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[h] Les Tribulations D’un Argonien En Cyrodiil - Le Sceptre De Sh’éam


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7 réponses à ce sujet

#1 Ygonaar

Ygonaar

Posté 09 avril 2009 - 17:16

Chapitre I. D’une ancienne histoire.

  

10 Soufflegivre 3E425, 21h30, Cité Impériale, Arboretum

  

  Tout en égrenant sa lancinante balade, les yeux mis-clos, il écoutait attentivement les rumeurs de la salle. La plupart des conversations se faisaient à voix feutrée, l'assistance se laissant malgré elle gagner par la mélancolie de la chanson. L'interprète était satisfait, captiver sans en avoir l'air, tel était son credo. Il plaqua les derniers monotones accords sur son kitar puis se leva pour saluer la salle. Quelques Drakes dans son assiette, un peu plus d'applaudissements polis, il avait déjà connu pire. Un habitué l'apostropha « Hé ! Danse-Mot, tu ne pourrais pas nous chanter un événement récent plutôt que tes vieilleries sur la conquête des Marais Noirs ? ». L'Argonien acquiesça mais se dirigea au comptoir pour commander un pichet d'ale fraîche. Sa situation commençait à s'améliorer au « Parterres de Val-Boisé », Findulain, le tenancier de cette petite taverne, lui offrait maintenant nourriture et boisson à discrétion pendant ses représentations.

Le barde porta un toast à la guilde des mages qui permettait d'avoir des glacières remplies à faible coût tout le long de l'année, chose fort rare en Argonie, et se mit à réfléchir à sa prochaine composition. Un évènement récent… Il pourrait peut-être enjoliver cette curieuse histoire qu'il avait entendue tantôt sur les quais… Sa décision prise, il replaça son tabouret sur la table qui lui servait d'estrade, pinça son kitar et se mit à improviser :

  

Ecoutez cette histoire des Tueurs de Chorrol

  
  

Qui eux aiment bien boire du sang plus qu'des paroles

  

Poussés par leur cœur noir dans les courses les plus folles

  

De l'aube jusqu'au soir tuant monstres et drôles.


  

La chef de ce clan, une sorcière redoutée

  

Malicia Ch'veux de Sang, qui'a les seins amputés

  

Ecrabouille tout le temps contre pierres et rochers

  

Le moindre opposant qui ose lui résister.

  
  

Son terrible second, Brise-Radius le Mage-Lame,

  

Son grand estramaçon passe la roche comme une âme

  

Tunnels, colimaçons, rien n'peut stopper sa lame,

  

Déniaise les garçons quand il ne trouve de femme.

  
  

Le troisième acolyte, Dunmer cabaliste

  

mi-mage et mi-hoplite, Sylve le fantaisiste

  

La vêture insolite, aux senteurs de ciste,

  

C'est pas un néophyte en…

  
     Ces mers ! Ils oublient tout le temps que les Argoniens ont un champ de vision périphérique bien plus large que les primates. Et le regard que lui avait brièvement lancé Findulain était sans équivoque, même pour un natif des Marais Noirs. Le petit Bosmer rondelet avait visiblement une certaine aversion pour sa race, et ne devait le tolérer qu’en raison des profits que générait sa présence. Il faut dire que l’ambiance prenait bien dans l’assistance. Rires gras et sifflets vulgaires lui répondaient, spontanément rythmés par les applaudissements des badauds et des soulards habitués aux bombances. Tapant du pied, frappant des mains, l'assemblée faisait vibrer à l'unisson tables et sols sous l'effet de sa joie simple.

   L’hostilité du patron  l’embêtait sérieusement car cette estaminet était une de celles qui l’intéressaient le plus. Il devrait peut-être ne pas trop assaisonner la petite Bosmer… Peut-être même se mettre à impressionner plus tôt qu’il ne l’avait prévu… Pris par ses pensées, Danse-Mot se trouva à court de rime. Il eut un blanc de deux secondes avant qu’il enchaîne au petit bonheur-la-chance.


  

                               …matière de baliste?


  

Un groupe n’est pas complet sans aucun porte-torche,

  

Un paysan simplet, bercé trop près d’un porche,

  

Au surnom de Kim-Laid, peu de chance qu’on n’l’écorche,

  

Il est si adapté qu’au p’tit lait il se torche !

  
  Eclat de rire dans la salle. Ces fiers ivrognes lèvent leur choppe, afin de souligner tout leur mépris envers les buveurs de lait. Tiens ! Notre vaillant sergent est à nouveau venu boire sa solde, pensa le troubadour en en voyant entrer un boitillant représentant de la garde.

  —    Une pinte, Findulain, et pas qu'à moitié pleine ou j'me tire aussi sec ! réclama ce dernier d’une voix rêche et rocailleuse.
  —     Bien l'bonjour, sergent, comment s'porte vot'genou ?s’enquit le gargotier en s’exécutant.
  —    Ah ça ! C'est pas c'foutu matin qu'ça m'lâchera cette fout....

  L’attention de l’elfe était toute tournée vers son irascible client, le moment idéal pour l’estocade se dit l’aède.

  

Mais le plus important, la perle des Bosmers

  

Dont le rire et les chants font pleurer même les pierres

  

Une beauté hors du temps, de Dibella la mère,

  

Le fléau des méchants, la plus vive des rapières.

  
  Danse-Mot prenait appui sur certains mots, la musique les intonations de sa voix pour impressionner, suscitant chez le tavernier un discret tumulte d’images et d’émotions successives, fierté raciale, nostalgie, désir, admiration, … Très concentré afin que sa manœuvre soit trop subtile pour que le propriétaire des lieux puisse s’en apercevoir, notre interprète n’écoutait plus vraiment les réactions de l’assistance. Il eut donc un mouvement de surprise et chercha instinctivement une issue lorsqu’il aperçut que des gardes impériaux armés de pied en cap contrôlaient des clients. L'ambiance joyeuse et irrévérencieuse s’était éteinte et plus d’un buveurs semblaient mal à l’aise sur sa chaise. L’Argonien cessa immédiatement d’impressionner et baissa quelque peu le ton, se laissant même aller à d'honteuses répétitions.

  

Cet unique phénomène dont je viens de parler

  

C’est Sogna Lune-Amène, à la denture perlée

  

Âme des énergumènes précédemment cités

  

Dans mines maudites ou règnent terreur et cécité.

  
  Les argousins ne semblaient pas s’intéresser à quelqu’un de particulier, ignorant même ostensiblement certains voyous notoires. Leur présence comme leurs attitudes étaient des plus inhabituelles, et l’Argonien ne croyait pas beaucoup aux coïncidences. En plus, ça l’obligerait à modifier considérablement l’histoire. La rumeur prétendait en effet que les aventuriers auraient massacrés des brigands au nez et à la barbe de la milice de Chorrol, à l’intérieur des propres cachots du comte. De plus, ils seraient revenus indemnes d’une lutte titanesque contre mille gobelins dans une mine, alors qu’un détachement de cinquante soldats se serait fait entièrement massacrer. Une provocation malvenue devant les représentants de l’empereur, se disait l’interprète maintenant très attentif à leurs moindres frémisses de la salle commune.
  
  Tandis que le barde poursuivait ses villanelles, les assaisonnant aux tournures de son cru et à la chaleur de l'ambiance, les limiers de l'empereur poursuivaient leur tournée dans l'établissement. Ronde sélective s'il en est, car, ignorant le commun des citoyens pourtant redevables de bien des contrôles, ils concentraient leurs efforts sur les colporteurs, margoulins et autres revendeurs officieux. S'arrêtant face aux malheureux concernés, ils s'acquittaient d'un laconique « Contrôle au nom de l'Empereur. Papiers, sacs et sacoches s'il vous plaît. » et fouillaient ceux-ci de fond en combles, qu'il lui plaise ou non. Divers bibelots et pendeloques se voyaient alors exposés au grand jour, du cadeau souvenir en forme de palais impérial aux fioles de skouma flambant neuf atterries là par on ne sait quel hasard mystérieux et compromettant.

Cependant, pour chaque recéleur vidé, pour chaque revendeur interrogé, les policiers adressaient une dénégation de la tête à leur capitaine, posté à l'entrée, puis passaient au trafiquant suivant les policiers passaient leur chemin. Bien évidement, Findulain ne percevait rien de cet embarrassant manège, absorbé qu'il était dans un nettoyage urgent et vigoureux de son comptoir. Au bout d'une petite demi-heure, le « public » avait été passé au peigne fin.
  
  

Il y en a pour une heure, déclara le naïf

  

Entrant de bonne humeur, se dirigeant au pif

  

Droit vers tous ses malheurs, des gob'lins agressifs

  

Qui regroupaient les leurs pour un assaut massif

  
Si les Argoniens restent en général d'une impassibilité de gargouille, ils n'en ressentent pas moins, comme beaucoup de reptiles, le stress sous la forme de maux d'estomac. Et ce que voyait Danse-Mot n'était pas fait pour arranger son ulcère. Les factionnaires du guet ne finiraient-ils pas par s'intéresser à lui ? Et ce damné capitaine qui bloquait la porte ! Il aurait toujours la possibilité de passer à travers la fenêtre, opportunément située au niveau de la table lui servant d'estrade, mais il fallait encore qu'il n'y ait pas de soldats à l'attendre de l'autre coté, et devoir disparaître pendant quelques mois l'ennuyait.

  

…Il chargea en hurlant et d'un grand moulinet

  

Enfonça trois empans d'acier fort acéré

  

Dans les yeux de merlan, et malgré l'bassinet,

  

Du gob s'agrippant à la robe lacérée…

  
Utilisant son kitar comme quelque espadon, l'Argonien mimait joyeusement les prouesses supposées de Briséadus, partant du principe que plus on est voyant, moins on nous remarque. Avec l'habileté consommée du prestidigitateur ayant longuement répété ses mouvements, le barde profitait de ses imitations scéniques pour faire transiter quelques minces sachets de coton de sa gibecière aux crevées de ses manches.

  

…Se retrouvant cul nu, la bosmer effrontée

  

L'exposa à la vue du monstre qui commandait

  

Qui en lâcha l'écu, le héros indompté,

  

Une grossière bévue, mais c'est dire s'il bandait !

  
  L’exécrable officier avançait posément vers lui, le fixant d'un regard sans ambiguïté, alors que ses comparses observaient la scène d'un air curieux. Nous y voilà donc, se dit le trouvère en soupirant intérieurement. Il n'en continua pas moins à chanter en battant vigoureusement la mesure avec sa queue.

  

Il reçut une pierre de la taille d'un panier

  

En plein dans les viscères précédemment cités

  

Lui taillant des croupières dans sa…

  
— Arrêtez vous. Contrôle impérial, citoyen. Veuillez nous soumettre toute marchandise en votre possession, qu'elle soit mise en vente, achetée récemment ou en votre possession de longue date : ustensiles, denrées, cannes de marche... bâtons et autres, je vous prie, récita le policier. Ah, et vos papiers s'il vous plaît...

