Un Nouveau départ
Assis dans un recoin sombre, relativement écarté des autres clients, je sirotais mon verre de mazte en tête à tête avec ma bouteille contenant le précieux nectar. Affalé contre le mur, visage dans l'ombre de ma capuche, j'essayais de me faire oublier peu à peu de ce monde pour mieux le pénétrer. L'ambiance s'y prêtait bien, une de celles que j'affectionne spécialement. Un brouhaha perpétuel provoqué par un groupe de paysans et buveurs invétérés dans un coin de la salle, suffisamment bruyant pour camoufler les conversations indélicates, mais raisonnablement discret quand il s'agit d'un face à face. J'étais certain qu'ils ignoraient rendre service à un impérial, d'ailleurs comment auraient-ils su ? En sus de cette sensation d'isolement, la taverne du Braillard Muet, à mi-distance de Ald'Ruhn et de Maar Gan, positionnée entre deux buttes pour minimiser les turbulences, possède cette ambiance qui confine à l'anonymat tout en donnant l'impression de faire partie d'un tout. Sur les murs décrépis, d'une couleur certainement proche de l'ocre avant que les cendres ne s'engouffrent petit à petit dans la pièce et lui donnent cet aspect grisâtre en si triste harmonie avec le paysage extérieur, se dressent avec parcimonie quelques bougies qui, combinées à la luminosité blafarde de la pièce, renforcent l'allure comploteuse de la taverne. Dehors, une bourrasque souleva quelques cendres, les arrachant de ce sol aride et désertique dans lequel chaque empreinte s'inscrit puis se dérobe au moindre souffle. La tempête se préparait, laissant aux voyageurs un léger sursis pour se trouver un abri. Ce tas de cendres s'élevant du sol, formant une danse onirique où se croisent et s'entrecroisent au rythme des rafales ces déjections de Dagoth Ur, formait un spectacle tout à fait ravissant mais ô combien mortel. Il n'était pas rare de trouver, après un épisode particulièrement virulent, des retardataires ou des imprudents morts étouffés par les cendres aux abords des routes.
Alors que j'allai repiquer dans la mazte, d'une telle douceur et d'une chaleur enivrante en comparaison de ce paysage oppressant, véritable purgatoire de Tamriel qui laisse pour seule compagnie au voyageur solitaire ses démons intérieurs ; alors que je portai le verre à mes lèvres, la porte s'ouvrit et fit place à un groupe de deux dunmers. Pendant que son compère tentait de refermer la porte qui bénéficiait de la résistance du vent, le grand brun s'approcha et s'assit à une table mitoyenne de la mienne. A la lueur des bougies, on devinait un visage sec et marqué par l'expérience ; son regard, sombre comme ses cheveux de jais et acéré comme une lame daedrique, semblait analyser la moindre parcelle de la pièce ; un reflet métallique, en provenance de sa lèvre supérieure, me laissa penser qu'il s'était fait mettre un anneau à cet endroit ; et, comme pour parachever le sinistre du personnage, il n'avait pour autre habit qu'une tunique brodée noire qui faisait suite à un pantalon de cuir, noir lui aussi. Après une telle traversée, son absence d'expression ne me surpris guère. Quand son compagnon vint le rejoindre, j'eus fugacement le temps d'observer sa mine craintive avant qu'il n'aille cacher son faciès dans un des multiples replis obscurcis de la salle. Le contraste avec son compère était d'autant plus flagrant qu'il portait une tunique bleu azur et un pantalon de velours vert olive sur son corps trahissant l'amour de la chère, probablement en quantité mais surtout en qualité si l'on se fiait à la bourse bien remplie qui pendait à sa ceinture de cuir. Au milieu de ce paysage désolé, cet homme si peinturluré serait apparu aux yeux de n'importe quel voyageur comme un arc-en-ciel éblouissant s'il n'avait eu cet air craintif gravé sur son minois rondelet.
Tandis que le patron arrivait pour prendre leur commande, la tempête se déclara brusquement et toute l'assistance put bénéficier de la chorégraphie fantasmagorique poursuivant sans répit le combat perdu d'avance de l'Air contre la Terre, du Vent contre la Pierre. Tout absorbé par le spectacle fabuleux de la lutte des éléments, il fallu pour me tirer de ma torpeur contemplative l'intervention étrangère d'un autre voyageur qui cherchait un refuge. Ce n'est que lorsque son pas résonna sur le sol et qu'il eut fini de tousser, démasquant enfin son visage couvert de cendres qu'il épousseta du revers de sa manche, que je me souvins de la raison de ma présence dans cette taverne isolée qu'était mon rendez-vous avec Jathlanie. Je fis donc signe de la main au rougegarde pour lui signaler ma présence, et, l'instant d'après, il s'assit face à moi, étendant son long manteau en peau de netch sur le dossier de la chaise, ce qui eut pour effet de dévoiler sa physionomie trapue aux yeux des quelques curieux qui observaient du coin de l'œil le nouvel arrivant. Les soulards du coin n'étant pas accoutumés à la compagnie rougegarde, ils le détaillèrent longuement, et décidèrent à l'issue d'un examen minutieux de ne pas chercher querelle de son côté, préférant retourner à leur ripaille décadente autrement plus intéressante que l'étranger. Sa peau couleur ébène dissimulait ses traits au quidam, qui distinguait difficilement les rougegardes les uns des autres. Assortis à son derme opaque, sa chevelure crépue et ses yeux enfoncés complétaient avec un nez aquilin et des lèvres épaisses le portrait d'un homme que je tenais en haute estime et qui, aujourd'hui encore, n'avait pas livré tous ses secrets.
Sans même me consulter, il prit en main la bouteille de mazte et s'empressa d'avaler goulument le liquide bienfaiteur. Une fois rassasié, il prit alors la parole et, d'une voix grave qui se voulait discrète mais alarmiste, dans laquelle on sentait une pointe de douleur, il me mit dans la confidence :
- Githel, Jim est mort.
- Jim, Le Jim ? M'écriai-je plus fort que je ne l'aurais du.
- Oui, le Gentilhomme a trépassé. Mais aussi Habasi et la Grande Hélende.
Abasourdi par cette nouvelle inattendue, qui contrariait entièrement nos plans initiaux, je ne pus répliquer immédiatement. Les conséquences que cela impliquait me dépassaient, et il était plus que probable que la guilde des voleurs touchait à sa fin. Il était aisé d'anticiper la pagaille qui s'ensuivrait : lutte de succession intestine, formation de différents clans qui revendiqueraient chacun leur supériorité sur chaque autre opposant ; alliance, confusion puis trahison, jusqu'à devenir le chef d'une guilde ravagée par l'ambition des hommes, résidu de sa splendeur d'antan. Il était malheureux de constater qu'à chaque fois qu'il s'agissait de pouvoir, des hommes unis par une même passion s'entredéchiraient pour un fragment de gloire et d'autorité au risque de détruire le labeur d'une vie. Bien sûr, dans un premier temps la guilde ferait front contre cette série d'assassinats, mais bien vite des rivalités surgiraient et la noble institution serait le lieu d'intrigues plus retorses les unes que les autres, où le plus fourbe l'emporterait au final.
- Qui a fait le coup Jathlanie ? demandai-je, subitement revenu de mes pensées.
- Pour l'instant rien n'est sûr, mais un garde de Sadrith Mora aurait vu un membre de la guilde des guerriers sortir de la taverne de la Grande Hélende. C'était un massacre là bas. On pense que le guerrier a provoqué Hélende, puis ça a dégénéré et les voleurs sont arrivés à son secours mais le mal était déjà fait. Ils se sont alors précipités sur le meurtrier, mais que veux-tu faire contre un guerrier expérimenté armé jusqu'aux dents avec une simple dague ?
- Si c'est bien le cas, si le guerrier est bien l'assassin, alors c'est la Camonna Tong qui tire les ficelles. Tout le monde sait que les guerriers ne sont que de simples marionnettes entre leurs mains.
Un long silence suivit ces paroles, meublé uniquement par le brouhaha confus de la salle, ce qui me permit de suivre distraitement la conversation des deux dunmers d'à côté. Quelques mots me parvinrent alors, « femme », « souffrance », « accident », qui m'en apprirent un peu plus sur les desseins de mes deux voisins singuliers. Mais qu'importait le malheur des autres au moment où le sol menaçait de se dérober et de m'emporter dans son sillage abyssal. Jathlanie reprit alors, d'une voie à travers laquelle suintait une déception amère :
- La guilde est finie Githel, la Camonna Tong ou qui que ce soit d'autre a gagné. Nous pourrons retrouver l'assassin, et ainsi nous venger du bras, mais la tête nous échappera quoi que nous fassions. Nous serons trop affaiblis pour mener cette guerre.
La question était implicite. Devions-nous quitter cette guilde qui nous avait accueillis à bras ouvert, qui nous avait entraînés et protégés des années durant ? Cette guilde qui, bien plus qu'un refuge où nous pouvions sans contrainte exercer notre passion, nous avait d'une certaine manière façonnés, pouvions nous décemment lui dire au revoir au moindre revers ?
Sous cet angle, les scrupules m'accablaient, et je ne pouvais me résoudre à cette lâcheté innommable ; mais si l'on y regardait de plus près, la guilde n'était pas cette entité abstraite que l'on imaginait. C'était avant tout des hommes et des femmes unis par une passion commune et qui s'entraidaient mutuellement. Envers cette guilde, ma reconnaissance serait éternelle. Pourrai-je en dire autant de celle qui suivrait, gangrénée à l'extrême par la convoitise, bafouant son honneur pour une parcelle de pouvoir, poignardant dans le dos n'importe quel opposant trop virulent ? Je ne pense pas, et je ne voulais pas m'embarquer dans cette guerre incertaine, et risquer d'y laisser ma vie et mes convictions pour de si vaines babioles.
- Je pars avec toi, répondis-je à mon mentor.
Hostilités
Une accalmie provisoire nous avait permis de quitter la taverne du Braillart Muet, et nous vadrouillions en direction d'Ald'Ruhn tandis que le soleil expirait peu à peu sous l'assaut des ténèbres grandissantes. La route était claire et dégagée, mais quiconque aurait souhaité nous suivre à distance aurait pu retracer notre itinéraire grâce à nos marques de pas dans ce désert de cendres que la récente tempête venait de débarrasser de toute marque humaine. Nous profitâmes d'ailleurs du chemin du retour pour faire un point sur la situation, évoquant le futur des prochains jours et semaines :
- Es-tu certain que la vengeance te conviendrait Githel ?
