Le capitaine Tedryn Driler fixait un point légèrement à gauche de l'oreille de Bérel Sala. Le travail de garde vous apprend rapidement à vous tenir droit, mais aussi à regarder fixement dans le vide tout en enregistrant des foules de petits détails. Et le capitaine se tenait droit, vraiment très droit. Les mauvaises langues auraient pu dire qu'il avait un balais dans le... Enfin vous voyez... Mais en fait non, les mauvaises langues ne diraient rien, du moins rien en présence d'un Bérel Sala aussi dangereusement calme. C'était le seul détail vraiment notable dans cette pièce, une zone de calme lourd de menace, l'œil d'un cyclone de fureur.
Le capitaine n'était pas arrivé à ce poste en étant complètement idiot. Prendre un air patelin, houspiller les nouvelles recrues, se faire offrir un verre dans les tavernes, c'était bon pour les sergents. Les capitaines, eux, devaient être capables de prendre des décisions rapidement, et d'analyser la situation avec pertinence. Et après une analyse tout ce qu'il y a de plus pertinente, il conclut qu'il préfèrerait être sergent, avoir une solde et un prestige moins élevés, mais ne pas avoir à être dans cette pièce, face à un Bérel Sala qui, après avoir navigué à travers des océans de colère complètement déchainés, godillait désormais avec entrain dans les eaux calmes d'un lagon de rage pure.
Pourtant la journée avait bien débutée. Ce matin Ulveni Oren lui avait adressé un grand sourire alors qu'il prenait le chemin du ministère, et normalement ça lui suffisait pour pouvoir parler d'une bonne journée.
Même l'orc cinglé arrêté plus tôt n'avait pas posé de problèmes. Non seulement il s'était rendu, mais en prime il avait avoué. Absolument tout. Même un vol à la tire commis, selon les témoins, "par une saloperie de Khajiit". L'interrogatoire avait été interrompu car on n'avait pas assez de papier pour noter tous les aveux, mais une chose était certaine, on allait pas tarder à afficher un taux d'élucidation des enquêtes avoisinant les cent pour cent, ce qui est de nature à réjouir n'importe quel officier. Ce gros barbare se montrait aussi docile qu'un chaton, il avait accepté de remettre toutes ses armes, et également son armure, à l'exception de son casque. Allez savoir pourquoi. Tedryn n'avait pas insisté, mieux vaut un prisonnier coopératif et casqué qu'un prisonnier réticent, et des gardes assommés.
* * *
Kurtz gro-Gurthmog, quant à lui, réfléchissait dans sa cellule, en tapotant doucement le bas de son casque. Il était un orc simple, à ne surtout pas confondre avec un orc simplet. Beaucoup l'avait pris pour un simplet, et n'avaient plus jamais recommencé. Le fait qu'ils soient morts y était sans doute pour quelque chose.
Non, il était juste simple, dans le sens qu'il disait ce qu'il pensait, et le faisait. Pas besoin de tours, détours et circonvolutions quand on peut aller en ligne droite.
Sur le coup ça lui semblait une bonne idée. De la prison ! S'il était en prison à Vivec, il ne pouvait certainement pas aller à la Cité Impériale, hein ? Parfaitement logique, ça. Et comment rester en prison à Vivec ? En avouant des crimes. Bien entendu, il avait pas mal de morts sur les décombres de sa conscience, mais ça ne pouvait pas vraiment compter comme des crimes, c'était la guerre. Ouais, la guerre. Rien à voir avec des crimes. Mieux vaut voir ça comme ça. Mais quand l'elfe avait commencé à l'interroger, Kurtz avait vite compris qu'il essayerait de lui coller tout et n'importe quoi sur le dos, et il leur avait juste donné... un coup de main, ouais, c'est ça, un coup de main. Rien de mal à aider les autorités, c'est le devoir de tout bon citoyen, non ? C'est ce que lui répétait sa mère sans arrêt. Sa mère...
Il y avait comme un problème. Qu'avait dit l'avorton qui l'avait bouclé quand on avait interrompu l'interrogatoire? Ah ouais... "Votre mère devrait avoir honte d'avoir engendré un monstre pareil". Ouais. Sa mère. Il y avait comme un problème, là. Un gros. Un grand criminel dans les geôles de Vivec, ça risquait de se savoir. Ces crétins de gardes allaient se vanter, c'est certain. La nouvelle allait faire le tour de la ville en un rien de temps, puis la quitter, continuer sa route et atterrir tout droit dans l'oreille de sa mère. Ça allait la tuer...
-Maman...
Juste un murmure, un souffle à peine plus puissant que le battement d'une aile de papillon. A peine plus puissant.
* * *
-J'ai du mal comprendre. Veuillez me répétez ça, capitaine.
