire, frappez ! »

  Les bruits de pas du chanteur se rapprochèrent et Bolvyn fit signe aux autres de rester parfaitement silencieux. A pas de loup, il alla se placer à côté d’un bosquet et les autres l’imitèrent.

« Laferidondaine
Laferidondon
– A cette quintaine
Je suis le champion !
– En ce tournoi,
Messire,
Il faut vous inscrire,
Payez-moi
Mon dû
Ou bien n’en parlons plus ! »

  Le jeune Athyn avait de plus en plus de mal à se retenir de rire. Bolvyn tenta vainement de le calmer mais son regard noir ne fit qu’accroître l’hilarité du Dunmer. Enfin, n’en pouvant plus, Athyn Saréthi éclata de rire et la chanson s’interrompit. On entendit encore quelques feuilles remuer, puis trois elfes noirs apparurent soudain. Bolvyn et Minerve les menacèrent aussitôt de leurs épées et leur enjoignirent de ne pas faire un geste. Athyn riait toujours.

« Voici une façon bien cavalière de traiter les voyageurs, remarqua un des hommes. Seriez-vous des bandits ?
– Ne dis pas de bêtises, Garisa. Ils ont l’air un peu plus intelligents que ceux que nous avons rencontrés la dernière fois, répondit un autre avec un sourire carnassier, sauf peut-être celui qui rit, là. On pourrait s’attendre à ce que la nouvelle se répande qu’on ne nous dévalise pas impunément.
– Qui êtes-vous ? interrompit sans ambages Bolvyn.
– Des voyageurs, nous vous l’avons dit, reprit le premier, agacé. C’est à votre tour de répondre à ça, maintenant. Et baissez votre arme. C’est offensant.
– Nous sommes des voyageurs également, dit très vite Sahédyn avant que son frère ait eu le temps d’ouvrir la bouche. Pardonnez-nous pour cet accueil, mais nous sommes un peu nerveux. Nous sommes loin de chez nous et nous ne pouvons plus continuer sur le fleuve. Nous nous demandions si les bandits, ce n’était pas vous.
– Depuis quand les bandits chantent pour prendre les gens par surprise ? renifla celui qui n’avait pas encore parlé. Vous n’êtes pas sérieux.
– Notre barque est juste là, indiqua Minerve de son pouce. Nous allions vers l’estuaire et ne comptions pas nous arrêter avant le Pont d’Ouada. Je vous assure que nous ne connaissons pas la région et que nous ne voulons de mal à personne.
– Hrumpf ! commenta un des arrivants, avant de hausser les épaules. Bon, mettons que nous vous croyons. Ici, la coutume est d’offrir un repas à ceux que vous avez offensés par erreur. Allumez un feu et préparez-nous quelque chose de bon. Ça fait deux jours qu’on ne trouve que des racines. »

  Il s’assit immédiatement en tailleur et ses compagnons l’imitèrent, pendant que les quatre Rédorans rassemblaient des branches et mettaient à dorer les poissons qu’ils avaient pêchés pendant la journée. Le visage de Bolvyn était un masque de rage et à chaque remarque des inconnus ses yeux flamboyaient. Une fois, seul un adroit croc-en-jambe de son frère l’empêcha de se ruer sur eux en hurlant.

« Pas mal, reconnut un des nouveaux venus après avoir avalé à lui seul trois gros poissons. Il faudra que je me fabrique une canne à pêche un de ces jours. Je pourrais rester ici des semaines.
– Passe-leur le shein, souffla Sahédyn à son frère. Je veux voir s’ils tiennent l’alcool, surtout un peu relevé par mes soins. Et défends à tes amis d’en boire, compris ? »

  Bolvyn hocha la tête discrètement et servit des rasades généreuses à leurs trois « invités ».

« Vous ne buvez pas ? s’étonna Garisa.
– Je préfère le sujamma, répondit le cadet des Vénim en en servant un verre à Sahédyn. Nos autres compagnons sont trop jeunes. »

  Athyn faillit protester mais se ravisa. Il partit inspecter la barque et en ramena une gourde d’eau claire qu’il tendit à Minerve après y avoir bu. Les jeunes Dunmers roulèrent des yeux courroucés en direction des Vénim, mais ces derniers les ignorèrent résolument. Bien vite, les inconnus dodelinèrent de la tête et entamèrent des bribes de chanson.

« Par Kragenmaaaar… Du côôôôôté de chez Bathys… y a une… La fille de… Au bois joli, s’en sont allés… Nez et jupe retroussés…
– Ils sont ivres, conclut Sahédyn. Comment vous appelez-vous, messieurs ?
– Lui, ch’est Garija… Garisa Lléthri, ch’est cha, Lléthri. Puis, lui… C’est ‘laren… aren… Hlaren… Ramawan… Ramoran. Et moi, chuis Damenthis Morvayn, complètement z’à votre cherviche !
– Je m’en souviendrai, assura Sahédyn. Et que faisiez-vous par ici ?
– On est des ch’valiers errants, hoqueta Ramoran. Parfaitement, errants. Errants, errants, errants… On erre pour notre plaisir ! On fait notre petit chemin, à nous et rein qu’à nous…
– Je suis ravi d’avoir offert l’hospitalité à des hommes tels que vous. Dites-moi, avez-vous déjà songer à servir une cause en particulier ?
– Ben, j’dois dire que non…
– Les Rédorans portent beaucoup d’attention aux chevaliers errants, vous savez ?
– Ben tiens, non, j’le savais pas, grogna Morvayn. Vive les Rédorans !  Cha ch’est des gens bien !
– Ouais, approuva Lléthri. Les Rédorans… Les Rédorans y valent mieux qu’les Indorils, ces pingres, qui nous ont obligé à traverser le fleuve à la nage !
– J’veux en être un, gémit lamentablement Ramoran. Ch’sens que ch’serais accueilli comme un frère chez eux ! Ouais ! »

  Sahédyn lança un clin d’œil appuyé à son frère, qui se leva et dégaina son épée.

« Ce jour, je fais de vous des Rédorans. Vous ne prêterez pas de serment de fidélité à d’autres qu’à ceux de notre Maison. Vous obéirez aux ordres de vos supérieurs. Vous honorerez vos ancêtres et le Tribunal. Pas la peine de répéter les paroles.
– Ouais ! lancèrent en cœur les trois Dunmers. Vive nous et vive les Rédorans ! »

  Et ils se lancèrent dans quelques autres chants paillards avant de tomber comme des masses et de se mettre à ronfler.

« Tu veux bien m’expliquer, frère ? demanda Bolvyn. J’avoue que je n’ai pas très bien compris ni ton plan ni son but.
– Quel rang as-tu chez les Rédorans, frère ?
– Vassal, je crois. Toi, tu es parent. Où ça nous mène ?
– Ils ont juré d’obéir aux ordres. Mon premier ordre, ça va être : « remettez-moi cette barcasse en état de flotter et pêchez un peu pour nous.
– Et s’ils ne sont pas d’accord ? Ce n’est pas un serment d’ivrogne qui va les faire se conformer à tout ce que nous leur dirons.
– On va les déshabiller et cacher leurs armes. Je ne connais personne qui sache dire non à quatre pieds d’acier quand c’est toi qui les tiens, frère. »

  Le réveil des trois compères fut assez douloureux. L’un se plaignit aussitôt de sa tête, le deuxième de sa nuque. Seul Hlaren Ramoran se rendit compte tout de suite du problème.

« J’avais bien dit ! des brigands ! tous des brigands ! Y nous ont dévalisés et puis y se sont tirés !
– Pour qui prenez-vous les Rédorans, votre famille, affilié ? demanda Sahédyn en apparaissant. Non, nous ne sommes pas partis. Nous vous invitons juste à nous aider un peu…
– En faisant quoi ? » geignit Garisa Lléthri.

  Il le leur dit.

  Les oiseaux perchés sur les arbres prirent leur essor en entendant la bordée de jurons que laissèrent échapper les trois malheureux encore étendus sur le sol. Les insultes contre la famille des Vénim durèrent plusieurs minutes avant que le débit et l’imagination des nouveaux Rédorans ne se tarissent un peu.

« Bon, je vois ce que c’est, décréta Bolvyn. Vous manquez de cœur à l’ouvrage. Nous allons vous donner envie de travailler. Rien de mieux pour cela qu’une chanson ! »

  Les quatres voyageurs entonnèrent alors l’hymne le plus pompeux et tonitruant jamais composé de mémoire de Dunmer. Il exaltait les vertus guerrières de chacun des milliers de Rédorans qui avaient combattu au Mont Ecarlate. Chanté dans son son intégralité, il fallait un bon mois pour en venir à bout. La résistance des trois nouveaux membres migraineux de la Maison fut rapidement battue en brèche par la conviction que les quatre autres mettaient à chanter.

« D’accord, d’accord ! cria Damenthis Morvayn. On va le faire, mais par pitié, taisez-vous ! Ma tête me fait mal ! »

  Et Ramoran, Lléthri et Morvayn se mirent au travail avec énergie. Sur le plan de la ruse, Sahédyn leur en remontrait peut-être, mais les supposés chevaliers errants s’y connaissaient bien mieux en matière de débrouillardise. Voyant que les planches encore vertes ne réussiraient jamais à prévenir les fuites de la coque, ils allumèrent un feu et les accrochèrent au-dessus des flammes. Le bois craqua un peu et sécha très vite. Comme les compagnons n’avaient pas de marteau, Lléthri emprunta un long couteau et commença à tailler des chevilles pour empêcher les planches de se libérer une fois qu’elles seraient en place. Quand l’un d’eux était trop épuisé pour continuer, il allait lancer les nouveaux appâts et pêchait jusqu’à ce qu’un autre vienne le relever.

  Le soir venu, la barque pouvait flotter de nouveau sans prendre l’eau et plus d’une quinzaine de poissons avaient été pris. Ramoran les épiça du mieux qu’il put avec les quelques herbes trouvées tout près.

« Délicieux, commenta Bolvyn en avalant la dernière bouchée et en se léchant les doigts. Frère, est-ce qu’il y a un poste de cuisinier de libre à Marak ?
– Non. On va devoir continuer à les employer tout le long de notre route, répondit Sahédyn en laissant échapper un soupir de contentement. Dommage, d’ailleurs. Père aurait bien besoin que quelqu’un s’occupe de relever l’ordinaire là-bas.
– Vous venez de Marak ? s’exclama Garisa Lléthri, les yeux écarquillés. Ce château perdu des berges du lac ?
– Eh bien, on peut dire les choses comme ça, oui… fit à contrecoeur Sahédyn pendant qu’Athyn et Minerve s’étouffaient de rire. Ça vous gêne ?
– Ma nourrice me racontait Marak, quand j’étais tout petit. J’y suis allé il y a cinq ans mais ça m’a déçu, voilà tout, répondit un peu trop vite Lléthri.
– Il y a cinq ans… cinq ans ? Ça nous ramène à un moment déjà…
– Oui, approuva Bolvyn, mais je ne me souviens pas de visites… Ça nous aurait marqué, cette année-là, après tout, c’était le siège qui a duré deux mois et… »

  Le cadet des Vénim s’interrompit brutalement et tourna un regard noir vers les trois Dunmers qui essayèrent de prendre un air innocent.

« Vous y étiez, hein ? grogna-t-il. Vous étiez de ces mercenaires à la botte des Hlaalus, leur léchant la main pour qu’ils versent dans vos gueules affamées de ces drakes, de ces septims dont ils sont si dispendieux, hein ? Vous avez osé assiéger nos murs !
– Mercenaires, peut-être, mais on a déjà dû vous le dire, les Hlaalus sont âpres au gain. On est parti après une semaine, sans combattre, parce qu’ils n’avaient pas réglé les avances qu’ils avaient promis. On n’est jamais monté à l’assaut contre vous, parole ! s’exclama Damenthis Morvayn.
– Alors que faites-vous chez eux ?
– Figurez-vous, monsieur le Rédoran, répliqua, acerbe, Garisa Lléthri, qu’il n’y a pas que votre lac qui intéresse les Hlaalus. La plupart d’entre eux paye et paye bien quand il s’agit de se battre entre eux et qu’ils ne peuvent décemment utiliser leurs propres gardes. Mercenaires ou chevaliers errants, peu importe, il faut bien vivre. Tout le monde n’a pas la chance d’être né à Marak et d’avoir un père noble…
– Marak n’est pas une chance, coupa Sahédyn. C’est un vrai mouroir.
– Oh, malheureux petit être sans défense ! Dites-moi, vous avez un rang dans votre Maison, non ?
– Notre Maison…
– Vous avez un rang, nous pas. Nous survivons d’expédients depuis que nous sommes hauts comme trois pommes. Vous croyez vraiment que nous refusons l’argent impérial quand il se présente ? Si nous avions le choix, peut-être… Enfin, de toute manière, conclut Lléthri, maintenant que nous faisons partie d’une grande famille, les Rédorans prendront soin de nous, n’est-ce pas ? »

Et le mercenaire partit d’un grand rire.












Thénen




  Vasleg entra dans l’édifice où Thénen s’était établi. Le prêtre buvait tranquillement à une coupe de vin pendant que quelques-uns de ses hommes inspectaient une carte détaillée des quartiers de Longsanglot, et plus particulièrement Villedieu. De temps à autre, il intervenait et ses lieutenants prenaient bonne note de ses conseils. Son bras droit se gratta la gorge pour attirer l’attention.

« Ah ! Vasleg ! se réjouit Thénen. J’allais envoyer un homme pour te chercher. Nous choisissions notre proie de ce soir et je pensais que tu aurais ton mot à dire. C’est ton anniversaire, après tout.
– Plus tard, chef. Il y a un gars dehors pour vous. Il vient de la ville haute. Je l’aurais envoyé promener, mais il connaissait votre nom.
– Fais-le entrer. Vous autres, cria le prêtre, débarrassez-moi tout ça, que j’ai l’air un peu plus sacré ! Allez faire nos plans ailleurs. »

  Les hommes se levèrent et emportèrent carte et pichets de bière. Vasleg claqua des doigts et la porte de la taverne se rouvrit. Un elfe noir franchit le seuil. Il avait passé un simple habit de bure qui ne suffisait pas à dissimuler l’ostentation de sa mise générale. C’était Stavis.

« Que fais-tu ici, mon frère ? s’étonna Thénen, interloqué, en revenant au langage plus châtié du clergé. Ce n’est pas un endroit pour un patriarche.
– J’étais inquiet pour toi, frère. Je n’ai plus eu de tes nouvelles depuis que tu t’es installé dans les bas-fonds de la ville pour prêcher et avec les troubles qui ont éclaté dernièrement, je pensais que tu n’étais peut-être plus en sécurité.
– Pourquoi t’alarmes-tu toujours ainsi ? Pas un citoyen de cette ville, même le plus féroce des émeutiers, n’oserait toucher un cheveu de la tête d’un prêtre. Fais-tu si peu de cas de la puissance des Tribuns pour que tu puisses penser qu’on malmènerait leurs serviteurs ? »

  Stavis le regarda avec incrédulité puis dévisagea attentivement Vasleg que l’on n’appelait pas autrement que « le Beau » mais dont le visage était couturé de cicatrices. Le borgne découvrit ses dents en un sourire mauvais au haut dignitaire du Temple, lequel ne put réprimer un frisson. L’ecclésiastique déglutit bruyamment, mais poursuivit.

« Les manoirs des Indorils brûlent les uns après les autres. Si d’aussi fidèles soutiens de la Triune sont attaqués jusque chez eux, comment ne pouvais-je pas me faire du souci pour toi, un ami qui plus est ? »

  Des reniflements vinrent de l’étage, mais Stavis n’y fit pas attention. Il poursuivit sa mise en garde.

« Il vaudrait mieux que tu rentres au sanctuaire le temps que la situation revienne au calme. J’en ai parlé au grand chanoine avant de venir. Il est d’accord.
– Tu n’y songes pas ! se récria Thénen. Pour la première fois depuis des années, je suis utile aux gens du peuple.
– Mais de quelle utilité leur seras-tu si tu te fais tuer ? »

  L’ancien noble se demanda ce qu’il pouvait dire à son ami. Ce dernier n’était pas sans savoir qu’il avait des projets de vengeance, mais il les croyait entièrement dirigés contre le roi, comme les autres hauts prêtres du Temple. Stavis était un peu naïf et ne soupçonnait pas le mal dans le cœur des autres. Autant éviter de lui dire qui était le vrai responsable. Stavis se serait peut-être cru obligé de le dénoncer et qui sait ce qui se serait passé alors ?

« Je dois rester ici. Sans moi, tout le monde se joindrait aux pillages, tout le monde. Il n’y aurait aucun manoir debout d’ici la fin de la nuit prochaine.
– Ma foi, si tu es en si sûr, lâcha Stavis l’air à moitié convaincu seulement, mais un peu ébranlé, je ne voudrais pas t’empêcher de faire le plus de bien possible autour de toi. C’est autant ma vocation que la tienne. »

  Il tournait déjà les talons quand des hommes portant une lourde caisse passèrent les portes de l’établissement et la lâchèrent violemment sur le sol. Elle s’ouvrit sous le choc.

« Voilà le butin de la dernière nuit, chef, beugla un des nouveaux arrivants. Il y en a encore pas mal, mais mes gars ont été retardés. Les autres bandes veulent pas comprendre que c’est ici que se fait le partage. »

  Stavis le fixait, horrifié. Il se retourna vers Thénen, bouche ouverte mais incapable d’émettre le moindre son. Son ami soupira.

« J’aurais préféré que tu ne le saches pas, Stavis...
– Tu... tu... as-tu une idée de ce que tu as fait ?
– Eh quoi ? se récria Thénen. Je n’ai fait qu’encourager les choses ! Ce serait bien arrivé tôt ou tard... »

  Il ne vit pas arriver le poing de Stavis. Le patriarche était d’ordinaire doux comme un agneau et sa réaction prit tout le monde par surprise. Thénen heurta le sol en serrant convulsivement sa mâchoire.