- Absolument. Cet homme j'aimerais l'avoir entre les mains, observer le moindre détail du masque de souffrance que prendra son visage. Un masque qu'il ne pourra ôter sans mon consentement et qu'il emportera jusque dans la mort. Je veux qu'il se torde de douleur et qu'il supplie qu'on l'achève. Alors, je lui énoncerai un par un les supplices à venir, et je me réjouirai de son air désespéré.
- Eh bien, je ne te savais pas si sadique rétorqua calmement mon compagnon.
- Tu ne crois pas que l'homme qui vient de briser ma vie ne mérite pas un châtiment exemplaire ? Cet homme qui vient de diviser notre famille ne mérite-t-il pas d'être puni sévèrement ?
- Du calme jeune homme. Je conçois facilement la douleur qui t'étreint, mais n'oublie pas que rien n'est immuable. Ta vie n'est absolument pas volée, tu n'as que vingt-trois ans. La possibilité de vivre deux fois encore ton existence. Et je te rappelle que l'assassin n'est que le bras. Tu peux le supprimer, la tête sera toujours en place sur ses deux épaules, avec des bras de rechange.
- Certes, mais à défaut de décapitation je me contenterai d'une simple amputation, repris-je calmé. Il me faut bien ça pour exorciser ma rage. Et puis, n'est-ce pas le dernier hommage à rendre à la guilde, celle qui m'a recueilli, élevé, et fait de moi l'homme que je suis ?
- En effet, reprit Jathlanie d'humeur bonhomme. Je me souviens encore du jour où tu as cru bon de faire les poches d'un voleur. Quand Dranas s'en est aperçu, tu allais filer avec sa bourse. Un simple sort de cécité a vite arrangé les choses.
- N'en dis pas plus, cet épisode est assez humiliant. Être subitement plongé dans le noir fut très angoissant. Je devais être pitoyable en train de crier au milieu de la foule sans raison apparente.
- Oui, tu étais plutôt pathétique. Tes cris ont failli rameuter la garde, mais heureusement qu'un sort de mutisme t'a vite calmé.
Ce bref récapitulatif sur le tournant de ma vie m'avait rappelé à quel point j'étais malheureux avant cette rencontre. Délaissé par mon père, marin qui avait cédé à l'appel du large, peu estimé par ma mère, mes occupations en ce temps se résumaient à survivre à l'ennui. Je trainais alors dans les rues de Balmora, du matin au soir, servant quand l'occasion se présentait de messager entre marchands et clients arriérés ou amoureux éloignés. Alors pour passer le temps, je me mis à éprouver mon habilité, et l'excitation du danger, unique remède face à l'ennui, rendait les ruptures de bourses bien plus trépidantes que mes déambulations monotones.
- Eh bien Githel ! Tu m'écoutes ! m'interrompit mon rougegarde favori.
- Pardon, j'étais plongé dans mes pensées. Ma vie avant la guilde. Que disais-tu ?
- Je disais qu'il fallait penser à l'avenir. Admettons que tu sois vengé, que feras-tu après ?
Au fil des années, j'avais appris à connaitre Jathlanie. D'une relation maître-apprenti à mon entrée à la guilde, nous étions rapidement passés au degré supérieur d'une amitié de plus en plus chaleureuse au fur et à mesure que se dévoilait le personnage. Et c'est ainsi que j'avais copié certains comportements de mon mentor, comme par exemple ce sens de la planification qui laisse peu de place au hasard. C'est donc naturellement que je lui répondis :
- Nous pourrions recréer la guilde des voleurs telle qu'elle était il y a peu. Rebâtir notre réseau, conquérir les anciens informateurs, continuer à corrompre les gardes devrait être assez simple alors que l'ancienne guilde sera confrontée à ses propres problèmes. Il y a de fortes chances pour que la violence interne dégrade les prestations des autres voleurs. Nous pourrions même récupérer d'anciens amis. Je suis persuadé que la zizanie jouera en notre faveur. Qu'en penses-tu ?
- J'avais prévu d'autres alternatives, mais je suis d'avis que la guilde doit vivre. Cependant, nous devons retourner à Ald'Ruhn et nous expliquer avec nos pairs. Ils prendraient notre désertion pour un aveu de trahison, ce qui nous empêcherait de convaincre d'autres voleurs de se joindre à nous. Et puis toutes nos affaires sont restées à la guilde, nous n'avons pas le choix. Mais trêve de palabres, hâtons nous de rejoindre la cité. Le vent semble se réveiller et je n'ai guère envie de déguster des cendres une fois de plus.
De retour à Ald'Ruhn, je pus une nouvelle fois apprécier l'architecture typiquement Redoran pour laquelle j'éprouvais un faible particulier. La vue était encore plus saisissante lorsque l'on arrivait par l'échassier des marais, cet animal géant exploité par les peuplades de Vvardenfell qui permet un transport rapide des hommes et des marchandises. Dans ce paysage à l'allure dévastée et qu'une chaîne montagneuse dominait outrageusement, se dévoilaient progressivement les remparts rugueux d'Ald'Ruhn, défenseurs des courbes affriolantes de la cité dans ce monde désolé. Comprenant d'instinct que le vent serait le plus fort, les bâtiments couleur sable s'étaient recroquevillés, courbant l'échine et rentrant légèrement le ventre, tandis que les côtes s'amoindrissaient pour donner vie à des défenses aiguisées qui semblaient vouloir hacher le vent. Alors que l'on se rapprochait de la cité et que le cœur s'emballait, on remarquait à l'arrière plan, au pied même de la montagne, un champignon énorme mais au cou rétréci, comme si une force divine l'empêchait de s'élever pendant qu'il s'élargissait, parachevant l'étonnement du voyageur en terre inconnue.
Franchissant la porte sud, nous nous dirigeâmes avec Jathlanie vers le quartier résidentiel où se trouvait le siège de la guilde, une habitation modeste qui, anonymat oblige, ne se démarquait pas des résidences alentours. Une fois entrés, deux compagnons qui montaient la garde nous saluèrent et nous indiquèrent que nous pouvions passer. Nous descendîmes donc au sous-sol, ouvrîmes la porte du cellier, et soulevâmes la trappe qu'un désordre innommable cachait à la vue de simples fouineurs. Un compagnon en faction nous accueillit d'un air languissant puis nous laissa passer. Nous échouâmes alors dans la Grand Salle où nos pas résonnaient sur le sol dallé malgré notre démarche habituellement feutrée. La silhouette gracile de Mineva se détachait du mur nord, recouvert comme les autres cloisons de la pièce d'arabesques et de tapisseries locales. La dunmer, qui nous avait entendus arriver, se retourna et nous aperçu. De son pas distingué, elle nous rejoint et profita de sa course pour remettre en place sa chevelure obscure qui gênait ses yeux émeraude. Puis d'une voie lasse que je ne lui connaissais pas nous enjoigna d'aller nous reposer en prévision de la réunion à venir. Il manquait encore quelques Grands Maîtres de guildes locales que l'on attendait d'ici peu.
Bien entendu, dès que la nouvelle avait été connue, tous les voleurs de Vvardenfell s'étaient dépêchés de rentrer, abandonnant les missions en cours pour se présenter à la réunion de crise qui devrait révéler les différentes tendances. En attendant la réunion, quelques groupes s'étaient formés, regroupant le plus souvent des voleurs de même origine - chaque voleur d'une cité se distinguant des autres. Ainsi, chaque clan prônait ses idées sur ce qu'il convenait de faire, mais il serait plus juste d'affirmer que seules les idées des maîtres voleurs étaient reprises, soutenues par leurs subordonnés directs. Ces derniers, par obéissance ou par intérêt pécunier, apercevaient également leur ascension fulgurante au sein de la guilde, pratiquement assurée si leur maître prenait la succession du regretté Jim. Je notai du coin de l'œil qu'Aranwen, une jolie bosmer, Maître Voleur de la guilde de Sadrith Mora, n'hésitait pas à dépêcher quelques subordonnés qui s'immisçaient dans les discussions des autres clans, plus aptes à persuader qu'à convaincre, experts dans la rhétorique plutôt que dans l'argumentation, usant sans scrupule d'une logique spécieuse, et qui conduit finalement à un échauffement de la salle.
Alors que l'on commençait à suffoquer dans cette ambiance électrique, Jorgel Thamas, Maître de la guilde de Vivec, prit la parole. Sa voix profonde et son charisme lui assurèrent l'attention du public échauffé. Il fit l'éloge des morts, des « sacrifiés » selon ses termes. Puis il enchaina sur l'amitié indéfectible qui l'unissait à Jim, et nous narra quelques péripéties du passé des deux hommes, qui arrachèrent un sanglot de rage et de tristesse à certains. Il tentait d'enchainer sur les décisions futures lorsqu'il fut coupé par Lethras Carmin. Le Maître de la guilde de Balmora remercia chaleureusement, Jorgel pour son éloge funèbre magistrale, puis il commença à nous parler des conséquences de cette attaque, et expliquait clairement les raisons pour lesquelles nous ne pouvions nous frotter à la Camonna Tong pour le moment. Je l'aimais bien. Il proposait de fortifier avant tout la guilde, de lui choisir un chef, avant de répliquer plus subtilement, en attaquant la Camonna Tong indirectement en sabordant l'efficacité de ses alliés. Avec un homme tel que lui à la tête de la guilde il était fort probable que les voleurs continuent à prospérer, et l'assistance commençait à le ressentir. J'envisageais moi aussi de rester, d'abandonner tous ces projets un peu fous de reconstruction et de pérennisation de la guilde.
C'est alors qu'Aranwen le coupa brutalement en lui reprochant sa passivité. Elle exigeait au contraire une réponse sanglante et immédiate qui ferait trembler nos ennemis. Elle souhaitait des représailles sévères envers la guilde des guerriers, elle sentait les esprits lui réclamer le sang des comploteurs et voulait plus que tout détruire la guilde des guerriers. Ainsi la Camonna Tong serait privée de ses bras, et toute récidive contre la guilde deviendrait impossible. A ma grande surprise, la majorité de l'assemblée accueillit son idée, saluée par des acclamations virulentes mais aussi quelques critiques qui passèrent inaperçues dans l'ovation phénoménale. Je souhaitais moi aussi le châtiment du bras, mais en aucun cas une éradication ou une guerre ouverte contre la guilde des guerriers. Sa harangue vengeresse, qui avait su exploiter la rancœur des voleurs, nous poussait subitement sur la pente de l'extinction alors que Lethras Carmin me faisait entrevoir un sauvetage encore possible. Quelle qu'en soit l'issue, la guerre était déclarée. Aranwen partait favorite, mais elle devrait compter sur l'opposition farouche de Carmin. Quant à Jorgel Thamas, on devinait au regard haineux envers Aranwen qu'il ne la portait pas dans son cœur. Misogynie ou simple divergence d'opinion, voire même les deux, il était indéniable que le Maître des voleurs de Vivec ne s'allierait jamais à Aranwen. En revanche la question se posait vis-à-vis de son autre rival, Lethras Carmin. La lutte de succession aurait-elle deux ou trois prétendants ? Peu m'importait dorénavant.