Danse-Mot dégrafa son ceinturon sans dire un mot et le posa sur la table, à côté du kitar puis vida le contenu de sa petite gibecière : une bourse devant contenir une trentaine de drakes, deux cordes de luth de rechange, une pelote de ficelle, un grand lacet de cuir, trois chapeaux d'Amanite Tue-mouche fraîchement cueillis, deux fioles de grès cachetées à la cire, une flasque d'alcool fort et une petite boîte à cirage contenant une pâte rouge et collante, une craie et un morceau de charbon. Il héla ensuite l'aubergiste pour qu'il lui apporte son manteau et sa rapière.

Il montra alors ses dents à l'Impérial (les Humains aiment bien qu'on leur montre les dents, il n'avait jamais vraiment réussi à comprendre comment ils pouvaient trouver sympathique cet universel symbole d'agressivité) et déclara d'un ton triomphant en levant les bras :

— Et voilà, officier, Je n'ai plus rien sur moi, maintenant !

Danse-Mot espérait que ses paroles et son attitude avaient été suffisamment impressionnées pour que le garde omette de sentir les dagues et les sachets de coton cachés dans ses crevées en cas de fouille au corps. En revanche, la gêne dans sa voix n'était nullement feinte lorsqu'il poursuivit :

— Quant à mon papier… C'est que… Je viens des Marais Noirs voyez-vous ? Nous utilisons plutôt des feuilles là-bas… Il en existe de très douces et très résistantes vous savez ? Parfaites pour cet usage ! Mais je n'en ai plus, j'ai utilisé les dernières pendant ma pause…



  Le capitaine qui, sourcil levé, s'était absorbé dans l'examen de l'attirail bariolé et divers de son suspect, s'interrompit un instant, perplexe. Un bruit nasillard, à mi chemin entre la bronchée équestre et le spasme chatouilleux lui taquina les oreilles. Derrière eux, un vieux khajitt serrant une canne se tordait sur celle-ci, plié en deux sous l'effet d'un fou rire irrésistible.

HihiHihi Hi... haha ... Ra'jiskar n'avait pas... Ohohoh... entendu proposer depuis longtemps des feuilles à... haHaha...Hihi, à latrines hiHihi...

Devant la porte, les gardes, qui retenaient difficilement leur hilarité, furent instantanément calmés par une oeillade furieuse de leur supérieur. Cette diversion vint idéalement pour soutenir le sortilège du reptile. Omettant de fouiller ce dernier, le militaire groupa de ses bras les bibelots du saurien, se fendit d'un austère « Tout est en ordre. Circulez. », puis repartit vers la sortie d'un pas pressé mais digne. Lui et ses suivants sortirent de la taverne.

Modifié par Ygonaar, 09 avril 2009 - 17:26.


#2 Ygonaar

Ygonaar

Posté 17 avril 2009 - 13:25

Chapitre II. A bon chat bon… lézard.



  
  

10 Soufflegivre 3E425, 22h15, Cité Impériale, Arboretum



  

L'estomac du ménétrier se décontracta après le départ des gardes. Ce n'est pas qu'il trouvait absolument dramatique l'idée de visiter la prison impériale, depuis le temps qu'il en entendait parler, ça piquait presque sa curiosité, mais lorsqu'on est Argonien, il y a toujours un risque non négligeable que des geôliers, voire même d'autres prisonniers, veuillent « jouer un peu avec vous ». D'autant plus lorsqu'on est interpelé dans le cadre d'une mission spéciale, comme cela avait l'air d'être le cas de nos pandores. Et ce qui est embêtant, dans cette situation, c'est que l'on ne sait jamais trop quand on va ressortir, surtout si le contenu de ses manches avait fini par être découvert. Il serait fort contrariant de croupir trop longtemps dans un cul-de basse-fosse à cent pas du lac Rumare lorsqu'on adore nager…

Pendant que le barde débattait avec lui-même de la pertinence de ne pas se faire incarcérer, l'ambiance dans la salle commune des Parterres de Val-boisé avait tendance à fraichir. Moult clients aux affaires incertaines estimaient que se sortir indemne d'une perquisition, surtout lorsqu'on transporte quelques articles de provenance peu déterminée, est suffisamment rare pour ne pas retenter leur chance le soir même. D'estimables collègues de nos limiers pourraient être avertis et se montrer moins regardant sur leurs proies, et abréger séance tenante leur beuverie paraissait être une option avantageuse.

La soirée est fichue, se dit Danse-Mot. Guère de piécettes à espérer dorénavant, probable que Findulain se montre hostile à l'idée de l'entretenir à l'œil et surtout, surtout, plus de ces palpitants ragots et sombres secrets qui étaient la principale motivation du troubadour. Autant donc essayer de résoudre ce curieux mystère. Première étape, récupérer le reste de mon ale…

  
  

Me permettez vous, ô fierté d'Elsweyr,

  

De me joindre à vous ? Vous offrir une bière ?

  

Et causer un bout de toutes ces chimères

  

Qui ne sont taboues ici, aux Parterres ?

  
Déclama l'homme-lézard en s'asseyant à la table de Ra'jiskar sans attendre sa réponse… Mais en plaçant devant le khajiit son pichet à demi vide de bière maintenant chambrée. Ce dernier le toisa d'un regard désabusé et cependant vaguement amusé. Revêtu d'habits simples de rôturier, mêlant la robustesse d'un ensemble de toile noire aux touffes cuivrées de sa crinière, sa mise évoquait celle d'un mendiant. L'individu lui-même était de taille moyenne et passablement efflanqué, mais il ressortait une certaine malice de ses yeux dorés et de ses moustaches blanches, souillées de bière Cyrodiillienne. Il s'agissait fort probablement d'un habitué des tavernes... mais celui-ci ne semblait pas avoir les yeux dans ses poches.

  — J'ai cru avoir l'insigne honneur de vous permettre d'épancher une salutaire hilarité, mais serait-il inconvenant de vous demander de m'en expliquer tous les tenants ?
  
Les prunelles effilées de l'homme chat brillèrent un instant d'un éclat vif, puis s'éteignirent. Le lion bipède quitta sa position lascive pour s'accouder plus commodément sur la table.

— Ra'Jiskar ne comprend pas tout ce que l'écaillé lui chante, mais si l'écaille sombre parle toujours de latrines, il peut l'éclairer. Un petit sourire malicieux découvrit ses crocs. Ra'jiskar sait que les capitaines des peaux-douces aiment à regarder des feuilles de manufacture, rédigées et signées, mais qui se perdent et s'échangent. Et Ra'jiskar sait que ces feuilles ont de la valeur pour qui cherche à faire voyager hommes et marchandises.

Puis il broncha, se carra tristement dans son banc, adossé au mur, et se pourlécha ostensiblement les babines.

— Ra'jiskar aimerait continuer à parler avec l'écaillé, mais la chope de Ra'jiskar est vide. L'écaillé est comme un chaton dans une nouvelle litière, et Ra'jiskar aimerait continuer à converser... si sa chope était pleine.

Il produisit une griffe couleur de jais d'un de ses doigts, et lui fit parcourir le tour de son gobelet. Danse-Mot soupira bruyamment et son expression vira certainement au tragique (puisque ses paupières se fermèrent légèrement) en regardant la poignée de Drakes qu'il avait gagné dans la soirée. Ce n'est pas qu'il tienne vraiment à cette menue monnaie, mais un barde itinérant à la mise plutôt râpée se devait d'être radin pour être crédible. Les Lois Fondamentales de la Civilisation exigeaient que ce soient les trouvères qui se fassent payer à boire, et non l'inverse ! Conscient du sacrilège infâme qu'il commettait, l'Argonien n'en leva pas moins le bras en hélant l'aubergiste :

Hé Findulain ! Un tonnelet de ta Cuvée Spéciale. dit-il en accentuant suffisamment les majuscules pour que le Khajiit ne puisse pas les louper.

En attendant la venue de l'obligeant commerçant, le reptile observa le félin. Un individu à l'esprit vif et à la morale souple, et vêtu de noir malgré sa mise des plus modestes. Or le natif des marais qu’il était savait bien que cette couleur nécessite d'être entretenue à long terme, si on voulait éviter qu'elle ne devienne le brun-grisâtre indéfini du vrai mendiant de rue. Peut-être la personne qu'il cherchait ? Il s'attarda sur les mains de son interlocuteur, sa musculature, ses cals, l'usure des coussinets et de la fourrure, avant d'étudier son équipement apparent et surtout, postuler d'un œil expert sur celui qui pourrait être dissimulé. Pas grand chose à en dire, si ce n'est peut-être de fines tâches d'encre sur les poils des mains.

Le tenancier posa un coquet tonnelet sur la table et annonça son prix encore plus… coquet. N'arrivant pas à blêmir pour cause d'écaille couleur ébène, le troubadour paya son écot d'une main tremblante. Les pièces ne semblaient le quitter qu'à grand regret, sa voix se fit chevrotante.

  

Est-ce mon sang qui s'écoule, qu'arrive t-il à mon cœur ?

  

Le monde entier s'écroule en une immense douleur,

  

Que vite nous soyons saouls pour oublier l'horreur

  

D'avoir payé cette ghoule des fruits de mon labeur.

  
Une scène à fendre le cœur d'un Fermier Général, estima-t-il, mais qui fit rugir de rire son vis-à-vis. Puis, jugeant qu'il avait suffisamment versé dans le mélodramatique, il remplit deux généreuses pintes, dont une glissa vers son convive. Il lui montra alors largement les dents, n'ayant pas encore réussi à déterminer si le Khajiit souriait par nature ou pour faire plaisir aux humains, en lui demandant d'un ton grave et doux :

« Enseignez-moi tout sur ces feuilles qu'affectionnent tant les Peaux-Molles, mon cher Ra'jiskar, mais commencez par me dire ce que signifie votre nom ?»

  L’homme-bête l’observa, une lueur malicieuse dans ses prunelles dorées. Il semblait très à l’aise en environnement populaire.

  — L’écaillé veut comprendre le nom de Ra’Jiskar ? s’exclama-t’il, dévoilant de noires gencives. Il faudrait que Jiskar ‘Ra’ et l’écaillé aient perdu bien des griffes ensembles avant que Ra’Jiskar l’instruise sur son nom...

  Danse-Mot était perplexe. Les quelques Khajiits qu'il avait côtoyés jusqu'ici n'avaient fait aucun mystère sur leur patronyme. Ils pouvaient bien sûr lui avoir raconter n'importe quelle faribole, mais dans quel but ? Comment auraient-ils pu être aussi cohérents entre eux ? Et pourquoi Ra'Jiskar ne jouerait-il pas le jeu dans ce cas-là ? Non, ce n'était pas crédible. La signification du nom devait être gênante pour une quelconque raison… L'Argonien croyait avoir compris que « J' » voulait dire veuf, peut-être que son convive pleurait encore une certaine Iskar ? Ou alors cela avait rapport avec des activités professionnelles… non déclarées. Le fauve s’adossa plus confortablement au mur, sur son banc. Puis, saisissant son broc, il le fit tournoyer légèrement avant d’en absorber une lampée qui eût fait pâlir un nordique.

— Ahhh, fit-il, extatique, mais Ra’jiskar veut aider l’écaillé, et c’est justement par les noms qu’il le fera.
Il se redressa, et découvrit à nouveau une rangée de crocs étincelants.
— Les peaux-glabres aiment les noms. Les peaux-glabres ne les comprennent pas, mais aiment les collectionner. Lorsqu’un de leur chatons devient adulte, ils écrivent ses noms sur une feuille précieuse, sur une feuille ornée, avec laquelle le chaton peut voyager sans crainte des singes-gardes.