« Je t’ai aidé, Thénen ! Je t’ai sorti de nos cellules de novice, je t’ai trouvé tous les manuels de droit canon pour t’éviter d’y retourner ! Tu as pu retrouver un semblant de vie grâce à nous et c’est comme ça que tu nous remercies ? En tuant nos soutiens ?
– Les Indorils, grogna l’elfe. Tas de porcs sans cervelle et sans morale. Je nettoie la ville mieux que les autres prêtres et tu ne le supportes pas parce que j’ai fait plus pour le peuple en quelques semaines que vous tous en des années...
– Assez ! claqua la voix de Stavis. Ne me mens pas, ami. Est-ce que tu as dit à tous ceux qui te suivent que les Indorils viennent demander au roi son intervention chaque jour ? Que les rues grouilleront bientôt de soldats en armure rouge ?
– Qu’ils y viennent ! Je n’ai pas besoin que les rues grouillent de mes hommes pour les rendre mortelles. Tout le monde sait que la légion est inefficace en ville.
– Une légion, imbécile ? Mais Symmachus va réunir toutes ses légions pour prendre part aux campagnes de l’ouest ! Vous serez pris entre le marteau et l’enclume !
– Il m’énerve, ce braillard, chef. Je lui coupe la gorge tout de suite ou je le découpe d’abord en petits dés pour nourrir les cochons ? »

  Le silence tomba immédiatement dans la pièce. Vasleg le Beau s’était rapproché tout doucement de Stavis et le tenait sous la menace de son coutelas dont il s’était déjà servi lors de sa première rencontre avec le noble déchu. Le patriarche gardait un air résolu mais ses membres tremblaient légèrement. Le mercenaire appuya la pointe de son arme juste en-dessous de son œil, assez fort pour faire perler une goutte de sang.

« Arrête ça, Vasleg. Pas besoin d’armes entre nous. Nous nous sommes un peu laissés emporter, mais Stavis est un ami et nous pouvons être sûrs que rien ne sortira de ces lieux, pas vrai, Stavis ? »

  Il y avait une lueur implorante dans l’œil de Thénen que le patriarche choisit de ne pas voir. Il lui cracha à la figure et Vasleg, sans doute par réflexe, le frappa de son arme. Le coup fut partiellement dévié par la main de Stavis qui était remontée vers le poignard et la lame se retrouva logée dans sa gorge. Le premier lieutenant de Thénen voulut retenir son geste avant qu’il ne soit trop tard mais ne parvint qu’à faire jaillir l’arme de la plaie et le sang jaillit.

  Tout était devenu rouge en un instant. Le sol, les murs, les assistants à la scène et plus que tout le reste, Thénen, les yeux écarquillés alors que ce qui venait de se produire se rejouait lentement dans son esprit.

« N... n... non, murmura-t-il. Un guérisseur, vite ! Sauvez-le ! »

  Il étreignit le corps inerte de son ami dans l’espoir insensé de lui communiquer un peu de son énergie vitale, mais sa formation de prêtre était trop lointaine : le peu de souffle qu’il parvint à extraire de son corps ne trouva pas le chemin qui menait à celui de Stavis et les volutes argentés émanant de sa peau se perdirent dans les airs. Un des porteurs de la caisse tâta le pouls du patriarche et secoua la tête. Il n’y avait plus rien à faire.

« Toi, grogna Thénen en découvrant les dents et en faisant face à Vasleg. Qui t’as permis de faire ça, hein ? Qui ?
– Je ne voulais pas ! protesta l’autre. Je voulais juste lui égratigner la joue un peu plus et il a cogné mon poignet ! »

  L’elfe se jeta sur lui avec un hurlement bestial et cinq de ses hommes suffirent à peine pour le retenir. Vasleg battit en retraite précipitamment vers la porte.

« Du calme, chef ! Il pensait pas à mal ! C’est le mauvais œil qui était sur le prêtre !
– Le mauvais œil, bande d’abrutis, je vous en donnerai du mauvais œil ! »

  Un battement sonore retentit à la porte et une silhouette s’encadra dans le chambranle.

« Je dérange, peut-être ? Une petite discussion familiale est en train à ce que je vois. Prévenez-moi quand vous aurez fini d’attribuer les couverts de tantine à qui de droit. »

  L’homme qui avait parlé s’était exprimé en dunmeri mais avec un fort accent, comme s’il mâchait les mots plus qu’il ne les prononçait. Thénen se retourna dans sa direction, envoyant voler à l’autre bout de la pièce un de ceux qui s’accrochaient à ses bras.

« Un n’wah, maintenant ! »

  Valseg banda ses muscles et marcha sur l’importun, bien décidé à essayer de se racheter au moins partiellement aux yeux de son chef, mais le nouvel arrivant l’envoya à terre d’une chiquenaude où il resta étendu, sonné pour le compte. L’homme s’approcha un peu plus et vint se placer dans la lumière des chandelles de la taverne. C’était un colosse.

« Plus exactement, petit maître, le n’wah qui a pour nom Vhökken, seigneur du royaume de Solitude et envoyé spécial du roi Uriel et de la reine Potéma. Plénipotentiaire, précisa-t-il, ce qui signifie, je pense que vous ne connaissez pas le mot, que toute latitude m’a été donnée pour négocier. »

  Un coup d’œil à Vasleg évanoui dissuada Thénen de le frapper mais la colère monta de nouveau en lui, sourde et irrépressible. Ce n’wah avait l’impudence de venir le trouver au cœur de son domaine et de l’y défier devant ses hommes. Si Stavis était mort pour bien moins que ça, pourquoi ne pas aussi lui ouvrir les veines ? Quelques mots retinrent tout de même son attention : l’homme n’était pas n’importe qui et il y avait de fortes chances qu’il se soit présenté au palais avant de venir ici. Deux disparitions de grands personnages dans la même journée, même au rythme où allaient les attaques contre les Indorils, risquaient d’éveiller la suspicion de la garde.

« J’arrive tout droit de la salle du trône, annonça le seigneur nordique, comme pour confirmer ses craintes. De chez votre grand ami Symmachus. »

  Thénen rugit, mais l’homme n’en eut pas l’air plus impressionné pour autant. Il inspecta méticuleusement ses ongles, comme si ce qu’il faisait n’avait au fond aucune importance. Il allait se détourner vers la porte et partir quand un sourire éclaira un peu son visage.

« Le roi ne souhaite pas parler d’alliances pour le moment. Il étudie ma proposition d’une prudente neutralité. Mais je suis sûr que je peux vous convaincre d’embrasser notre cause. »

  Les hommes de Thénen s’étouffèrent à moitié. Le n’wah s’enfonçait dans le quartier le plus ouvertement xénophobe de la ville et s’attendait à ce que l’on réponde favorablement à ses offres pour rejoindre une faction humaine ? C’était bien la preuve qu’aucun d’entre eux ne possédait la moindre once de cervelle. Mais le seigneur Vhökken ne se laissa pas rebuter par les sarcasmes qui suivirent sa déclaration. Il tendit un doigt vers le cadavre encore fumant de Stavis.

« Ceci, petit maître, c’était votre protection. On m’a assuré qu’il défendait l’idée de ne pas vous envoyer d’inquisiteur de la foi pour vous assister dans votre œuvre et vous contrôler. Cela ne saurait plus tarder, désormais, d’autant qu’il faudra enquêter sur la disparition d’un patriarche. Le Temple ne perdra pas de temps à avertir le roi et vous vous retrouverez en train de nager jusqu’à la taille dans les gardes, comme vous le disait votre... ex-ami. Tandis que moi, je viens vous donner la chance de quitter la ville la tête haute, à la tête d’une forte troupe. Et qui plus est, parce que vous êtes vraiment chanceux, vous pourrez combattre l’empire. Et quand vous reviendrez en ville, vous serez accueilli en héros. »

  Le Nordique arrêta de parler pour laisser le temps à l’elfe de se pénétrer de la portée de ses mots. Thénen était partagé. Ce qu’il avait entendu sonnait juste à ses oreilles mais il ne voulait pas avoir l’air de se soumettre à un n’wah. Il n’était pas parmi les plus virulents opposants à l’empire, au fond, se disait-il. N’eût été Symmachus, il aurait peut-être même pu s’entendre avec ses représentants. Mais comment expliquer cela au peuple qui le soutenait sans avoir l’air d’un traître à sa patrie ?

« Pleins pouvoirs, avez-vous dit ? » interrogea-t-il d’un ton soupçonneux.

  Vhökken hocha la tête, sourire aux lèvres. L’elfe se mit à réfléchir plus sérieusement à sa proposition. Elle lui ouvrait de nouveaux horizons. Sa vengeance avait des limites : une fois les Indorils et le roi morts ou considérablement affaiblis, il n’aurait plus de raison de contrôler toutes ses bandes de mercenaires associées avec la populace. Le pouvoir lui échapperait tôt ou tard et il finirait probablement écartelé si on découvrait qu’il était à l’origine de la terreur qui s’était abattue sur Longsanglot.

  En revanche, en quittant la ville et la province, il pouvait continuer à exercer sa domination. Tout ce qu’il fallait, c’était garder son indépendance par rapport au royaume de Solitude dont le Nordique était le représentant. Et s’il obtenait vivres et matériel militaire dans un premier temps, il apparaîtrait comme un puissant négociateur à ses subordonnés. Restait à savoir une chose...

« Le roi vous a-t-il déjà informé de sa décision ?
– Il prétend qu’il ne pourra pas marcher avant des mois mais qu’il combattra Sa Majesté Impériale Uriel si le conflit vient à se prolonger. »

  L’opposition ne viendrait donc pas tout de suite et la route vers l’ouest serait ouverte. Il pourrait traverser le Morrowind rapidement et en sécurité. C’était un bon point. Mais il allait falloir persuader les habitants de la ville d’abandonner leurs familles derrière eux pour se battre à découvert. Le bas peuple n’était pas complètement idiot : il savait que, face à une armée régulière et sans la protection que lui offrait sa connaissance des ruelles d’Almalexia, il ne tiendrait pas longtemps. Il fallait donc lui offrir le plus de garanties possible.

« Voici mes conditions, annonça Thénen. Vous nous fournirez le ravitaillement pendant nos trois premiers mois hors de la province, vous nous équiperez avec les meilleurs armements que vous pourrez nous donner... Mes hommes et moi nous occuperons nous-mêmes de la formation militaire des plus inexpérimentés. Vous vous tiendrez à l’écart de ma troupe. Elle servira comme je le jugerai convenable. Nous avons un accord ? »

  Pour toute réponse, la bouche du Nordique esquissa un sourire. Il cracha dans sa main et la tendit à l’elfe. D’abord rebuté par cette pratique barbare, Thénen se résolut à l’imiter.et les deux hommes se serrèrent la main dans un rituel ancestral. Aussitôt que le contact fut rompu, le seigneur Vhökken se leva et souhaita une bonne fin de journée à tous ceux qui avaient assisté à l’entretien. Un instant plus tard, il était parti.

« Alors qu’est-ce qu’on fait, chef ? demanda Vasleg, l’air un peu inquiet pour son sort.
– Fais brûler le corps de Stavis selon les rites et verse ses cendres dans une urne. Ensuite, rassemble le peuple sur la place la plus proche. »

  Une harangue. Voilà ce qui le servirait. Une harangue passionnée, aux accents de foi et de piété, de mort et de gloire. Au service des Tribuns, comme toujours, bien entendu.

Modifié par redolegna, 03 mars 2008 - 14:04.


#5 redolegna

redolegna

    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 06 mai 2008 - 10:51

Bolvyn



Après plusieurs semaines harassantes de voyage, le cadet des Vénim était profondément déçu par Silgrad, la capitale rédorane. A côté des colossales fortifications, hautes de centaines de pieds de haut, que les Impériaux avaient érigées et qu’il avait admirées, Bolvyn observait d’un air dégoûté les palissades mal entretenues qui ceignait une ville pouilleuse et morne.

« Comment est-ce possible ? explosa-t-il enfin. Père paie une taxe spéciale pour l’entretien des murailles ! Même Marak est mieux protégée !
– Bienvenue dans le monde de vos pairs, petit noble, répondit Damenthis avec un sourire narquois qui découvrit ses dents. Les conseillers ont visiblement trouvé un meilleur emploi pour votre argent. »

  L’ex-mercenaire pointait du doigt un grand bâtiment de pierres de taille. Bolvyn le regarda d’un air rageur, sans comprendre.

« C’est le nouveau siège du conseil, annonça Sahédyn. C’est là que nous nous rendons. Pressons, nous n’avons pas tant de temps que ça avant la nuit. »

  Son frère se laissa guider dans les rues bordées de taudis où des enfants en haillons crasseux tournèrent autour des sept Dunmers, en mendiant une pièce ou un bout de pain. Plus loin, trois hommes battaient comme plâtre une femme, sans raison apparente. Bolvyn bouillait. Sahédyn lui posa fermement une main sur l’épaule et lui intima de se contenir.

« Je suis déjà venu ici, mon frère, souffla-t-il. J’ai réagi exactement comme toi. Mais si tu commences à jouer les redresseurs de torts, tu n’auras jamais assez de toute ta vie : rien ne change jamais, dans cette ville. »

  Bolvyn eut un premier mouvement de colère, mais se ravisa et se tint coi. Il assista aux mêmes scènes, rue après rue. Le Dunmer se crispait de plus en plus et rien de ce que pouvait lui dire son frère n’empêchait une veine sur son front de battre dangereusement. Le jeune Athyn Saréthi s’était écarté de lui de quelques pas, redoutant un nouvel éclat qui ne tarda pas : alors que le petit groupe traversait un carrefour encore plus minable que les précédents,  deux soldats portant un vague uniforme rédoran traînèrent un marchand hors de sa boutique et le jetèrent sans ménagement au sol.

« On sait que tu planques ton fric quelque part dans ta baraque. On y fout le feu si tu nous paies pas la protection avec les arriérés !
– Pitié ! ma femme et mes enfants... Les afffaires... pas bonnes...
– C’en est trop, » grogna Bolvyn.

  Sahédyn et Hlaren Ramoran se jetèrent en avant pour le ceinturer, mais le cadet des Vénim avait déjà bondi, l’épée à la main. En un instant, il fut sur les deux gardes médusés. Il disposa du premier d’un direct du gauche au visage et ferrailla brièvement avec le second. Il le frappa du plat de sa lame sur le poignet et le gratifia d’un coup de genou dans l’entrejambe comme le soldat lâchait son arme. Frémissant de rage, Bolvyn se retourna vers le premier garde qui gémissait. Son nez avait doublé de volume. Sur un nouveau geste menaçant de Bolvyn, ils filèrent, pliés en deux par la douleur. Le Dunmer chercha de yeux le marchand, mais ce dernier était rentré chez lui et avait fermé sa porte à double tour. Ce n’est qu’alors que Bolvyn remarqua son frère à ses côtés qui le souleva avec une force surprenante par sa tunique et le plaqua contre un mur.

« Espèce d’idiot ! hurla son aîné. Je t’ai dit de ne pas intervenir !
– J’ai fait mon devoir, se renfrogna Bolvyn. Ils voulaient incendier...
– Le marchand aurait payé et s’en serait tiré avec quelques bleus ! Maintenant, grâce à tes poses de héros, il va devoir quitter la ville ce soir, sans prendre le temps de vendre ses meubles, s’il veut avoir la vie sauve ! Tu as condamné sa famille à errer sur les routes ! Tu es fier de toi, mon frère ?
– Je n’allais pas laisser des Rédorans frapper un homme sans défense et innocent ! Comment pouvais-je...
– Désolé de vous rappeler à la réalité, coupa Garisa Lléthri, mais nous allons devoir vider les lieux si nous ne voulons pas avoir toute la garde sur le dos dans dix minutes. Courez ! »

  Ses compagnons n’eurent pas besoin de se le faire dire deux fois. Ils ne s’arrêtèrent, à bout de souffle, qu’aux portes du vaste bâtiment du conseil.

« Tu n’as pas fini d’en entendre parler, prévint Sahédyn. Je t’interdis, tu as compris ? d’user de la force contre qui que ce soit sans mon ordre exprès. »

  Bolvyn baissa la tête comme un enfant pris en faute et entra à la suite de son frère, qui s’était fait reconnaître d’un factionnaire, dans l’édifice. Les deux frères avaient longuement réfléchi à la façon dont ils se présenteraient au conseil rédoran. Ils n’étaient eux-mêmes que des petits nobliaux de province, n’hériteraient de rien à la mort de leur père... Pour les maîtres de Silgrad, les chevaliers sans terre valaient à peine mieux que les mercenaires qu’ils avaient engagés contre les gré. C’était de ces derniers qu’était venue la solution. Fatigué par les interminables discussions entre les Vénim, Damenthis Morvayn, le plus réfléchi des trois larrons et celui qui chantait le plus juste, avait suggéré de prendre le problème à l’envers.

« Vous voulez pas avoir l’air de pouilleux, avait-il déclaré. J’comprends ça. Mais faut pas chercher à cacher c’que vous êtes, en ce cas. Au contraire. Faut leur en mettre plein la vue aux rupins. Alors allez-y une bonne fois : faites du ronflant, inventez... »

  Et c’est ainsi que lorsqu’un huissier dut décliner l’identité de ceux qui faisaient leur entrée dans la salle du conseil le lendemain matin, quinze nobles eurent la stupeur d’entendre ceci :

« Les héroïques défenseurs d’Ald Marak et leur Garde du Sang, qui ont traversé maintes contrées ennemies et ont risqué de tomber aux mains des Hlaalus cent et mille fois, demandent audience ! »

  Les Vénim n’attendirent pas la fin pour se montrer, rapidement suivis de leur escorte. Hlaren Ramoran avait expertement déchiré leurs manches, peints de fausses cicatrices sur leurs joues, certaines toutes fraîches en apparence. A voir la petite bande, on aurait juré qu’elle sortait d’un combat épique contre de féroces adversaires. Certains des plus vieux conseillers tournèrent presque de l’œil face à de telles machines à tuer, pas avertis du fait que trois d’entre elles n’avaient jamais mis fin à la vie d’un homme.