Ces mots sonnaient à la fois comme un ordre et une mise au défit de le faire et mettaient Tedryn au supplice. Et ce calme... Bons Dieux, si ça continuait comme ça, il allait se mettre à sourire, et personne n'aimait être dans les parages quand le patron souriait.
-C'est Melar Baro, monsieur.
-Une nouvelle recrue, aussi malin qu'un guar atteint de gangrène mentale, c'est bien ça ?
Il avait réussi à placer le point d'interrogation, mais sans le prononcer. Il s'agissait moins d'une question que d'une affirmation.
-Oui monsieur, bravo monsieur. Hum, donc, Baro est préposé à la garde des pièces à conviction et des biens de nos pensionnaires.
* * *
Pas tué grand monde ces derniers temps, ça lui ferait plaisir, à maman, non ? Hrumf ! Que je ne tue plus... Peut-être. Que je sorte, surement. Que vaut-il mieux affronter ? La cité impériale ? Ma mère ? La cité impériale, ma mère... La cité impériale. Définitivement.
Mais on est loin du sol, et je ne suis pas une saloperie de mage ! Passer son temps à voler comme un braillard des falaises, et puis quoi encore ! Mais les gardiens ne m'écouteront jamais. Faut que je vois le chef, il comprendra surement, non ?
Kurtz cessa de tapoter son casque et le retira doucement. Il approcha une des cornes d'une aspérité de la pierre, près de la base d'un des barreaux. Marrant comme les gens sont peu soigneux. On laisse la maçonnerie s'abimer, et après on s'étonne de ce qui arrive.
* * *
-Et donc ce Melar Baro a déserté ?
-Oui, monsieur.
Tedryn Driler était maintenant franchement pâle, ce qui chez un dunmer se traduit par un gris tout de même assez foncé. Gris souris, ou gris taupe. A moins qu'il ne s'agisse d'un gris acier.
* * *
Voilà, en tirant encore un peu ça devrait... Chclong!
Un des barreaux avait cédé, Kurtz le tenait fermement en main. Un gros morceau de roche y restait accroché, donnant à l'objet l'aspect d'une masse rudimentaire. Il aurait bien aimé soupeser sa nouvelle arme, mais celle-ci ne pesait rien, ce qu'il mit sur le compte du caillou. Après tout, elle était enchantée, cette lune, pas étonnant qu'un de ses fragments le soit. Son casque gisait à ses pieds, de toute façon il n'en aurait plus vraiment besoin.
Un bruit de pas s'approchant résonna dans le silence ambiant, un gardien avait du l'entendre. Il ré-affermit sa prise sur son arme, en espérant que cette absence apparente de poids ne l'en rendrait pas moins efficace.
* * *
-Et non content de déserter, il a tué deux de ses camarades, avec une grande épée sombre, avant d'utiliser un parchemin de lévitation pour filer en direction du nord-ouest, c'est bien ça?
Ça y est, il commençait à sourire. Pitié, faites qu'il ne se mette pas à rire.
-Oui monsieur.
* * *
Finalement, poids ou pas, cette arme était rudement efficace, presque trop. Elle n'avait pas de poids, mais conservait son inertie quelque part, apparemment. Le garde gisait au sol, inconscient. Si Kurtz avait forcé, il aurait refait la décoration façon Sixième Maison. Mais il ne préférait pas. Déjà parce que s'il devait parler au patron des gardes, mieux valait ne pas commencer par les trucider, les gardes.
Et pire encore, sa maman en entendrait peut-être parler, et ça lui ferait de la peine.
-Bon, si je me souviens bien, ça doit être par là.
Kurtz sourit, vision rare et à même de vous empêcher de dormir durant quelques semaines. C'était amusant de voir comment aucune prison ne le retenait bien longtemps.
* * *
-Et ce n'est pas tout, n'est pas ?
-Monsieur ?
-N'essayez pas de me le cacher. Allez, dites le moi. N'ayez pas peur. Qu'y a-t-il d'autres?
Son ton affirmait très clairement le contraire lorsqu'il lui disait de ne pas avoir peur.
-Et bien puisque vous en parlez, il semblerait que tout nos parchemins de lévitation aient disparu, nous sommes coincés ici. Je crains que Baro n'ait empor...
-Ahah.
Oh non, il commence à rire, je suis foutu.
Ce rire était totalement dénué de gaité ou d'humour. A vrai dire il s'agissait moins d'un rire que d'un gloussement, voire d'un spasme.
A ce moment la porte dans le dos du capitaine s'ouvrit et quelqu'un toussa poliment. Reconnaissons ce mérite au capitaine, il ne tressaillit même pas, toute son attention étant concentrée sur Bérel Sala, qui affichait désormais un visage de dément rigolard, ce qui n'est pas franchement drôle.
