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Prophétie, Prédestination Et Gameplay "monde-Ouvert" : La Prophétie Du Nérévarine Dans Morrowind

Posté par D.A.D. , 18 décembre 2015 · 1 895 visite(s)

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Prophétie, prédestination et gameplay "monde-ouvert" : la prophétie du Nérévarine dans Morrowind

L’article suivant évoque à nouveau la question de la religion, plus précisément de la philosophie des religions. Il s’agit du travail d’Angus Slater,  doctorant au Politics, Philosophy and Relgion department de l’Université de Lancaster (Royaume-Uni). L'article, paru en 2015 dans Online, Heidelberg Journal of Religions on the Internet est divisé en 7 parties.

Dans l'introduction, l'auteur explique son approche : il s'intéresse au lien entre le concept théologique de la prophétie et sa représentation dans un gameplay de type "monde ouvert" tel que celui de Morrowind. Plus globalement, cet exemple lui sert de support pour développer une question plus générale : les relations entre les représentations d'un concept théologique (la prophétie donc) et d'un concept technique (celui du gameplay, entendu dans une acception large comprenant à la fois l'aspect code et l'aspect narration) et surtout, les interactions entre ces représentations.

Faisons une première pause ici : si le mal de crâne est supportable, continuons.

Le premier chapitre est consacré à la présentation du jeu ; je ne ferai pas l'affront aux Vieux Grincheux Morrowindiens et aux autres Wiwilandais de la reprendre ici (sauf si certains anglophobes le souhaitent), mais je préciserai néanmoins que l'auteur présente notamment le background lié à la Guerre du premier Conseil, puis les prophéties qui composent LA prophétie du Nérévarine en s'appuyant sur les textes issus du Construction Set et de l'UESP.


Les caractéristiques d’une prophétie

Les bases succinctement posées, la deuxième partie entre un peu plus dans le vif du sujet en expliquant que la prophétie est un thème fréquemment abordé par les jeux vidéos, notamment les jeux de rôles. En effet, la prophétie, intégrée au centre  du récit vidéoludique peut permettre de camoufler des limitations : celles du gameplay, celles du moteur du jeu, celles liées au financement de jeu.… Cela parce que sa représentation culturelle (l'image qu'a tout-un-chacun de ce qu'est le concept de la prophétie) est intimement liée à l'idée de prédestination. L'exemple donné par l'auteur est parlant : si la prophétie envoie le joueur dans une ville A, alors l'impossibilité de se rendre dans une ville B (impossibilité qui existe sans la prophétie parce qu'elle est liée à une limite externe au récit (cf. ci-dessus)) est moins visible.

La prophétie permet également de raconter une histoire simple (dans sa construction), offrant aux game-designers un cadre clair et potentiellement restreint des actions possibles du joueur (selon le degré de prédestination qu'intègre la prophétie). Cependant, l'auteur pointe ici un revers de médaille à l'utilisation de la prophétie : ce facteur limitant peut être un frein à l'immersion ou aux interactions du joueur dans le monde dans lequel il est parachuté. L'une des solutions à ce biais est le recours au modèle de  la "prophétie mal interprétée", qui permet alors de donner lieu à des bouleversements narratifs, histoire de donner un élan supplémentaire... à l'histoire justement.
Cependant, le recours à la prophétie, dans le cadre d'un jeu vidéo, peut s'avérer à double tranchant : si l'aspect prophétique du récit est trop important, alors il rend les actions du joueur inefficaces, voire vides de sens, parce que prévus par le récit prophétique. Il le prive donc d'interactions avec le monde virtuel dans lequel on lui propose d'entrer, et limite de ce fait l'immersion.


Le gameplay de Morrowind

A l'aune de ces informations, la partie suivante aborde le cas Morrowind. Le choix assumé des développeurs du jeu d'opter pour un monde entièrement ouvert représente un défi pour le modèle prophétique traditionnellement utilisé dans la narration. Il leur faut ainsi, malgré la possibilité laissée au joueur d'accéder à toutes les zones du jeu, à tous les bâtiments, PNJ, etc., garder  cachées certaines parties de la trame principale en fonction de la progression du joueur au sein de celle-ci.

De même, la liberté totale offerte par le gameplay particulier de Morrowind autorise le joueur à tuer n'importe quel PNJ, y compris même si celui-ci s'avère essentiel à la résolution d'une quête. Cette interactivité ontologique interne (c'est à dire en lien avec la raison même de l'existence des PNJ par exemple, créés pour les besoins d'une quête, de réalisme...), particulière à ce jeu  permet une pluralité narrative  et une rejouabilité importante. S'ajoute à cela la richesse des textes qui offre une immersion très importante au joueur.