  La même question brûlait les lèvres des quinze Dunmers assemblés. Qui étaient ces inconnus ? La rapidité avec laquelle ils avaient exigé une réunion du conseil pour écouter leur rapport avait empêché les secrétaires particuliers de compulser les archives qui recensaient chaque seigneur rédoran. Les conseillers ne savaient absolument pas quelle posture adopter vis-à-vis des Vénim.

  Il n’y avait pas à expédier d’affaires courantes, ce jour-là. La précédente session s’était tenue l’avant-veille et il n’y aurait pas dû en avoir d’autre avant au moins un mois et demi. Les quinze n’avaient d’autre choix que de donner la parole aux hommes de Marak. Le doyen, elfe cacochyme au cheveu rare et à la voix chevrotante, crut bon de gagner du temps en leur proposant de narrer leur périple. Ses cadets approuvèrent de la tête, heureux d’avoir l’occasion de prendre la mesure des sept voyageurs sans en avoir trop l’air.

  Sur un signe de Sahédyn, Athyn Saréthi prit la parole. Le jeune mer avait une voix claire et forte assortie d’un certain talent de conteur. L’histoire des dernières semaines prit dans sa bouche un tour qui n’avait que peu à voir avec la réalité plus prosaïque. La rencontre avec les mercenaires se mua en un combat acharné et longtemps incertain contre une large bande de coupe-jarrets, auquel Morvayn, Ramoran et Lléthri avaient mis fin en se joignant aux Rédorans. Ce prétendu haut fait leur avait valu une intégration à la Maison sur-le-champ.

  Quand Saréthi commença à manquer d’inspiration et de salive, Minerve Arobar prit le relais et les conseillers furent soumis à davantage de descriptions de batailles en tous genres. L’un d’eux finit par ne plus y tenir et demanda enfin des précisions sur le but de pareille expédition. Bolvyn adressa une prière silencieuse à Vivec pour que les nobles considèrent favorablement le projet de son frère. En fait, bien qu’il détestât tout ce qu’il avait vu de Silgrad, il ne voulait pas retourner à Marak avant d’avoir exploré le reste d’un monde plein de promesses.

  Ce fut au tour de Sahédyn de déployer des trésors d’éloquence. Il aborda le sujet par la bande, en évoquant d’abord les heures de gloire de la Maison à ses débuts. Bolvyn remarqua certains conseillers parmi les plus âgés hocher la tête. Les traditionalistes aimaient que le passé soit évoqué. Insensiblement, le discours de l’aîné des frères Vénim s’infléchit, passant aux difficultés du présent. Un ou deux des jeunes loups assis autour de la table approuvèrent du chef. Puis, par une comparaison audacieuse, Sahédyn établit une relation entre les affres dans lesquels l’empire allait être plongé et le marasme des Rédorans. Il s’attira quelques regards peu amènes, mais la plupart des conseillers essayait surtout de comprendre où il voulait en venir.

  Enfin il lança son idée et Bolvyn se prit à retenir sa respiration.

  Comme il fallait s’y attendre, la proposition de son frère souleva un beau tollé. Des cris indignés retentirent dans la salle, que rejoignirent bien vite les insultes et les anathèmes. Bolvyn sentit que son frère ne s’était pas attendu à une opposition aussi forte mais avait espéré les convaincre par des arguments justes et sensés. Sahédyn pensait trop souvent que tout le monde était capable de raisonner. Bolvyn en avait presque les larmes aux yeux. C’était trop injuste ! Il avait enfin quitté Marak et découvert un peu plus du continent que cette misérable enclave et il allait devoir y retourner par la faute de ces imbéciles. La colère lui monta au nez comme la veille où il avait vu le marchand se faire battre par des gardes. En un instant, il oublia les admonestations de son frère.

« Honte ! Honte sur les Rédorans ! »

  Les clameurs s’interrompirent aussitôt et Bolvyn se rendit compte à sa grande surprise que c’était lui qui avait crié ces mots. Sahédyn lui jeta un regard d’avertissement, mais il était déjà trop tard.

« Où est la fougue des Rédorans, où est leur ardeur ? Où sont les fiers guerriers qui ont défié seuls les légions d’un empire ? Je ne vois ici que quinze elfes molassons, tout juste bons à s’asseoir et à palabrer, mais aucun combattant !
– La guerre contre Tiber Septim fut refusée par notre Dieu lui-même et nous coûta bien trop cher... pour rien ! cracha un conseiller.
– Pour rien ? Pour rien ? Comptez-vous l’honneur pour rien ? Sont-ce là les paroles d’un conseiller rédoran ou d’un ignominieux boutiquier hlaalu ? Honte sur vous, Rédorans ! »

  Bolvyn tourna les talons et sortit de la salle en coup de vent. La nouvellement nommée Garde du Sang lui emboîta le pas, imitée par Sahédyn après un moment d’hésitation. Ce dernier était si abattu qu’il ne fit pas un reproche à son frère pour avoir anéanti le peu de chances qu’il leur restait de convaincre au moins un conseiller, une fois revenu dans les appartements mis à leur disposition.

  Le lendemain matin, leur réveil fut sombre. Ils se levèrent sans mot dire et préparèrent leurs maigres bagages pour le voyage de retour. Sahédyn avait l’air effondré. Arobar, Saréthi et les ex-mercenaires n’étaient pas aussi déçus, mais leurs mines trahissaient un certain regret. L’affaire aurait été intéressante à conduire. Puis la porte s’ouvrit et un des jeunes conseillers entra. Il s’adressa immédiatement à Bolvyn.

« Votre diatribe d’hier nous a fait ruminer toute la nuit, mes amis et moi. Nous ne sommes pas très fiers de nous, évidemment, et, une chose en amenant une autre, nous avons décidé de vous seconder dans votre idée qui, quoique farfelue au premier abord, a son intérêt.
– Combien êtes-vous ? demanda abruptement Sahédyn, vexé que les quelques mots de son frère aient eu plus d’effets que son discours mûrement préparé.
– Cinq, répondit le conseiller. Soit les familles Tanyin, Foschar, Balnim, Zaveth et la mienne, la famille Ontenn.
– Alors vous ne nous servez à rien. Il faut une majorité de deux tiers pour lever une armée, lâcha Sahédyn en se détournant pour continuer ses paquets.
– Mais le quorum est fixé à neuf présences. »

  L’incompréhension la plus totale se peignit sur les traits de Bolvyn. La dernière phrase du conseiller n’avait aucun sens. Pourtant, Sahédyn se releva et quelque chose avait changé dans son regard. Une étrange lueur y brillait comme chaque fois qu’il réfléchissait intensément. Ses lèvres se mirent à remuer. Bolvyn ne revenait pas de la transformation opérée par si peu de mots.

« Qu’est-ce que ce charabia veut dire ? pesta-t-il.
– Pas maintenant, je t’en prie, lui intima son frère.
– Le jeune maître Bolvyn a le droit de savoir ce que je vous propose, jeune maître Sahédyn, coupa le conseiller Ontenn. Nous sommes quinze à siéger. Mais il suffit que nous soyions neuf pour prendre une décision. »

  Bolvyn effectua un rapide calcul de tête. Même ainsi, ce n’était pas suffisant : il aurait manqué encore une voix pour obtenir la majorité requise. Il le signala aussitôt.

« Peu importe, rétorqua Ontenn. Plusieurs familles, trois en fait, sont les obligées de la mienne. Deux résisteront ; l’une pliera, je peux vous l’assurer. »

  Depuis l’entrée du conseiller, Damenthis Morvayn avait eu l’air assez agité. La conversation semblait l’exciter au plus haut point et, alors que Bolvyn allait poser une nouvelle question, il ne se contint pas davantage et demanda :

« Par quel prodige six conseillers seraient-ils absents d’une session ? »

  Ontenn le jaugea d’un air appréciateur. L’ancien mercenaire avait sans doute été ignoré par lui jusqu’à son intervention, songea Bolvyn. Les grands nobles dunmers n’accordaient aucune espèce d’importance aux serviteurs.

« Chacun de vos collègues demeure dans ces murs, poursuivit Morvayn. Il leur faudrait dix minutes pour être avertis de la tenue d’une réunion impromptue et pour s’y joindre.
– C’est exact, approuva Ontenn avec un sourire placide. Nous ne pourrions pas les tenir à l’écart et nous ne pouvons bien sûr pas les assigner à leurs quartiers par la force. Ce serait... mal vu et impossible à réaliser. »

  Le visage de Sahédyn resta impassible mais Bolvyn arqua un sourcil. Comment un conseiller pouvait-il évoquer un sujet pareil comme s’il discutait de la pluie et du beau temps ? Cela dépassait l’entendement ! Il aurait mérité d’être dénoncé et déchu pour ces paroles.

« Il faut agir plus subtilement, expliqua Ontenn en conservant son sourire. Endormir l’attention de ses adversaires est la clé.
– Vous voulez les droguer, traduisit Sahédyn.
– Moi ? Jamais de la vie, se défendit Ontenn. Mais il se trouve qu’au dîner d’adieu que vous donnerez ce soir en l’honneur des chefs de famille, votre sommelier se trompera peut-être de flacon. Le bonjour, jeunes maîtres. »

  Bolvyn vit à peine sa main bouger et, l’instant d’après, une minuscule bouteille trônait sur un guéridon et Ontenn quittait la pièce. Le cadet des Vénim laissa alors libre cours à sa colère.

« C’est de la trahison, voilà ce que c’est ! éclata-t-il. J’aurais dû lui fracasser le crâne !
– La ferme, frère, répondit distraitement Sahédyn.
– Quoi ?
– J’ai dit : la ferme ! tu es sourd en plus d’être stupide ? »

  Les deux frères se défièrent un moment du regard. Bolvyn fut le premier à baisser les yeux en marmonnant quelques protestations pour la forme.

« Y a-t-il quelqu’un d’autre qui souhaite exprimer son désaccord quant à la suggestion du conseiller ? Personne ? Il me semblait bien, » conclut Sahédyn.

  Ce soir-là, Bolvyn prétexta une forte migraine pour ne pas assister au repas. Il ne put cependant s’empêcher de regarder les convives à la dérobée. Ces derniers semblaient apprécier la prévenance et les attentions dont leur hôte les entourait. Pas un ne soupçonnait le piège qui leur était tendu. Au moment de partir, ils complimentèrent Sahédyn sur le cuisinier qu’il avait engagé et émirent les plus vifs regrets que son offre ne puisse être prise en considération. Les commentaires sur son impétueuse jeunesse et le comportement sanguin de son frère ne tardèrent pas à fuser. Derrière le panneau de bois qui lui servait d’écran, Bolvyn se prit soudain à approuver l’action d’Ontenn. C’était un rénovateur, à n’en pas douter, et toutes ces vieilles barbes l’empêchaient de mener le moindre projet à terme. Ce n’était donc pas d’un odieux forfait qu’il se rendait complice par son silence, mais d’une œuvre de salut pour le bien des Rédorans. Cette pensée le réconforta quelque peu.

  Le troisième jour après son arrivée en ville, il se réveilla presque guilleret à une heure déjà avancée de la matinée. En compagnie de son aîné, il attendit devant la salle du Conseil le résultat des délibérations avec un certain nombre de nobles de faible rang, mis au courant de l’affaire par les chefs des grandes familles, prêts à afficher leur soutien au projet si besoin était. Après une petite demi-heure, Ontenn sortit avec un air triomphant.

« Motion acceptée par six voix pour, deux voix contre et une abstention, annonça-t-il à la cantonade, aussitôt acclamé. Nous pouvons porter la nouvelle à nos confrères lève-tard. Maîtres Vénim, vous qui êtes à l’origine de cette brillante idée, vous nous feriez honneur en nous accompagnant. »

  Ils acquièscèrent tous deux avec enthousiasme et traversèrent le palais vers les appartements des conseillers absents, sautillant presque de joie. Les gardes du corps les laissèrent passer sans élever d’objections. Des visites de ce type était habituelles, après tout. Ontenn entra dans la chambre du doyen de l’assemblée et le secoua gentiment d’abord, puis, devant le manque de réaction du vieillard, un peu plus fermement. Il lui prit le pouls, puis déclara :

« Je ne perçois aucun battement. Je crains qu’il ne nous ait quittés dans son sommeil. Paix à son esprit.
– Paix à son esprit, » entonnèrent les assistants de la scène, en essuyant vite quelques larmes à l’air un peu factices.

  Bolvyn fut aussitôt consumé par la culpabilité. L’elfe avait sans doute le cœur sensible et le somnifère en était probablement venu à bout la nuit précédente. La tricherie pour obtenir gain de cause devenait un meurtre et Ontenn le savait. Ce dernier fit mine de ne pas s’apercevoir de l’angoisse qui transparaissait sur le visage du jeune Dunmer.

« Malgré cette perte qui nous afflige tous, notre premier devoir est d’aviser les autres familles de notre décision... et de cette regrettable disparition. »

  Mais le deuxième conseiller s’était lui aussi endormi de son dernier sommeil. De même que le troisième, le quatrième, le cinquième et le sixième. L’horreur croissante où Bolvyn était plongé se lisait aussi dans les yeux de son frère. Un simple somnifère n’aurait pas pu tous les tuer. Ontenn leur avait fourni un poison à l’efficacité redoutable... Ledit Ontenn mena ses collègues dans la salle du conseil et en ferma les portes pour une nouvelle session extraordinaire.

  Sahédyn enfouit sa tête dans ses mains, imité par son frère. En une soirée, ils venaient de se rendre coupables du pire massacre jamais commis contre l’élite dirigeante des Rédorans. Même manipulés, ils étaient ceux qui avaient mis en application le plan d’Ontenn.

  Les conseillers survivants conférèrent cette fois jusque tard dans la nuit. Deux heures avant le lever du soleil, les frères Vénim, qui s’étaient assoupis furent réveillés par des coups de marteau. Un secrétaire affichait une proclamation. Avides d’information sur le sort qui leur serait réservé, les deux frères lurent :

« Attendu que la mort de nos infortunés confrères plonge le conseil dans un profond désarroi et le rend presque incapable de prendre une décision ;
« Attendu que la situation politique instable nécessite des actions promptes et fermes ;
« Il a été décidé de mettre aux voix la nomination d’un Grand Maître de la Maison pour la mener dans ces moments de troubles et de confusions et faire la lumière sur ces morts inexpliquées, poste resté vacant depuis le début de notre ère.
« A été élue Sa Grâce le conseiller Evran Ontenn.
« Eu égard aux difficultés que va poser la réorganisation de la Maison, le Grand Maître Ontenn décrète :
« Que le nombre de conseillers est provisoirement réduit à neuf, le quorum étant ramené à six ;
« Que la Maison ne pourra honorer les engagements de sa précédente session ;
« Mais que, reconnaissant les bienfaits qu’une armée pourrait lui apporter, il autorise les valeureux Vénim d’en lever une sur leurs fonds personnels ;
« Qu’en outre, ils en seront récompensés par l’élévation de leur père au rang de conseiller, avec création de la charge héréditaire d’Ald Marak. »

  Bolvyn eut un cri étranglé. Ontenn n’avait jamais, de près ou de loin, adhéré à l’idée de son frère. Les petits chevaliers provinciaux qu’ils étaient s’étaient faits berner et n’avaient servi que les ambitions de cet être méprisable.




Thénen



  La foule se pressait sur la place devant la taverne où le Dunmer avait établi son quartier général. Les gens se bousculaient pour être aux premières loges du spectacle que ne manquerait pas de donner le commandant. Les plus agiles escaladaient les murs pour se percher sur les toits. A mesure que l’heure avançait, la marée humaine se faisait plus dense, plus compacte. Les plus fous murmures la traversaient : avait-on bien entendu ? le roi avait fui la capitale pour se réfugier parmi les misérables impériaux ? non ! mais Almalexia elle-même était sortie de sa réclusion pour mener le peuple à la victoire dans sa lutte contre les Indorils ! Balivernes, à l’évidence, la garnison s’était ralliée aux habitants de la ville basse et ouvrirait les portes à la tombée de la nuit !

  Le crépuscule n’allait plus tarder quand Thénen jaillit de sa taverne, escorté par une cinquantaine de mercenaires armés jusqu’aux dents. Des cris de surprise s’élevèrent de la masse assemblée : l’elfe ne portait pas sa traditionnelle robe de prêtre. Il était engoncé dans une cuirasse, une épée à la ceinture. Ceux qui le suivaient l’avaient déjà vu brandir une arme, mais c’était la première fois que Thénen apparaissait carapaçonné de pied en cap. Certaines personnes n’osaient plus respirer.

  Le prêtre monta sur l’estrade que les premiers arrivants avaient érigé à la hâte sous les ordres de Vasleg le Beau. Il salua les hommes les plus proches de lui, qui d’un court signe de tête, qui d’une main serrée selon la faveur qu’il leur accordait. La foule était extatique, prête à être électrisée par ces paroles.

« Amis ! hurla Thénen pour se faire entendre jusqu’au fond de la place. Je vous ai guidés avec succès depuis des semaines et ensemble, nous avons honoré les Tribuns à notre façon, comme nous le devions ! Leurs ennemis ont presque entièrement été éradiqués de cette ville, qui pourra bientôt réclamer son beau et grand nom de « sainte » ! »
– Almalexia soit louée ! l’acclama la foule. Gloire, gloire, gloire aux Tribuns ! »

  Thénen laissa la vague s’épuiser d’elle-même. Les cris retentirent pendant plusieurs minutes puis, sur un geste du prêtre, s’éeignirent les uns après les autres.

« Les poètes nous loueront durant des siècles et des siècles pour ce que nous avons accompli. Nul autre que toi dans cette ville mérite plus de louanges, ô peuple ! Toi, toi qui a souffert sous la tyrannie des mécréants, des sans-dieux, toi, tu as su te lever à mon appel et briser les chaînes de ta honte ! Toi, tu as su rabaisser les méchants plus bas que terre !
– Gloire, gloire ! »

  Thénen sourit. Il les tenait. C’était presque trop facile. Quelques hommes sûrs dispersés dans la foule...et le tour était joué. Il aurait pu écrire un traité sur la question.