  L'Argonien essayait de comprendre le discours de son compère avec beaucoup d'application, mais ça lui semblait tellement invraisemblable. Ca lui rappelait quelques allusions glanées de-ci de-là au cours de son périple, mais qu'il n'avait pas intégrées car il avait tellement de choses à découvrir. Il faut dire tout d'abord que le papier moisit tellement vite dans sa région natale qu'il n'est guère utilisé que sous une forme très grossière pour filtrer certaines potions alchimiques. Mais surtout, il avait du mal à saisir pourquoi les humains conservaient toute leur vie un nom qui ne veut rien dire, plutôt qu'adopter un patronyme leur correspondant vraiment à un moment donné !

  Cela lui rappelait en outre de vagues souvenirs des leçons de sa mère sur la Puissance Protonymique. Un cours affreux, beaucoup trop compliqué pour un mâle, même aussi doué que lui. Mais il en avait quand même retenu qu'il fallait être fou pour utiliser son Premier Nom…

  Il fut interrompu dans ses réflexions par son interlocuteur qui, accoudé à la mince table de bois, se rapprochait subrepticement, sa voix muée en un souffle à peine capable de faire osciller ses vibrisses.

  — Habituellement, les chats demandent à Ra’Jiskar la feuille d’un autre chat pour voyager sucré. Mais aujourd’hui, les singes ont fermé la cité parce que les singes-gardes y ont perdu quelque chose. Et les singes ne laissent plus sortir les chats saufs s’ils ont les bonnes feuilles. Si l’écaillé veut sortir, sucré ou pas, Ra’Jiskar peut lui trouver les feuilles qu’il lui faut.

  Le barde comprenait en revanche beaucoup mieux ce discours. Qu'était donc vraiment le chat, un faussaire, un simple contact ou une taupe de la Légion ? Il regarda pensivement le tonnelet trônant fièrement au milieu de la table. Il devait bien contenir deux gallons, soit seize pintes d'une bière sucrée et onctueuse, mais au titrage alcoolique terriblement traître. Son invité semblait un bon buveur, il tiendrait au moins six pintes, peut-être dix. La conversation promettait d'être longue et passionnante. Une nécessité de toute manière s'il voulait être certain de bien comprendre cette histoire de papier malgré l'argot de son interlocuteur. C'était maintenant à son tour de lancer une amorce :

  — Ce que m'apprend le poilu est passionnant mais il va falloir me le répéter de nombreuse fois pour qu'un stupide Argonien puisse le comprendre.

  

O merveilleux tonneau, soutien indispensable,

  

Délaye donc nos mots en une histoire affable,

  

Foin de gardes, mangonneaux, violence et connétables,

  

Eloigne tous les maux à cent pas de cette table !

  
  Déclama l'incorrigible trouvère en réajustant le niveau des choppes. Le museau dans la sienne, il poursuivit à voix basse :

  — Ces feuilles ornées ont l'air terriblement précieuses. Danse-Mot espère que le guet des Peaux-Molles le laissera quand même se rendre dans le quartier du port pour aller dormir, car il n'en a pas. Mais il faudra bien qu’il en possède un jour, n'est ce pas ? Quelle chance d'avoir rencontré quelqu'un d'aussi estimable !


  Il se mit ensuite à joueur avec un drake, le faisant disparaître entre deux doigts, apparaître dans l'autre main, et autres manipulations simples.

  — Ra'Jiskar semble savoir beaucoup de chose. Peut-être qu'il connaîtrait quelqu'un susceptible d'aider Danse-Mot à prendre de la… hauteur… dans ses… loisirs ?
  
Tandis que le ménestrel jouait avec son drake, l'éclat cuivré de la couronne septime voltigeait, dansait et se confondait avec l'or des prunelles de l’homme-lion. Dont vivacité ne semblait en rien entamée par les quelques pintes placidement englouties, et le reflet de ses iris, loin d'être embrumés, se teintèrent de nuances avides.

— Ra'jiskar craint de n'être qu'un chat simple et honnête, et de ne pas pouvoir renseigner le lézard si aimable,
commença-t'il, en se pourléchant les babines d'un air rêveur, son regard balayant la salle d'un air faussement distrait. Ra'jiskar ne fait pas partie des ombres, comment pourrait-il avoir entendu parler du jardin de Dareloth, dans le quartier portuaire, si peu visité par les chats de minuit ? Donc Ra'jiskar ne peut pas aider l'écaillé, mais il lui souhaite de gagner en aises et en amitiés pour longtemps.

  — Danse-Mot est soulagé de se savoir en aussi probe compagnie ! Il n'aurait pas demandé à Ra'jiskar des conseils sur les guides de montagne s'il ne l'avait pas cru honnête. Il se gardera donc bien d'aller se promener dans les jardins du port à la mi-nuit, conclu le saurien dont la voix commençait lentement à prendre les rauques accentuations Khajiit.

Le drake disparu mystérieusement de sa main pour se retrouver sous la chope de son convive. Ce dernier joignit ses pattes à présent exemptes de griffes en un salut, inclina légèrement le chef, puis amorça un lever lorsqu'une interpellation joviale retentit :

— Ça alors, mais c'est mon grand ami moustachu ! Emerveillement ! Faste, bombance et joie !

Et avant même que les deux compères eussent pu esquisser un geste, un individu bariolé s'attabla à leur côté : il s'agissait d'un Cyrodiil d'âge moyen dont le pourpoint singulièrement coloré, alternant bleus et rouges défraîchis, n'était pas sans rappeler ces polichinelles loqueteux qu'on pouvait croiser dans certaines cours. Sous un criard chaperon et une bataille de touffes chevelues d'un noir de geais, émergeait un nez pointu encadré de petits yeux noirs : ses pupilles pétillaient. Une odeur sale chatouilla les naseaux de Danse-mots.

— Namira te bénisse, mon grand biquet, tu t'es fait des connaissances ! Et un collègue en plus, enchanté ! lança-t'il, saluant l'argonien d'un théâtral mouvement de chapeau. Son geste découvrit un luth usagé, mais fonctionnel à son côté.

  

Je suis fort honoré, un véritable bonheur

  

En cette belle soirée, après un dur labeur

  

De vous être présenté, remarquable Conteur

  

Nouveau dans cette Cité, Danse-Mot, votre Honneur.

  
Répondit l'Argonien en reprenant sa voix normale, saluant de la tête à l'énoncé de son nom.

  — On m'appelle Causant, continua le prolixe mendiant, avant de se tourner de nouveau vers le khajitt. Comment dois-je t'appeler aujourd'hui, mon cher frère ?

— Ra'jiskar ne comprend pas ce que son ami barde veut dire, mais il est content de le voir, répondit l'intéressé, d'un ton légèrement pincé, en se redressant de manière à mettre le maximum de distance entre lui et son envahissant interlocuteur.

— C'est ça ! Ra'jiskar ! Diantre, enfer et damnation que la mémoire d'un barde me soit aussi traîtresse !
s'exclama l'histrion, découvrant une rangée de dents étonnement blanches. Il adressa un rapide clin d'oeil à l'argonien.

Puis, s'accoudant à la table avec un insolent manque de retenue, il poursuivit, à voix plus basse.
— Tu diras à la belette grise que le bâton n'est plus dans les roues.

Le Suthay eût l'air étonné.
— Ah ? Ra'Jiskar trouve que... les nouvelles vont vite dans la cité des peaux glabres. Et il se demande si le bariolé sait où s'est planté la tige ?

— Bien sûr que non ! s'exclama le petit homme, souriant à nouveau, avec une vivacité toujours aussi surprenante. Mais les rues ont des yeux, un nez... et des oreilles ! Je serai dans le quartier du temple, si d'aventure, de grâce et par un nocturne hasard... tu me cherchais.

Il paraissait surexcité. Après un autre et extravaguant salut, le trublion de carnaval bondit alors sur une table voisine, effectua une roue entre les chopes et se propulsa d'une pirouette au centre de la taverne, s'emparant immédiatement de l'attention du parterre de buveurs. Il entreprit ensuite de jongler avec des gobelets et autres ustensiles, déclenchant rires et applaudissements au sein de l'assistance, au grand dam de Findulain qui l'observait d'un oeil noir. Sa nature devint alors évidente : l'homme était mendiant.

  Danse-Mot se demandait ce que cela voulait dire. Pourquoi cet individu venait discourir des affaires des Ombres sous son nez ? Le Khajiit était-il un recruteur demandant à un comparse de venir le tester ? Devait-il alors filer le barde pour prouver son talent ou bien ne rien faire et surtout ne rien dire à personne pour démontrer sa fiabilité ? A moins que l'humain ait vraiment cru qu'il était un ami de Ra'jiskar, une persona grata comme ils disent par ici, ou ait dû transmettre un message de toute urgence ? Que pourrait alors vouloir dire ce code ? Aurait-il un rapport avec l'activité étrange de la Garde Impériale ? Dans l'hypothèse bien sur sûr que le chat soit un espion de cette dernière, ce qui pourrait expliquer qu'il ait interpelé le capitaine tout à l'heure…

Laissant là ses interrogations, le barde se mit à examiner Causant du coin de l'œil. Avait-il déjà croisé ce particulier ? Difficile à dire avec ces hommes qui se ressemblent tous. Homme ? Oui, les oreilles rondes, le visage épais, pas de lueur dans les yeux, il devait bien s'agir d'un homme. Probablement un Breton ou un Impérial au vu de la peau… Mais un mendiant pas tout à fait honnête en tout cas, les dents trop saines, un instrument en bon état et donc d'une valeur certaine… Il devrait maintenant pouvoir le reconnaître en cas de besoin… La nuit au quartier du Temple, donc… Tendre une dernière perche au chat, avant d'aviser sur la conduite à tenir… Il tient rudement bien l'alcool pour un mammifère… De la magie peut-être ?

  Enfin, le turlupin acheva son numéro par une dernière prouesse acrobatique, puis ôta son couvre-chef et parcourut les tables, recueillant les piécettes alors prodiguées par les plus enthousiastes des spectateurs. Danse-Mot sortit enfin son museau de sa chope. Il jeta une pièce de cuivre dans le chapeau et fit remarquer au Khajiit :

Très poussiéreuse cette Cité, n'est-ce pas ? C'est fou le nombre de bestioles grises qu'on y crois.
    
   Son convive restant coi, Danse-Mot engloutit d’un trait sa chope. Il s’étira et bailla en se déboîtant au sens propre les mâchoires, révélant par la même occasion deux rangées de dents triangulaires horriblement effilées…

  — Je crains avoir trop bu et qu’il soit plus que temps pour moi d’aller retrouver ma couche. Je vous laisse le soin de surveiller ce tonnelet, maître Ra'jiskar, et au bon plaisir de vous revoir !

  

Ô destin malicieux, ô rencontre fortuite

  

Puisse qu’en un jour radieux nous en voyons la suite

  

Car me voilà heureux, mais bien proche de la cuite

  

Avant d’être nauséeux, je dois donc prendre la fuite !