A mes côtés, Jathlanie partageait ma déception. Nous savions d'avance que cela se terminerait comme cela, mais vivre la déchéance de la guilde, ravalant ses membres au simple rang d'animal assoiffé de sang, nous avait vidés de nos forces, et les cris alentours se nourrissaient de notre désespoir pour accentuer encore plus la défaite qu'ils croyaient être une victoire éclatante. Nous n'étions plus que des loques humaines, incapables d'esquisser la moindre révolte au milieu de ce tumulte dément. La confiance avait depuis longtemps cédé au découragement quand nous vîmes trois voleurs s'écarter de la masse en folie. Intrigués par les déserteurs, nous les suivîmes prestement. Nous les rattrapâmes dans le couloir menant à la sortie. Comme nous, ils réclamaient un châtiment exemplaire, mais refusaient de prendre part à un bain de sang fratricide. Quand Jathlanie leur eut parlé de refonder une nouvelle guilde des voleurs ils furent enthousiasmés. Nous nous séparâmes en nous donnant rendez-vous cinq jours plus tard à l'auberge de Suran, le temps de mettre nos affaires en ordre.
Suran
J'avais beau considérer l'architecture Rédoran comme la plus esthétique qui soit, la cité Hlaalu de Suran compterait à jamais une place de choix dans mon cœur. Dans l'absolu, Suran ne possédait aucun caractère singulier, mais la vue de cette enclave prisonnière de la chaîne montagneuse s'étirant du nord jusqu'à l'est, et bordée au sud par le lac Masobi, provoquait invariablement ce léger pincement du cœur qui trahit un fort émoi. A l'ouest de la ville, assurant la transition entre Suran et Vivec, se déployaient les îles Ascadiennes qui abritaient les plantations de kummu de Vvardenfell. Un simple pont tressé faisait la jonction entre les cultures et Suran, lien étroit rattachant les esclaves agricoles à la population vivifiée par l'air marin.
Loin de ces préoccupations géographiques, nous attendions avec Jathlanie l'arrivée de nos compagnons à l'auberge du Guar Bondissant autour d'une bouteille de flin et protégé de la lumière envahissante par un recoin plus obscur que le reste de la salle. Après deux jours passés dans cet estaminet, nous commencions à apprécier l'atmosphère gaillarde entretenue par les habitués du bar, aux antipodes de nos lieux de réunion plus conventionnels. Alors qu'un barde entonnait une chanson populaire et captait l'attention des présents, la porte d'entrée s'ouvrit discrètement, révélant trois silhouettes furtives qui se dirigèrent sans tarder vers notre table. A mi-chemin, il nous sembla reconnaître deux dunmers de haute taille et un argonien plus trapu, confirmant nos soupçons sur l'identité des nouveaux arrivants. Tandis qu'ils s'asseyaient, le dunmer mâle du groupe commanda d'un signe de la main au patron de s'avancer puis lui ordonna d'amener un pichet de shein qui apparut aussitôt. Enfin il prit la parole.
- Faisons vite. Moi c'est Drayses, entama le dunmer d'une voix roque. Elle c'est Aelendia et l'argonien c'est Peeradeeh. Et vous êtes ?
- Voici Githel, dit le rougegarde en me désignant de la main. Quant à moi je me nomme Jathlanie.
- Enchantée messieurs. Nous voilà réunis en fort belle compagnie rétorqua joyeusement la dunmer.
- C'est ça Aelendia. Maintenant qu'on s'est présenté parlons peu mais parlons bien. J'ai horreur de perdre mon temps en mondanités, surtout quand le temps presse. Vous avez un plan d'action ? un début de piste ? des contacts sérieux ? Et tutoyons-nous, je déteste les circonvolutions inutiles.
Cette entrée en matière plutôt brutale nous avait temporairement déstabilisés avec Jathlanie. Le pragmatisme de Drayses pourrait se montrer fort utile, mais également très agaçant à la longue.
- A ta guise Drayses.
Avant de commencer mon exposé, je jetai quelques regards en coin pour détecter quelques fouineurs potentiels. Ne remarquant rien de suspect dans le tumulte guilleret de la salle, j'entrepris d'énoncer à voix basse notre projet soigneusement mûri pendant les jours d'attentes.
- Pour commencer nous devons trouver un receleur. On aura beau amasser une fortune, si personne n'achète notre marchandise nous ne survivrons pas. Jathlanie a un contact dans le coin qui fera certainement faire nos affaires, et les siennes par la même occasion.
- C'est un docker qui travaille pour la compagnie orientale, il écoule déjà quelques marchandises de contrebande vers Cyrodiil, confirma le rougegarde.
- D'autre part la région est prospère. Les champs de kummu rapportent gros aux exploitants hlaalus. Vous devez par ailleurs savoir que le kummu est une denrée qui s'exporte facilement, et la présence d'une ville portuaire à proximité - Suran en l'occurrence - est une aubaine pour les fermiers. Non seulement les frais de transport sont minimes, tant en ce qui concerne l'acheminement maritime que le convoyage terrestre, mais en plus les esclaves représentent une main d'œuvre peu coûteuse.
- A t'entendre on croirait que tu te réjouis des malheurs des autres. Le sort des khajiits et des argoniens ne t'incite-t-il pas à les prendre en pitié ?
La première intervention de notre comparse argonien, demeuré dans l'ombre jusqu'à présent, le rappelait à notre mémoire. Tandis qu'il s'avançait pour s'élever contre moi, la lumière révélait ses oreilles palmées taillées pour la nage et sa peau écaillée. Malgré ses yeux globuleux et sa voix accusatrice, son visage ne trahissait aucunement son état d'esprit. Simple test ou conviction réelle, je décidai d'y aller franchement.
- C'est un simple constat Peeradeeh. Je ne fais qu'énumérer des faits. Je pourrais plaindre les khajiits toute une vie durant, ce n'est pas pour autant qu'ils iraient mieux. Il est bien trop facile de dénoncer sans agir. Alors ne revenons plus là-dessus.
- C'est à cause de gens comme toi que le monde finira mal. Une injustice de plus ou de moins ne te dérange pas du moment qu'elle ne t'atteint pas, voire quand tu en profites sciemment. Et lorsque tu seras rattrapé par ce monde personne ne viendra t'aider car tous se désintéresseront de toi. Ce que tu ne donnes pas personne ne te le rend.
- Nous sommes des voleurs Peeradeeh, coupa Drayses. Nous ne pouvons pas changer le monde à nous seuls. Et puis tant que nous ne finissons pas dans les geôles ce monde, nous convient.
- Le profit est tout ce qui vous intéresse. En ce sens vous ne valez pas mieux que les hlaalus que vous volez.
- Mais dis-nous Peeradeeh, pourquoi donc t'es-tu fais voleur ? Tu ne cesses de nous critiquer, de désapprouver les voleurs et au fond tu es toi-même un voleur. C'est plutôt paradoxal. Explique-toi.
Le calme et le flegme de Jathlanie avaient temporairement calmé l'argonien. Sa musculature tendue commençait à se relâcher.
- Être voleur c'est agir dans l'ombre, c'est vivre hors la loi. Et je ne veux pas de loi mais seulement des règles. Vous pourriez me dire qu'être exécuteur de la Morag Tong ou la Confrérie Noire aboutirait au même résultat, mais je considère que la vie est sacrée.
- Mais tu aurais pu tout arrêter, t'en aller de ton côté au lieu de nous suivre, voire même rester dans l'ancienne guilde. Et pourtant tu es là avec nous, en train de participer à la reconstruction de la guilde. Ne trouves-tu point un attrait spécifique à la guilde des voleurs ? questionna Aelendia en dégustant négligemment son verre de shein.
Ce coup inattendu de la dunmer fit un instant vaciller l'argonien qui esquiva aussitôt.
- Assez parlé de moi. A force de m'entendre déblatérer vos oreilles doivent souffrir. Pour les guérir de ces râles insipides je vous propose d'écouter deux jolies voix elfiques.
Avant qu'un des dunmers ne puisse répliquer, Jathlanie prit la parole et recentra le débat sur nos préoccupations initiales. Pendant que nous réglions les détails, dehors le soleil commençait à décliner, laissant place aux ténèbres grandissantes. La fraicheur et l'humidité croissantes poussaient les gens et les marchands ambulants chez eux ou dans les tavernes, achevant une banale journée de travail qui trouverait sa suite dans la boisson et les rires pour certains, ou dans l'intimité chaleureuse d'un foyer pour d'autres.
Quelques heures plus tard, alors que la boisson avait achevé de nous dérider et forcé la camaraderie, nous nous dirigeâmes à l'étage, regagnant notre chambre pendant que nos associés prenaient les deux chambres restantes de l'auberge. En observant la mutine Aelendia se diriger vers l'étage, j'imaginais la scène nocturne qui ne manquerait pas de se produire, mais à ma grande surprise ce fut Drayses qui fit chambre à part, moi qui imaginait à l'inverse une séparation raciale.
Cette nuit-là je ne m'endormis pas de suite. L'excitation d'avoir réalisé quelque chose de concret et le sentiment d'un nouveau départ m'empêchaient de m'abandonner dans les draps nappés du sommeil. Me tournant et me retournant malgré ma torpeur, je décidai finalement de faire silence et de tendre l'oreille afin de détecter quelque bruit capable d'assouvir ma curiosité perverse envers Aelendia et son compagnon de chambrée. Ainsi concentré, j'entendais le sifflement aléatoire de la brise qui courrait dans les rues, le grattement des rats qui se dévoilaient à la clarté de la lune et quelques grincements d'origines diverses, mais aucun cri ou râle susceptible de dénoncer les activités lubriques auxquelles se livreraient la pulpeuse Aelendia et le trouble Peeradeeh. Progressivement, le bruissement nocturne et ses faux silences m'envahirent, laissant mon esprit s'enfoncer dans l'abyme insondable des rêves insoupçonnés.
Réveillé par la rumeur de la cité au travail, encore sous le coup de la soirée arrosée de la veille, je découvrais une chambre vide, privée de la présence de Jathlanie. Doté d'une nature plus résistante que la mienne, je supposais que la nuit lui avait été bénéfique. Je me préparai hâtivement et descendis rejoindre le rougegarde que je trouvais frais comme un gardon, assis à une table et discutant de tout et de rien avec nos acolytes. Dernier arrivé, je fus un peu chambré sur mon sommeil généreux. Comme seule défense j'opposai avec une mauvaise foi assumée que les ronflements répétés de Jathlanie m'empêchaient de dormir. En demandant à l'assistance s'ils avaient eu bonne nuit également, la réponse de Drayses qui avait trouvé la nuit particulièrement calme fit naître un sourire coquin aux coins des lèvres d'Aelendia et de Peeradeeh. Personne à part Jathlanie ne sembla remarquer mon trouble dont l'origine n'avait d'autre cause que l'altération de ma confiance en mes talents. Mais mon ami avait d'autres projets en tête.
