La jeune fille s'exécuta, cheminant avec précaution de par les rochers gelés vers le corps. Puis, après une fouille rapide, incinéra sur qu'il restait de ce pauvre hère, récupéra comme convenu les cendres et les quelques affaires sus-citées, et s'en revint. Le tout avait duré quelques dizaines de minutes, pendant lesquelles Drem avait récité mentalement des prières à sa Dame pour qu'elle accompagne l'esprit du malheureux. L'elfe prit ensuite en main l'urne funéraire improvisée et la bourse qu'Emelia lui tendit, en même temps qu'elle lui lança :
-
Vous avez intérêt à me payer un sacré verre pour faire passer ce macchabée là l’ancien, sinon ça risque de vous retomber dessus.
- C'est là la prochaine chose que j'avais à faire, jeune fille, répondit-il. Il ne nous reste qu'une ou deux petites heures de marche – allons-y sans traîner. Il soupesa la bourse de feu Methel, puis ajouta :
Il avait une bonne cinquantaine de pièces d'or cachées sur lui, et son équipement t'en procurera autant à la revente, si tu te débrouilles bien. C'est lui qui va nous payer un sacré verre.
Alors qu'il se retournait, Drem sentit une boule de neige lui éclater dans le dos. Ce n'était qu'une maigre vengeance de la part de cette jeune fille qui venait d'être obligée de brûler un cadavre vieux de plusieurs semaines, aussi préféra-t-il en sourire. Ils reprirent finalement la route escarpée, progressant lentement mais sûrement vers Fortdhiver désormais toute proche. Si le vieux Dunmer n'était plus un athlète confirmé, les longues marches ne lui faisaient pas peur. Il avait coutume de dire que le simple fait de marcher lui était douloureux, alors quitte à marcher, autant que ce soit pour aller loin... Un des avantages d'avoir une vieille carcasse décharnée comme la sienne était qu'elle était tant desséchée que la fatigue et les rudesses du climat ne faisaient que très peu empirer son état. Le vieux Drem était un être qui avançait maintenant à son propre rythme de vie, tranquille et prévisible, mais qui était une des clés de sa robustesse.
Progressant à leur allure lente, le binôme arriva en vue des portes de la ville. Ce fut les odeurs de fumée et d'ordures qui les accueillirent, puis vinrent les regards accusateurs des gardes du jarl en faction.
- Ma chère, fit Drem avec ce ton faussement sérieux qu'il affectionnait tant,
je ne sais pas si tu connais Fortdhiver, mais si non, sache que ce n'est pas réellement une destination de choix pour les nouvelles têtes. On ne sera peut-être pas les bienvenus, même si je suis déjà passé plusieurs fois dans la région. Il vaudrait mieux me laisser parler, au moins pour passer les portes.
Arrivant à quelques pas du garde qui s'était posté fièrement en travers du chemin pour les intercepter, l'elfe leva sa main gauche mutilée en signe d'apaisement et prit doucement la parole :
- Bonjour à vous, mon brave, je suis …
- On sait qui tu es, vieillard, fit le garde.
On t'a reconnu à ta démarche d'éclopé depuis vingt bonnes minutes. On avait pas trop envie de laisser un elfe de plus rentrer en ville, mais le chef a insisté pour qu'on te laisse passer sans faire d'histoires.
Il dévisagea Emelia, puis ajouta :
- Dis à ta nièce de ne pas trainer les rues après la tombée de la nuit, vieillard. Y a rarement eu autant de crimes qu'en ces temps-ci, et les gonzesses comme elle ont tout intérêt à ne pas sortir seules, dit-il en la déshabillant du regard.
Et toi non plus, ne fait pas trop de vagues. J'ai quelques hommes qui ne cracheraient pas sur le fait de te botter les fesses.
- C'est entendu, répondit Drem d'une voix apaisante,
merci pour vos conseils avisés. Que votre journée soit douce.
- C'est ça, ouais… fit le garde en retournant vaquer à ses occupations.
Ils passèrent la porte sans un mot. Le ton était donné. Ils remontèrent la rue principale de Fortdhiver, traversant les quartiers de maisons en bois sombres recouvertes d'une épaisse gangue de glace. Miteuse et décrépie étaient les épithètes qui convenaient le mieux à cette ville mourante, assaillie sans cesse par le froid polaire, la pauvreté, la délinquance et l'esprit de clocher envers les étrangers. La silhouette menaçante du Collège des mages et les regards accusateurs des locaux parachevaient cette impression de mettre les pieds dans un véritable merdier. Drem finit par rompre le silence gêné qui régnait entre Emelia et lui depuis le passage de la porte :
- Le chef des gardes de la porte principale est un parfait enfoiré, corruptible, raciste et infidèle envers sa femme. Mais il y a quelques années, je l'ai guéri – discrètement – d'une gênante maladie tout ce qu'il y a de plus vénérienne. Depuis, je rentre à Fortdhiver sans autres problèmes que la traditionnelle démonstration de force puérile des gardes en faction. Comme quoi, être un peu compatissant avec ce genre de personnes a des avantages, à long terme…
***
Sans s'attarder dans le climat froid (au sens propre comme au figuré) qui régnait Dans la ville, ils pressèrent le pas en direction du
Braillard Silencieux, établissement dans lequel Drem avait déjà séjourné, qu'ils atteignirent dans le milieu de l’après-midi. Le contenu de la bourse trouvée plus tôt dans la journée fut largement suffisant pour leur offrir une modeste chambre à chacun, un repas chaud et un verre d'hydromel bienvenu ; mais tous ces réconforts ne furent que peu de choses à côté du bain fumant qu'ils prirent, tour à tour ; un délice après avoir passé une semaine sans rentrer dans une maison.