  

  Il ponctua sa tirade d’une révérence maladroite, ceint sa rapière et son manteau, et s’en fut d’une démarche légèrement hésitante en gratouillant son kitar. Il parcourut les rues en fredonnant quelques hommages à Dibella à ne pas mettre entre toutes les oreilles, faisant de multiples pauses pour retrouver un équilibre précaire ou admirer un réverbère avec un air probablement extatique pour un Argonien. Il montra consciencieusement ses dents à toutes les patrouilles qu’il croisa, avec le salut un peu trop théâtral du bourgeois éméché. Il trébucha sur les racines d’un vénérable chêne du Quartier du Temple et resta étalé plusieurs minutes sur un parterre de pelouse. Il reprit finalement sa route vers le tunnel descendant vers le Port. Arrivé sur le Pont du Phare, il accrocha soigneusement ses chaussons de feutres à son baudrier, peut-être par peur de glisser sur les pavés luisant d’embruns…

  Une façon efficace de contenir la populace de cette cocotte minute qu’est le Quartier du Port, songea le reptile en contemplant les deux ponts menant à l’îlot du Phare. Ce dernier faisait de surcroît une tour de garde stratégiquement placée, au besoin. On apercevait d’ici les extrémités des lourdes chaînes interdisant les deux accès du port. On voyait bien également des rondes de torche témoignant d’une activité de la garde accrue sur les docks, et l’on pouvait même imaginer la silhouette d’une trirème glissant silencieusement dans les volutes de brume du lac Rumare. La Cité est close, se dit-il.

  Mais ce qui intéressait surtout l’Argonien en question d’urbanisme défensif, c’est qu’un éventuel poursuivant serait probablement obligé de se mettre à découvert pour traverser les ponts. Il n’avait repéré personne malgré toutes ses manœuvres, mais il était bien placé pour savoir que cela ne voulait pas forcément dire grand chose. Et l’hypothèse d’être pris en chasse par quelqu’un d’aussi doué que lui ne lui plaisait vraiment, mais alors vraiment pas. Certes, il y avait peu de chance que ça arrive mais la soirée avait été trop riche en événements inhabituels. Pourquoi la garde avait-elle ce comportement étrange ? Quels étaient les rôles exacts de Ra'jiskar et de Causant ? Quels partis servaient-ils ? Avait-il vraiment attiré l’attention sur lui ? Dans le doute, il préférait trancher dans le vif.

  Tout en se dirigeant vers les quais, il se mit doucement à psalmodier en Argonien :

  

Nous sommes le Peuple des Racines

  

La Sève des Hists Anciens coule dans nos veines

  

Ils nous donnèrent le Don Animal pour courir le monde en leur nom.

  

Que la Sève réveille en moi le souffle puissant des guars courant la plaine.

  

Que la Sève réveille en moi la vitesse du serpent éclair frappant sa proie en plein vol.

  

Que la Sève réveille en moi l’ample foulée du lion des montagnes froides.

  

Qu’elle parcourt chaque veine, chaque muscle et les modèle selon mon Vouloir.

  
  Comme chaque fois qu’il faisait appel au pouvoir de la Sève, il sentait son cœur s’accélérer, sa chair devenir brûlante alors qu’il pliait son organisme à sa volonté. Il arrima solidement la bandoulière de son kitar alors qu’il empruntait le passage voûté qui longeait les entrepôts impériaux, puis posa la patte dans la boue du quartier pauvre…

  Il s’élança, le corps très en avant, la queue tendue faisant contrepoids, les orteils écartés pour augmenter l’assise. Si peu d’humains peuvent accélérer aussi vite qu’un Argonien mâle, celui-ci s’astreignait en outre à un entraînement rigoureux et était supporté par la puissance de la Sève. Il planta ses griffes dans le sol et projeta vigoureusement la queue pour virer à angle droit dans une ruelle, puis vira encore, enjamba deux ivrognes avinés, sauta la clôture d’une cour intérieure, dévala des escaliers, s’engouffra dans l’étroit espace séparant les murs avachis de deux taudis mitoyens, déboula devant un groupe de coupe-jarret trop éberlués pour réagir, changea d’îlot, se précipita sous un porche obscur…

  Ses poumons étaient en feu, même ses branchies intercostales s’ouvraient dans le pathétique espoir de grappiller un peu d’oxygène… Ralentir sa respiration malgré la douleur et l’instinct… La rendre inaudible et écouter, comme à l’entraînement… Se fondre dans les ombres… Cinq longues minutes, avant que son cœur ne reprenne un rythme normal. Et il commençait déjà à avoir très faim. Mais nulle trace de poursuite. Un traqueur aurait dû nécessairement se révéler, à condition qu’il posséda les capacités de le suivre bien sûr. Et le lézard était certain qu’il serait sorti du périmètre de détection de sa mère. Si quelqu’un le suivait par magie, cela devait être une sacrée pointure ! Il pouvait maintenant disparaître en toute quiétude. Et essayer de retrouver son chemin…

Modifié par Ygonaar, 22 avril 2009 - 23:28.


#3 Ygonaar

Ygonaar

Posté 22 avril 2009 - 23:21

Chapitre III. Le jardin de Dareloth.  

  

  

12 Soufflegivre 3E425, 00h10, Cité Impériale, quartier pauvre

  

  
  Minuit et dix minutes. Une ombre se mouvait sur le faîte d’une toiture. A y regarder de plus près, ce n’était qu’une espèce de gros rat lacustre. Mais même un observateur attentif aurait du mal à s’apercevoir que le rat trottinait maintenant sur un sombre manteau étalé sur les tuiles. Un manteau recouvrant un Argonien absolument immobile. Un Argonien qui observait une masure et ses environs. Je suis un rat. Il se focalisait sur son compagnon rongeur, ses mouvements, sa façon d’humer l’air, de pencher la tête de côté, de tendre l’oreille, afin de tenter d’impressionner l’éventuel guetteur qu’il n’aurait pas remarqué. Cela devait faire au moins vingt minutes qu’il était là et tout lui semblait normal. Il ramassa son rat qui se réfugia dans une manche de son sayon de cuir épais, puis se laissa glisser jusqu’au sol sans un bruit. Il vérifia que sa gibecière et sa machette étaient bien à leur place, avant de se diriger d’un pas tranquille vers le jardin de Dareloth.
  
Sous les pas du saurien, le sol dallé et régulier se teintait de boue, d'humides clapotis accompagnant sa foulée, à peine étouffés par un miséricordieux tapis végétal. Un vent frais et pénétrant soufflait dans les ruelles de la périphérie, s'acharnant à transir les rares et fugitives ombres vaquant encore à ces heures nocturnes. Les murs de précaires habitations, sombres et suintants, encadraient de leur noire silhouette des rues désertes. Des arbres aux branches torturées devenaient plus nombreux, et maquillaient peu à peu les pierres de la cité de leurs feuillages. Sous l'un d'entre eux, à peine visibles à la lueur vacillante d'une torche, des formes bigarrées se dressaient.

Le reptile parvînt à saisir quelques échos de voix.
— ...de ce fieffé filou. Qu'est-ce que ça cache ? Qu'a-t'il à y gagner ? demanda une féminine voix d'Elfe.
— Gagner ? L'ami khajiit pense que le mendiant veut voir de l'or en échange de son coup de patte. L'ami khajiit pense que Methredel devrait comprendre l'amitié pour ce qui est doré, répondit une voix râpeuse, familière au troubadour.
— Des clous, coupa un timbre grave aux accents occidentaux. La ville est sens dessus-dessous : la garde impériale retourne tout pour retrouver cette foutue canne. Ils ont même essuyé des pertes en dehors des murs, avant de comprendre que le bâton était dedans. Le port et le pont sont fermés. Et la guilde des lunatiques ne va pas tarder à rappliquer aussi. Causant sait que cette activité nuit à nos... affaires. Il va vendre ses renseignements au plus offrant. Il n'a fait qu'ouvrir les enchères, J'rhassa.
— Armand, si la moitié de ce qu'on dit sur lui est vrai, lui et sa clique savent tout de ce qui se passe dans...

Il y eut un hululement, et les silhouettes s'immobilisèrent.
  Un cri ! Celui d’une chouette-pêcheuse de Cyrodiil. Remarquablement exécuté… Mais le guetteur devrait apprendre que cette espèce vit exclusivement sur les falaises et les habitations, jamais dans les arbres. Choisir un autre point d’observation serait pertinent, surtout avec l’hiver qui approche. Ou apprendre à imiter une simple hulotte. Toujours est-il qu’il pouvait maintenant arrêter de battre le froid dallage. Curieux, d’ailleurs, ce résidu d’urbanisme dans un quartier si misérable. Mais certainement très utile pour entendre de loin les lourdes bottes de la garde. Et pour l’empêcher de courir sur la pierre glissante, chose des plus fréquentes vu la proximité du lac. Le jardin de Dareloth n’a certainement pas été choisi au hasard.

  La démarche de l’Argonien se fit plus souple, moins humaine, métatarses et phalanges cherchant à épouser amoureusement les pavés tandis que la flexion de ses longs tarses absorbaient tous les bruits. La boue messagère de la froidure nocturne montait à l’assaut de ses écailles. Il lui faudrait bientôt porter des chausses en permanence, songea-t-il avec un vif dépit…

— Crénom !! Qui va là ? fit la rude voix masculine.
  Le reptile releva sa capuche et écarta largement les bras, repoussant les pans de son lourd manteau. Il les salua de la tête et exhiba ses blanches dents avec conviction.
  — Mes hommages du soir, gente assemblée. Heureux de vous revoir, mon cher J’rr… Ra'jiskar, vous avez donc abandonné notre protégé ? Il examina alors soigneusement les personnes lui faisant face. Leurs visages vacillaient, fuyants et indistincts à la lueur de l'unique torche du jardin. Seul celui d’un Rougegarde,  ses traits durs et nerveux tirés au couteau, ses yeux sombres et son teint basané étaient clairement identifiables.. Il semblait être le seul à ne pas craindre d'être vu.

  —J’espère ne point troubler votre cénacle. Je souhaiterai même savoir s’il y reste de la place… Plus exactement, je me demandais si vous prendriez un apprenti… Mais permettez-moi de nous présenter. Je me nomme Charbon-Agile, et voici Sir Maroilles, dit-il en extrayant un rongeur hirsute de sa manche. Ce dernier lui grimpa aussitôt sur  l’épaule, s’assit sur son postérieur et, relevant ses pattes antérieures, explora les alentours par de rapides coups d’œil et force frémissements de museau.
  Salut par-devant, siffla l’Argonien dans sa langue natale. Et le muridé de se fendre d’une curieuse et cocasse révérence.
   Ben voyons ! aboya bruyamment l’homme. Charbon agile, hein !
    Certes, un fort beau nom pour
   Mon cul, oui, mais bienvenue par ici ! J'rhassa m'a parlé de toi, et on ne marche pas jusqu'au jardin de Dareloth par hasard.....

Il s'approcha sans crier gare et s'arrêta à quelques centimètres de Danse-mots, l'examinant, le jaugeant du regard. Si l'Argonien subit l'inspection sans ciller, ce ne fut point le cas de Sire Maroilles qui se réfugia en couinant dans les frusques de son porteur à l'approche de l'impérieux humain. Il fit mine de ressortir la tête et d'exhiber ses longues incisives, mais jugea vite la situation trop périlleuse et disparut derechef pour ne plus se montrer.