« Aujourd’hui, nous avons vaincu un péril immense, mais voilà qu’à l’ouest un plus grand péril se lève ! »

  L’elfe ménagea une pause pour profiter au mieux de ses effets. Il avait compris, à force d’essais, que la populace entendait très peu les paroles de ses discours. Les gens dans les rues avoisinantes, même ceux au fond de la place, ne pouvaient pas saisir distinctement les mots. C’était la musique de sa voix qui les enchantait. Mais s’il voulait vraiment les avertir de quelque chose, il devait laisser le temps aux rangs du devant de le colporter jusqu’à l’arrière... avec les déformations évidentes de son message que cela impliquait.

« L’empire, mes amis, l’empire, ce bubon qui nous empoisonne, chancelle pour la première fois ! et c’est nous, braves enfants de la déesse et des dieux, qui avons été choisis pour lui porter le coup fatal ! Souvenez-vous de la capitulation infâme de nos armées devant les légions ! Souvenez-vous et tirez-en la haine avec laquelle vous combattrez ! »

  Il y avait probablement eu moins d’une personne sur dix dans la foule qui avait vécu assez longtemps pour se souvenir de l’Armistice, cet accord par lequel Vivec s’était soumis sans qu’une goutte de sang dunmer ne soit versé. Probablement aucune de ces perles rares n’en connaissait le contenu exact et les avantages que le Tribun avait obtenu par rapport aux autres provinces conquises. La seule idée qui devait danser leur tête, c’était la chute imminente de l’empire par leur propre main. Quel Dunmer aurait pu se dérober ? A l’unisson, la foule fit un pas en avant vers la tribune de Thénen.

« Amis, amis ! Cette guerre sera juste et juste notre récompense car nous nous battrons pour notre foi ! Il faudra que nous acceptions des alliés étranges ! Les Nordiques de Solitude seront des nôtres dans la lutte ! Mais ne vous alarmez pas, amis, car Vivec m’est apparu en songe et a apaisé mes propres doutes. Ses ruses ont convaincu l’ennemi d’hier de son erreur et nos chaînes seront brisées à tout jamais si Solitude l’emporte contre Cyrodiil. »

  La fouge rugit d’allégresse et des milliers de chapeaux furent jetés en l’air. Le petit peuple d’Almalexia ne se tenait plus de joie. Thénen se permit un sourire. Tout allait conformément au plan. Restait à ajouter la touche finale...

« Nos préparatifs commenceront demain, amis ! pour l’heure... Il nous reste un dernier nid de malfaisance à vider dans cette ville ! »

  Le soleil s’embrasa derrière lui pour ponctuer ses derniers mots et l’assistance médusée eut l’impression de voir des flammes briller autour du prêcheur. L’elfe leva le poing et la foule hurla. Il entonna un hymne saint et la foule se joignit à lui. Il descendit de son podium surélevé et la foule se fendit devant lui pour le laisser passer. A sa suite survinrent quatre mille hommes, des mercenaires pour la plupart, en armes, déjà avertis de la proie de la soirée.

  Thénen fit en sens inverse, pour la énième fois depuis des semaines, le parcours qui l’avait mené des richesses de Longsanglot aux tréfonds de la ville basse. A présent, les façades étaient plus colorées, moins décrépies. Le butin des déprédations nocturnes menées par le prêtre n’était pas resté inemployé. Une grande partie servait de trésor de guerre, mais l’elfe l’avait distribué libéralement. Vasleg avait veillé à ce que chaque Dunmer ait de quoi nourrir et habiller sa famille et plus s’il jugeait que son attitude dans les raids avait été exemplaire. L’ancien chef mercenaire faisait un bon intendant.

  Les portes de Longsanglot béaient toujours quand ils les atteignirent. Les gardes avaient tout tenté pour les remettre en place, mais rien n’y avait fait et quelques jours après la première attaque, Thénen avait fait fondre les mécanismes brisés pour éviter que quoi que ce soit pût être accompli. Les Indorils avaient alors établi des barricades, mais elles étaient démolies chaque soir et ils avaient fini par abandonner cette parade inutile pour se replier sur leurs palais désormais fortifiés.

  Nombre d’Indorils avaient fui vers la campagne et leurs propriétés plus sûres que les résidences citadines. Ne restaient que ceux suffisamment imbus d’eux-mêmes pour croire que leur position les mettait à l’abri de toute atteinte. Et ce soir-là, Thénen avait décidé de rendre visite à l’un d’entre eux.

  Au cours des semaines passées dans la ville basse, le prêtre avait supervisé quelques projets destinés à améliorer les raids dans Longsanglot. A l’aide de poutres arrachées dans les manoirs pillés, les émeutiers avaient fabriqué des béliers robustes et efficaces contre lesquels les portes ne faisaient tout simplement pas le poids.

  Celle du manoir contre lequel il dirigeait son ultime offensive dans la cité ne résista pas plus que les autres : après cinq coups de boutoir, les battants s’écartèrent, projetant sur le sol quelques-uns des gardes de la demeure qui avaient accourus pour ajouter des madriers puis s’arquebouter dans un vain espoir de retenir les assaillants. Ils ne se rendirent pas pour autant : Thénen avait montré assez clairement qu’il ne faisait pas de prisonniers lors de ses autres attaques. Les gardes se battirent jusqu’à la mort, emportant chacun un ou deux de leurs agresseurs, mais sans pouvoir retarder de plus de quelques instants le flot dévastateur qui se déversait dans la bâtisse privée de son premier cercle de défense.

  Thénen ne retint pas ses nervis. Leur soif de pillage faisait plaisir à voir. Au reste, il savait qu’ils ne trouveraient pas sa cible tant qu’il ne la leur aurait pas désignée. L’occupant des lieux avait aménagé des cachettes relativement bien élaborées. Dommage pour lui qu’un de ses proches, kidnappé un peu plus tôt en pleine rue, ait été si volubile quand le coutelas de Vasleg le Beau avait plongé dans sa chair...

  Le rez-de-chaussée ne fut bientôt plus qu’une ruine. Les étages ne mirent pas beaucoup plus longtemps à être ravagés de fond en comble. L’elfe sourit de contentement : il fallait si peu pour que la foule qui lui obéissait soit satisfaite ! C’était presque étonnant que personne n’y ait songé plus tôt au sein des Grandes Maisons en perpétuelle lutte pour le pouvoir. Massacrer des nobles était un parfait exutoire pour la population et permettait aux survivants d’accroître leur influence à peu de frais.

  Thénen glissa enfin quelques mots à des mercenaires qui le suivaient comme des chiots et ils filèrent. Deux minutes plus tard, ils revenaient en tirant derrière eux un Dunmer à l’air de papier mâché. L’elfe tremblait de tous ses membres et semblait à peine capable de tenir debout.

« Haut Juge Tersho, le salua Thénen en baissant ironiquement la tête.
– Toi ! piaula l’Indoril d’une voix suraiguë. Les prêtres m’ont dit que tu étais au secret pour trois ans ! Ils m’ont menti !
– Holà, holà, juge, n’aggravez pas votre cas ! se récria son petit-neveu en élevant le ton pour que ses hommes l’entendent. Voyez, mes frères, comment l’Indoril ose narguer le clergé jusqu’à son dernier souffle ! Alors que la fureur divine s’abat sur lui, il blasphème encore et traite les serviteurs du Temple de menteurs ! »

  La mutitude gronda et le serjo Tersho se recroquevilla encore davantage, si c’était possible. Son corps semblait saisi de convulsions nerveuses à l’idée de ce qui allait lui arriver.

« Nous avons encore un peu de temps à nous avant que quiconque ose pointer son nez dans les environs, juge, ronronna Thénen qui se délectait de la situation. Ça fait un petit moment que j’attends ce moment et j’ai tout fait pour que vous puissiez en profiter au mieux. Avez-vous déjà été dans un procès, juge ? »

  Son grand-oncle fit signe que oui, sans comprendre où l’autre voulait en venir.

« Oh ! mais c’est parfait, juge ! c’est parfait. Vous connaissez déjà les règles de la procédure, dans ce cas-là. Ça aurait été incroyablement fastidieux de tout vous expliquer. J’y songe... Avez-vous déjà été l’accusé dans un de ces procès ? »

  Cette fois, la tête de Tersho s’agita violemment de gauche à droite et de droite à gauche. L’homme entrevoyait ce qu’il subirait et cela ne lui inspirait ni joie ni soulagement.

« Bien entendu, soupira Thénen, les Dieux sont impliqués dans cette tragique histoire. Et nous allons donc nous dispenser de la chicane dont nous sommes pourtant coutumiers, nous autres Dunmers. C’est d’autant plus dommage pour vous que j’ai entendu dire que vous étiez passé maître en cet art. Ah ! bah, le jugement des armes vous donnera peut-être l’avantage. »

  Tersho s’évanouit et le prêtre se fit un plaisir de le réveiller à grands coups de taloches dans la figure. L’Indoril n’avait plus rien de son port presque royal qui le caractérisait en toute occasion. Suant, frissonnant, ses muscles se contractant irrégulièrement, roulé en boule, il n’était plus qu’une lamentable caricature du puissant personnage qu’il avait été encore quelques heures auparavant.

« Une épée pour le juge ! lança Thénen à la cantonnade. Allons pas de timidité ! Une épée, une arme, n’importe quoi ! »

  Avec un sourire cruel, Vasleg le Beau força le noble terrorisé à ouvrir le poing et y glissa un objet. Le prenant par les épaules, il le remit debout et c’est alors que la foule put voir ce qui avait été remis à Tersho par le premier lieutenant du prêtre : un hochet.

« C’est une arme, ça ? feignit de s’étonner Thénen. Pour moi, ça ressemble à un jouet.
– Faut pas s’y fier, chef, démentit aussitôt son homme de main. J’ai connu une catin qui cognait les mauvais payeurs avec le hochet de son gosse pour leur faire plonger la main dans leur bourse ! Elle leur collait une de ces migraines ! »

  La foule éclata de rire et Tersho gémit une fois de plus. Il s’affaissa, mais Vasleg était déjà à ses côtés pour le retenir et le traîner vers la salle où son maître s’était tenu naguère devant huit accusateurs. Les fauteuils étaient restés intacts, sur ordre de Thénen. Ce dernier se posta au centre, bientôt rejoint par son bras droit et leur victime à deux doigts de replonger dans l’inconscience.

« Serjo Thénen, je vous en supplie, revenez à la raison, murmura le Haut Juge. Je vous offre tout ce que je possède, tout ! mes biens, mon rang, mon influence. Je pourrais faire de vous le Grand Maître de notre Maison !
– Hélas, mon pauvre vieux, répliqua le prêtre, j’ai bien peur que ce ne soit trop tard. Vous m’avez ouvert les yeux en me remettant dans le droit chemin de la vertu. Je méprise tout ce qui est matériel, désormais. Et puis, tous ces gens me regardent : avouez que ça ne serait pas chic de les décevoir en les privant du spectacle d’une belle mise à mort. »

  Vaincu, le Haut Juge se mit à sangloter comme un bébé. Il fut pris de hoquètements incontrôlables. Thénen, implacable, le regardait s’humilier toujours un peu plus. La brute calculatrice avait totalement disparu à présent. Il ne restait plus qu’un mer impuissant, une loque pas même capable de garder un semblant de dignité. Certains des nobles massacrés les jours précédents avaient fait preuve de courage en attendant la mort, mais pas Tersho.

  La mascarade n’avait que trop duré. Le Haut Juge fut à nouveau redressé, on serra sa main autour du hochet et, avec une forte poussée dans le dos, on l’envoya droit sur Thénen. Le prêtre l’évita avec grâce et lui fit un simple croc-en-jambe. Le noble s’effondra et son adversaire, moqueur, posa un pied sur sa nuque. Il portait de lourdes bottes de cuir, renforcées de plaques de métal. La pression exercée sur les cervicales de l’Indoril était considérable.

  Lentement, Thénen entreprit de broyer la nuque de son ennemi. Les hurlements du malheureux résonnèrent dans toute la salle pendant environ une minute puis tout fut fini. D’un geste vif, le prêtre trancha la tête du cadavre et la saisit par les cheveux pour la montrer à toute l’assemblée qui l’applaudit à tout rompre.

« Avec la juste mort du Haut Juge Tersho, les Indorils ont fini de payer leurs dettes ! Mais ils ne doivent pas oublier quelle est la sentence qui les attend s’ils retombent dans leurs vices et leurs dépravations ! »

  De quatre coups de sa lame, précis et efficaces, Thénen sépara les mains et les pieds du reste du corps du noble.

« Sa tête sera montée sur un pieu devant ce manoir, proclama-t-il. Je laisse à votre soin de trouver où accrocher le reste. »

  Il envoya le chef de Tersho à Vasleg et sortit, suivi par son immense cortège. Sa vengeance contre les Indorils était accomplie. Restait à la faire peser sur le roi Symmachus, mais cela viendrait en son temps, lorsque la foule désordonnée serait devenue une véritable armée ne répondant qu’à son commandement. Pour le temps présent, l’ouest attendait que Thénen se déchaîne comme un fléau sur lui. Il s’agissait de ne pas le faire trop attendre...




Bolvyn



    Les deux frères se précipitèrent sous le premier porche venu d’une maison de la Cité Impériale pour échapper à la pluie battante. Les gouttes d’eau s’écrasaient sur les pavés, entre lesquels on voyait parfois des champignons se former. Après une heure de ce régime, les éléments ne semblaient toujours pas s’apaiser et Bolvyn tambourina à la porte. Un judas s’ouvrit et un œil suspicieux les dévisagea.

« Dunmers ? Qu’est-ce que vous fichez devant chez moi ?
– Nous avons besoin de la protection de votre toit, répondit Sahédyn. Nous venons d’arriver en ville et l’orage nous a surpris.
– Allez embêter quelqu’un d’autre et laissez les honnêtes gens tranquilles ! Trop bons pour seulement nous regarder mais quand ça tombe comme ça, on quémande, hein ? Foutez le camp !
– Nous avons de quoi payer, » ajouta Bolvyn.

  Ce fut magique. Les deux frères purent entendre le loquet que l’on relevait et une tête apparut dans l’encadrement de la porte désormais entrouverte. L’Impérial à qui elle appartenait sembla les jauger une seconde fois.

« Combien ?
– Cinq septims ? proposa Sahédyn, d’une voix aimable.
– Je croyais que vous aviez de l’argent. Au revoir. »

  L’homme fit mine de claquer sa porte mais déjà le pied de Bolvyn s’était faufilé dans l’interstice et l’empêcha de la refermer complètement.

« Retire ton pied de là !
– On pourrait peut-être monter à dix septims, suggéra Bolvyn, avec un léger grondement réprimé dans sa gorge qui fit frissonner le propriétaire.
– Chacun, répliqua ce dernier. Et vous payez d’avance. »

  Sahédyn soupira mais décrocha sa bourse de sa ceinture et en sortit deux pièces d’argent qu’il déposa dans la paume tendue de l’Impérial, qui referma aussitôt le poing, comme si on lui avait remis un trésor qu’il défendrait jusqu’à la mort. Il tira un peu plus sur le battant de sa porte et les frères Vénim purent enfin entrer chez lui. Il leur indiqua un coin au rez-de-chaussée où ils pourraient rester pour la nuit.

« Fichue pluie, grommela Bolvyn quand leur hôte se fut retiré à l’étage. Sans elle, on aurait pu aller jusqu’au palais, au moins.
– Bah, nous étions prévenus. Elle tombe tous les après-midi en cette saison. La prochaine fois, nous écouterons les conseils des gens que nous croisons sur les routes. Passe-moi une racine de trama, j’ai faim.
– Je ne comprends pas comment tu peux mâcher des horreurs pareilles.
– Deux ans avant que tu naisses, il ne restait que ça à manger à Marak lors d’un siège. Crois-moi, depuis, j’ai appris que n’importe quoi a bon goût pourvu qu’on soit assez affamé.
– Père a mangé du trama ? s’étonna Bolvyn.
– Eh ! il avait faim, lui aussi ! Et même, il en prenait toujours double portion devant moi aux repas, pour m’encourager à manger. Et il disait à Mère que c’était bon pour les enfantements. Sur ce dernier point, il a eu tort d’ailleurs… »

  Bolvyn hocha la tête tristement en se rappelant les récits qu’on lui avait fait de la mort de sa mère à sa naissance. Il s’ébroua comme pour se débarrasser d’une désagréable sensation et s’allongea en tournant le dos à son frère. Ecrasé par la fatigue des routes, il ne mit pas beaucoup de temps à s’endormir.

  Le lendemain matin, ce fut un rayon de soleil qui le réveilla et il se leva pour aller faire sa toilette dans le petit jardin de la maison. Il tira un peu d’eau au puits et s’en aspergea vigoureusement. Elle était glacée, mais il sentait la vie revenir dans ses membres sous sa morsure. Levant les yeux, il s’aperçut qu’une jeune femme le contemplait depuis la fenêtre d’une autre maison surplombant la cour. Il chercha à se couvrir mais ses vêtements étaient restés à l’intérieur.

« Bonjour, monsieur ! » lui lança joyeusement la jeune femme en secouant un drap par sa fenêtre.

  Mortifié, il ne répondit pas et tenta de reculer vers la maison de leur hôte.

« Vous logez chez Cresmus ? demanda-t-elle. Vous devez être nouveau en ville, alors. Il y a des maisons plus accueillantes. Mara ! ce que vous êtes sauvage, restez donc ! »

  Mais Bolvyn plongeait déjà vers la porte pour se mettre à l’abri de son regard. Il entendit son rire cristallin résonner derrière lui. Jamais il ne s’était senti aussi gêné de sa vie. Sahédyn haussa un sourcil en le voyant rentrer aussi vite et ne put s’empêcher de sourire quand son frère lui raconta ce qui venait de se passer. Les deux jeunes gens finirent par s’habiller et par sortir, non sans saluer Cresmus au passage.

  Au fur et à mesure qu’ils progressaient vers le centre de la ville, droit vers le palais, les quartiers se faisaient plus colorés, plein de différents marchés où des centaines de crieurs faisaient retenitir leurs voix.