Kurtz passa la porte, posa sa masse à l'entrée, car ses interlocuteurs étaient généralement nerveux quand il avait une arme en main, et s'avança.
-Excusez-moi de vous déranger, mais j'aimerais revenir sur quelques points de ma déposition.
-Gggh...
-Voilà, tout à fait. Je suis innocent. De tout. J'étais un peu déprimé et... Enfin, vous voyez, j'ai avoué des choses que j'ai pas fait.
-N!? Le visage de Sala affichait un air étonné, comparable à celui du comptable qui réalise qu'il vient de tuer tous ses collègues à coups de crayon bien affuté après qu'on lui ait refusé encore une fois une augmentation.
-D'ac-cord. Donc il faudrait me libérer, maintenant. Vous comprenez ? Me li-bé-rer.
-N!
-Et me donner un moyen de redescendre, d'accord? Kurtz parlait maintenant du ton qu'il pensait juste d'employer avec un enfant un peu lent. En réalité il aurait terrorisé n'importe quel enfant, mais comme il en croisait rarement ces derniers temps, tout allait bien.
-N'wah !
Sala, en prononçant ce mot, sembla se ressaisir. Il dégaina son épée et se rua en direction de Kurtz.
Celui-ci esquiva le coup avec une facilité déconcertante, et une vivacité surprenante pour quelqu'un de son gabarit. Dans le même temps, il envoya une simple claque, du revers de la main, au visage de Sala, qui décolla du sol avant de s'étaler proprement sur son tapis.
Bon, celui là ne risque plus trop de m'aider, voyons voir avec son larbin, songea Kurtz.
Le capitaine redoutait cet instant, et il était maintenant trop tard pour l'éviter. Il avait cru qu'en restant immobile il passerait eut-être inaperçu, mais c'était raté. Et voilà que le prisonnier le regardait, un léger sourire aux lèvres, et s'avançait vers lui. Un prisonnier qui avait mis k.o. un guerrier exceptionnel d'une simple baffe, comme on se débarrasse d'un insecte gênant. S'il ne se faisait pas dessus, c'était uniquement car cette tâche s'était accomplie à son corps défendant quelques secondes plus tôt.
-Vous allez m'aidez à descendre, ou je devrais m'occuper de vous.
Le capitaine eut alors un sursaut inespéré et malvenu de bravoure:
-C'est une menace?
-Non. Une promesse.
On ne voyait plus que le rouge des yeux complètement révulsés du capitaine.
-Mais il y a des gardes partout dans les locaux, et au moins autant en ville !
-Ça c'est mon problème. Le votre est que je descende.
-Mais... Mais... Mais on n'a plus de parchemins de lévitation, un de nos hommes s'est enfui avec ! Nous sommes tous coincés ici !
-Enfui où ça?
-J'en sais rien, moi, enfui, quoi. Il a tué deux de nos hommes avec votre épée et...
-MON ÉPÉE ! C'était un rugissement, un cri à peine articulé. Le capitaine ferma les yeux dans l'attente de la mort.
* * *
Kurtz se tenait à l'extérieur, près de l'entrée de la lune, sa masse improvisée en main, l'air concentré. Il se jeta alors dans le vide. Ce qu'il espérait arriva. C'était un pari insensé, mais il avait gagné ! L'enchantement de Vivec, celui empêchant la lune de tomber, s'appliquait toujours à la masse, ce qui avait considérablement ralenti sa chute. un observateur éventuel aurait pu voir un orc suspendu à un caillou, descendant doucement. Mais tous les gardes semblaient s'être rassemblés plus au nord de la ville. A priori personne n'avait jamais vu son visage, on ne pouvait donc pas le reconnaitre, il s'approcha donc d'un attroupement silencieux. Un ordonnateur, mort gisait au sol. Certains de ses collègues regardaient en direction du nord, vers le quartier étranger.
Si un esprit faible avait Umbra en sa possession... Non. Si Umbra avait un esprit faible en sa possession, ça risquait de faire du vilain. Et c'était sa faute.
Arrivé à la sortie de la ville, près du quartier étranger, il vit un marchand en train de pleurer, agenouillé près de son guar décédé.
-Où?
Le marchand pointa du doigt la direction de Seyda Nihyn. Kurtz la prit.
Si Umbra pouvait agir librement, la trace serait facile à suivre. Une trace rouge de sang et de chaos. Kurtz sourit, il était dans son élément.
* * *
Le capitaine rouvrit les yeux, surpris d'être encore en vie. Bérel Sala était encore inconscient. Tant mieux. Il sortit dans le couloir, qu'il remonta, enjambant les gardes inconscients, se rendit à l'extérieur, et respira un grand coup. Il éclata alors d'un rire mêlé de sanglots, simplement heureux d'être en vie.
Modifié par Havelock, 18 avril 2009 - 22:09.