J'm'appelle Armand Christophe, mon gars, et rien que le fait d'être vu en ma présence peut te valoir deux mois de prison ferme et une entrevue avec cap'taine Lex le buté. Et avec lui, y'a pas d'présomption d'innocence. Alors considère toi compromis, comme tous ceux-ici.
—Vraiment flatté de rencontrer une telle célébrité ! Me narrerez-vous un jour vos exploits ?
Le descendant des Ra Gadas ignora la flagornerie mal venue et désigna les ombres évanescentes de son bras libre.
Elle, c'est Carwen, elle te filera un coup de main au cas où tu d'vrais te planquer. Le Khajiit à la crinière répond au nom de J'Rhassa, et il sait faire des papiers. Les trois gars derrière toi, t'as pas besoin de connaître leurs noms. C'est des pseudos d'toutes façons, comme pour nous tous ici, et comme pour toi.
Et où puis-je rencontrer cette envoûtante damoiselle et l'accorte J'Rhassa en cas de besoin ? Ici à la même heure ?

  Pour toute réaction, le Rougegarde fronça ses épais sourcils et grimaça.
  — L'accorte quoi ?! explosa-t'il. Tudieu de maroufle, par les sept trous du cul de Morhva, j'piges rien à ce tu m'brosses mon gars !
  — J'rhassa est l'accorte, souffla une voix rauque derrière lui, la silhouette du fauve se faisant à nouveau plus distincte.
  — Quoi ? Tu quoi ?
  — J'Rhassa est aimable.
  — Hein ?
  — J'rhassa est aimable et serviable, reprit patiemment le fauve. Donc J'rhassa est accorte, parce qu'il aide l'écaillé comme une chatte aide ses chatons.
  — Ah, fit enfin Armand Christophe, avant d'observer une courte pause. Il y eût comme un silence où seuls l'éclat doré des yeux malicieux du Khajiit troubla la quiétude ambiante.

     — Ouais bon, foutues conneries qu'tout ça ! rugit enfin l'homme basané. J'suis sûr qu'ce boulot t'ira comme un gant, mon gars ! T'as pas d'heure fixe pour aller voir tes copains, tu les croises dans les rues ou dans les tavernes. On n'est pas des comptables, compris ? On a juste nos p'tites réunions de temps en temps, à des endroits différents, qu'on s'dit lorsqu'on se croise. Deux ou trois fois par semaine, tout au plus, vu ?

  Il planta son regard dans les pupilles fendues de Charbon-Agile.
  — Y s'trouve qu'on est en manque de beaux-parleurs pour l'instant. On a un infiltré à la guilde des mages. Y  s'fait appeler Aradon. Trouve le et ramène le sans attirer l'attention, et alors on discutera de choses sérieuses. Tu seras payé. En attendant, t'es à ton compte, pigé ?

   Une épreuve, songea le reptile. Il s'attendait à une chose de ce genre mais certainement pas à devoir infiltrer la Guilde des Mages ! Il espérait que ce ne soit pas trop présomptueux pour un novice comme lui. D'un autre côté, cela faisait un certain temps qu'il avait envie de la visiter, et l'ébauche d'un plan germait dans sa cervelle…

  — Un exposé d'une clarté et d'une concision remarquable, Maître Armand. Et qui m'agréée complètement à condition que ma formation fasse parti du paiement. Quelques points me paraissent cependant encore obscurs, souffrez que je vous pose quelques questions… A quoi ressemble cet Aradon ? Sera-t-il coopératif ? Ai-je un moyen de lui prouver que je viens bien de votre part ? De m'assurer de son identité ? Quel est le délai ? De quelle position se réclame-t-il chez les mages ? L'exfiltration est-elle prioritaire sur toutes les autres consignes de la cible ? Où se fait la livraison ?

  Pour toutes réponses à son avalanche de questions, Danse-mots eut droit à une petite enveloppe de papier gris, sans origine ni destinataire.
  — Toutes les infos dont t'as besoin sont là dedans, vieux, expliqua Armand. Et celles qui n'y sont pas, t'en as pas b'soin. Brûle la juste une fois que tu l'as lue. T'as une semaine.

  Il se retourna, fit quelques pas, puis fit volte-face à nouveau.
  — Ah, et au fait : merde pour ta première mission ! revigora le fils de Yokuda en  administrant une chaleureuse tape sur l'épaule de celui des Marais Noirs. J'me taille, conclut-il. Il se tut et parcourut le tissu de feuillages du regard. Plus personne n'était visible. Il lui dédia un salut bourru, éteignit la torche, puis s'éloigna d'un pas tranquille vers les arbres.

     Au premier d'entre eux il devint silencieux ; au second, il avait disparu.

Modifié par Ygonaar, 22 avril 2009 - 23:27.


#4 Ygonaar

Ygonaar

Posté 25 avril 2009 - 23:01

Chapitre IV. Infiltration.


  

  

17 Soufflegivre 3E425, 00h10, Cité Impériale, quartier pauvre




  L’Argonien laissa couler la cire fondue. La toile goudronnée protégeait maintenant de manière étanche son précieux sac. Il sortit comme une ombre de son repère et glissa sans un bruit dans le canal attenant. Immédiatement, des membranes nictitantes recouvrèrent ses yeux, afin de les protéger et de corriger la réfraction de l’eau, son pharynx se contracta pour dégager le canal branchial, ses opercules costaux s’écartèrent sous la pression du liquide, son sang reflua de ses membres pour alimenter sa queue puissante… Il rasa le fond du canal, vague ombre mouvante laissant indifférents tous les pauvres hères des environs, avant de déboucher dans le lac Rumare. Il se dirigea alors plein Est selon une trajectoire sinueuse, prudente. Bien qu’il ait déjà fait ce parcours lors de sa reconnaissance, il craignait toujours de tomber sur des congénères surveillant les eaux. Après tout, la garde impériale ayant bouclée la cité, elle ne pouvait certainement pas se permettre de laisser cette énorme voie d’accès complètement sans surveillance…

  Le sable céda aux rochers. Ses ondulations de queue devinrent très lentes pour ne point troubler l’onde. Si le coin ne pullulait peut-être pas de tous les monstres fantasmagoriques dont les tavernes sont friandes, il y avait au moins des anguilles géantes fort agressives. Il pénétra dans une profonde anfractuosité menant vers son passage. Un bien grand mot, d’ailleurs, que passage, car si l’antique grille de fer rouillé avait cédé sans grande résistance, ramper sur une distance inconnue dans un boyau d’un pied de diamètre ne sera pas une partie de plaisir. Il se mit à subvocaliser un sifflement tout juste audible.

  

Nous sommes le Peuple des Racines
  La Sève des Hists Anciens coule dans nos veines
  Ils nous donnèrent le Don Animal pour courir le monde en leur nom.
  Que la Sève réveille en moi la souplesse du serpent s’enroulant dans l’arbre.
  Que la Sève délie mes muscles pour ramper tel la chenille.
  Que la Sève réveille en moi le souffle de la carpe qui respire sous le sable.
  Qu’elle parcourt chaque veine, chaque os, chaque muscle et les modèle selon mon Vouloir

  
  La chaleur caractéristique de la Sève parcourut son corps. Il sentit tous ses muscles se détendre alors qu’il expulsait le moindre résidu d’air de ses poumons et basculait ses épaules en avant selon un angle improbable. Il plongea alors la tête dans le ténébreux tuyau et commença la lente reptation.

  La progression était lente et pénible. Il prenait un risque conséquent car il n’avait guère que ses dents pour se défendre en aveugle si un ennui surgissait. Et avec le sac qu’il charriait avec ses pieds, il n’était même pas sûr de pouvoir faire demi-tour en cas de besoin. Bien que ne souffrant nullement de claustrophobie, il se mit à ressasser les derniers jours…

  
  Déchiffrer les consignes ne fut pas le moins pénible. Il n’avait pas osé avouer qu’il connaissait à peine son alphabet. Il s’était usé les yeux à essayer d’assimiler la sèche calligraphie du commanditaire et à répéter de nombreuses fois chaque syllabe, chaque mot, jusqu’à en faire des phrases que son cerveau acceptait de comprendre.

  Sa liberté d’action était vaste, mais il avait affaire à des mages. Sa prudence avait rejeté tous les moyens les plus simples car il voulait exclure que l’on puisse remonter à lui par des moyens occultes. Quant à escalader les murailles de la guilde ou user d’illusion sur ses Magelames, il n’était pas assez bête pour s’y risquer. Mais comme toutes les forteresses trop bien gardées et densément peuplées, on pouvait s’y déplacer aisément une fois les barrières extérieures franchies. Une solution lui vint logiquement : un tel bastion devait forcément avoir des puits, et ces derniers devaient communiquer avec le lac.

  Vinrent ensuite quatre journées de reconnaissance (dont la visite avec moult badauds des parties publiques de l’Université à l’occasion du festival des sorcières), d’observation, de prise de renseignements et de collecte d’ingrédients, avant d’élaborer soigneusement ses potions alchimiques. Il les avait cachetées ce matin tard dans la nuit, mais avait ensuite passé la majeure partie de sa journée à dormir…

  
  Son museau buta sur la paroi. Un coude ! Pourvu que la Sève le soutienne encore assez pour passer l’obstacle, car l’idée de pourrir dans un boyau, sous terre et ignoré de tous, ne l’enchantait guère. Sa tête bascula encore plus en arrière pour épouser l’angle du tuyau. Ses vertèbres glissèrent sur leur disque à faire frémir un contorsionniste, ses côtes s’écrasèrent encore plus, flexibles comme le cartilage de l’oreille, ses os se déboîtèrent de leurs articulations. Lentement, très lentement, le reptile franchi l’improbable angle droit.

  Si le tuyau concédait maintenant une rectitude probablement d’origine magique, la forte déclivité ne rendait pas moins la reptation harassante, et faire circuler assez d’eau dans les branchies pour s’oxygéner demandait une coordination complexe. Mais une vague clarté finit par apparaître au loin. Le boyau déboucha sur un puits de presque deux verges de large. Un océan aux yeux de notre reptile.

  Il se déplia doucement, muscle par muscle, une articulation après l’autre. Il aura probablement des courbatures pendant une semaine mais il éprouvait une joie simple d’avoir survécu à l’épreuve. Il nagea vers la surface. Une bonne perche plus haut, la lumière du jour déclinant découpait la margelle du puits. Il planta trois dagues dans les jointures des moellons, prit appui sur les gardes des deux premières et attacha son sac à la troisième…

  
  D’abord avaler une potion de pépize verte à la pastèque pour récupérer un peu physiquement, puis une décoction de jacinthe d’eau et de chapeau de carpophore pour compenser le massif appel à la Sève. Se sécher et enfiler l’ample brocart de soie verte brochée de vagues d’argent. Le miroir pour vérifier si son maquillage d’ocre et d’émeraude n’a pas trop souffert… De puissantes marques de personnalité, et avec sa toque de crête, bien malin sera celui qui pourrait reconnaître Danse-Mot le trouvère. Enfin le plus important, l’exsudat de graisse de Troll à l’essence de bile de Lutin, filtre d’amour bien connu mais surtout un redoutable catalyseur de charisme, afin de jouer correctement son rôle, impressionner plus facilement ces mages et, détail important, altérer significativement son aura.