« Poisson ! Viande ! Salades ! Bijoux ! Fruits ! Une pomme, messire ? Besoin d’affûter vos couteaux ? »

  Les deux Dunmers n’avaient jamais contemplé une telle opulence, un tel luxe dans les marchandises proposées qui venaient des quatre coins de l’empire. Des oiseaux piaillaient, caquetaient à qui mieux mieux, des camelots opposaient leurs chiens en de sanglants et profitables combats… Toute la capitale donnait l’impression de bourdonner, ruche bien surveillée par des gardes au plastron aisément reconnaissable.

  Les Vénim mirent plus d’une heure et demie à se frayer un chemin à travers la foule bigarrée de marchands et de badauds pour arriver en vue des bâtiments administratifs qui régissaient la plupart des provinces. Mais, si les Compagnies de Commerce et les différents ministères étaient impressionnants, rien ne surpassait le palais impérial et la tour qui le surmontait. Sahédyn et Bolvyn s’y glissèrent à la suite de quelques secrétaires de second rang qui revenaient d’une promenade dans les parcs. Bien vite, ils se perdirent dans les gigantesques couloirs. Un garde les vit y déambuler au hasard et les héla d’une voix de stentor :

« Vous vous trompez de chemin, les elfes ! Pour la salle d’audiences publiques, vous devez retourner en arrière et prendre la deuxième allée sur votre gauche. »

  Ils le remercièrent en inclinant la tête, un peu rassurés. Ils se rendirent compte qu’ils ne s’étaient même pas demandés comment rencontrer les officiels. Un peu honteux, ils se dépéchèrent d’aller dans la direction qui leur avait été indiquée. Un chambellan les arrêta à la porte.

« Vous êtes en retard, constata-t-il par-dessus son bureau.
– Nous sommes désolés, s’excusa Sahédyn. Pouvons-nous entrer tout de même ?
– Dans une heure, après la suspension d’audience et la reprise, soupira l’officiel en compulsant quelques papiers. Vous avez un grief majeur dont vous voulez entretenir l’impératrice ? Qui représentez-vous ?
– Eh bien… Nous parlons pour les Rédorans du lac Coronati, de la Tour de Silgrad et de Kragenmoor, soit l’essentiel de notre Maison. »

  Le chambellan les fixa d’un œil incrédule, sortit une carte portative du Morrowind, la regarda, les dévisagea de nouveau. Il ne vit que deux Dunmers, sans suite, sans escorte, à peine mieux habillés que les gens du peuple les plus communs. Il frappa dans ses mains et une escouade de gardes s’approcha. Bolvyn porta la main à sa ceinture par réflexe, mais il avait dissimulé son épée chez Cresmus le matin même.

« Pour ce que j’en sais, vous dites peut-être la vérité mais je ne veux pas prendre de risques, déclara le chambellan. Ces hommes vont vous conduire devant le conseiller Anentius qui décidera ce qu’il fera de vous. »

  Sur un geste conciliant de Sahédyn, Bolvyn se laissa entraîner par les Impériaux. Il ne leur fallut pas très longtemps pour arriver dans une antichambre où on les fit patienter quelques minutes avant de les introduire dans une immense salle. Le plafond était si haut qu’on le ne voyait qu’avec peine et malgré la moiteur de l’extérieur, il faisait plutôt froid. Une longue table était installée et un homme seul était occupé à remplir différents documents. Deux gardes fermèrent les portes sur les pas des Vénim et se postèrent bien en vue, main sur l’épée.

« Avancez, messieurs, je vous en prie, leur dit celui qu’ils supposèrent être le conseiller Anentius. J’ai là une note me disant que vous prétendez parler pour les Rédorans et que vous n’en donnez pourtant pas l’impression.
– Nous arrivons tout juste d’un voyage de trois semaines, souligna Sahédyn. Nous avons préféré ne pas nous encombrer de trop de luxe et les Rédorans ont l’habitude de l’austérité.
– Ah ? vraiment ? releva Anentius alors qu’un sourire fugace passait sur ses lèvres. Eh bien, vous seriez surpris des tenues que certains de vos ambassadeurs permanents arborent. »

  Il avait insisté légèrement sur les mots “ambassadeurs permanents” et Sahédyn se sentit soudain moins sûr de lui-même.

« Ce qui m’amène au point suivant, déclara Anentius, confirmant les peurs qui s’éveillaient au fond de l’aîné des frères Vénim. L’habitude veut que ce soient eux qui nous présentent les requêtes de votre Maison. Je ne peux que louer votre rejet de l’ostentation, mais il semble que leurs parures soient plus au goût de la cour.
– Je… je n’ai pas dit que nous venions comme ses ambassadeurs, répondit Sahédyn, mal à l’aise. J’ai dit que nous parlions pour elle.
– Expliquez-moi en quoi consiste cette nuance, sourit Anentius.
– Elle ne nous a pas envoyés ici, mais nous avons pris l’initiative de venir défendre son cas devant vous, pour son bien, dit Sahédyn en se jetant à l’eau.
– Ah ! fit Anentius, avant de réfléchir quelques secondes. Mais, voyez-vous, il semble qu’en plus d’un siècle de relations entre la Maison et l’empire, il y ait eu le plus souvent des cas où un bien pour l’une signifiait un mal pour l’autre. Y a-t-il une différence, cette fois-ci ?
– Oui. Le bien de l’une pourrait servir l’autre.
– Vous m’en voyez ravi. Développez, je vous prie. »

  Bolvyn vit son frère hésiter au moment de se jeter à l’eau. Ils n’avaient aucun moyen de savoir à quel point les services de renseignement de l’empire étaient efficaces. Par ailleurs, même si les deux Dunmers avaient voyagé assez rapidement, le conseil rédoran avait peut-être eu l’occasion d’envoyer le texte de sa proclamation à la Cité, surtout pour annoncer la nomination d’un Grand Maître. Sahédyn ne voulait pas que l’Impérial les prenne pour des oisillons à peine sortis du nid. Constatant que son aîné pesait encore le pour et le contre de ses futures déclarations et que le conseiller Anentius pouvait s’impatienter, Bolvyn prit son courage à deux mains et se lança.

« Les autorités rédoranes nous ont autorisés à lever une armée de plusieurs milliers d’hommes.
– Vraiment ? releva Anentius. Je croyais que les Maisons dunmers considéraient avec un brin d’animosité le concept de milice privée. »

  Bolvyn encaissa le choc difficilement. L’Impérial avait délibérément usé d’un terme péjoratif et réducteur pour leur projet. Il s’efforça de se rappeler tout ce que Sahédyn lui avait seriné pendant leur trajet depuis Silgrad. Être diplomate. Ne pas montrer de signes de colère et, si possible, rester calme même en son for intérieur. Il lui fallait convaincre l’officiel en face de lui que la requête qu’il allait lui présenter avait un réel intérêt pour lui. Il inspira une grande bouffée d’air.

« C’est la voie qu’a choisie le Grand Maître suite à des bouleversements politiques internes.
– Je vous adresse mes félicitations. Voilà plus d’un siècle que nous réclamions que quelqu’un retrouve cette position parmi vous. »

  Bolvyn scruta intensément le visage du conseiller. Le sourire que ce dernier arborait désormais était impénétrable. Fallait-il croire qu’il n’avait pas été au courant de ce changement au moins ? De son côté, Sahédyn ne l’aidait pas beaucoup. Au contraire, son frère semblait attendre de voir comment il s’en tirait dans cette affaire. Le cadet des Vénim se sentit soudain bien seul.

« Mais, reprit Anentius, tout miel, une force de milliers d’hommes en armes coûte très cher à entretenir. Je ne savais pas que deux particuliers rédorans avaient une assise financière assez solide pour supporter de telles dépenses.
– Vous mettez le doigt sur notre problème, Votre Grâce, abonda Bolvyn. Nous...
– Un instant, l’interrompit le jeune homme en faisant signe à un garde de s’approcher. Faites-moi apporter une copie du traité de l’Armistice. »

  Il s’enferma ensuite dans le silence. Bolvyn n’osa pas reprendre la parole avant qu’un greffier arrive dans la salle, tenant en main un rouleau de parchemin qu’Anentius entreprit de consulter sans accorder un regard aux Dunmers assis en face de lui.

« Nous expliquerez-vous... ?
– Ah, voici ce que je cherchais. “Article trente-huitième : Les citoyens impériaux comme l’empire s’engagent à ne pas verser d’argent au Morrowind qui puisse être employé à des fins militaires.” Je suis au regret de vous dire que nous ne pouvons vous être d’aucune aide...
– Vous vous trompez, le coupa Bolvyn. Nous ne sommes pas venus vous demander de l’argent. »

  Ce fut le tour d’Anentius de faire une pause pour le regarder attentivement. A l’évidence, il ne s’était pas attendu à avoir affaire à un aussi fort caractère que celui de Bolvyn, malgré la réputation des Dunmers. Deux elfes, presque des va-nu-pieds, venaient requérir audience de l’impératrice elle-même, voulaient mettre sur pied une armée et ne demandaient pas d’argent pour ce faire. Quelle sorte de plaisanterie était-ce là ?

« Nous sommes parvenus à la conclusion que nous pouvons nous passer de tout subside impérial pour garder cela entre gens de Morrowind, » ajouta le cadet des Vénim.

  Ce n’était absolument pas ce que son frère et lui avaient convenu, mais il fallait faire vite. Leur projet serait définitivement réduit à néant s’ils s’acharnaient à le garder sous sa forme initiale. Et depuis une semaine, un drôle de plan avait commencé à germer dans la tête de Bolvyn. Il n’en avait pas encore parlé à Sahédyn qui se tenait très raide sur son siège, le visage crispé, même s’il s’efforçait de ne pas le laisser voir à Anentius.

« Je vous avoue ma perplexité, fit l’Impérial. Vers qui vous tournerez-vous si ce n’est pas dans notre direction ou celle de votre propre Maison ? Votre choix m’apparaît assez limité en la matière.
– Les Hlaalus de la Vue de Cormaris, » annonça Bolvyn.

  La scène fut figée pendant un instant. Sahédyn ne trouvait déjà pas quoi dire et l’audace de son frère venait de le rendre muet de stupeur pour quelques minutes encore. Anentius, l’air incrédule, avait un sourire amusé sur les lèvres qui s’élargissait de seconde en seconde.

« Je... Nous sommes très sérieux, insista Bolvyn. Les Hlaalus ont des masses colossales d’argent mais ne maintiennent pas d’armée. Ils se servent uniquement de mercenaires, dont le nombre est limité et la cohésion faible. Leurs intérêts commerciaux les poussent à soutenir l’empire en toutes circonstances. Une association avec les Rédorans leur serait profitable sur les plans politique et économique. J’ai... Nous sommes prêts à leur faire certaines concessions en échange de leur aide. »

  A Silgrad, Bolvyn était passé avant de partir par la bibliothèque du palais du conseil. Elle contenait une centaine d’ouvrages, une richesse exceptionnelle pour lui, et il avait volé plusieurs traités de stratégie et de politique qu’il avait dévorés en route. Ses lectures ne lui avaient pas été inutiles. Il s’était vite rendu compte de son ignorance et s’était employée à la corriger par tous les moyens possibles. Il apprenait vite, comme le montrait son bref exposé de la situation. Anentius souriait toujours, mais le pli moqueur de sa bouche avait disparu.

« C’est une analyse intéressante, concéda-t-il. Mais je ne vois toujours pas en quoi l’empire peut vous être utile, en dehors d’une approbation de principe pour votre encore inexistante armée.
– Le territoire hlaalu est zone interdite pour nous, expliqua patiemment Bolvyn. Si nous y entrions, nous serions pourchassés et mis à mort. Nous avons besoin de sauf-conduits visés par les autorités impériales pour assurer notre sécurité.
– Vous n’avez besoin que de cela ? fit mine de s’étonner Anentius. Vous avez voyagé sur d’aussi longues distances pour des papiers que d’autres auraient pu vous fournir ? »

  Bolvyn hésita. Son plan, même s’il y avait déjà consacré un certain temps, n’était pas des plus aboutis. Il cherchait en premier lieu à couvrir l’humiliation que Sahédyn et lui s’étaient attirés en ne s’informant pas suffisamment des lois avant de se lancer seuls dans leur expédition de la dernière chance. Qu’est-ce qui pouvait justifier un déplacement jusqu’à la Cité ?

« Les commandants de garnison ne sont pas très nombreux ni très influents chez nous. Aucun n’aurait pu nous délivrer un document prouvant que l’empire était d’accord avec l’idée d’une armée dunmer opérant dans le Nord. Et les Hlaalus refuseraient tout accord s’il n’était pas entendu que l’empire le soutient. »

  Bolvyn était à présent tendu comme la corde d’un arc. Il aurait au moins tout tenté, mais il se demandait si cela avait été suffisant. Sous ses dehors plaisants, le conseiller Anentius avait sans nul doute un esprit froid et calculateur qui considérait déjà les avantages et les inconvénients de son projet. Et après l’empire, vers qui se tourner ? Ils avaient cru à plusieurs reprises être placés devant leur dernier recours, mais c’était bel et bien le cas ce jour-là. Personne n’avait plus d’autorité que l’empire, personne n’était plus concerné que lui depuis le début.

« Votre cas est intéressant, avança prudemment Anentius. Si vous deviez le présenter à l’impératrice, j’imagine que vous lui déclareriez que vous avez les moyens d’équiper plusieurs milliers de soldats pour l’appuyer sur le front nord sans que cela coûte à son trésor plus qu’une plume, de l’encre et un peu de cire chaude ?
– Oui. »

  Le jeune homme se caressa le menton, les yeux dans le vague. Après ce qui sembla des heures à Bolvyn, il griffonna quelques mots sur un parchemin, le roula et le confia au même greffier qui lui avait apporté le texte de l’Armistice. Celui-ci lui demanda à qui il devait le faire parvenir.

« A Sa Majesté, bien sûr, répliqua Anentius, passablement agacé. Dites-lui que je voudrais la rencontrer dès qu’elle le pourra. »

  Bolvyn se sentit transporté d’allégresse à ces seuls mots. Une heure et demie plus tard, alors que Sahédyn et lui suivaient le conseiller dans un des longs couloirs du palais, il ne cessait toujours pas de sourire et son frère commençait à s’en irriter. Mais rien n’aurait pu gâcher la bonne humeur du cadet des Vénim, pas même la certitude d’avoir encore à convaincre Kyntira II et les Hlaalus âpres au gain.

Anentius les mena jusqu’à une petite pièce confortablement aménagée et les fit entrer. La fille de feu Antiochus les y attendait. Elle s’était débarrassée de son manteau de cour et enfilait une chemise légère plus adaptée à l’atmosphère pesante qui précédait la tombée de la pluie dans la Cité. Du coin de l’œil, Bolvyn vit Sahédyn s’arrêter net mais refusa d’y prêter attention. C’était lui qui menait désormais les négociations et il ne comptait pas se laisser déconcentrer.

« Je n’ai pas très bien compris ce que tu m’écrivais, Modellus. Je m’occupais du cas de la Compagnie occidentale de commerce. Les Altmers de l’Archipel se livrent à de la piraterie maintenant qu’ils ne peuvent plus fermer leurs ports. La mer abécéenne est pleine d’épaves, à ce qu’il paraît. Ces gros poussahs voulaient absolument que j’envoie la flotte hors d’Anvil pour protéger leurs équipages. Comme si je n’en avais pas besoin pour transporter les troupes !
– Nous ne pouvons pas nous passer d’eux, mon aimée, l’apaisa le conseiller. Nous nous sommes lourdement endettés depuis des années. S’ils sont mécontents, ils refuseront de financer davantage l’effort de guerre.
– Peu importe pour le moment, décréta l’impératrice en balayant ses objections d’un revers de main. Qu’est-ce qui était si urgent qui ne puisse attendre cette nuit ? »

  Modellus Anentius s’empourpra jusqu’aux oreilles. Bolvyn, tout aussi embarrassé, fit mine de n’avoir rien entendu. Sahédyn lui, le regard vague, eut une grimace. Le fiancé de Kyntira ne se laissa toutefois pas démonter.

« Ces gentilshommes de Morrowind sont venus nous offrir leurs services. Ils se proposent de lever une armée dans le nord et de harceler Uriel et Potéma.
– Bravo, messires, les complimenta la jeune fille. Pareille galanterie se fait rare de nos jours. Combien de soldats ? »

  La question prit presque par surprise Bolvyn. Il en avait discuté avec son frère et ils n’avaient pu arrêter un nombre précis. Leurs estimations des hommes en âge de porter les armes et désireux de se battre étaient au mieux nébuleuses. Il chercha les yeux de Sahédyn pour quêter son soutien, mais son aîné ne lui prêta guère attention.

« Combien en voulez-vous, Majesté ? » s’enquit-il, avec une trace de sarcasme dans la voix.

  L’impératrice éclata de rire et battit dans ses mains. Le Dunmer en fut interloqué. Il n’avait jamais rencontré quelqu’un d’aussi expansif. La réserve de Modellus Anentius contrastait d’autant plus avec la caractère extraverti de sa promise.

« Trente mille ! lança-t-elle d’une voix excitée de petite fille. Je veux les trente mille légionnaires de Symmachus.
– Je... commença Bolvyn.
– Vous ne pouvez pas me les obtenir, je le sais bien, reprit Kyntira, l’air soudainement très sérieux. Mais il faut que vous ayiez l’air d’être son avant-garde. Cinq, six mille hommes devraient faire l’affaire.
– Vous acceptez notre proposition, Majesté ? sans prendre connaissance des modalités? demanda Sahédyn, prenant la parole pour la première fois en présence de l’impératrice.
– Si Modellus vous a jugés dignes de mon attention, vous l’êtes, messire elfe. Sa parole me suffit. Et j’ai diablement besoin d’une diversion pour soulager mon oncle Céphorus. Le pauvre vieux s’est fait avoir comme le premier venu par mon cousin Uriel, qui peut lui tomber dessus d’un moment à l’autre. Comme Symmachus ne bouge toujours pas ni ne donne le signe de rassembler les légions, je suis bien forcée de m’en remettre à vous. »

  Sahédyn eut un air de bête blessée en entendant les premières paroles de la maîtresse de Tamriel. Il baissa la tête mais la releva tout aussitôt quand elle acheva son court exposé des faits. Bolvyn s’alarmait de plus en plus de ces brusques sautes d’humeur de son frère. Lui d’habitude si posé se comportait de façon bizarre, anormale. Qu’est-ce qui n’allait pas chez lui ?