Nu comme un ver, immergé jusqu'en haut du torse dans une large bassine d'eau fumante et savonneuse, Drem détendit complètement ses articulations fatiguées, bercé par la douce musique qu'une barde lançait doucement dans la pièce à côté. Il repensa à sa vision du matin, jouant avec les volutes de fumée qu'il produisait avec sa pipe, planifiant les actions à venir. Emelia aurait sans doute des compétences qui seraient largement mises à contribution une fois l'enceinte du collège passée, lorsqu'il devrait largement outrepasser les droits de circulation dont il avait l'habitude de disposer lors de ses précédentes visites dans cet établissement. Cela attendrait le lendemain, finit-il par penser lorsqu'il sombra dans une tranquille somnolence, rattrapé par la fatigue accumulée la semaine précédente.
L'heure bénie du crépuscule arriva lorsqu'il regagna sa chambre, non sans avoir signifié à sa jeune assistante qu'il l'attendrait demain à la première heure après l'aube pour se rendre au collège de Fortdhiver – ainsi que pour lui remettre sa paye hebdomadaire. Il profita de l'instant d'intimité offert par la solitude de cette petite pièce pour réciter mentalement une dernière oraison funèbre pour Methel Harendas, tenant la petite fiole qui contenait les cendres du malheureux. Un Dunmer, un elfe à la peau de cendres, le voilà qui était redevenu cendres sous la bénédiction d'Azura. Son âme pourrait reposer en paix, et rejoindre l'Ætherius sans entraves. Après en avoir scellé le bouchon à la cire, il déposa l'urne sur une des petites étagères de la chambre, la laissant ici comme totem rappelant à la Dame que cette demeure, tenue par l'une des siennes, devait également être sous sa vigilance.
Le reste de la soirée fut occupé par des courtes méditations silencieuses, un peu de magie d'Altération, quelques gorgées d'une mauvaise eau-de-vie de baies sauvages et plusieurs doses de tabac dans la pénombre des bougies et le calme feutré de la pièce. Cela faisait plusieurs semaines qu'il n'avait pas eu simultanément le ventre plein, les pieds au chaud et l'esprit si reposé, aussi le sommeil finit-il par le prendre dans sa douce torpeur, sans interruption jusqu'au lendemain.
***
Ce fut sans tarder, alors que la matinée était encore peu avancée, que Drem et Emelia se rejoignirent et traversèrent les dernières centaines de mètres de ville avant d'arriver à l'entrée du collège. Dans un soleil semi-voilé par la brume gelée qui remontait de la mer en contrebas, Ils remontèrent – lentement, selon la démarche qu'ils avaient eu l'habitude de prendre – le petit chemin gelé qui approchait de l'irréel bâtiment par le sud. Les dernières clameurs de la ville semblèrent s'éteindre pour laisser place au bruit des bourrasques de vents lorsque le Collège les accueillit de son austère façade de pierres sombres. L'elfe ne put se retenir, comme à chacune de ses précédentes visites, d'être saisi par la vision de cette forteresse fichée là, comme déposée par un quelconque géant sur une énorme colonnade de pierres à quelques centaines de pieds de la mer en contrebas, reliée à la terre par un étroit et chétif pont rocheux.
Au niveau de la première arche qui marquait le début du territoire de ces mages tant détestés dans le reste de la ville, le Dunmer, accroché au bras de son impériale d'assistante, s'arrêta et déclara :
- N'avançons pas plus, ma chère. Les mages de cette institution ont des protocoles de sécurité assez stricts, notamment en ce qui concerne l'intrusion de personnes non autorisées dans leur périmètre intérieur. Mieux vaut attendre qu'on nous invite à avancer plus loin ; j'ai déjà vu des imbéciles de nordiques entêtés prendre feu spontanément pour avoir voulu forcer ce point de contrôle.
Il fouilla dans sa poche, en retirant une petite enveloppe bien remplie qu'il tendit à sa compagne, puis ajouta :
- Au fait, j'ai failli oublier. Voilà ton salaire de la semaine. Ce fut une excellente onzième semaine passée en ta compagnie.
Modifié par nood, 18 avril 2012 - 09:35.