- Au fait Peeradeeh, j'étais en train de me remémorer la conversation d'hier soir, et tu as dis quelque chose de particulièrement étrange. Tu as dit que tu ne voulais pas de loi mais des règles. Je ne te suis pas sur ce point.
- En fait tout est dans la nuance. Une loi c'est un commandement auquel tu ne peux te soustraire, que tu le veuilles ou non. On ne te demande pas ton assentiment, ce commandement t'est imposé de force. Tu ne choisis pas si cela fait partie de tes principes. Alors qu'une règle tu peux décider d'y adhérer comme tu es libre de refuser. Par exemple tu es soumis à des règles dans la guilde des voleurs car personne ne te force à y entrer. En contrepartie tu acceptes de te plier à ces règles. En revanche, rien ne permet d'échapper à une loi que tu trouves injuste, personne ne te demande ton avis. Même en vivant en ermite tu es sous le joug des lois.
- Donc tu refuses les lois préétablies de Morrowind ?
- Non je rejette simplement ce qu'elles représentent. La soumission pure et simple à des commandements que l'on respecte par peur du retour de bâton. Au lieu de nous apprendre à nous respecter les uns les autres on nous apprend à craindre les lois et les forces de l'ordre.
Pendant que je m'interrogeais sur ces nouveaux concepts énoncés si froidement par Peeradeeh, Drayses remerciait « chaleureusement » l'argonien pour « ses beaux préceptes » avant de nous rappeler à nos affaires. Maintenant que notre projet était bien dessiné, nous n'avions plus qu'à passer à l'action.
Corruption
Etrangement tout s’était bien déroulé. Non pas que je sois d’un naturel sceptique ou que j’aime à me rabaisser, mais le hasard est un élément sans maître qui d’un geste peut faire ou défaire la fortune d’un homme, prendre ou laisser une vie. Mais y a-t-il vraiment un hasard ? Est-ce bien nous qui avons reconstruit la guilde ou ne sommes-nous que des marionnettes aux fils invisibles ? Il parait qu’il existe des parchemins qui révèlent tous les événements passés et à venir, les Parchemins des Anciens que ça s’appelle. Jusqu’ici ça a pas mal marché, excepté pour l’épisode du Voile de l’Ouest. Mais dans quelle mesure notre avenir est-il écrit ? Est-il inscrit que ce soir je dormirai dans la couche d’Aelendia ? Ou alors les parchemins nous prédisent peut-être une invasion daedra, qui sait. C’est vrai ça, qui sait dans quelle mesure nos actes affectent le monde ? Imaginons qu’un agent détienne des informations capitales sur un complot d’envergure, capables de sauver l’Empire. Imaginons de l’autre côté un homme qui vient de veiller sa femme avec laquelle ses rapports sont peu fréquents. Le lendemain matin et après une nuit exécrable, notre homme se fait bousculer par l’espion. Agacé par la moindre contrariété il le prend à part et le pousse violement à terre. L’espion tombe crâne contre pierre. Les informations n’arriveront jamais à l’Empereur.
Si sa femme avait mieux conservé sa nourriture elle n’aurait pas été intoxiquée, son mari n’aurait pas eu à la veiller et n’aurait pas tué l’agent. Quand les petits gestes influent sur les grands événements, est-ce le hasard ou le fruit du destin ? Faut-il croire que tout est régulé jusque dans les moindres détails ? Ou peut-être avons-nous malgré tout une part de libre arbitre dans nos actes quotidiens. Il est possible que la chute de l’Empire fût inéluctable, et que les dieux ou tout autre grand architecte eusse choisi d’altérer un geste banal pour servir leur dessein. Ainsi il y aurait un grand schéma dans lequel une force invisible supprimerait ponctuellement le libre arbitre de plusieurs participants pour arriver à ses fins. Et les Parchemins des Anciens seraient alors les dépositaires du dessein de cette force invisible. Mis à part l’incident du Voile de l’Ouest, cette hypothèse se tenait tout à fait.
Peut-être même étions-nous dans les petits papiers de ce grand architecte. La première semaine s’était parfaitement déroulée, et nous avions déjà de quoi louer une petite mansarde qui faisait office de quartier général, située près de la porte Est de Suran pour fuir dans l’urgence dans les Terres Cendre, plus propices à la fuite que les îles Ascadiennes. Il serait bien plus ardu pour les gardes de déceler quelques silhouettes dans un paysage au relief chaotique, empli de nuances grisâtres, que dans la campagne verdoyante.
Nous n’avions eu aucun mal à convaincre S’kribar, le contrebandier qu’avait contacté Jathlanie, de soutenir à sa manière nos activités souterraines. Nous avions testé la fiabilité de quelques mendiants dont les informations s’étaient révélées exactes lors de larcins de faible envergure. Il était pour le moment prématuré de prendre de trop gros risques alors que nous venions de nous installer. Nous cherchions avant tout à stabiliser la situation pour nous implanter durablement. Une élévation soudaine de la délinquance nous serait préjudiciable car elle attirerait l’attention sur un nouveau phénomène, nous en l’occurrence. Les statistiques progressant lentement, nous aurions certainement le temps de nous implanter solidement avant que l’anomalie ne soit détectée. De plus, l’ancienne guilde avait beau être affaiblie, nous n’étions qu’un faible groupe face à la guilde encore en activité. Mieux valait donc faire profil bas avant d’affronter en face notre ancienne maîtresse.
Mais l’étape cruciale, celle qui pouvait nous perdre ou au contraire assurer notre pérennité, bénéficiait d’une attention toute particulière. Il nous fallait absolument bénéficier de la complicité des gardes si nous étions pris. Nous meublions donc nos moments oisifs à nous entraîner et dénicher un garde corruptible, si possible ayant des contacts au service des primes. Quelques piécettes soigneusement distribuées nous orientèrent vers un dunmer du nom de Fervos Mirel. On racontait qu’il avait à plusieurs reprises falsifié des documents pour libérer des prisonniers. Avec Drayses, nous avions convenu de l’approcher après son service. Il finissait régulièrement ses soirées dans une taverne malfamée, attablé seul au comptoir. En hommes affables nous avions décidé de lui payer un verre à une table discrète, située dans une partie peu éclairée de la salle. Les quelques bougies accrochées aux murs miteux ne parvenaient pas à concurrencer la nuit tombante. L’affaire s’annonçait bien.
- Vous êtes bien gentils messieurs, mais qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre générosité ?
- Nous sommes seulement d’honnêtes citoyens qui veulent récompenser un garde de son travail considérable, rétorquais-je.
- Comment ça ?
- Regardez-vous ! Vous courrez toute la journée après le crime, au péril de votre vie, et vous vous retrouvez le soir dans un bar aussi minable. Les tables et les chaises sont bancales, la compagnie n’est pas des plus agréables et la bière n’est même pas bonne. Allons, un défenseur de l’ordre mérite bien mieux.
Fervos commençait à comprendre. Sous sa longue chevelure châtain se cachait un être plus vif que son air naïf ne le suggérait. Une étincelle jaillit de ses yeux sombres tandis qu’il entrevoyait les possibilités.
- Et qu’est-ce qu’un soldat mérite, alors ?
- Plus de reconnaissance, c’est évident. Le peuple ne prend pas la mesure des risques que vous encourez.
- Ouais vous avez raison. Et vous proposez quoi pour régler le problème ?
- Voyez-vous, nous ne sommes pas les premiers à nous être posés la question. D’autres organisations qui avaient à cœur de rendre justice à ceux qui la servaient se sont déjà penchées sur le problème. Elles en ont conclut qu’un serviteur de l’ordre mieux payé était plus efficace dans son travail. Les tracas quotidiens liés à l’argent disparaissant, le soldat ne passe plus son temps à ruminer ses sombres pensées. Son esprit est donc plus alerte lorsqu’il s’agit de combattre le crime. Il distingue alors plus facilement les vrais criminels, qu’il faut à tout prix arrêter, et les autres, les petits filous, des personnes très imaginatives qui cherchent malgré les difficultés un moyen alternatif de faire circuler l’argent.
- Désolé mais je peux pas accepter. Le règlement me l’interdit. On a pas le droit de recevoir de l’argent.
Malin. Il avait raison, nous pouvions être des tentateurs, ces personnes chargées de vérifier l’intégrité des soldats. Il fallait le pousser à bout, lui montrer qu’on aurait déjà pu tout balancer.
- J’ai pourtant certains amis prêts à témoigner que vous êtes dans leurs grâces. M’auraient-ils menti ?
- De qui vous parlez ? J’ai jamais aidé personne.
- Et le nordique qui a massacré trois paysans ? Et la dunmer qui a empoisonné son mari ? Je continue ?
Bien. Drayses lui mettait la pression. Le classique gentil-méchant devrait fonctionner. Grand et costaud, avec sa voix bourrue et son nez cassé, il était bien plus crédible que moi dans le rôle.
- Ah, ces amis ?
- Exactement. Ceux-là. Y’a erreur ou pas ? Fais vite on est pressé.
- Ouais c’est bien eux.
Fervos transpirait. Il comprenait qu’il était pris, qu’il n’y avait plus d’échappatoire. Il fallait maintenant lui faire comprendre qu’on n’était pas des plaisantins.
- Tant mieux. On veut des types dégourdis. Et t’as l’air d’un type qui sait y faire. Comme tu vois on connait un peu ta vie. Tes trucs louches on s’en fout, ça concerne personne on est d’accord ?
Il acquiesça de la tête.
- Bon voilà l’affaire. Y’a certains trucs qui sont pas bons pour le commerce. Pour notre commerce, à toi et à moi. Tu te souviens, on disait qu’il fallait récompenser les gardes. Vous êtes de grands soldats courageux qui combattent le crime, et les citoyens, eux, ça leur est égal. Nous on pense faire un travail honnête, on veut prendre aux citoyens ce qu’ils vous doivent et vous le donner. Mais nous aussi on mérite de gagner notre vie, et ça les gens le comprennent pas. Ils vont nous chercher, nous traquer, et toi mon pote, tu vas faire en sorte qu’ils nous trouvent pas. C’est pigé ?
- Mais comment je vais faire ?