« Il leur faut des passeports avec ton sceau, mon aimée, fit Modellus Anentius d’une voix douce. Pour pénétrer chez les Hlaalus. »

  L’impératrice arqua un sourcil en signe d’incompréhension.

« Nous sommes rédorans, Votre Majesté, expliqua Bolvyn. Nous croyons que nous pouvons convaincre les Hlaalus de nous prêter l’argent nécessaire à lever cette armée. Mais pour cela, il faut que nous les atteignions sains et saufs. »

  Kyntira lui sauta au cou et lui planta deux baisers sonores sur les joues, avant de faire de même pour Sahédyn qui chancela, les yeux exorbités. Dans son dos, le conseiller Anentius fit signe aux frères Vénim de ne pas s’alarmer. Deux larmes perlèrent au coin des yeux de l’impératrice.

« Personne à part vous n’a eu le courage de braver autant de dangers pour moi, grogna-t-elle avec un sourire d’auto-dérision. Et voilà que vous venez vous présenter à moi, l’ennemie héréditaire de votre nation. Vous êtes des héros, messires. Vos louanges seront chantées par les bardes pendant des siècles et des siècles. »

  L’entrevue ne dura pas bien longtemps après cela. Il y eut encore quelques effusions de la jeune et impulsive impératrice, qui n’améliorèrent visiblement pas l’état de Sahédyn, puis les deux Dunmers furent accompagnés par Anentius dans des appartements de roi. Le luxe y était incroyable. D’épais tapis recouvraient le sol, la literie était tissée de fils d’or... Rien de ce que Bolvyn avait eu l’occasion de voir ce jour-là ne l’avait préparé à cela.

« L’impératrice n’est pas aussi prompte à accorder sa confiance que vous pourriez le croire, messires, commenta le conseiller en les quittant. Mais elle vous a remarqués comme des hommes bons et fidèles. Nous vous aiderons de notre mieux. »

  Il laissa les documents que Bolvyn lui avait réclamé sur une table basse et referma la porte derrière lui. Le cadet des Vénim se rendit compte que son frère ne semblait toujours pas remis de son trouble et chercha à comprendre ce qui l’agitait de la sorte, mais Sahédyn se montra étonnamment rétif à ses questions. Bolvyn haussa les épaules et s’endormit un peu plus tard en se demandant si son frère ne se montrait pas un peu jaloux de lui. Si c’était le cas, ça ne pouvait qu’être passager.

  Mais le lendemain, Sahédyn arborait toujours cet air un peu hanté et le souci que son cadet se faisait pour lui se fit plus vif. Qu’y avait-il de si terrible ? Son idée d’alliance avec les Hlaalus était peu orthodoxe – elle rompait même avec le principe que Bolvyn avait lui-même posé au début de leur expédition – mais elle était la seule qui puisse réussir. Son frère ne pouvait pas ne pas s’en rendre compte... Mais ce dernier mit fin à son ignorance lorsque Bolvyn lui proposa de préparer leurs affaires avant d’aller récupérer le reste chez leur logeur, Cresmus.

« Je t’accompagnerai chez lui, frère, mais je ne partirai pas de la ville, l’informa Sahédyn d’un ton décidé et, comme Bolvyn le regardait d’un air incrédule, il ajouta : mieux vaut que nous nous séparions pour le moment. Nous serons plus efficaces si nous opérons chacun de notre côté.
– Plus efficaces ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Nous n’avons qu’une tâche devant nous : persuader les Hlaalus de nous donner assez d’argent.
– Et tu n’as pas besoin de moi pour ça, persista Sahédyn. Tu as montré hier que tu étais meilleur négociateur que moi et que tes intuitions valent bien mes plans les plus élaborés. »

  Il se força à sourire.

« Depuis le début, tu as raison. Tu avais raison de penser que nous pouvions arriver à Silgrad sans l’accord des Hlaalus, ce qui ne te placera pas en position de faiblesse quand tu négocieras avec eux. Tu avais raison sur la trahison que nous commettions en droguant les adversaires d’Ontenn. Tu avais raison de penser à une autre façon de gagner l’argent pour l’armée qu’en s’adressant à l’empire. Je n’ai fait que te donner l’idée de lever cette armée. Et je ne suis pas un commandant, alors que tu as mené toutes les défenses de Marak depuis que Père est malade. Je ne te manquerai pas beaucoup à la Vue de Cormaris : tu te débrouilleras sans moi.
– Et que comptes-tu faire, au juste ?
– Rester auprès de l’impératrice et garder le contact avec toi par courrier. Tu seras rapidement informé d’un changement dans les plans de campagne et je m’assurerai que notre cause n’est pas desservie par un envoyé des Rédorans ou un courtisan malveillant. »

  Soudain, l’attitude bizarre de son frère s’expliqua à Bolvyn. Son aîné n’avait plus été le même non pas depuis qu’il avait perdu le contrôle de la situation dans la discussion avec le conseiller Anentius, mais lorsqu’il avait rencontré l’impératrice Kyntira. Et Sahédyn, toujours si rationnel, si pondéré... C’était impossible. Un Dunmer ne tombait pas amoureux d’une Impériale. Quand bien même c’eût été le cas, une telle passion n’aurait jamais pu être payée de retour : la jeune femme aimait son fiancé, cela était apparu clairement à Bolvyn.

« Tu mens, frère, lâcha-t-il d’une voix où sourdait la colère. Tu ne restes pas ici pour te soucier de l’armée... »

  Sahédyn eut l’air surpris que son cadet l’ait percé à jour et ses sourcils se froncèrent, signe évident de sa contrariété. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase pour Bolvyn. Renversant les rôles de leur dispute de Silgrad, il saisit son frère par les revers de sa tunique et le souleva dans les airs, ignorant ses tentatives de se dégager en le frappant aux avant-bras et aux épaules.

« Tu m’as fait sortir de Marak, tu as fait se relever l’honneur de Rédoran en nous et tu oublies tout ça pour une idylle sans espoir ? Tu es devenu plus fou qu’un sorcier telvanni, frère ?
– Lâche-moi ! Tu ne comprends pas...
– Je ne comprends pas que tu es prêt à tout faire rater ? Si le conseiller Anentius apprend ce que tu ressens pour sa future épouse, tu crois qu’il soutiendra notre projet ? Il écrira une lettre aux Hlaalus et je serai exécuté dès que je me présenterai à la Vue de Cormaris, oui ! Mets-toi ça bien dans le crâne, frère, tu ne seras jamais plus intime avec l’impératrice que tu l’étais hier soir et tu n’as pas dû faire grande impression à côté de moi, à rester muet pendant que je parlais !
– Tais-toi ! »

  Sahédyn lança ses mains en avant et griffa le visage de son frère. Ses ongles n’étaient pas assez pointus pour tirer du sang, mais la douleur fut suffisante pour faire lâcher prise à Bolvyn. L’aîné des Vénim tomba lourdement sur le sol et il roula sur lui-même en se souvenant d’un des rares mouvements qu’il avait appris au contact de son père. Son cadet, bien plus agile au combat, lui décocha un coup de pied qui l’atteignit au flanc au lieu du creux de l’estomac qu’il visait.

  Les deux frères se firent face, le souffle court, et se toisèrent un moment avant de se jeter l’un sur l’autre sans un mot dans un silence empli de haine. Bolvyn ne tarda pas à prendre l’avantage. Pour un coup que son frère lui donnait, il en rendait quatre ou cinq, tous plus puissants, plus précis, plus appuyés. Sahédyn eut bientôt du mal à se tenir debout. Bolvyn lança son pied en avant vers son visage et son frère se baissa instinctivement. Mais le cadet mit à profit ce moment pour franchir la distance qui les séparait et le saisit dans une étreinte terrible.

L’air fut brutalement expulsé des poumons de Sahédyn et le Dunmer suffoqua. Bolvyn le plaqua à terre et s’assit à califourchon sur sa poitrine, puis commença à le frapper méthodiquement au visage. L’aîné sentit des veines se rompre sous sa peau. Il ne serait bientôt plus qu’une ecchymose vivante... A cause du manque d’air, un voile noir tomba devant ses yeux et obscurcit sa vision. Il ne pouvait qu’esquisser des défenses, aussitôt balayé par son frère. Puis sa main s’agrippa au manche d’un objet et il tira instinctivement dessus. Il le lança au jugé vers Bolvyn.

  Son frère bascula en arrière et il respira librement. Ses yeux ne lui donnaient toujours qu’un aperçu brouillé de la situation mais suffisamment clair pour qu’il comprenne ce qu’il venait de faire. Il s’était emparé du couteau que Bolvyn gardait attaché à sa cuisse et avait infligé à son frère une profonde entaille à la joue gauche et son cadet avait reculé.

  Sahédyn secoua la tête pour retrouver ses esprits et se retrouva à nouveau devant son frère, écumant de rage, du sang lui coulant sur le visage. Bolvyn avait récupéré son couteau et le tenait d’une main qui tremblait, mais Sahédyn l’avait vu trop de fois jouer de son poignard pour ne pas pouvoir ignorer qu’il restait même dans ce moment un adversaire bien trop redoutable pour lui. Il recula vers le fond de la chambre espérant contre toute raison qu’une porte lui ait échappé dans son examen des lieux la veille.

« Par nos ancêtres, je te maudis, Sahédyn ! cracha Bolvyn en faisant un rapide signe destiné à attirer l’attention des Tribuns sur ses paroles. Par Almalexia, Sotha Sil et Vivec, je te renie ! Quand je sortirai d’ici, tu ne seras plus mon frère ! Reste auprès des Impériaux s’ils te plaisent tant et chante les louanges de leur souveraine plutôt que de te battre comme un guerrier et comme un Rédoran ! Tu ne trouveras auprès d’eux que mépris et haine, déception et désespoir ! »

  Il rassembla les quelques effets qu’il possédait et quitta la pièce en claquant la porte sans ajouter un mot après la malédiction qu’il venait de jeter. Resté seul, Sahédyn se mit à pleurer.

Modifié par redolegna, 06 mai 2008 - 21:06.


#6 redolegna

redolegna

    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 18 mai 2008 - 18:00

Céphorus




  Le roi de Gilane regardait le camp s’agrandir.

  Des mois plus tôt, lorsqu’il était arrivé en ce lieu, la rive sud de l’estuaire de la Bjoulsae, il n’avait fait entourer ses tentes que d’une maigre palissade. Les cavaliers de sa garde n’étaient de toute façon pas entraînés à défendre des fortifications et il valait mieux leur laisser un chemin bien dégagé pour charger un assaillant importun. Quant aux quelques centaines de légionnaires qu’il avait fait sortir de leurs casernements sur les routes qu’il avait suivies, ils se battaient aussi bien en rase campagne que derrière des ouvrages de défense.

  Ses courriers étaient revenus à la tête de petits pelotons et des fossés avaient été creusés, puis comblés et recreusés plus loin. Et encore plus loin quand les premiers régiments de fantassins au complet étaient apparus. C’étaient pour la plupart des Rougegardes de Gilane et il n’était pas rare que Céphorus reconnaisse en un sergent aboyant des ordres un marchand de la capitale, d’ordinaire plus enclin à utiliser toute la force de ses poumons pour vanter la qualité et le prix de sa marchandise.

  Deux mois après qu’il ait contemplé pour la première fois les eaux miroitantes de la baie d’Iliac, Céphorus n’avait toujours pas traversé le fleuve. La faute au roi de la cité-Etat de Refuge qui lui avait dénié le droit de passage au nom d’une vieille et obscure charte impériale qui remontait au moins à Uriel Ier. Selon lui, le nombre sans cesse croissant de soldats aurait renforcé les troubles dans les rues de sa ville. En vain Céphorus lui avait-il proposé d’établir un camp à dix lieues au nord de la ville. Le roitelet avait alors été saisi de terreur : et si l’oncle de Kyntira se piquait de rançonner les caravanes marchandes ? Céphorus s’était retenu à temps de l’arrêter pour outrage à la famille impériale.

  La conduite du roi de Refuge, en plus d’être puérile, s’était révélée désastreuse pour les plans esquissés à la Cité, déjà gravement mis à mal par la prise de Dragonastre. La Reine-louve avait massé en secret une importante force de cavalerie dans les monts Wrothgariens, au nord-est. Au prix d’une marche forcée spectaculaire, ses forces avaient déferlé sur une ville sans défense et aux portes grandes ouvertes : un marché se tenait précisément ce jour-là. La ville était tombée comme un fruit trop mûr et Céphorus se maudissait toujours de ne pas l’avoir occupée pendant qu’il était encore temps, malgré les récriminations du stupide petit roi.

  L’armée de Gilane n’avait alors compté que quinze mille hommes, bien trop peu pour traverser un fleuve particulièrement large puis entreprendre un siège face à une puissante garnison. Céphorus avait envoyé de nouveaux courriers à la Cité. Les ordres qu’il avait reçus étaient clairs : il devait fortifier sa position et la faire paraître bien plus importante qu’elle n’était, comme si toutes les légions de l’ouest de Tamriel s’y réunissaient. A cette fin, le commandement d’une troupe hâtivement équipée lui avait été confié : demi-armée de recrues n’ayant jamais vu le combat. Le but de ces manœuvres était de convaincre Potéma de laisser le plus de soldats possibles à Refuge, pendant que l’impératrice embarquerait à Anvil et mènerait campagne depuis la loyale Daggerfall.

  La surprise était essentielle et il fallait donc que Céphorus ait vraiment l’air de prendre des quartiers d’hiver dans la région. Kyntira comptait sur le fait que les armées de sa tante et de son cousin étaient composées pour une bonne part de mercenaires et autres irréguliers, hommes peu fiables, que le froid poussait généralement à déserter si leur solde ne leur était pas réglée.

  Et le camp s’agrandissait donc. Céphorus estimait qu’il était assez vaste pour accueillir dix légions au complet, soit l’intégralité des forces de l’empire dans tout Tamriel en temps de paix. Le roi se demandait pourtant si sa sœur s’en serait seulement émue. Elle et son fils avaient volé de victoire en victoire, sans être une seule fois repoussés ou même contenus.

  Les mois hivernaux avaient passés lentement, dans la monotonie du camp, et Céphorus s’était habitué au manque d’agitation. Ses hommes, venus d’un pays chaud à des centaines de lieues au sud, étaient engourdis par le froid parfois glacial quand le vent venait de l’autre côté du fleuve. Les nouvelles de sa nièce étaient rares et peu instructives. Il savait juste qu’après être arrivée en Hauteroche dans les premiers jours de Primétoile, elle avait consacré beaucoup de temps, trop peut-être, à réorganiser ses lignes de ravitaillement. Elle n’avait marché vers l’est qu’à la mi-Clairciel, faisant souvent des pauses, contrariée dans sa progression par les abondantes chutes de neige et les maladies de ses soldats. Dans ces conditions, Céphorus lui souhaitait d’observer la plus grande prudence en cas de rencontre avec Potéma. Et c’était sur ces entrefaites que le conseiller Modellus était venu au camp.

  Il avait apparemment bénéficié d’une meilleure liaison avec Kyntira que son futur oncle par alliance et sa fiancée lui avait demandé d’entamer la seconde partie de leur campagne en prenant la Reine-louve à revers pour lui couper la route du repli vers son royaume nordique.

  Le jeune homme était venu à la tête d’un fort parti : quatre légions l’accompagnaient, dont deux constituées de vétérans, des soldats mobilisés lors de l’attaque du roi Orghum de Pyandonée plus de dix ans auparavant. A elle seule, cette armée était impressionnante. Sa puissance était accrue par la présence de plusieurs mages et d’ingénieurs spécialisés dans les campagnes militaires. Céphorus ne put s’empêcher d’admirer les talents d’organisateurs du conseiller. Son offensive avait l’air parfaitement préparée et, s’il fut proposé au roi de Gilane une réunion d’état-major, ce dernier eut l’impression qu’il devrait surtout se contenter de prendre connaissance des développements prévus.

  La situation ne lui déplaisait pas pour autant : en tant que troisième enfant de sa fratrie, il avait l’habitude de ne pas commander lui-même et s’en offensait beaucoup moins que le benjamin de Pélagius II, Magnus. Il n’avait pas pour habitude de se dérober devant les responsabilités, mais il n’avait participé qu’à bien peu de guerres et la désastreuse perte de Dragonastre, qu’il ressentait comme un échec personnel, le faisait trop douter de ses compétences pour le moment. Une armée en marche l’aurait senti et il ne voulait pas que son indécision soit une nouvelle fois la cause d’une défaite. Julianos savait que le camp de Kyntira en avait assez subi.

  A part lors du couronnement de cette dernière, Céphorus était resté à l’écart de la Cité et de ses intrigues politiques. Aussi ne connaissait-il qu’assez peu le conseiller Modellus. Il lui apparaissait comme un homme intelligent, capable... Un homme qui ferait un magnifique prince consort. Il comptait l’étudier plus à sa guise lors de leur réunion le soir de son arrivée.

  Le moins qu’il pouvait dire en en sortant, c’est qu’il n’était pas déçu. Le fiancé de sa nièce s’était révélé audacieux, mais réaliste. De plus, il savait s’entourer : parmi ses assistants, certains étaient de petits nobles frontaliers habitués aux opérations militaires, d’autres étaient des stratèges de la Cité... Céphorus avait même repéré un Dunmer assez silencieux dont l’avis était écouté quand il prenait la parole. Le roi ressentit une certaine honte d’avoir fait venir si peu d’officiers supérieurs de Gilane. Il manquait une tête au corps qu’était son armée.

  On était au septième jour de Semailles. Le lendemain, le roi fut réveillé avant l’aurore par son aide de camp. Les yeux embrumés de sommeil, il alla puiser un peu d’eau dans le seau à l’extérieur de sa tente pour s’en frictionner les tempes et croisa l’elfe taciturne, le visiteur que lui annonçait son aide de camp.