  Les derniers rayons de soleil dirent adieu à Tamriel. L’Argonien se hissa jusqu’au bord du puits, vérifia avec son miroir que la voie était libre et prit pied dans la guilde des mages. Trouver un novice… Il prit son air le plus majestueux et se dirigea droit vers une jeune Dunmer.

  —  Bonsoir, je suis Bouge-la-Main, maître ès illusions de la guilde de Leyawiin. Veuillez donc me quérir un Khajiit du nom d’Aradon. Il doit probablement se trouver dans les quartiers des hôtes extérieurs.

  La demoiselle ouvrit des yeux ronds, contemplant bêtement cet important thaumaturge qui faisait irruption dans son emploi du temps bien organisé. Elle se reprit après quelques secondes, acquiesça d’une voix timide et s’en fut à petits pas pressés, laissant à sa méditation le notable étranger.

  
  Le saurien dut admettre qu’il s’amusait follement à interpréter Bouge-la-Main. Sa position sociale, ses puissantes tâches de personnalité et surtout l’effet du filtre de charisme lui donnaient un aval sur son entourage dont il avait rarement joui. Seule la prudence l’empêchait d’interpeler tous les étudiants qui le croisaient pour leur donner de fantasques consignes. Il serait tout même dommage de se faire repérer maintenant, après tant d’efforts ! Un jeune Khajiit, fort svelte malgré ses six pieds de haut, vint enfin l’aborder. C’était un curieux personnage, au pelage doré rehaussé par une tenue de cuir sombre. L’épais manteau brun qui le protégeait des frimas de la saison ne masquait que partiellement la multitude de pochettes et de lames qu’il portait en bandoulière ou au ceinturon. Quelle identité avait-il bien pu adopter pour s’infiltrer dans la guilde des mages ? Et le mystère s’épaissit encore lorsque le félin s’adressa à ce qui était censé être un maitre des arcannes.

  — Monsieur Bouge-la-Main ? Par quel augure venez-vous me déranger dans ma lecture ?
  — Magistère Bouge-la-Main… répondit le reptile en se drapant dans une dignité outragée. Suivez-moi, monsieur Aradon, je dois m’entretenir avec vous d’un point obscur dans l’épineuse question  qui vous concerne, poursuivit-il sans même vérifier que son interlocuteur s’exécutait. Le nœud du problème vient du fait que vous êtes un Khajiit, comme vous l’avez sûrement constaté. Or vous devez savoir que l’ascendant lunaire possède une influence considérable sur les membres de votre race. Et lorsque se produit une rarissime conjonction entre Masser et la lointaine Algool, alors que Secunda possède une inclinaison de trente sept virgule huit degrés zénithariens en direction du ponant, à la minuit plus trois dix-septièmes de cycle, il se produit une anomalie dans l’écoulement de mana, de vingt et un millispasmons de magnitude, comme vous l’avez probablement deviné... Excusez-moi, je dois me remettre mon baume car j’ai tendance à avoir les écailles qui ternissent à cause du froid, continua l’intarissable imposteur en s’admirant dans un petit miroir. Et de continuer derechef sans aucune considération pour le pauvre Aradon, Donc nous soupçonnons une malheureuse coïncidence entre votre nature et votre thème astral qui pourrait induire chez vous une sensibilité particulière à l’influence des catalyseurs tubulaires, tels les bâtons et baguettes de sorcellerie, bien sûr, mais également les ouvrages d’art en pierres monumentales, comme les tours que les Ayelides avaient coutumes d’ériger dès l’an deux cent vingt-sept de la première ère, si l’on peut en croire les dernières conclusions de la Société Historique Argonienne, dont je suis les travaux avec la dernière attention comme vous devez bien vous en douter. Cette sensibilité présomptive pouvant induire toutes les conséquences fâcheuses que vous devinez aisément, il a donc été jugé utile de vous emmener dans un lieu convenable, comme ici par exemple.

  Danse-Mot n’a pas perdu son temps à traîner dans ces tavernes de l’Arboretum, songea-t-il. Outre d’intéressants renseignements, il y avait glané le vocabulaire nécessaire à cette logorrhée verbale en écoutant les élèves de l’université travailler leurs cours. Déluge de paroles qui lui avait permis d’aller jusqu’au fond du jardin, au pied de la muraille, en noyant suffisamment un éventuel guetteur pour qu’il ne détecte pas en lui, du moins l’espérait-il, un intrus de la dernière incompétence. Son miroir ne lui ayant révélé aucune subtile déformation caractéristique des sorts de caméléon, il estimait que leur conversation était maintenant réellement privée.

  — Lieu adéquat, disais-je, à une conversation sérieuse. Reprit-il à voix basse. Je viens de la part… d’amis communs. Pour le prouver, je puis vous informer que vous n’avez plus à vous préoccuper d’Ongar. A vous maintenant de confirmer votre identité en m’en disant un peu plus sur ce dernier.
  — C’est le chef d’une petite bande de vauriens ayant trahi le code des Ombres, que j’ai traqué de Bruma à Bravil. Il y a moins de deux mois. Il avait…
  — Ca me suffit! interrompit le conspirateur, désireux d’éviter les risques inutiles de fuites. Ces amis communs veulent s’entretenir avec vous, mais sans les encombrants cerbères qui s’attachent à votre personne. Une tâche difficile, car il est  malaisé de tromper la vigilance de mages. Ils m’ont donc mandaté pour vous… extraire au moins temporairement à leur compagnie. Paradoxalement, c’est au sein même de l’université que la chose est la plus facile, car leurs murailles et protections diverses les dispensent de vous consacrer une épuisante surveillance. C’est d’ici que vous devez disparaître, en évitant tous procédés magiques qui sont leur spécialité. Voici ce que je vous propose…

  Tous les trois jours, maître Garamblus et son fils fournissent à l’Université une cargaison de tonneaux et d’amphores d’huiles, vins et autres denrées, et repartent avec les contenants vides des précédentes livraisons. Ils déchargent généralement aux premières lueurs de l’aube dans la cour extérieure, et leurs va-et-vient laissent fréquemment le chariot sans surveillance. Demain matin, ils auront une caque surnuméraire, vide, qui ne quittera pas la charrette. Vous devrez-vous y introduire discrètement, je ne doute pas que vous soyez assez souple pour vous y trouver une position pas trop inconfortable. Vous devrez en revanche y boire assez rapidement cette potion, dit l’Argonien en remettant discrètement une flasque métallique au félin, sinon vous manquerez d’air. Il s’agit d’une lotion de Petite Mort, une recette secrète des Marais Noirs qui vous plongera dans un profond coma. Il y aura un rat dans la caque. Il ne devrait pas vous mordre si vous êtes doux avec lui. Sa présence masquera votre aura et votre énergie vitale qui ne tiendront qu’à un fil pendant votre coma. Vous n’aurez bien sûr aucune pensée décelable et votre odeur sera largement masquée par celle, résiduelle, des harengs saurs. La famille Garamblus ignorera son rôle dans l’affaire et, si vous ne pouvez compter sur leur coopération, ils ne pourront pas vous trahir. Il est donc fortement improbable que les Magelames de faction aient la moindre raison de fouiller votre cache, à condition que vous ne portiez rien de magique bien sûr. Je vous récupèrerais dans l’entrepôt des Garamblus, sur les quais, d’où nous disparaîtrons aisément jusqu’au point de rendez-vous. Cela vous convient-il ?

Modifié par Ygonaar, 25 avril 2009 - 23:08.


#5 Ygonaar

Ygonaar

Posté 20 mai 2009 - 09:21

Chapitre V. Exfiltration.



  

18 Soufflegivre 3E425, 11h00, Cité Impériale, le port.

  

  L’Argonien fit la mise au point de sa lunette. La coupable caque était bien sur la charrette, sous le fourbi de caisses et barriques vides que maître Garamblus ramenait à son entrepôt. Le plan avait donc probablement réussi… Un plan dont il était fier, mais qui lui avait demandé beaucoup de travail et qui n’en conservait pas moins de nombreuses étapes incertaines. La lassitude commençait à le gagner… Allons, c’était la dernière ligne droite !

  Malgré sa grimace, le Khajiit avait accepté sa proposition sans discuter. Il avait bien eu du mal avec l’idée de lui donner un de ses sous-vêtements, afin que Sire Maroilles s’habitue à son odeur, mais avait été sur le point de faire un tollé lorsqu’il apprit le projet de diversion qu’envisageait le reptile. Ce n’était pas tant lui céder quelques lambeaux de vêtement qui le dérangeait, mais surtout l’idée de s’arracher une grosse touffe de poil, avec les racines si possible. Pourtant, Bouge-la-Main lui avait demandé cela en montrant largement ses dents…

  Notre stratège avait dû ensuite sortir de l’Université par la voie même qui lui avait permis d’entrer. Il en gardait de douloureuses courbatures et avait épuisé son stock de potions de régénération de mana et de fatigue. Il lui avait fallu encore semer quelques poils aux buissons, imiter les traces d’une barque dans le sable, nager plein est en évitant les patrouilles jusqu’au couralin préalablement caché dans des fourrés, semer d’autres discrets indices afin de laisser à penser qu’Aradon avait pris la route vers Leyawiin. Si la novice qui l’avait aidé se rappelait que le magistère Bouge-la-Main se prétendait de cette cité, il y avait peut-être matière à faire perdre pas mal de temps aux mages. Voir, espérait-il, à ce qu’ils ne découvrent jamais la vérité…

  Le reptile aquatique avait ensuite regagné son repère en longeant le fond du lac pour y dormir deux trop courtes heures. Il lui avait fallut impressionner Sire Maroilles pour qu’il tolère l’odeur du Khajiit, puis la famille Garamblus pour qu’ils ignorent la caque. Et enfin la longue attente avant de savoir si tous ses efforts n’avaient pas été vains…

  
  Les négociants étaient enfin partis déjeuner. Ils avaient réaménagé une bonne partie de leur entrepôt, probablement pour s’adapter à la quarantaine de la cité. Ils y avaient passé une bonne partie de l’après-midi, et il de venait maintenant urgent de libérer le félin. Heureusement, le molosse colovien contemplait toujours béatement sa queue, encore sous l’effet de la saucisse au skouma. L’Argonien espérait que le gardien d’entrepôt ne se transformerait pas en fauve sanguinaire lorsque le manque se ferait ressentir. D’autant plus que les Garamblus avaient fort obligeamment remplis le rôle qu’il leur avait assigné. Il finit par se décider à l’attacher, tant pis pour la logique. La caque était toujours sur la charrette, de nouveau délaissée comme il l’avait prévu.
  