Enfin, cette liberté a également un retentissement dans la pluralité narrative évoquée plus haut : les choix opérés par le joueur peuvent avoir des conséquences directes sur la narration ; le choix d'une faction peut ainsi occasionner une modification du ressenti des PNJ sur l'avatar du joueur, et donc lui fermer des portes de dialogues, d'informations voire de quêtes.  

Ce choix de gameplay dans lequel une très grande liberté est accordée au joueur, paraît être un problème insurmontable pour une histoire dont la trame narrative principale est d'ordre prophétique. Il y a alors tension entre la narration créée par les développeurs et la narration créée par le joueur même grâce à cette liberté. Or, Morrowind va modifier la notion théologique de la prophétie afin de résoudre cette tension et de trouver un équilibre entre ces deux narrations.


La narration dans Morrowind

Le chapitre suivant est donc consacré à l'approche narrative adoptée dans Morrowind, unique en son genre. L'innovation apportée par le jeu, selon le chercheur, est le fait que le joueur, dès son arrivée à Seyda Nihyn, peut totalement ignorer la quête principale. Par conséquent, l'accomplissement de la trame principale, à caractère prophétique, ne dépend que du choix du joueur et donc de son adhésion ou non à la trame narrative des développeurs. En dotant la quête principale de moins d'étapes (bien que plus dures ou plus longues) que la plupart des quêtes de faction, les développeurs ont décentré le récit principal. Il n'est ainsi pas nécessaire de mener à bien la prophétie du Nérévarine pour s'imprégner du riche background de l'univers des TES. De ce fait, la tension évoquée plus haut est inexistante : la narration créée par les développeurs apparaît alors comme un support à la narration bâtie par le joueur.


La prophétie dans Morrowind

Le cinquième chapitre s'intéresse aux conséquences liées à l'adoption de l'approche narrative évoquée précédemment, et qui touchent en particulier le concept théologique de la prophétie. Selon l'auteur de l'article, la synthèse entre le gameplay de type monde-ouvert et la structure prophétique du récit représente une étape importante vers une nouvelle forme de game-design et surtout vers une nouvelle compréhension de la nature de la prophétie.Y compris en prenant en compte Oblivion et Skyrim, l'approche adoptée par Morrowind reste unique. Le récit central, dont le commencement nécessite l'adhésion du joueur, requiert également cette dernière pour être poursuivi, ce qui va à l'encontre de la conception  généralement admise de la prophétie dans laquelle la prédestination (où tout est connu par avance et va forcément arriver) tient un rôle capital.

Dans Morrowind, la prophétie du Nérévarine repose en fait sur trois textes prophétiques. Ils servent à dessiner les contours du Nérévar réincarné, précisent les actions à accomplir afin de vaincre Dagoth Ur et dressent la liste de l'équipement magique requis.  Ces textes, bien qu'assez précis concernant quelques détails ("naît de parents étrangers"...) sont cependant assez vagues concernant la majorité des détails pouvant servir au jeu de rôle que s'est construit le joueur. On parle ainsi dans les prophéties du jeu de l'aspect du personnage ("Il porte sur lui son destin") plutôt que d'un signe astrologique particulier par exemple. Cette approche apporte ainsi de la mutabilité à la narration prophétique et fait le lien entre les détails du background et les choix du joueur liés au game-design.

Par ailleurs, plutôt que de fournir au joueur une liste d’actions, la prophétie du Nérévarine s’intéresse aux qualités morales dont fait preuve le prétendant lors des épreuves auxquelles il est confronté. Ceci place la prophétie non plus comme une prédiction d’un futur imposé, mais comme une possibilité liée à des conditions particulières (lieu, temps, qualités morales, volonté du prétendant). La prophétie du jeu est d’avantage un guide des actions possibles du joueur plutôt qu’un agencement descriptif d’évènements ; elle suggère plus qu’elle ne détermine. Ainsi, en évoquant des qualités morales telles que l’héroïsme, l’altruisme ou le sens des responsabilités envers autrui, elle accompagne la construction du jeu de rôle que le joueur peut mettre en place. Cela réduit considérablement l’aspect intrusif de la prophétie dans les actions du joueur.

La prophétie devient donc une suggestion plutôt qu’une obligation, s’appuyant pleinement sur la participation active du joueur. Alors que les précisions sur “qui devrait être le Nérévarine” sont vagues dans le texte des prophéties, les actions et caractéristiques morales que l’on attend de lui sont plus claires. Cette clarté est bien visible dans la prophétie des Sept Visions, à l’opposé des références obscures qui concernent les particularités de sa naissance, de sa race ou de son signe astral. Dans cette oeuvre, les actions que devra accomplir le Nérévarine ne sont pas précises et apparaissent avant tout comme des conséquences d’un trait de caractère.

Conclusion

Morrowind place la prophétie comme faisant partie intégrante du choix du joueur. Elle est utile pour créer et tenir compte des choix du joueur de s’y engager ou non, tout en permettant à ces choix d’avoir un impact sur le monde virtuel. Ces choix et les jeux de rôle qu’ils autorisent permettent une implication plus profonde du joueur : ils lui donnent la possibilité de créer et d’utiliser ses propres récits à l’intérieur de la structure du jeu.