- C’est ton problème ça. T’as bien aidé tes « amis » à sortir non ? Nous c’est encore plus simple, tu vas pas nous faire entrer. Tu brûles les avis de recherche qu’on te dit de brûler, t’étouffes les affaires qu’on te dit d’étouffer et tout ira bien.
- C’est dangereux de faire tout ça.
- Et c’est pour ça que tu seras bien payé. La moitié des primes, et t’auras un petit extra pour les affaires à étouffer.
- Ouais mais je risque gros moi. Si les autres m’attrapent je suis cuit !
- T’inquiète pas pour ça. On te fera sortir de geôle. Si tu craches on tombe, et on n’a pas trop envie de tomber.
- Non je veux dire que c’est pas assez payé pour c’que je risque.
- Un garde riche c’est suspect, ça attire les interrogations des collègues et la curiosité des passants, repris-je. Ca pourrait même attirer les criminels les plus téméraires. Le garde a fini son service, il sort du bar bien aviné, ses réflexes sont émoussés et il n’entend ni ne voit les coupe-jarrets qui le suivent. Il se croit seul et marche paisiblement dans la nuit, heureux d’être riche et saoul. Mais pour combien de temps encore ? La rue est déserte, le soldat et sa bourse sont inconscients du danger qui les guette. D’un coup les bandits surgissent, tranchent la gorge du garde, prennent sa bourse puis s’en vont. Et tout ça pour quoi ? Pour quelques malheureuses pièces d’or demandées par gourmandise. Non, si nous devons travailler ensemble, je préfère prendre soin de mes associés et ne pas les mettre dans l’embarras. C’est pour votre santé. J’espère que vous comprenez ?
Au fur et à mesure de mon histoire, son visage perdait peu à peu son teint naturel. La situation était cocasse. Un elfe noir qui vire au blanc n’est pas courant. Ma boutade, qui me faisait rire intérieurement, se traduisit par un léger sourire que Fervos interpréta comme du sadisme. Tant mieux, il ne s’en tiendrait que plus sage.
- Parfaitement, bredouilla-t-il.
- Alors tout est réglé, conclus-je.
Nous quittâmes Fervos en l’assurant de le contacter dès que nous aurions besoin de ses services. Une légère avance réchauffa nos relations et le rasséréna, puis nous sortîmes de ce bar crasseux pour retrouver Suran et sa paisible fraîcheur nocturne. Débarrassée des odeurs parasites des passants, la ruelle déserte exhalait le parfum humide de la pierre humidifiée. Troublant le silence, quelques échos des maisons avoisinantes nous parvenaient, révélant une scène de ménage particulièrement soutenue, ou à l’inverse un amour très charnel. Tandis que nous nous dirigions vers notre bicoque, nous annoncions notre retour par le bruit de nos pas crissant sur la terre, et le son de nos voix épiloguant sur l’épisode que nous venions de vivre.
- Dis Githel, j’ai dit au garde qu’on le sortirait de geôle s’il se faisait prendre. Mais si on n’y arrive pas ? S’il se fait prendre et qu’on le délivre pas, on fera quoi ?
- Fervos est uniquement motivé par l’appât du gain. Tant qu’il tire un bénéfice de ses activités il ne nous donnera pas. Mais s’il est découvert et qu’on le met au secret, il est certain qu’il parlera pour alléger sa sanction. Non, nous n’aurons pas le choix. Le libérer sera bien trop risqué.
- Ouais mais nous aussi on aime l’argent. C’est pas une raison pour le tuer.
- C’est vrai, nous sommes des voleurs, nous aimons l’argent. Mais tu sais ce qui nous différencie de ce soldat ? Nous sommes avant tout liés par une loyauté indéfectible. Tu as vu le nombre de voleurs qui ont échoué en prison ? et pourtant aucun n’a avoué faire partie de la guilde. Tous ont nié son existence jusqu’à présent. Et ce Fervos, obnubilé par l’argent, est une menace pour toutes les guildes des voleurs de Tamriel s’il est capturé. Comme tous les autres gardes corrompus d’ailleurs. Tant que personne ne parle, la guilde des voleurs ne sera qu’une légende urbaine que les riches de ce monde aiment à évoquer en plaisantant pour s’effrayer. Mais qu’une seule guilde soit dévoilée au public, et tous les voleurs de Tamriel seront pourchassées.
- Et tu te fiches d’assassiner un homme, comme ça, de sang froid ?
- Non, mais j’ai moins de scrupules à tuer un homme dénué de principes qu’un homme avec des idéaux et prêt à les défendre. Après tout, ce Fervos n’est qu’un pion motivé par l’argent. Agite-lui une carotte bien croustillante et il s’agitera dans tous les sens pour se l’approprier. Pour moi il n’est même pas digne d’être considéré comme un homme, c’est seulement un pantin qui se prostitue pour une parcelle de pouvoir.
Une fois arrivés au quartier général de la Nouvelle Guilde, je me couchai immédiatement, sombrant bientôt dans un sommeil profond mais troublé.
Opportunité
Estomaqué par le coup, mon corps réclamait désespérément de l’air qui n’arrivait pas. Suivant les conseils de mon adversaire, je me calmai. Elle avait raison, l’oxygène revenait. Sans me quitter du regard, Aelendia remettait sa longue chevelure de jais en place, manifestement fière de l’uppercut qu’elle venait de m’assener au foie. A quelques mètres de la scène, Jathlanie supervisait le combat, nous conseillant à tour de rôle. Toujours sous le choc, je me remis avec plus ou moins de succès en garde, respirant par saccades. Le temps de récupérer et j’attaquai. Direct à la tête, feinte de crochet du droit en avançant, puis j’élançai mon genou gauche à l’intérieur de sa cuisse gauche en visant soigneusement au-dessus du genou. Déstabilisée, j’en profitai pour la saisir avec mes bras autour de son cou et lui descendre la tête. Je lui assénai alors un coup de genou circulaire sur la tempe. Je maitrisai néanmoins mon attaque, conscient que nous étions seulement en entrainement. Toujours debout malgré mon emprise, elle tentait de se dégager en passant ses bras à l’intérieur des miens pour reprendre le contrôle. Je lui laissai temporairement le contrôle de ma nuque pour lui broyer les côtes flottantes exposées à l’aide mes poings. Décontenancée une fois de plus, je décidai d’en finir une fois pour toutes. Je me décalai sur la gauche puis passai dans son dos en lui assenant une fois encore un crochet dans les côtes. Mon avant-bras droit sur son cou et ma main gauche enserrant sa tête, je me collai à elle pour limiter ses possibilités de dégagement. Je relevai légèrement l’avant-bras qui contrôlait le cou pour l’étrangler. Luttant jusqu’au bout, elle tenta de résister, mais je me tirai vers l’arrière tout en l’écrasant de mon corps pour l’amener au sol. Elle avoua sa défaite par un hoquet et deux tapes au sol successives, et aussitôt je relâchai mon emprise.
- C’est pas mal, vous faites des progrès, nous félicita Jathlanie. Mais il y a encore des choses à revoir. Si tu as réussi à battre Aelendia, Githel, c’est uniquement à cause de sa faible clairvoyance.
- Comment ça ! s’offusqua Aelendia. Je l’ai quand même sonné !
- Certes, mais tu l’as laissé approcher bien trop facilement. Tu aurais du tenter de le repousser avec un coup de pied de face. En visant le foie si possible. Quant à toi Githel, tu n’aurais pas du lâcher ta saisie sur Aelendia pour aller chercher les côtes flottantes. Si elle avait été plus résistante c’est toi qui aurais été à terre. Mais dans l’ensemble je vous félicite. Vous avez bien enchainé les attaques, vous avez esquivé au lieu de reculer et de subir, et c’était un combat plutôt agréable à voir. Quand tu seras remise Aelendia, tu pourras nous montrer quelques subtilités de l’arc ?
- Avec plaisir, expira Aelendia en s'asseyant sur une des rares chaises de la salle.
Visiblement exténuée par le rude entrainement, elle tentait de délasser son corps en s'étirant le long du dossier, exposant sans retenue ses formes mammaires, uniquement recouvertes d'une tunique bleue délavée et souillée par la transpiration. Une simple ceinture de soie retenait sa culotte longue, dissimulant ses cuisses et une partie des mollets. Un bâillement me ramena sur son minois couvert de sueur et ses lèvres pourpres finement esquissées. J'observais son nez retroussé quand elle se tourna vers moi, visiblement amusée que je la détaille de la sorte. Ses yeux vert émeraude émettaient une lueur espiègle pendant que je détournais honteusement le regard, fixant une autre partie de la pièce. Inspiration naturelle mais peu pertinente ; la faible décoration de la salle ne permettait pas de s'extasier devant l'austérité nécessaire aux débuts des affaires. Cinq coffres renfermant nos affaires emplissaient l'espace entre la porte et le mur de gauche, orné à la hâte d'une tapisserie quelconque pour cacher l'âpreté grisâtre des cloisons. Une lueur en provenance de la table en bois, située face aux coffres et poussée contre le mur pour l'entrainement, fixa mon attention. Il s'agissait du reflet d'un vase aux couleurs irisées, unique objet ostentatoire de la maison. Derrière nous, une bibliothèque fébrile accueillait quelques livres d'apprentissages.
En me retournant, j'aperçus la pièce rare de la collection : un recueil de techniques akaviroises précieux à Jathlanie. S'il était passé expert en l'art du combat rapproché, c'était en partie grâce aux enseignements de ce livre. Quoique Drayses, dans un style totalement opposé, le suivait de près. Le dunmer pouvait compter sur sa rapidité, sa force et sa résistance. L'affrontement entre mes deux compagnons amenait des combats très étranges. Drayses atteignant peu souvent le rougegarde, qui esquivait et répliquait tant qu'il le pouvait ; mais dès que le dunmer faisait mouche, son adversaire encaissait un rude choc, le laissant parfois à sa merci. Mais cette technique peu subtile avait un inconvénient de taille. En misant tout sur l'attaque, le dunmer s'exposait à une contre-attaque foudroyante. Négligeant sa garde, il suffisait le plus souvent d'esquiver l'avalanche de coup pour décocher un crochet ravageur. Mais le combat n'était pas gagné d'avance, il fallait compter avec la hargne et la pugnacité du dunmer pour en arriver à bout, chose très délicate que Jathlanie lui-même avait du mal à réaliser malgré sa constitution naturellement robuste.