  Sitôt ouverte, Sire Maroilles se précipita dans sa manche. Il devait être fort aise de fuir l’obsédante odeur du félin. Qui de plus avait le toupet de prendre toute la place, replié comme il était dans l’étroite caisse. Après l’en avoir extirpé comme il le pouvait, le voleur postulant ressentit un vif soulagement en constatant que le corps qu’il examinait était encore en vie. Il ne s’était pas attardé sur le sujet mais plonger dans un coma si profond un individu dont on ne connaissait pas la masse exacte, sans parler de sa sensibilité aux drogues, était toujours un pari risqué. D’autan plus lorsque la réanimation tardait autant que cette fois-ci. Vite, l’antidote…


  Les pupilles d’Aradon entraient en mydriase, signe qu’il reprenait connaissance. Un faible gémissement trahissait maintenant la terrible migraine qui devait l’assaillir. Le saurien entreprit de lui masser ses membres pour l’heure complètement tétanisés

  — Je me nomme Charbon-Agile, et je suis chargé de vous mener vers un point de rendez-vous. Je pense que tous ceux que vous connaissez doivent être temporairement délaissés, au cas où les mages auraient fouillé dans vos souvenirs… Oui, je sais que vous passez un sale moment mais vous devriez pouvoir marcher d’ici dix minutes. Contentez-vous de mordre ce bâton pendant que je nettoie et range la caque à sa place légitime…

  Le vieux bout de bois ne devait vraiment pas être à son goût, le fauve le cracha vivement et tenta de se mettre en position assise. Il essayait visiblement de se réorienter, chose fort ardue lorsque tous vos sens sont pris de folie et que vos souvenirs émergent avec une mauvaise volonté évidente. En forçant ses articulations douloureuses à se mouvoir, il perdit l'équilibre, roula sur le coté et dégurgita. Une toux grasse se fit entendre. Il s’extirpa lentement d’une robe de mage qu’il devait avoir volé pour son évasion et finit par s'essuyer la bouche. Après son ménage, l’Argonien vint l’aider à se relever, mais il fallut dix bonnes minutes au voleur pour retrouver son équilibre. Il contemplait parfois sa prison de bois en grimaçant, une question sur les babines qui n’osait pas poser. Son complice ne fit pas tant d’ambages.

  — Vous semblez commencer à aller mieux, vous vous sentez d’attaque pour crocheter la porte de l’entrepôt ?

  
  Ayant terminé sa séance d'étirement, le fauve sortit une mince pochette attachée à sa ceinture et se dirigea vers la porte. Il observa la serrure assez primitive et hésita longuement entre ses instruments. Enfin, il inséra une sonde dans les gorges et débuta les tests. Un exercice probablement facile pour lui en temps normal mais, prit de vertiges, le fer claqua et le crochet se brisa, coincé. Il se mit alors en devoir d’extraire le bout de métal.

  Même s’il n’en extériorisait rien, le saurien observait Aradon avec inquiétude. Ce dernier semblait avoir du mal à récupérer, bien que l’antidote fut visiblement efficace. Il faudra songer à ajuster le dosage de la drogue pour les Khajiits… En tous cas, il mettait tant de temps à crocheter la serrure qu’il était illusoire d’envisager qu’il puisse la refermer dans la rue sans attirer l’attention des quidams. Il fallait ajuster le plan…

  Alors que le convalescent voleur s’échinait à retirer les fragments du crochet, Charbon-Agile se mit à farfouiller dans l’entrepôt. Il y dénicha une vielle blouse de jute, une amphore de vin de palme, une barre d’attache pour charrette, et une bâche. Il força ensuite trois coffres à grand coup de barre d’amarrage, préalablement enroulée dans la bâche afin d’atténuer le bruit, chercha divers petits objets semi-précieux, mit un peu de désordre… Voilà, ça lui semblait correspondre à un cambriolage bâclé, interrompu à la va-vite. Et ça expliquera pourquoi le chien est attaché, la porte de l’entrepôt ouverte et le vomi. En espérant que les mages n’en entendent pas parler trop vite, ou ne fassent pas le rapprochement.

  
  — Et voilà. déclara le félin d’une voix un peu faible lorsqu’un déclic se fit entendre.
  Le lézard lui demanda alors d’enfiler la poussiéreuse défroque et l’aspergea copieusement de vin de palme.
  — Vous ferez comme cela un parfait manœuvre ayant abusé de boisson pendant son déjeuner. Cela expliquera votre démarche hésitante et se mariera au mieux avec votre odeur de hareng saur. Un petit plus pour éloigner la garde, au besoin. Prenez-en une ou deux gorgées, pour l’haleine, mais ne l’avalez surtout pas, tout alcool vous est fortement déconseillé pendant au moins deux jours après le traitement que vous avez subi.

  Charbon-Agile entrouvrit la porte et vérifia que la voie était libre avec son miroir.
  — Filons, les Garamblus  pourraient ne  pas tarder à revenir. Nous allons faire quelques détours avant d’aller à la planque histoire de vérifier qu’aucun béjaune ne nous colle au train.
  Soutenant le Khajiit, lui-même vêtu comme un portefaix, il l’entraîna dans les sordides venelles du quartier pauvre.

Modifié par Ygonaar, 20 mai 2009 - 09:26.


#6 Ygonaar

Ygonaar

Posté 30 mai 2009 - 22:32

Chapitre VI. Proies ou chasseurs ?....


    

18 Soufflegivre 3E425, 19h30, Cité Impériale

  

  Dans ruelles sombres et humides, de rares passants se hâtaient sur des pavés glissants et luisants sous leur torchère. L’Argonien détestait ce qu’il voyait dans sa lunette. La faible lueur de lampe à huile filtrant à travers une vitre en basane huilée n’éclairait que faiblement la Dunmer. Mais il avait vu ce visage la veille, il l’avait soigneusement détaillé avant de la choisir comme messager, et il reconnaissait cette démarche : la novice de l’Université des Arcanes. Et il ne voyait guère de raison justifiant sa présence si ce n’est de confondre le faux Bouge-la-Main… Non seulement sa fausse piste avait fait long feu, mais les mages n’étaient déjà qu’à deux ruelles d’Aradon et de surcroît sur ses propres traces, malgré tous leurs détours. Un véritable fiasco ! Il avait eu tort de se fier à l’enseignement de sa mère, la Guilde disposait visiblement de méthodes qu’il n’imaginait même pas…

  Mais pourquoi envoyer une novice seule ? Par arrogance, ou se serait-il complètement mépris sur son âge ? L’étrange armure de chitine et la longue lame que ne masquait guère sa sombre houppelande représentaient-elles sa seule protection ? Pourquoi cette damoiselle semblait-elle en train de s’adresser à quelqu’un présentement ? Un groupe d’intervention camouflé ou de la télépathie ? Et à quoi servait l’étrange bijou que l’elfe contemplait si souvent ? Il fallait en avoir le cœur net !

  Rattrapant un Aradon maintenant tout à fait alerte, ils firent un large détour et revinrent sur leurs pas. Les mendiants furent des plus instructifs. Tad l’Aveugle était certain de n’avoir entendu que deux femmes, ce que Tremblote confirma en ajoutant la description d’une rousse péronnelle Brétonne s’abritant sous une ample pèlerine bleutée. Qui serait devenue invisible ? D’une invisibilité n’ayant rien à voir avec celle que connaissait le reptile alors… Quelques drakes bien dépensés, la situation n’était pas forcément si catastrophique. Il fallait tenir un conseil de guerre avec le félin :

  
  — Donc seuls deux jeunes mages nous suivraient a priori, mais il nous faut savoir si elles en ont après vous, moi, ou tous les deux. Et surtout, par quel moyen elles nous traquent. Tout en espérant qu’elles ne nous tendent pas un piège à plusieurs niveaux, avec de puissants renforts derrière elles. La prise de risque est considérable mais c’est ça ou retourner de vous-même dans le giron de leur université, au grand mécontentement de nos amis et au risque pour vous de vous faire réellement enfermer.

  Un bref instant pour vérifier que leurs poursuivantes étaient toujours hors de portée de vue (du moins pour la dunmer), avant de poursuivre.

  — Voila ce que je vous propose. La cité étant bouclée, le Sang du Guar sera certainement bondé à cette heure. Nous y entrerons par la porte de l’impasse des Maraudeurs et vous ressortirez par la porte arrière qui donne sur le chemin des Petits Egouts. Vous vous cacherez là-bas et y attendrez mon signal. Un double cri de chouette. Hulotte la chouette, bien sûr. En cas de pépin, vous pourrez toujours piquer une tête dans le lac et tenter de rejoindre la planque par vos propres moyens.

  Je resterai pour ma part dans le bouge. Si les pécores osent entrer malgré la clientèle, l’humaine devra certainement redevenir visible. Au pire, un trou dans la foule devrait me permettre de la localiser, tout en rendant ma propre identification des plus problématiques. Lorsqu’elles arriveront au niveau de l’escalier arrière, je neutralise la rouquine avec un dard paralysant et je fais causer l’autre pour savoir comment et pourquoi elles nous pistent.

  Je n’ai pas mieux pour l’instant. Vous avez des suggestions ? Et savez vous ce qu’elles vous veulent avec tant d’acharnement ?


  Si le khajiit lui avait toujours semblé guère prolixe, il semblait maintenant plongé dans les abimes de sa mémoire. Tout juste semblait-il avoir une fugitive lueur d’intérêt à la mention de la chevelure de l’humaine, mais il digérait visiblement mal son coma. Il hocha néanmoins la tête en signe pour signifier son assentiment. Le félin observa ses frusques rogommeuses et les arracha pour les jeter dans une vielle boite servant de dépotoir à un mendiant. Il extirpa une longe cape sombre, avec capuchon évidemment, de son havresac pour s’en draper les épaules. Curieusement, il sembla qu’il devenait aussitôt plus à son aise, frétillant des moustaches, comme s’il replongeait dans un environnement familier. Ils se coulèrent dans la taverne, dédaignant une femme fatiguée et trop maquillée qui les aguichaient. Sur le seuil, Aradon resta un long moment à contempler avec une nostalgie évidente l’étagère soutenant des bouteilles et des verres de toutes tailles, luxe incongru pour un pareil bouge, avant de se faufiler vers le comptoir. Charbon-Agile lui se fondit immédiatement dans l’assemblée, peu désireux d’être immédiatement associé à son comparse.

La salle était effectivement comble et l’ambiance assez chaude. Au lieu de se diriger directement vers la porte de derrière, le félin se mit en tête de héler le tenancier. S’il avait déjà fréquenter les lieux, il ne devait pas avoir laissé un souvenir bien fameux au patron, déjà débordé, qui l’ignora avec superbe.

Le Khajiit finit par perdre patience et se dirigea vers une tablée où un gros Nordique borgne, avec deux compères portant haut les couleurs de la flibuste, plumaient sans vergogne un malheureux Bréton à la brisque. Plusieurs objets en tout genre étaient posés sur la table: peigne, bracelet, argent, dent en or, justifiant le sourire carnassier du fils de Bordeciel. Le jeune chat s’inséra parmi les badauds qui s’esclaffaient  tout autour, avant de pousser sournoisement un Argonien au milieu du jeu. Le plateau de la desserte se brisa, répandant gains comme cartes. Des jurons fusèrent, bientôt suivit des premiers coups. L’effervescence gagna rapidement toute la salle, malgré les frénétiques appels au calme du videur. Aradon, s’en fut, riant de sa ruse, lorsque son museau goguenard rencontra des phalanges en goguettes.