Alors que la combinaison d’un récit centré sur une prophétie et d’un gameplay “libre” produit une tension importante, Morrowind parvient à créer une synthèse des deux en ré-imaginant les deux concepts. En cela, la place non centrale de la prophétie dans le récit du jeu permet une libre exploration du monde ouvert et riche de Vvardenfell.
De même, alors que la prophétie est habituellement associée au caractère prédestiné des évènements, l’utilisation dans le jeu de multiples prophéties et de vertus (pour caractériser le Nérévarine) plutôt qu’une prophétie précise laisse plus de place dans la narration aux choix et actions du joueur.

C’est pour cela que Morrowind représente une rencontre intéressante entre un concept théologique et la culture populaire et qui a un impact sur la conceptualisation de ces deux objets. Selon A. Slater, il réinterroge notamment la relation entre la prophétie et la prédestination.



Auteur : Angus Slater, Université de Lancaster (R-U)
Titre : Prophecy, Pre-Destination, and Free-form Gameplay : The Nerevarine Prophecy in Bethesda’s Morrowind, Online - Heidelberg Journal for Religions on the Internet, vol.7, 2015, p.161-183
Lien : https://journals.ub....iew/18512/12320
Domaine : Philosophie des religions




Pensant m'orienter vers le doctorat (en sciences politiques), un des thèmes auxquels je pense est justement l'étude de jeux vidéo/films/séries ou autres fictions... Je te remercie donc pour la publication de ces billets, je vais faire le tri parmi mes autres documents et voir ce que j'ai en rapport si ça t'intéresse ; je n'avais rien sur les TES mais sur d'autres trucs oui, à commencer par "les relations internationales de la Terre du Milieu", qui m'avait donné justement l'idée de faire ce genre de travail pour mon mémoire de master (qui est devenu une étude du contrat social dans l'état d'exception, dans la -peu connue- série Jericho, après avoir pensé à The Walking Dead ou aux Fallout...)

:)
A un niveau plus terre-à-terre, on perçoit mieux via l'étude la raison pour laquelle beaucoup de monde jugent Morrowind plus prenant que ses successeurs, malgré ses défauts et déséquilibres évidents. C'est une approche très intéressante pour le coup.

pac_na, le 18 décembre 2015 - 20:12, dit :

Pensant m'orienter vers le doctorat (en sciences politiques), un des thèmes auxquels je pense est justement l'étude de jeux vidéo/films/séries ou autres fictions... Je te remercie donc pour la publication de ces billets, je vais faire le tri parmi mes autres documents et voir ce que j'ai en rapport si ça t'intéresse ; je n'avais rien sur les TES mais sur d'autres trucs oui, à commencer par "les relations internationales de la Terre du Milieu", qui m'avait donné justement l'idée de faire ce genre de travail pour mon mémoire de master (qui est devenu une étude du contrat social dans l'état d'exception, dans la -peu connue- série Jericho, après avoir pensé à The Walking Dead ou aux Fallout...)

:)

Je m'intéresse surtout aux Elder Scrolls, mais je suis preneur d'autres études, même si c'est pour moi dans le cadre du "loisir". Merci. :)

Svartalfar, le 19 décembre 2015 - 19:18, dit :

A un niveau plus terre-à-terre, on perçoit mieux via l'étude la raison pour laquelle beaucoup de monde jugent Morrowind plus prenant que ses successeurs, malgré ses défauts et déséquilibres évidents. C'est une approche très intéressante pour le coup.

C'est exactement ce que je me suis dit la première fois que j'ai lu l'article, même si ce n'est à mon avis qu'une raison parmi d'autres (on évoque souvent aussi l'aspect dépaysant par exemple etc). Et d'ailleurs, parmi les travaux sur les TES que j'ai pu glaner (je ne sais pas par contre si c'est statistiquement représentatif), Morrowind est le jeu le plus utilisé.
C'est aussi le TES que ceux qui en sont maintenant au Doctorat ou postdoc' ont joué en premier je pense, l'effet générationnel doit jouer. ^^
Et comme la saga s'est imposée comme une série majeur de Fantasy, on doit plus souvent revenir à Morrowind qu'à Planescape par exemple, pourtant à peine plus vieux mais dans un univers jugé plus "confidentiel" et de niche.

Citation

Je m'intéresse surtout aux Elder Scrolls, mais je suis preneur d'autres études, même si c'est pour moi dans le cadre du "loisir". Merci.
Ca me fait penser qu'un ami avait fait son Master sur Batman et les X-Men (en Histoire), un peu à la façon de ce documentaire. Je peux voir s'il a encore les pdf si vous voulez.

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