Depuis que nous étions réunis sous le même toit, nous avions pris pour habitude de mettre en commun nos facultés pour progresser plus rapidement. Ainsi Jathlanie nous guidait sur la voie du combattant, Drayses y participait à sa manière mais brillait plus par son emploi de la dague, Aelendia nous initiait au tir à l'arc, et Peeradeeh aimait à dévoiler ses talents de lanceur de jet : couteaux, shurikens et dards faisaient partie de son arsenal. Quant à moi, je tentai de partager mon talent pour l'illusion avec mes compagnons, mais seule Aelendia, la plus réceptive du groupe à la magie, parvenait à assimiler quelques sorts. En contrepartie elle m'enseignait quelques sortilèges de charme. Elle semblait en connaître une bonne partie, et quand je la questionnai sur le sujet elle me répondit que c'était l'unique moyen qu'elle avait trouvé pour éviter les sévères réprimandes de son père étant petite. Je lui objectai qu'elle aurait pu choisir la destruction ou le poison, mais son amour pour son père, qui avait subit plus que son compte de souffrances, l'empêchait de le blesser, que ce soit dans son égo ou dans sa chair. Elle avait secrètement appris la magie grâce aux livres, avait un temps fréquenté la guilde des mages puis en était partie, à cause d'une mentalité trop élitiste qui ne lui convenait pas. Elle se mit alors à user de son pouvoir, charmant les marchands et les honnêtes gens dans les bars, jusqu'à ce que la guilde des voleurs la découvre et menace de lui briser les membres si elle continuait ses activités hors de la guilde. Réintégrer une confrérie ne lui semblait pas la meilleure solution, mais elle finit par accepter l’invitation malgré un manque de courtoisie évident. Néanmoins elle ne le regretta jamais, la guilde l'ayant entrainée des années durant et lui sauvant même la mise lors de certaines situations périlleuses, comme il nous en était tous arrivées.
Il nous fallut quelques minutes pour nous remettre d’aplomb, le temps de stabiliser notre rythme cardiaque. Je goutais particulièrement ces moments de récupération, j’aimais sentir le corps commander la respiration après un important effort physique. Après quoi nous descendîmes au rez-de-chaussée – la maison s’étirant sur deux étages et les combles – rejoindre nos compagnons. Aelendia leur proposa alors de sa voix mélodieuse de les entrainer à l’arc, mais ces derniers étaient trop absorbés par le journal pour l’entendre. Nous nous approchâmes alors pour percer le secret de ce mutisme, et nous découvrîmes écrit en gros titre : « Elam Dralor fait l’objet d’une tentative d’assassinat ». Peu versé dans le fait divers, je demandai à Jathlanie de m’expliquer cette attention soudaine. Il s’avéra qu’Elam Dralor, riche notable de la ville, se disputait avec son frère cadet Mervis, moins fortuné et en mauvais termes avec son aîné, l’héritage d’un tableau de grande valeur datant de l’ère seconde. Or Elam Dralor avait été agressé la nuit dernière par un nordique de haute stature. Son frère cadet, Mervis, était donc suspecté d’avoir commandité cette action envers son frère. Quant à l’agresseur, il avait été mis en fuite par deux passants qui arrivaient au moment où le nordique allait assener sa masse d’armes sur la tête du notable. J’entrevoyais alors les possibilités qui s’offraient à nous : profitant de la discorde entre les deux frères, nous pourrions voler le tableau et faire accuser Mervis Dralos de notre forfait. Dans le principe cela semblait enfantin, mais nous ne doutions pas que le frère aîné ait paré à toute éventualité dans l’optique de contrer son frère. Mais avait-il pensé à se protéger d’une bande de voleurs ?
Le soir même, Drayses et Jathlanie allaient à la pêche aux informations pendant que nous avions quartier libre avec Aelendia et Peeradeeh. Je ne fus pas surpris de voir ces derniers monter à l’étage et se cloisonner dans la chambre de l’argonien. Au lieu de rester seul à envier Peeradeeh, je décidai d’aller explorer la ville. L’air frais me ferait du bien. Quelques torches accrochées aux murs combattaient timidement l’obscurité et dévoilaient étrangement les passants. Selon la provenance de la lumière, il arrivait qu’un visage semble tronqué, amputé par les ténèbres. A l’instar d’un croissant de lune, les portraits semblaient inachevés, comme si le créateur avait laissé en plan la seconde portion de la tête. J’avais alors l’impression de croiser un œil, une moitié de nez doté de son unique narine, et une moitié de bouche. Evoluant au hasard dans ce monde invraisemblable, je m’éveillai à la vue d’une lanterne rose. En me rapprochant, je devinai que j’avais échoué à l’extrémité Est de la ville et que je me trouvai face aux Plaisirs Charnel de Désèle. Etait-ce à cause de mes pensées pour Aelendia, ou de mon oisiveté sexuelle depuis quelques temps que je rentrai ? Certainement un mélange des deux.
A l’intérieur, des globes carmin qui abritaient une boule de feu constituaient l’unique éclairage, octroyant à la salle une lumière rouge blafarde. Je m’assis au comptoir et commandai à boire. A ma gauche, une rougegarde et une impériale faiblement vêtues avaient entamé une danse étrange et se mouvaient autour d’une barre verticale au son d’un luth et d’un tambour de guar. Quelques clients attablés près de la scène avaient les yeux rivés sur ces formes mouvantes qui se déliaient et tournoyaient constamment. Parfois, lors d’un mouvement particulièrement vif, il me semblait apercevoir une ombre disparaissant dans les replis ténébreux de la salle pour revenir subitement. J’avais une nette préférence pour l’impériale, une blonde aux traits finement gravés, dont les mouvements respiraient la sensualité. Je ne sais combien de temps je restai à l’observer, à examiner ses enchaînements arqués et cintrés, s’étirant par moments à l’extrême pour finalement se recourber sur son corps voluptueux et se tortiller autour de la barre pour recommencer une nouvelle fois à m’émerveiller. Je serais resté des heures durant à contempler cette chorégraphie, mais la patronne de l’établissement, une bosmer prénommée Désèle, m’accosta.
- Seriez-vous intéressé par Runa ? me questionna-t-elle sur un ton détaché.
Tiré de ma rêverie, je lui demandai un peu gêné si elle parlait bien de l’impériale.
- En effet, j’ai remarqué que vous la dévoriez des yeux. Cette fille est vraiment magnifique. Elle regorge d’une telle énergie, d’une telle sensualité, que personne ne résiste à son attrait. Elle compte bien quelques amoureux dans la salle, mais aucun d’aussi grande classe que vous. C’est la première fois que vous venez par ici, je me trompe ?
- Non pas du tout, vous avez raison.
- Dites-moi, voudriez-vous immortaliser cette première fois, la rendre impérissable dans votre mémoire ?
- Comment ça ?
Les sourcils de la bosmer se plissèrent alors, dévoilant un regard reptilien ensorcelant. D’une voix basse, elle me confia son projet.
-Voyons, nous connaissons tous les deux votre attirance pour Runa. Vous brûlez d’un désir ardent de la posséder.
J’allais objecter que non mais elle me devança.
- Ne songez même pas à me contredire, vos yeux parlent pour vos lèvres. Pour être franche, je m’inquièterais si elle ne vous attirait pas. Mais vous m’inquiétez malgré tout. Je me demande comment un jeune homme si fringant peut laisser de marbre les multiples demoiselles de l’extérieur.
En restant volontairement évasif, je lui rétorquais que je manquais d’opportunités. En un sens, c’était la stricte vérité. Ces derniers temps, Aelendia était la seule présence féminine que j’avais côtoyée.
- Ah bon ? Mais rassurez-moi, vous avez déjà… pratiqué ?
Choqué par la question, je lui répondis avec pudeur par l’affirmative. Bien sûr, il m’était arrivé d’avoir des relations avec d’autres voleuses, exclusivement. Une conquête moins marginale n’aurait certainement pas approuvé mon gagne-pain. Etre hors-normes, et surtout hors la loi, ne permettait pas de se faire des relations « normales ». Comment nouer une amitié sérieuse avec des personnes qui vous considéraient comme un criminel ? qui pensaient qu’aller contre la loi était une abomination ? Comme si elles-mêmes n’enfreignaient jamais la loi qu’elles faisaient semblant d’adorer par peur de passer pour un ennemi de l’ordre établi. Tout ça aux yeux de qui ? De ceux qui font les lois, qui les édictent sans se demander si leur loi est légitime.
Mais je m’égarais, et il fallut les fentes reptiliennes de Désèle pour me ramener au réel. Je trouvais d’ailleurs étrange ce regard braqué, comparé à la douceur de ses traits. C’était un contraste presque terrifiant. Son nez droit, ses pommettes rondelettes et ses lèvres pulpeuses qui s’étiraient en un grand sourire détonnaient totalement avec ses yeux interrogateurs.
Elle semblait avoir remarqué mon trouble mais le mis sur le compte de sa question indiscrète. Elle continua cependant à me cuisiner.
- Excusez-moi pour cette question indiscrète, mais je ne voulais pas confier Runa à quelqu’un d’inexpérimenté. Comprenez, nous faisons peut-être des affaires ensemble mais elle n’en reste pas moins une de mes « filles ».
- Attendez, quelque chose m’échappe. Vous dites que vous prenez soin de vos esclaves ? Je n’ai jamais entendu parler d’une telle chose dans tout Morrowind !
- Mes filles ne sont pas des esclaves, ce sont des personnes libres qui ont choisi ce métier, comme elles auraient pu devenir potières ou travailler dans les champs, reprit-elle calmement.
- Donc si je comprends bien, vous me dites que vos « filles » ont choisi de vendre leur corps, de se dégrader volontairement, répliquai-je toujours aussi sceptique.
- Allons bon, vous étiez prêt il y a quelques instant à lui sauter dessus sans lui demander son assentiment, et vous voici maintenant à la défendre, railla la bosmer. Vous jugez différemment esclave et femme libre ? Je vous croyais plus ouvert d’esprit.
- Non, je me demandais seulement ce qui pouvait motiver quelqu’un à se souiller de la sorte, à vendre son corps comme je vous l’ai dit.
- Vous pourrez lui demander vous-même, après avoir avancé quelques septims.
J’hésitais alors, un peu refroidi par la conversation qui venait de rompre le charme. Mais en voyant l’impériale virevolter de la sorte je n’eus plus aucune réticence. Désèle fit alors signe à Runa de s’approcher, laissant sa camarade rougegarde seule onduler sur la piste. Tandis qu’elle approchait, je remarquais ses yeux de saphir et sa bouche charnue, mais également la délicatesse de ses mains fraichement manucurées pendant qu’elle replaçait sa chevelure dorée. A n’en pas douter, cette femme prenait soin d’elle, et son air distingué malgré sa profession me confortait dans mon appréciation. Elle interrogea Désèle du regard qui lui répondit par un signe de la main. L’impériale m’offrit alors son bras que j’agrippai, puis m’entraina dans une chambre à l’étage. Ici comme au rez-de-chaussée, l’ambiance était intimiste, et la faible luminosité suffisait à peine à dévoiler le mobilier de la pièce exigüe. Mais l’essentiel était là : un lieu moelleux contre lequel elle me projeta délicatement et vint me rejoindre aussitôt. Ses mains commençaient à me déshabiller mais le rythme était trop précipité pour me plaire. De plus, ce qu’avait dit Désèle m’intriguait, et je voulais obtenir une réponse à ma question.