« Un problème ? parvint à articuler Céphorus d’une voix que la fatigue rendait pâteuse.
– Le seigneur Anentius a demandé à ce que se tienne une réunion d’état-major d’urgence, Votre Majesté, lui fut-il répondu. Il a reçu des nouvelles en provenance de Pointe-Glen. »

  Une fois qu’il se fut passé de l’eau sur le visage, le roi se rendit compte que le teint du Dunmer était presque gris et qu’il réfrénait un fort tremblement. Même sa voix était anxieuse... Il enfila tunique, pantalon et chausses et suivit l’elfe jusqu’à la tente de Modellus. Une foule s’y pressait déjà, généraux, colonels, nobles en tout genre. Au centre de cette cohue, le conseiller était penché sur une carte de l’embouchure de la Bjoulsae et, à l’aide d’un stylet, dessinait à grands traits.

« Au nom des Neuf, que se passe-t-il ? » s’exclama Céphorus.

  L’activité cessa un instant, durant lequel toutes les têtes se tournèrent vers lui, même celle de Modellus.

« L’impératrice a été faite prisonnière il y a cinq jours au château de Pointe-Glen. Son armée a été vaincue par traîtrise, les survivants se sont repliés en désordre vers Daggerfall. L’un d’eux s’est égaré vers le sud et a eu la chance de tomber sur une galère alliée qui l’a transporté jusqu’ici, déclara le jeune homme d’une voix sourde. Nous sommes la seule armée à faire obstacle à Potéma dans la région. Nous devons traverser le fleuve dans moins de cinq jours si nous voulons éviter les crues de printemps. Nous ne pourrons pas faire appel à la flotte de Daggerfall pour nous transporter sur l’autre rive, comme nous l’escomptions : elle a été rudement prise à partie par les navires de Refuge capturés par Potéma et a dû se replier dans ses arsenaux pour réparations. »

  Les mots de Modellus eurent l’effet d’un coup de tonnerre sur Céphorus. Les actions de sa sœur, rapides et déterminées, venaient de faire basculer le rapport de force dans le conflit. Désormais, l’empire ne possédait plus qu’une seule armée à opposer aux rebelles. Qui plus est, les troupes n’étaient pas encore prêtes à entrer en Hauteroche.

« Si nous échouons à passer la Bjoulsae avant le dégel, ajouta le conseiller comme pour faire écho à ses craintes, nous perdons toute initiative pour le printemps et peut-être l’été. Nous devrons laisser des garnisons d’ici à la pointe ouest de Lenclume pour prévenir un débarquement de nos ennemis et nous serons obligés de remonter le fleuve jusqu’à trouver un passage sûr, c’est-à-dire Dragonastre qui s’est fortifiée. Tous les ponts sont coupés entre nous et Uriel. »

  La situation prenait une allure de plus en plus catastrophique. Non content d’être probablement en infériorité numérique, voilà que l’empire allait disperser les forces qui lui restaient ? Céphorus se prit à envisager une défaite totale dans les mois qui suivraient. Ne valait-il mieux pas abandonner le nord de Lenclume et se replier sur des positions plus défendables, par exemple le sud-est de la province et Gilane ? Mais avant que le roi n’ait eu le temps d’exposer son avis, le Dunmer qui l’avait accompagné jusqu’à la tente lui présenta le plan hâtivement préparé.

« Nous avons envoyé quatre cohortes par légion dans les bois environnants, expliqua-t-il en désignant leurs emplacements respectifs sur la carte de Modellus. Les autres sont occupés à démanteler les palissades du camp. Nous allons construire au plus vite des radeaux pour franchir le fleuve. Nous prendrons immédiatement Refuge d’assaut, quel qu’en soit le prix, et nous irons au plus vite vers Pointe-Glen pour libérer Sa Majesté Impériale.
– Mais... protesta Céphorus, le bois sera vert et risquera de plier... Ces embarcations de fortune ne pourront transporter que quelques dizaines d’hommes chacune et nous en avons près de quarante mille au camp.
– Ce qui signifie que nous avons deux jours, trois au plus, pour parvenir à disposer de plus d’un millier de radeaux. Tous nos hommes doivent se consacrer à cette tâche, les vôtres inclus. »

  Comme Céphorus revenait vers sa tente, il entendit le subtil changement qui s’était produit dans le camp. Tous les bruits s’éloignaient vers l’extérieur, au lieu de rester concentrés dans l’enceinte. Les ordres du conseiller avaient déjà été répercutés le long de la chaîne de commandement et les légionnaires entamaient leur tâche harassante. Le roi de Gilane essaya d’apercevoir l’autre rive du fleuve, celle qu’ils devraient atteindre très bientôt... En vain : la brume matinale, qui ne se levait pas avant la mi-journée en ces mois froids, empêchait de distinguer la Bjoulsae. C’était peut-être tant mieux, songea-t-il. L’armée devrait la franchir dans la plus grande discrétion possible et un ciel dégagé ne les aiderait pas beaucoup.

  Le surlendemain, une nouvelle réunion fut convoquée. Les officiers étaient moins nombreux, mais toujours aussi empressés. Modellus assignait à chacun son ordre de départ.

« Quand préférez-vous que mon armée embarque, conseiller ? » demanda le roi.

  Le Dunmer laconique se pencha vers le fiancé de Kyntira et lui murmura quelques mots à l’oreille. Le jeune homme lui fit signe qu’il avait compris et fronça les sourcils.

« Une partie des embarcations n’est pas encore prête, Majesté, déclara-t-il. J’aimerais que la moitié de vos hommes restent à garder le camp.
– Mais, protesta Céphorus, elles ne pourront plus passer le fleuve ! Les crues auront commencé dans deux jours !
– C’est exactement pour ça que nous devons traverser demain, Majesté, expliqua l’elfe. Ne vous inquiétez pas : avec les légionnaires et la moitié de votre armée, nous pouvons amplement nous charger de la garnison de Refuge et il suffira à vos troupes restées sur la rive sud d’attendre que la flotte de Daggerfall soit réparée. L’affaire de deux semaines, trois au plus. Cela nous permettra de disposer d’un contingent d’hommes frais.que nous pourrons amener où nous en aurons besoin. Un avantage stratégique non négligeable. »

  Ce fut au tour des sourcils de Céphorus de se froncer. Les arguments de Modellus, assortis du commentaire du Dunmer étaient raisonnables et leur plan était probablement le meilleur qu’ils puissent esquisser en aussi peu de temps. Mais il se sentait blessé qu’on ne l’en ait pas informé avant, ni même convié à prendre part aux réflexions. Il n’attachait pas à son rang la même fierté que son plus jeune frère Magnus, mais il restait l’héritier présomptif de Kyntira jusqu’à ce qu’elle ait des enfants et, dans la situation présente, il aurait pu réclamer la régence de l’empire ! La désinvolture avec laquelle le conseiller le traitait, comme quantité négligeable à vrai dire, était irritante.

« Je vous repose ma question, dit-il. A quel moment voulez-vous que ce corps d’armée embarque ?
– Quelques bataillons en avant-garde, je pense, répondit Modellus avec un vague geste conciliant. Le reste en arrière. »

  Céphorus grinça presque des dents. Que son futur neveu ne place même pas une de ses unités au centre de la flotille montrait bien en quel peu d’estime il devait tenir ses troupes ou son commandement. Contrairement à son habitude, le roi laissa sa mauvaise humeur prendre le dessus et il déclara qu’il serait parmi les derniers à embarquer. Modellus, lui, se réservait pour le centre et le roi en fut d’autant plus agacé. Ce blanc-bec ignorait tous les usages ! Il avait même nommé sa nouvelle ombre, l’elfe noir, pour figurer parmi les soldats de la première barque. Pourtant, à voir le Dunmer, malgré son assurance en matières militaires, Céphorus aurait pu jurer qu’il n’avait jamais pris part à un combat. Une impression bizarre, qui refusait de s’en aller.

  Et c’est plongé dans de bien sombres pensées que le roi de Gilane donna ses derniers ordres avant la journée où l’empire devait enfin reprendre l’offensive et porter la guerre chez Potéma.





Bolvyn




  Le cadet des Vénim n’avait pas décoléré contre son frère pendant tout le temps qu’avait duré sa chevauchée vers l’est. Son retour vers le Morrowind avait été beaucoup plus rapide que l’aller, grâce à un blanc-seing supplémentaire que le conseiller Anentius lui avait fait parvenir sur la route, l’autorisant à utiliser les chevaux de poste impériaux, dont il changeait à chaque relais. Le manque de sommeil le dérangeait peu, mais il ralentit l’allure quand il s’approcha des terres hlaalues. Il voulait rester aux aguets.

  Il avait pensé un temps à faire venir à lui la pompeusement nommée Garde du Sang, mais il préférait que son entreprise reste ignorée du Grand Maître Ontenn, ce qu’une visite à Silgrad ou même un courrier aurait empêché. Il s’aventurait donc seul sur la route qui menait à la Vue de Cormaris. Pour une raison qu’il ignorait, des hommes portant armure d’ossement – la garde régulière des Hlaalus, et pas les mercenaires qu’ils employaient, de notoriété publique, même sur leur territoire – patrouillaient en nombre et vérifiaient à chaque fois le laissez-passer impérial dont il était muni. A chacune de ses demandes d’explications, le commandant de la force qui l’inspectait haussait les épaules et refusait de lui fournir la plus petite bribe de réponse. Quant aux relais impériaux, il n’y restait bien souvent qu’un ou deux hommes, tout aussi mutiques et ne disposant d’aucun cheval de rechange.

  Au fur et à mesure qu’il avançait sur les domaines proches de la Cormaris, il repérait souvent des paysans blessés gisant sur le bas-côté de la route. Parfois, des fumées noires et huileuses s’élevaient dans le nord ou l’ouest. Bolvyn commença à suspecter une attaque contre les Hlaalus. Il espéra de tout son cœur qu’il ne s’agisse que d’un événement assez fréquent entre petits seigneurs, dont il n’avait jamais entendu parler, terré au fond du trou qu’était Ald Marak, mais il en doutait de plus en plus. Si les conseillers devaient faire face à un conflit de grande ampleur chez eux, ils refuseraient à leur tour de subvenir aux besoins en or de Bolvyn et il aurait accompli ses pérégrinations en pure perte.

  Alors qu’il estimait avoir encore deux bonnes journées de trajet avant de parvenir à la capitale hlaalue, il tomba sur un spectacle des plus étranges. La route était défoncée et un nuage de poussière devant lui lui dissimulait ce qui se passait. Il pressa son cheval et découvrit une colonne hétéroclite, moitié soldats, moitié civils, regroupés au centre sous la protection des hommes d’armes. La plupart était d’origine paysanne et arborait un air terrifié, mais Bolvyn remarqua quelques vêtements qui semblaient appartenir à des marchands. Il y avait probablement des membres d’une caravane dans cette masse compacte. Il amena sa monture vers la tête de cette drôle d’armée et interpella un elfe qui semblait être officier.

« Que se passe-t-il, dans le coin ? lui demanda-t-il du ton peu amène de celui qui s’était fait éconduire trop souvent et ne tolèrerait pas que cela lui arrive une nouvelle fois. Pourquoi la garde hlaalue escorte-t-elle ces éclopés ?
– C’est le prédicateur ! glapit un des paysans affolés, avant que les soldats puissent le faire taire. Il a traversé nos champs comme une tempête et les multitudes le suivaient. »

  Bolvyn en resta interloqué. Qui était ce « prédicateur » et qui entraînait-il dans sn sillage ? A entendre le fermier, on aurait cru...

« Véloth ! Véloth ressuscité est venu parmi nous et nous lui avons tourné le dos ! lança une femme. Honte sur nous !
– Il est parti faire la guerre aux chiens de l’ouest, répondirent en écho plusieurs autres. Il leur fera payer leur arrogance !
– Mais devait-il s’emparer de nos biens pour autant ? se lamenta un marchand. J’ai perdu la fortune de toute une vie !
– En quoi compte un marchand pour le prédicateur ? rétorqua un paysan. Je lui ai donné librement ma récolte de l’été passé et mes fils l’ont accompagné. Ils rentreront couverts de gloire !
– Silence ! silence, j’ai dit ! ordonna l’officier à qui Bolvyn avait adressé la parole. Vous êtes sous ma protection, soit, mais vous êtes aussi sous mon autorité. Lieutenant, occupez-vous de les faire se tenir à carreau. Je vais faire un brin de causette avec notre ami curieux.
– A vos ordres, capitaine ! »

  L’officier fit signe au Rédoran d’avancer un peu avec lui sur la route. Ils parcoururent ainsi un quart de lieue à pied, Bolvyn tenant son cheval par la bride. Une fois que le Hlaalu estima être hors de portée de voie, il se remit à parler.

« La région a été mise à sac par des bandes de tailles jamais atteintes de mémoire d’elfe. D’après le peu que nous avons appris des habitants, il n’y a qu’un seul et même chef, un prêtre qui aime à se faire nommer le « prédicateur ». Vous les avez entendus : il les a complètement fanatisés.
– Mais ces airs terrifiés...
– Ils ont peur de nous, pas de lui. Ils craignent d’être soumis à la torture dès que nous nous arrêterons de marcher vers le nord. Ils n’ont même pas bronché quand ce fou a massacré leurs familles et leurs amis. Murmurez-leur donc « indépendance » à l’oreille, et vous les verrez se tenir plus raides qu’un chien d’arrêt.
– J’ai déjà croisé plusieurs patrouilles, qui refusaient toutes de me répondre quant à leurs occupations...
– Eh bien, étranger, voyez les choses du point de vue de nos chefs : nous avons un millier – un petit millier – de gardes, plus ou moins formés au combat. Les légions ont quitté la province et convergent vers Longsanglot, où elles ne nous seront d’aucune utilité. Les mercenaires que nous engageons habituellement se sont évaporés sur des dizaines de lieues à la ronde... Nous n’allons pas en plus révéler nos quelques plans de défense à un homme dont l’allégeance nous est mal connue.
– Vous avez sans doute raison, capitaine, répondit Bolvyn en riant, mais c’est d’autant plus regrettable que je suis venu apporter la solution à votre problème... même si je ne savais pas que vous en étiez affligés. »

  L’officier le regarda d’une drôle de manière, mais ne releva pas. Ils se turent jusqu’à ce que la petite troupe les ait rejoints et le Hlaalu offrit alors au Rédoran de l’escorter jusqu’à la Vue de Cormaris. Bolvyn accepta en souriant, songeant que quelques mois plus tôt, il se serait senti insulté par pareille proposition. Désormais, seul comptait son devoir de se présenter devant le conseil hlaalu et il ne devait pas négliger sa sécurité dans une région où les plus répugnants des criminels allaient bientôt grouiller, suivant le sillage des armées qui ravageaient l’endroit.

  A la halte du soir, le fils d’Azérïn montrait cependant quelques signes d’impatience. Les paysans ne souffraient pas de beaucoup de blessures, mais les marchands si, et ils ralentissaient singulièrement l’allure. Il n’eut pas beaucoup de temps pour ruminer sur ce retard : le capitaine souhaitait aborder avec lui sa déclaration énigmatique de l’après-midi.

« Le prédicateur compte cinquante à cent mille hommes dans ses rangs d’après nos estimations, fort probablement exagérées. Comment pensez-vous arriver à l’arrêter – ou même le détourner ? »

  Bolvyn réfléchit quelques instants avant de répondre. Le capitaine était-il digne de confiance ? Ne risquait-il pas de faire capoter son projet avant même qu’il ne parvienne à la Vue ? Le Dunmer finit par se décider pour lui présenter une partie de son plan, pour voir comment réagissait un Hlaalu à pareille idée.

« Lever une armée ? Avec notre or ? Je vais vous dire, étranger, déclara l’officier. En temps normal, vous n’auriez pas une chance. Nos conseillers ne détestent rien tant que les armées, parce qu’ils peuvent les utiliser les uns contre les autres. Mais maintenant, avec le souffle du prédicateur sur leur dos et la guerre à l’ouest qui les rend fous à cause de toutes les pertes que cela représente, ils vous sauteront dans les bras ou je ne m’appelle plus Sédave Héran. »

  Deux jours plus tard, la capitale hlaalue était en vue et les deux elfes prirent congé l’un de l’autre : l’officier reprit le chemin de ses quartiers, le jeune chevalier rédoran partit vers le palais du conseil. La ville n’était pas aussi impressionante que l’avait été la Cité Impériale, mais elle en imposait par rapport à Silgrad. Les rues étaient vivantes, convenablement pavées près du centre et les bâtiments étaient loin d’atteindre l’état de décrépitude caractéristique de la ville rédorane. Bolvyn ne put s’empêcher d’avoir un dégoût renouvelé pour sa Maison, un ramassis d’hypocrites ambitieux et comploteurs, tout juste bons à redorer leurs propres demeures. Même les Hlaalus faisaient des efforts pour leur peuple et avaient des murailles digne de ce nom.

  Ses lettres d’accréditation causèrent un vif émoi au palais : le chambellan chargé de l’annoncer semblait encore moins à l’aise que celui qui l’avait introduit sous une appellation outrageusement pompeuse quelqes mois plus tôt à Silgrad – quelques mois, presque une éternité !

« Seigneur Bolvyn Vénim, de la Maison Rédorane, bredouilla le pauvre elfe d’une voix hachée par l’émotion.
– Un Rédoran, ici ? C’est un de trop, messeigneurs ! «  s’exclama un des conseillers à l’air indigné.

  Bolvyn sentit la moutarde lui monter au nez et son front se barra d’une ride de colère. Il se contint cependant : un an plus tôt, il aurait tenu le même discours si un Hlaalu avait eu le front de se rendre à Marak.

« Je suis venu vous proposer une vente, messeigneurs, débuta-t-il sans introduction.
– Nous ne sommes pas intéressés, répliqua aussitôt celui qui s’offensait de sa présence. Les Rédorans n’ont jamais vendu que de l’honneur et ils n’en ont même plus à prêter désormais. Ce n’est pas comme si nous avions pu trouver un moyen de nous le payer de toute façon. »

  Le trait d’esprit provoqua une certaine hilarité dans la salle. Certains conseillers rirent à gorge déployée, tapant du poing sur la table ou se tenant les côtes. Bolvyn en resta interdit quelques instants : il avait assisté à des déchaînements de violence autour de la table du Conseil rédoran, mais rien qui ressemble à ça. Les Hlaalus ne semblaient pas s’embarrasser de protocole inutile. Le jeune elfe se prit à les envier : ces gens n’avaient pas à contenir leurs sentiments, ils étaient infiniment plus libres de vivre...