- Attends s’il te plait, lui chuchotai-je. J’aimerais te poser une question avant.
- Une seule ? me répondit-elle d’un ton ingénu.
- Peut-être, plusieurs. Ta… patronne, m’a dit tout à l’heure, que tu étais une femme libre, qui avait délibérément choisi ce métier. Ca ne te dérange pas de te dégrader de la sorte ?
- Et en quoi est-ce que je me dégrade ? me rétorqua-t-elle d’un sourire espiègle.
- Eh bien tu vends ton corps, ou du moins tu le loues. Alors que ton corps n’est pas un objet. Tu échanges ton âme contre de l’argent. Ca ne te choque pas ?
- Pas du tout, puisque je n’échange pas plus mon corps contre de l’argent que ces gens qui travaillent d’arrache pied, à biner, planter et entretenir de vastes propriétés.
- C’est totalement faux, tu mets ton intimité à disposition, ce qui nous est de plus secret et de plus caché, ce que l’on offre au lieu d’acheter. Tu permets à n’importe qui de violer ton sanctuaire pour une poignée d’or.
- Tu as raison, mais ton raisonnement ne s’applique que si je suis contrainte d’accepter n’importe qui. Or Désèle choisit nos partenaires, elle les observe puis les trie selon nos goûts. Mais il arrive qu’elle se trompe et que l’homme ne m’attire pas. Dans ce cas je refuse ou je simule un malaise, ça dépend. Au final, c’est moi qui décide qui peut accéder ou non à mon sanctuaire.
- Si je comprends bien, tu es en pleine possession de ton libre-arbitre ?
- Exactement, me susurra-t-elle à l’oreille. Je suis libre de te faire tout ce que je veux comme je le veux.
Elle me repoussa alors en arrière et commença à ôter sa tunique transparente. L’expérience et la faible quantité de vêtements lui permirent de se dévêtir rapidement et de me déshabiller à mon tour. Je me retrouvai en peu de temps nu comme un ver. Puis elle vint se blottir contre moi, ajoutant son excitation et sa chaleur aux miennes. Elle commença à palper mon corps de ses mains et je lui rendais ses caresses, d’abord maladroitement puis de plus en plus sauvagement jusqu’à atteindre son aisance. Quant elle s’estima prête, elle vint se coller contre moi, frottant sa poitrine contre la mienne et son bas ventre contre mon sexe. Nos lèvres comme nos corps se soudèrent en un sursaut, unis par un enchevêtrement de tissu invisible. Nos frontières s’estompaient de plus en plus, je nous sentais fusionner. Nous étions désormais en phase, nous ne formions plus qu’un. Son corps suintant anticipait mes réactions et j’anticipais de même. Elle allait et je revenais, elle se cambrait et je me cintrais comme si elle était moi et si j’étais elle. J’étais déconnecté du réel, mon esprit prisonnier de mon corps en folie. Une débauche de sensations me parvenait et j’adorais ça. Je sentais le rouge, j’entendais son odeur et je goûtais son visage. Sa voix vibrait en moi et je tremblais à travers elle. De solide nous étions passés à liquide, comme deux produits distinct se rencontrant pour n’en former qu’un. Et nous étions en ébullition ; le liquide se changeait en volutes de gaz qui montaient vers le ciel azuré de la nuit, papillonnant furieusement dans l’espoir vain de rester intact. Las, le gaz s’évaporait et redevenait liquide puis solide. Je voyais les étoiles se fondre dans les prunelles azurées de Runa, spectacle néanmoins magique après cette sublimation. Pendant que nous nous égarions l’un dans l’autre, le temps avait fait son office et le soleil commençait à pointer. Je laissai là Runa pendant que j’emportais son souvenir impérissable, et je rentrai au quartier général, heureux et transi par cette nuit d’amour que seuls deux êtres semblables pouvaient s’offrir.
Sur la piste
-Bande de chiffes molles ! Vous avez rien dans les veines ! Je dis qu’il faut y aller. Et pas plus tard que ce soir.
- Calme-toi Drayses. Tu veux risquer ta peau pour un coup mal préparé ? Vas-y mais ne compte pas sur moi pour te tirer de là.
- Bien sûr, l’argonien Peeradeeh va même pas chercher à tirer son pote du cachot ! Non c’est pas un pote, c’est juste un collègue comme un autre ! Tant pis pour sa gueule si les gardes l’alpaguent, l’est trop maladroit pour faire un bon voleur !
Ca y est, ça recommençait. Drayses faisait une fois de plus sa forte tête. Depuis quelques temps, je le sentais bouillir intérieurement. Il se faisait de plus en plus agaçant, irrité par la moindre contrariété. Il souffrait certainement de l’inaction prolongée, ou du moins de la réduction de ses activités. Il est vrai que ces derniers temps nous faisions profil bas, mais il fallait tenir encore un peu avant de réaliser ce qui serait certainement un coup fumant. Il était rare qu’un voleur puisse commettre son forfait sans attirer l’attention. Aujourd’hui nous avions la possibilité d’orienter les soupçons sur le frère Dranor, et au pire de brouiller les pistes si nous étions surpris. Néanmoins il nous fallait une préparation minutieuse, mais l’impatience de Drayses risquait de tout gâcher. Pourtant ce n’était pas le moment de flancher, il fallait au contraire s’accrocher. Le vol s’annonçait plus complexe que prévu. Plusieurs sources s’accordaient à dire qu’un mage bréton, chauve, barbu, petit et d’allure fluette, vêtu d’une robe rouge, avait été aperçu au manoir Dralor dernièrement. Nous nous interrogions donc sur les enchantements potentiels, sauf Drayses qui voulait foncer dans le tas sans se préoccuper des sortilèges. Par chance, Jathlanie tentait de le raisonner. A l’inverse de Drayses, il avait développé des talents de négociateur et une patience redoutables. Je fus une nouvelle fois témoin des talents du rougegarde en voyant le dunmer se taire et se rasseoir sur sa chaise, tout en fustigeant Peeradeeh du regard. Le calme étant provisoirement revenu, j’en profitai pour prendre la parole et faire le point sur la situation.
- Résumons : Elam Dranor et son frère se disputent un tableau datant de l’Ere Seconde que l’aîné, Elam, garde en sa possession dans son manoir. Il est pratiquement certain que le frère cadet est prêt à tout pour récupérer ce tableau. Apparemment, trois gardes se relaient constamment, de fait il y en a toujours au moins un sur le qui-vive, et probablement deux la nuit. Ils ont l’air de simples mercenaires, ce qui est tout à fait probable si le mage s’est occupé des protections magiques. C’est d’ailleurs plus sûr pour Elam Dranor si les soldats n’ont aucune expérience magique. S’ils souhaitent trahir la confiance de leur employeur, il leur faudra passer outre les protections magiques. Tâche ardue si les sbires n’y connaissent rien en la matière. Autre mauvaise nouvelle, il semble que le mage ne réside pas à Suran. Aucun mendiant ne l’a reconnu. D’autres disent l’avoir vu se diriger en direction de l’échassier des marais. On peut donc penser qu’il vient de Molag Mar ou de Vivec.
- Il est certainement à Molag Mar, intervint Aelendia.
- Tu m’expliques ça, répliqua sèchement Drayses, toujours vexé d’être confiné à l’inaction comme le prouvait sa posture, bras croisés et tête légèrement baissée.
- C’est plutôt logique, reprit Aelendia d’un ton jovial. Comme vous le savez, j’ai été pendant un temps membre de la guilde des mages. J’y ai croisé de nombreux spécimens, des originaux en tous genres, mais tous avaient un point en commun : ils pensaient et vivaient magie.
- Ouais mais encore ? T’as rien d’autre à chier que du vent ?
- Oh mais laisse-moi finir Drayses, protesta tendrement Aelendia. Bon je reprends. Prenons un voleur comme exemple. S’il a besoin d’argent, il va chercher à dérober la première bourse à proximité. Pour un mage c’est exactement la même chose, il va d’abord penser à utiliser ses capacités pour se simplifier la vie. Donc, si le mage inconnu voulait se rendre à Vivec, il aurait utilisé un sortilège d’Almsivi et serait arrivé dans le quartier du Temple. Il aurait donc gagné plus de temps qu’en empruntant l’échassier des marais. Mais comme il ne l’a pas fait, j’en conclus qu’il y a de fortes chances qu’il soit allé à Molag Mar, dernière étape de l’échassier des marais. Et c’est bien plus avantageux pour nous. Vous savez pourquoi ? Parce qu’à l’inverse de Vivec, il n’y a pas de guide de guilde à Molag Mar. Il n’y pas de guilde des mages, donc il ne peut pas se téléporter à d’autres endroits.
- Certes, intervint Peeradeeh. Mais s’il emprunte les voies fluviales pour se rendre à Tel Branora ou Sadrith Mora ?
- S’il s’était rendu à Sadrith Mora, il aurait certainement été à la guilde de Vivec, qui permet de voyager à Sadrith Mora. En d’autres termes…
- On passe enfin à l’action, se réjouit Drayses.
Pour cette mission de repérage, nous avions décidé que j’irais à Molag Mar en compagnie d’Aelendia et de Drayses. Nos aptitudes magiques pourraient nous être utiles, et Drayses avait nécessairement besoin d’activité, au risque de devenir incontrôlable. Pendant le voyage, à bord de l’échassier des marais, nous avions questionné le conducteur, un impérial, au sujet de ses différents passagers, en l’orientant sur les plus singuliers avant d’évoquer en toute innocence le faible épanchement verbal des mages. L’impérial, qui aimait à user de sa voix rocailleuse, ne tarda pas à nous parler de l’homme qui nous intéressait. Comme l’avait déduit Aelendia, le mage se rendait bien à Molag Mar, mais contrairement au préjugé dont nous avions fait usage, ce mage ci n’hésitait pas se vanter et à prouver ses dires. L’impérial, pourtant patient et jovial, avait rapidement été excédé par les démonstrations magiques du passager turbulent. Il nous racontait comment le mage avait éliminé un braillard des falaises qui leur fonçait dessus, en faisant disparaitre un arbre que l’animal, en plein élan, n’avait pu apercevoir. Mais le plus intéressant résidait dans l’attitude du magicien, qui fut pris d’un rire sadique en observant le volatile inconscient devenir la proie des appétits sauvages des guars à proximité. Le conducteur nous assura ne jamais oublier la lueur malsaine qui brillait au fond des prunelles de l’inquiétant mage, dont l’éclat malicieux gagnait en puissance à chaque nouvelle bouchée. La cruauté à l’état pur le répugnait et le révoltait, mais il nous confia que l’effroi envers le sinistre personnage lui avait ôté toute velléité de protestation, et qu’il se plongea dans un mutisme qui se prolongea jusqu’au moment où il déposât le mage à sa destination finale.
Molag Mar, dernier bastion des Terres Cendres, était séparé de la Côte d’Azura par une chaîne montagneuse juste au Sud, opposant à l’âpreté pierreuse et marine d’ici invisible, un relief chaotique dominé par les teintes grisâtres des couches de cendres. De longs défilés peu engageants menaient à la ville pyramidale, empruntant trait pour trait son architecture à la ville de Vivec, à la différence notable que les multiples vents du fléau avaient érodé son émail étincelant au profit d’un ocre morne de plus en plus similaire aux cendres environnantes. Face à nous se trouvait un pont surplombant une douve peu profonde, et qui permettait l’accès à la base de la cité après être passé entre deux piliers s’élevant vers la cime de la cité. L’écho sec de nos pas résonnait contre le sol dallé, et nous empruntâmes un tunnel qui se hissait vers l’étage supérieur. Un balcon ceinturant le milieu du cône tronqué apparut alors, nous laissant le choix entre pénétrer dans les complexes de la ville, qui abritaient les logements modestes et divers services, ou continuer notre ascension et accéder à la place de Molag Mar, totalement sujette au cinglant vent du fléau. Doutant de trouver le mage au Temple des Tribuns sur la place, nous nous orientâmes vers la taverne locale.
A l’intérieur des complexes nous attendait un espace confiné, où deux couloirs étroits permettaient d’accéder aux sorties latérales, et une ouverture pratiquée au centre de la salle permettait d’entrevoir quelques lueurs bleues et rouge de l’étage inférieur, luttant sans grand succès contre l’austérité des murs de grès rugueux et des tapisseries moroses. Nous accédâmes à la gargote par un couloir confiné, et fûmes confronté à la morosité ambiante. Pendant qu’un piètre barde interprétait au luth une chanson locale, nous allions commander au comptoir. Juste à ma droite, un exalté de haut rang, un dunmer revêtu d’une armée de verre, et un rougegarde appartenant à la maison Rédoran, débattaient d’un sujet très à la mode. Il semblait qu’un obscur aventurier tente de se faire passer pour le Nérévarine, celui qui annihilerait totalement Dagoth Ur d’après les prêtres dissidents. Je décidai de m’immiscer dans la conversation avant que le ton ne monte trop.
- Pardonnez-moi messieurs, mais je doute que votre Nérévarine existe réellement.
- Nous sommes bien d’accord, me répliqua avec entrain l’exalté. Je l’avais bien spécifié à mon compagnon rédoran, mais que voulez-vous, les guerriers ont la tête bien dure.
Venant de la part d’un exalté, cette réflexion me sembla presque ironique. Ces hommes qui avaient consacré leur existence au dieu Vivec, ces hommes qui constituaient l’ordre militaire du dieu, ces soldats qui imitaient chaque mouvement, chaque souffle et chaque comportement anodin de leur divinité, osaient critiquer l’étroitesse d’esprit des guerriers. Ils s’engageaient là sur une pente glissante, et risquaient à chaque instant de tomber dans l’abyme. Ces exaltés sont bien mal placés pour juger d’une quelconque ouverture d’esprit puisqu’ils ignorent même de quoi ils parlent.
Visiblement contrarié de se faire bousculer de la sorte, le rédoran rétorqua de suite avec une voix de stentor, le doigt braqué sur son interlocuteur dunmer.
- Vous croyez donc être au service de la perfection incarnée vous les exaltés, n’est-ce pas ? Pourtant des rumeurs courent sur l’origine divine de votre maitre. Que faites-vous des écrits apogryphes ? des prêtres dissidents ?
Heurté par ces arguments pourtant faciles, le dunmer se leva promptement de son tabouret pour cracher sa rage à la face de l’impie.
- Hérétique ! vous êtes donc si influençable pour croire des ragondins professés par les ennemis du Sauveur ? Seriez-vous donc si benêt que vous ne puissiez y déceler les complots ourdis par le vil Dagoth Ur ? Ce Nérévarine, comme il plait à lui et aux autres comploteurs de le nommer, n’est en réalité qu’un vil serviteur de l’infâme Sixième Maison !
De plus en plus agité, le rougegarde se levait à son tour, une main sur la garde de son épée.
- M’accusez-vous de comploter contre le seigneur Vivec ? M’accusez-vous de tramer son déclin en servant l’hortator de ma maison ?
- Oui j’accuse ! Et permettez-moi, dans ma gratitude pour le bienveillant verre que nous avons partagé, d’avoir le souci de votre juste gloire et de vous dire que votre probité, exemplaire jusqu’ici, est menacée de la plus honteuse, de la plus ineffaçable des traces.
- Insultez-moi d’un mot de trop et vous irez rejoindre vos hérétiques dans les limbes de l’Oblivion ! Salissez encore mon honneur et je le draperai de votre sang fielleux!
- Parlez tant que vous le pouvez chevalier, car dès l’instant où mon fourreau se dépeuple la terre se gorge d’une liqueur exsangue !
Bousculée par l’altercation, la salle suspendait son souffle que le temps avait étiré à l’infini. Dans un silence et une immobilité totale, toutes les orbites étaient fixées sur les deux combattants, statues vivantes dans ce monde pétrifié. L’intensité de leur haine se mesurait à l’effroyable nombre de rides apparues sur leurs faciès. Déformés par un honneur et une loyauté puérils, leur visage était creusé par des canyons sinueux qui s’entrelaçaient sans jamais trouver d’origine ni d’extrémité. Dans leur regard ardent, se lisait une volonté farouche d’en découdre. Ces deux soldats, qui avaient maintes fois versé le sang, sondaient leur adversaire. Le souffle régulier, ils tentaient de maîtriser cette pression intérieure, de repousser la peur de la mort que tout homme redoute malgré lui. Loin de manifester une quelconque faiblesse, leur duel silencieux se révélait être bien plus important que le duel barbare. Du premier qui vaincrait l’esprit adverse, à lui la victoire serait acquise. Libéré de l’entrave métaphysique, il engagerait alors le geste parfait, que son adversaire, toujours aux prises avec ses démons internes, contiendrait avec difficulté, ou ne contiendrait pas. Les yeux secs et écarquillés, la sueur ruisselant dans les sillons des rides, les deux guerriers étaient toujours figés dans leur attitude immuable que le magma interne ne parvenait à ébranler. Au diapason, la salle était congelée dans sa posture attentiste et j’étais moi-même paralysée par la violence de l’affrontement spirituel.
Soudain le Rédoran expulsa un kiai assourdissant et dégaina aussitôt. Il tenta une attaque de taille, que l’exalté para de justesse avec sa lame de verre, suivie immédiatement par une attaque d’estoc qui atteignit son adversaire à l’épaule. Transpercé par l’épée courte daedrique du rougegarde, le dunmer hurla sa douleur alors que le sang se répandait sur le sol. Bien que blessé, il demeurait malgré tout plus agile que son opposant rougegarde, et la surprise passée il prit l’initiative et attaqua de la pointe en visant le cœur. Le rougegarde détourna la botte puis riposta immédiatement.
Les deux rivaux luttaient maintenant avec une animosité farouche. Les sentiments avaient pris le pas sur la raison et aucun d’entre eux n’aurait été en mesure d’expliquer la cause de sa fureur à ce moment précis. Les sonorités stridentes du métal répercutaient la hargne dévorante des deux bretteurs, succédant au silence écrasant des instants passés. La fureur du fer rythmait la joute, la violence des impacts écrasait la salle sous son tintement criant tandis que les armes moulinaient et tranchaient le vide. Feinte, parade, esquive, décalage, volte, demi-volte ; les deux opposants usaient de leurs coups les plus perfectionnés pour atteindre la chair ennemie. Mais toujours la lame déviait ou s’arrêtait avant l’impact, toujours l’armure se soustrayait à la morsure de l’acier pour recommencer encore et encore. Sans relâche les deux soldats continuaient leur passe d’armes, et le temps passant la fatigue s’installait. Les attaques se faisaient moins rapides et les esquives plus lentes. La sueur abondante embrouillait le regard, et les guerriers haletants s’arrêtaient fréquemment.
L’exalté affichait un masque diaphane, annonciateur d’un trépas imminent. Mais il n’était pas effrayé. Il n’avait pas peur. Sa seule crainte était de partir avant de laver l’honneur de son maître, d’aller au bout de ses convictions démentes. Enfin il se décida à jouer son va-tout, et se rua sur le rougegarde, toute la puissance concentrée dans son bras armé, et frappa lourdement. Son coup échoua, contré comme tous les autres par le chevalier. Mais l’inattendu se produisit, et alors qu’ils luttaient lame contre lame, l’exalté se débarrassa de la sienne pour aller au corps à corps et décocher un uppercut rageur qui ensanglanta la bouche du chevalier. De ma position, il me semblait qu’il lui avait explosé les dents.
L’issue était proche. L’épaule du dunmer était exsangue et le rougegarde souffrait d’une douleur sourde. Il souffrait certainement plus de la perfidie de son adversaire que du coup en lui-même. Chez les rédorans, le duel était une activité de la plus haute importance. Une valeur sacrée. Tricher était synonyme de bassesse et de déshonneur. Et voilà qu’il venait d’être la victime d’un coup bien bas. Hors de lui, il se releva avec difficulté et ramassa son épée. A bout de forces, le dunmer tentait de ramasser sa lame de verre, seule échappatoire au rédoran furieux. Mais las, sa dernière félonie avait consommé ses dernières forces. Figé dans sa prostration et dans la désillusion d’un dernier baroud, il accueillit la lame vengeresse de son ennemi par un râle agonisant.
Contemplant le cadavre rubicond, le rougegarde émit un grognement sourd qui mit fin à la stupéfaction générale. Les hommes s’agitaient, et le patron, certainement d’accointance rédoran dans ce fief de la grande maison, apporta de suite un réconfortant alcoolisé et apaisant au guerrier. Quant à moi, une idée venait de germer dans mon esprit. Je demandai au patron affairé s’il n’y avait pas quelque mage capable de soulager les blessures du brave gaillard. Je le mis sur la piste du petit bréton chauve, et il me répondit qu’on trouverait Daric Marquardt dans ses appartements situés dans les canaux. Nous avions désormais une adresse et un nom.
Modifié par GiZeus, 12 juin 2010 - 20:12.