« En ce cas, je me retire, déclara-t-il. Continuez d’envoyer vos mercenaires essayer de conquérir Ald Marak. Si j’en juge par vos dernières tentatives et les troubles auxquels vous faites face pour engager des combattants, vous mettrez encore des siècles avant de prendre d’assaut le donjon central. Et je ne serai plus vendeur quand j’aurais passé le seuil. Dommage... »

  Ce fut au tour des Dunmers assemblés d’être médusés, non par la tranquille insolence d’un elfe de plusieurs décennies leurs cadets, mais bien par l’éventualité d’acheter une enclave de terre rédorane qui les empêchait de contrôler complètement le fleuve Thir.

« Attendez un peu, mon jeune ami, reprit celui qui avait ouvertement insulté Bolvyn. Vous céderiez la place forte ?
– Mais oui, répondit le cadet des Vénim le plus sérieusement du monde. Y a-t-il quelque chose d’anormal à cela ?
– Vous vous moquez de nous, explosa un autre Dunmer. Vous défendez ce fichu carré de terrain depuis des siècles !
– Eh oui, fit Bolvyn. Quand nous sommes attaqués, nous nous défendons. C’est de la logique élémentaire, non ? Mais vous ne nous avez jamais proposé d’acheter cet endroit. »

  Les conseillers éclatèrent de rire à nouveau. Bolvyn remarqua un changement subtil, cependant : la première fois, c’était clairement par moquerie. A présent, il ressentait une pointe d’auto-dérision. Il dut leur accorder ceci : ils n’avaient beau pas être dupes, ils furent beaux joueurs et acceptèrent de l’écouter dès qu’ils se furent remis, qui de son hoquet, qui de ses larmes.

« Vous réglerez immédiatement la moitié de l’évaluation du fief à laquelle j’ai procédé. Puis, vous paierez chaque année un montant que j’aurai fixé préalablement, en viager jusqu’à la mort du seigneur actuel de la place forte, Azérïn Vénim, suite à quoi je renoncerais à mon titre, devenu héréditaire par une décision du conseil rédoran d’il y a quelques mois, dont j’ai un double des minutes. J’ai établi un contrat, auquel il ne manque que des signatures.
– Un instant, interrompit un Hlaalu. En supposant que, sans nous concerter davantage, nous acceptions votre proposition. A combien s’élèverait le montant de la somme dont vous évitez soigneusement de parler, et à quoi nos fonds seraient-ils employés ? »

  Les autres conseillers approuvèrent de la tête. Il régnait en ce lieu une drôle d’atmosphère : Bolvyn aurait juré que chaque elfe présent détestait de tout son être les autres, concurrents commerciaux autant que politiques, mais qu’ils présenteraient un front uni face à l’inattendu et régleraient la crise présente avant de se disputer les dépouilles des vaincus. Attitude combien plus noble et raisonnable que celle des Rédorans ! Les préjugés du jeune Dunmer se voyaient mener une guerre sans merci par la cruelle réalité à laquelle il était confronté.

« Deux millions de septims. Un payable tout de suite. La suite étalée à raison de cent mille par an. Le tout ira à ma fortune personnelle...
– Deux millions ? C’est une plaisanterie ! Le tout ne devait pas valoir trente mille septims au jour de sa construction !
– Peut-être pas, mais cela vaut la peine de voir les péages des cargaisons du fleuve Thir levés, ne trouvez-vous pas ? »

  Le silence s’abattit sur la salle. Un silence fiévreux, mis à profit par les assistants à la scène pour saisir une plume, un parchemin et un encrier et commencer leurs calculs. Bolvyn sourit.

« Deux millions, ça me semble correct, déclara enfin un Hlaalu, celui dont le secrétaire avait le premier fini de multiplier et d’additionner. Si on oublie cette histoire idiote de viager et qu’on règle ça en dix annuités.
– Non négociable, réaffirma le jeune Vénim en secouant la tête. Et mon père est âgé...
– Si ça suffisait pour le tuer, on le saurait, lança un autre elfe. La vieille carne a la vie chevillée au corps. »

  Bolvy se retourna vers lui en grondant mais le grand sourire du conseiller lui apprit que ces Mers qui ne semblaient rien respecter manifestaient leur estime d’un vieil ennemi par la plaisanterie. C’était tout à fait révoltant... mais curieusement approprié.

« Vos motifs restent trop vagues. Nous ne versons pas de telles sommes sans savoir à quoi elles seront réellement employées.
– Vous aurez la satisfaction de participer à l’effort de guerre des Rédorans. Ecoutez-moi, messeigneurs, écoutez-moi, je vous prie, poursuivit Bolvyn alors que tous les conseillers se levaient, l’air furieux, prêts à vociférer. Cette armée sera privée, ainsi en a décidé le Grand Maître Ontenn. Je dois l’entretenir sur mes fonds propres. Aussi suis-je venu vous proposer que je mène la guerre en votre nom contre Potéma et contre le prédicateur.
– Deux de front ? Chacun pourrait vous engloutir seul !
– Je ne veux pas d’irréguliers dans mon armée. J’engagerai les meilleurs et nous vous débarrasserons de ce fléau. Et j’ai mieux, messeigneurs... »

  Il sortit les lettres de créance qu’il avait reçues à la Cité Impériale et les jeta sur la grande table.

« L’impératrice approuve votre projet et désigne Bolvyn Vénim comme le général chargé de mener l’armée qu’il rassemblera pour votre compte. »

  Les Hlaalus se levèrent pour de bon et sejetèrent presque sur les rouleaux de parchemin pour les examiner.

« Ils ont l’air authentique, reconnut l’un d’eux, comme à contre-cœur.
– Comment “ils ont l’air authentique” ? se récria Bolvyn. Ils portent le sceau des Septim, par les Tribuns !
– Et alors ? répliqua un conseiller sans sourciller. J’ai à mon service deux ou trois garçons très débrouillards qui n’ont besoin que d’une semaine pour vous obtenir un double de n’importe quelle bague sur ce continent. Mes collègues également. Pas plus tard qu’hier, on m’a présenté un document que je n’avais jamais vu et où les armes de ma maison étaient gravées dans la cire rouge !
– M’accuseriez-vous d’être un faussaire ?
– Holà, jeune Mer, loin de là ! nous apprenons juste, dès notre plus jeune âge, à remettre en question l’évidence. »

  Bolvyn bougonna encore quelques instants pour la forme, mais l’humeur joyeuse des Hlaalus étaient communicatives. Il avait du mal à se retenir de sourire, voire de rire aux éclats. Quel dommage que ces gens soient, pour la plupart, des voleurs, des parjures... Quoiqu’à bien y repenser, les Rédorans se rendaient coupables des mêmes méfaits et y ajoutaient l’hypocrisie. Bolvyn regretta soudain très intensément de ne pas être né Hlaalu et il eut toutes les peines du monde à se morigéner pour une pensée aussi contraire à ses idéaux.

« C’est d’accord pour moi, trancha un conseiller. Ce prédicateur a détruit les récoltes de mes vassaux et pillé mes caravanes. Si nous récupérons Marak en plus, ça vaut le coup. On vote ? »

  Suite aux signes de dénégation de ses collègues, il reprit :

« Adopté, donc. Maintenant, mon jeune ami, d’ici combien de temps pensez-vous pouvoir réunir cette armée ?
– Donnez-moi un mois et j’aurai huit mille hommes sous mon commandement, estima Bolvyn en essayant d’étouffer la note triomphale de sa voix et l’envie presque irrépressible d’entraîner les conseillers hlaalus dans une farandole.
– Deux suffiront bien. Le prédicateur a traversé nos terres comme un ouragan et je doute qu’il reviendra de sitôt. Nous allons vous donner une troupe de deux cents hommes d’élite, tirés de nos propres gardes, pour vous accompagner, n’est-ce pas, chers collègues ? Il me semblait bien. J’ai un officier tout indiqué en tête... »

  Bolvyn repensa immédiatement au capitaine qui avait fait la route avec lui. Ne lui avait-il pas dit avoir de la famille au sein du Conseil ? Ce serait l’occasion de faire plus ample connaissance avec lui.

  Sorti du palais et déambulant au hasard des ruelles de la ville basse, à la recherche d’un logement, Bolvyn lança le poing et l’air et laissa échapper sa joie avec un cri d’exaltation sauvage qui lui attira les regards surpris des passants. Il avait réussi ! Après des mois de voyage, de retournements de situation, d’avanies subies et de compromis acceptés, toutes les conditions nécessaires à la levée de l’armée étaient enfin réunies. Et c’était lui, Bolvyn Vénim, fils d’Azérïn Vénim, seigneur d’Ald Marak, qui rachèterait l’honneur et la gloire perdus des Rédorans !





Epilogue




  Sahédyn était mort d’inquiétude. Il ne cessait de ressasser la nuit où la nouvelle de la capture de Kyntira était parvenue au camp, alors que les opérations prenaient un tour enfin favorable. Les paroles de la malédiction proférée par son frère revenait le hanter. Il avait toujours eu un esprit rationnel mais, devant une telle accumulation de déconvenues, ne fallait-il pas y voir un signe que le destin s’acharnait sur lui ?

  Comble de malchance, le seigneur Anentius l’avait pris auprès de lui comme conseiller, sans se douter un instant de son amour impossible pour l’impératrice. Fréquenter constamment son rival qui l’ignorait innocemment et faire bonne figure était un supplice.

  Mais il devait dissimuler ses sentiments à l’escouade qu’il menait, perché sur une barge dans l’estuaire de la Bjoulsae, engoncé dans une inconfortable armure de cuir, une épée lui battant le flanc au rythme du roulis. Dans un combat, avait-il appris, le moral du chef affectait directement celui de ses subordonnés. Il ne devait pas faillir à celle qu’il aimait. Pas cette fois.

  Il commandait à des mariniers rougegardes faisant partie de l’armée de Gilane du roi Céphorus. C’étaient des hommes disciplinés, rompus aux manœuvres, qui pallierait efficacement son propre manque d’expérience. Ils avaient une méthode simple et efficace pour maintenir leur cap malgré l’obscurité des heures qui précédaient l’aube. Ils plongeaient à tribord une ligne lestée de plomb et observaient à quelle vitesse elle se déportait vers la barge. Ils en déduisaient sommairement la force du courant et corrigeaient la trajectoire.

  Même avec ces hommes expérimentés, la traversée du fleuve restait une entreprise périlleuse. Il était déjà en partie gonflé par le dégel des glaciers des monts Wrothgariens et son courant était irrégulier, impétueux. L’embarcation, chargée du plus de soldats possibles, comme toutes les autres, tanguait fortement. Il n’aurait pas fallu grand-chose pour qu’elle se renverse.

  Le soleil se leva trois heures après leur départ et Sahédyn constata avec désespoir qu’ils n’avaient encore parcouru que les deux tiers de la traversée et que de nombreuses barges traînaient loin derrière. Pire encore, certaines avaient été entraînées par le courant vers la mer. Et la marée descendante qui arriverait rapidement allait mettre à rude épreuve les rameurs déjà fatigués. La seule bonne nouvelle était l’absence des galères de Refuge, menace incertaine qui planait au-dessus de toutes les têtes.

  Sur un signe du Dunmer, trois mariniers rejoignirent le pilote et vinrent à son aide, et tous ceux qui étaient restés inemployés empoignèrent une rame et nagèrent de toutes leurs forces. Le cap fut rectifié et la barge gagna légèrement en vitesse. Sahédyn n’était pas rassuré pour autant. Après le soleil, le brouillard matinal était en train de se lever et la flottille allait être très vulnérable à des attaques si la garnison de Refuge était alertée de sa présence. Les Rougegardes semblaient le comprendre sans qu’il ait besoin de les avertir, et leurs muscles puissants jouèrent toujours plus fort sous leur peau noire, luisante de sueur malgré la fraîcheur encore hivernale.

  Au prix d’efforts colossaux, les barges s’étaient rapprochées et formaient un groupe plus compact qui progressait lentement mais sûrement à travers le fleuve. Sahédyn soufflait comme un bœuf. Il n’avait jamais rien fait d’aussi éprouvant de sa vie. Il crut qu’il allait craquer et que sa défaillance allait entraîner toute l’embarcation à sa perte mais, au moment où il perdait confiance, des sons gutturaux et rythmés s’élevèrent autour de lui. Les mariniers reprenaient en chœur le battement régulier des maîtres d’équipage sur les galères de Gilane.

« Oooow ! Bong ! ooow ! bong ! »

  Sahédyn oublia les crampes qui menaçaient de paralyser ses bras et tira sur les rames en accord avec la mélodie sans paroles. Le reste des barges entonna à mi-voix ce drôle d’hymne, pas trop fort pour éviter de perdre la protection des nappes de brouillard subsistantes.

  Après six heures épuisantes, le but de leur folle entreprise leur apparut enfin : des plages de sable blanc étaient en vue à moins d’un mille, estima Sahédyn. Il ne restait plus qu’un ultime don de soi pour toucher terre. Une heure dans le pire des cas. En outre, un marinier lui signala que le courant s’infléchissait et semblait les rabattre vers la rive. La première bonne nouvelle de toute cette histoire, songea le Dunmer. Il réduisit d’un quart le nombre de rameurs avec ordre d’établir un roulement toutes les dix minutes pour préserver les dernières forces des Rougegardes. Ils avaient l’air à bout et il savait qu’il devait offrir une vision encore plus pitoyable qu’eux. Il avait les mains bourrées d’échardes, les bras et les jambes engourdis, son dos le lançait et ses yeux étaient noyés de sueur...

« Seigneur elfe ! s’exclama un marinier dont c’était le tour de se reposer. Venez voir ça, à tribord ! »

  Il fallut un instant à Sahédyn pour se remémorer de quel côté l’homme parlait au juste. Il céda sa place à un Rougegarde qui lui semblait en assez bonne forme et rejoignit celui qui l’avait appelé. Ses yeux fouillèrent l’horizon sans rien trouver. Et puis, soudain...

« Ce carré blanc, près du soleil, ce ne serait pas une voile ?
– Je crois que si, seigneur elfe.
– Vous savez en combien de temps elle peut être sur nous ?
– Sans vent, elle ne peut compter que sur les rameurs et le courant... Nous aurons touché terre bien avant. »

  Sahédyn allait pousser un soupir de soulagement quand il sentit un souffle d’air lui caresser le visage. Paniqué, il mouilla son doigt et le tint devant lui. Il faillit parler mais le marinier avait déjà compris. Il se tourna vers ceux qu’il avait dispensé temporairement de ramer.

« Tout le monde à son poste, cadence double ! Plus de pause avant de débarquer ! »

  Au risque de faire rouler la barge, Sahédyn se précipita vers la poupe et saisit les drapeaux qui avaient été déposés près du pilote. Il en agita un vers le reste des embarcations, celui signifiant que la flotte de Refuge les prenait en chasse. D’autres lui répondirent en signalant qu’ils l’avaient aussi repérée.

  Malgré tous leurs efforts, les voiles gagnaient sur eux. On en voyait maintenant plus d’une dizaine. Sahdéyn comprenait mieux : elles avaient dû profiter du couvert d’une nuit pour remonter en amont et attendre. Peut-être s’agissait-il d’une patrouille régulière que les éclaireurs n’avaient pas repéré... Le fleuve était si large !

  Deux cents toises, cent toises, cinquante toises... Les galères approchaient de plus en plus vite et le courant changea brutalement. Le radeau fut balloté plus fort que jamais et quelques mariniers tombèrent à l’eau. Sahédyn, agrippé à son aviron, ne détachait plus ses yeux des éperons qui fendaient le flot dans de grandes gerbes d’écume. Leur seule chance était de gagner une zone si proche de la berge que les navires ne pourraient les y suivre sans prendre le risque de s’échouer.

  Un moment, il crut qu’il avait atteint ce point et puis, l’instant d’après, un son familier retentit. C’était un bruit qu’on entendait tous les ans à Marak, plusieurs fois souvent. Celui d’un bras articulé qui se détendait soudainement. Il vit une langue de flammes surgir dans les cieux et retomber à quinze brasses d’une barge. Les catapultes ne pourraient sans doute pas faire beaucoup de dégâts sur des cibles aussi mouvantes...

« Feu grégeois ! » hurla un de ses hommes, les traits contractés en un masque de terreur.

  Avant que Sahédyn ait le temps de lui demander ce qu’il voulait dire par là, le fleuve parut prendre feu. A l’endroit de l’impact du projectile, les flammes coururent vers l’embarcation et la léchèrent pendant un bref intervalle avant de la dévorer entièrement. Des torches humaines se jetèrent sans espoir à l’eau.

  Les galères avaient un peu reculé et bombardaient le convoi de transports de troupes. En se retournant, Sahédyn vit que le centre et l’arrière-garde se repliaient. La traversée était impossible. La deuxième offensive sur Hauteroche échouait avant même d’avoir commencé. Il se mit à jurer à haute voix.

« J’irai la chercher et la délivrer, entendez-vous, Tribuns ? Rien ne pourra m’en empêcher ! Seul ou avec dix mille hommes, je la tirerai des griffes de la Reine-louve ! J’en fais le serment et que le sang versé aujourd’hui soit mon témoin ! »

  Les Rougegardes le contemplèrent avec une crainte presque révérentielle. Beaucoup enjambèrent le bastingage et cherchèrent une chance de survie en nageant vers la rive, désormais plus très éloignée. Sahédyn leva les yeux pour voir une boule de feu tomber droit vers lui. Le fracas qui suivit fut assourdissant. Bois, flammes, Dunmer, tout se confondit.

« Kyntira... »

  Le reste fut noyé par l'eau qui lui envahissait les poumons.

Modifié par redolegna, 18 mai 2008 - 19:42.





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