Le saurien, pour sa part, fulminait. Maudit greffier ! Dans quel monde vivait-il, celui-là ? Non seulement il semblait considérer cet infâme boui-boui comme une gentille taverne des quartiers riches, mais voilà qu’il déclenche une bagarre générale. Trop tôt, beaucoup trop tôt… Impossible maintenant d’impressionner correctement la clientèle déchaînée, de tisser cette subtile tension qu’il aurait pu libérer en cas de besoin… Au moins, il s’était relevé de la magistrale talmouse qu’il s’était reçue, et avait filé par la porte arrière. Maintenant, ne pas se faire étaler par un des nombreux postulants à l’Arène en train de s’exciter…

Louvoyant prudemment entre les belligérants, l’Argonien se dirigea vers l’arrière-salle. Il lui fallait disparaître bien plus tôt qu’il ne l’avait prévu. La cage d’escalier, elle était assez sombre. Le reptile s’y glissa et disparut dans les ombres. Ou plutôt, se laissa envahir par les Ténèbres…


Main-d’Ombre était très fier de son talent, même s’il était certainement dû en grande partie à sa naissance. La côte orientale des Marais Noirs avait alors connu la rarissime conjonction de la Nuit Véritable, lorsque Masser et Seconda sont en éclipse totale, la Trouée de Magnus au nadir et la constellation de l’Ombre au zénith. Le bébé reptile éclos à ce moment-là ne tarda pas à noircir entièrement, tare qui lui valut d’être un souffre-douleur pendant toute son enfance. En revanche, il développa une grande affinité pour les Ténèbres, puissant catalyseur de ses dons d’illusionniste. Probablement la seule raison qui ait poussé sa mère à assurer sa formation, bien qu’il ne soit qu’un mâle infirme.

La grande difficulté de l’invisibilité, c’est qu’elle doit généralement affecter tous les témoins, et que ceux-ci ne doivent rien percevoir, qu’il n’y a aucun élément à impressionner, rien qui ne puisse porter directement l’illusion dans la conscience de ses cibles. Main-d’Ombre contournait la difficulté grâce aux Ténèbres…

Même les Altmers, qui manipulent pourtant l’élément Lumière, ne comprennent que rarement que les Ténèbres sont également un élément fondamental de Nirn et, parait-il, encore plus d’Oblivion. Si elles ne sont généralement perçues que comme l’absence de Lumière, c’est non seulement qu’elles sont extrêmement labiles, ayant tendance à se désagréger à la moindre source lumineuse, mais surtout qu’elles sont étrangères à la majorité des êtres vivants. Ces derniers les fuient et font leur possible pour les ignorer, à l’exception peut-être de quelques médiums, prêtre d’Arkay ou nécromants.

Si en exhalant des Ténèbres Main-d’Ombre n’en devenait pas plus translucide, tout le monde affectaient inconsciemment de l’ignorer, s’écartant même de son chemin pour ne pas risquer de prendre conscience de sa présence. En fait, il pourrait jouer de la darbouka dans une bibliothèque que personne n’en prendrait conscience. Seul les stimuli les plus violents, comme se faire agresser physiquement, permettent généralement de dépasser le phénomène d’occultation. L’idée même de la personne enténébrée refuse de refluer vers la conscience.


Et c’est bien ce qui chagrinait notre Argonien. Il avait cru, en devinant qu’une mage invisible accompagnait la Dunmer, qu’il s’agissait là d’une invisibilité véritable, peut-être un quelconque sort d’altération. Mais l’elfe était entrée seule et même du haut de l’escalier, il ne percevait aucune zone de vide ou pourrait se trouver la rouquine. Sauf peut-être si elle s’était elle-même enténébrée, dans ce cas ses propres yeux refusaient de la localiser… Il était de surcroît vexé car il avait toujours cru qu’il serait capable de percevoir les Ténèbres en toutes circonstances… Mais, à la réflexion, il devrait l’avoir également oubliée, non ? Ne même pas être capable de la rechercher ? Elle devait donc être resté dehors. Ou elle avait trouvé une autre méthode pour se masquer à sa vue… Le lézard parcourut lentement la salle, attentif à le moindre odeur de l’Université des Arcannes. Hélas, les remugles ambiants masquaient tout et il était bien trop fatigué pour à nouveau faire appel à la Sève.

Le patron de la gargote aux allures de bibendum, au crâne dégarni et au tablier sale, riait. Les coulées jaunâtres et poisseuses du liquide rejaillirent des coins de ses commissures mal rasées avant de retomber au sol, se mêlant à la poussière et à la sueur. L'homme les essuya d'un revers de main.
Ha ! Y peuvent brailler tant qu'y veulent, que j'vous dis, la taverne s'ra t'jours debout après *hic*. S'pa la première fois qu'ça cogne, non. S'pa la dernière non plus, j'vous en fiche mon billet. Mais avec Manfred l'tavernier, les casseurs s'la ferment ou les fermés se cassent, pardi ! et d'éclater d'un autre ricanement gargouillant.

Il y avait à coté de lui une Khajiit qui l’intriguait, car elle était arrivée peu avant la Dunmer et qu’elle semblait déjà à un degré d’éthylisme avancé. Emmitouflée dans une pèlerine grise, encadrée par des boiseries vacillantes à la lueur de flammes, elle semblait déjà devoir céder aux assauts du sommeil. Mais une curieuse pulsation rougeâtre apparut à sa poitrine. Beaucoup trop évident, la chatte était forcément un leurre pour l’inciter à se découvrir. La Brétonne devait être dans les parages, mais pouvait-elle résister aux Ténèbres ou avait-elle oublié qu’Aradon avait un complice ?

Il n’avait plus le temps. L’elfe s’approchait déjà de la porte arrière. Il ne lui restait plus qu’à espérer que les Ténèbres occulteraient suffisamment la scène, ou que la mage tiendrait assez à sa collègue pour ne pas mettre sa vie en danger. Il rejoignit l’enfant de Morrowind en quelques souples foulées, s’apprêtant à l’entraîner dehors, dague sous la gorge, dès qu’elle aurait ouvert l’huis.

La Dunmer se retournait une dernière fois avant d’ouvrir la… Mais que fait-elle ? Cette dernière faisait brusquement volte-face et entrechoquait violemment ses paumes chargées d'énergie. Un arc électrique fugace mais puissant ionisa l'air dans un petit périmètre autour d'elle. Main-d’Ombre avait à peine perçu l’ébauche du mouvement de l’Elfe qu’il se jetait loin de celle-ci. Trop tard pourtant, pas assez loin. La foudre le faucha en plein bond, dissipant instantanément les Ténèbres, tétanisant les muscles. Il retomba d’un bloc, la queue raide comme une pique, dans la sciure pourrissante, imbibée tant d’alcool que de divers fluides plus ou moins organiques. Son cœur loupa un battement… Deux battements… Trois battements…

Modifié par Ygonaar, 04 juillet 2009 - 17:17.


#7 Ygonaar

Ygonaar

Posté 04 juillet 2009 - 17:09

Chapitre VII. …Proies !


  

18 Soufflegivre 3E425, 20h15, Cité Impériale, quartiers pauvres

  

  Les Argoniens sont des êtres conçus pour la survie. Lorsque vint l’atonie, le cœur repartit vaillamment. La douleur entra alors dans la danse, rapidement suivi de la rage. Sa gueule s’ouvrit largement, prête à déchiqueter de ses crocs effilés tout ce qui passerait à sa portée, ses yeux s’étrécirent en deux minces fentes, il exhala un sifflement grave et menaçant que n’aurait pas renié une pondeuse Alien. De curieuses coulures rougeâtres donnaient l’impression que sa tempe droite se déformait. Il roula jusqu’au mur et se releva d’un geste souple, dédaignant les corps des trois mammifères qui l’entouraient. Sa rage n’avait que faire de cadavres. Se taisant, il se coula dans un curieux nuage poussière.

  Des hurlements de panique se faisaient entendre. L'ébrieuse clientèle s'était muée en une foule aveugle, piétinant ses propres membres dans une unique et confuse ruée. Une ouverture qu'on aurait dit taillée par un ogre défigurait à présent le flanc Est de la taverne, des monceaux de gravats encombrant la salle. La structure du mur avait été démantelée sur plus de douze pieds de large, en une morsure béante et brutale où froids assauts de la nuit tentaient de lutter contre les scories de mortier. Une seconde dague surgit d’instinct dans sa main gauche, une arme effilée à la lame suintante d’un liquide qui ne devait pas être de la graisse d’entretien. Une forme devant lui, cela devait être l’elfine. Il arma son bras…

  Stop ! Tu sais bien que les Ténèbres ont tendance à annihiler toute raison… Arrête-toi ! Cache-toi, observe et réfléchis…

  
  Les nattes d’un blanc crayeux de la Dunmer dansaient devant lui.  Elle avait été rejointe par une femme gantée de métal. La salle se vidait, seuls les plus imbibés poivrots demeuraient, vautrés et immobiles, vaincus par l'alcool. La forme dégingandée et parsemée de fourrure d’Aradon surgit des décombres, une étrange lame au poing, et vint se réfugier derrière les deux magiciennes. Main-d’Ombre anathématisa à nouveau le pauvre félin. Comment pouvait-il courir droit dans la gueule des mages, réduisant à néant tous ses efforts ? Il lui avait pourtant donné des consignes claires : fuir par le lac ! Il ne pouvait même plus riposter sur les thaumaturges, car une nouvelle zone de foudre grillerait certainement le Khajiit… Ce n’est qu’en voyant la rouquine ne s’intéresser qu’à l’extérieur de la taverne qu’il comprit enfin que ses problèmes avaient encore progressé d’un cran.

  Une voie de femme glaciale et moqueuse se faisait entendre. Le saurien jeta un coup d’œil entre deux voliges fracassées. Des corps se devinaient au sol sous les débris de diverses roches plus ou moins polies, quelques lattes passablement vieillies, le tout recouvert d'une nappe de poussière généreusement répartie. A une vingtaine de mètres de là, au milieu du chemin des Petits Egouts, paradait une grande femme dont la tunique de cuir noir mettait en valeur des rondeurs désirables. Une cascade de cheveux blonds et bouclés ornait ses yeux froids et virides, sertis dans le marbre pâle de son visage délicat. Un sourire malsain dévoilait des canines exagérément longues. Elle exhalait une aura à la fois sensuelle et menaçante.

  Si cette Peau-molle ressemblait à une Nordique, l’Argonien ne fut pas dupe plus d’une seconde. Il percevait clairement les Ténèbres qui faisaient partie intégrante de la créature, subtilement liées tant à son corps qu’à sa psyché. L’être ne pouvait pas être naturel. Une Mort-vivante, à la limite une Daedra mais il n’y croyait pas trop. Ses canines trahissaient probablement une Vampire, si les légendes avaient un fond de vérité. Bien qu’il n’en ait encore jamais rencontré, une foule de rumeurs et de légendes lui vint à l’esprit. Et aucune ne lui plaisait. On disait ces monstres sans point sensible, insensibles aux poisons, voire parfois même aux armes non magiques. Pas le genre de client pour une attaque rapide et précise. Il fallait les démembrer à l’arme lourde, du travail de boucher… Et dire qu’il n’avait même pas sa machette sur lui…

  
  — Je m'appelle S'emsyl, cinquième du clan Sh'éam, déclara la créature. Quel est ton nom, vierge mage ?
  — Vermine ! aboya l’Elfe Noir. Abomination impie ! Monstre humain ! Déchet ! Tuons-la maintenant, Maelicia, cette bête ne vaut pas mieux !
  — Bête ? Moi ? Faut-il être bête pour se promener avec l'âme de mon mentor et me traiter ensuite d'animal ! Donc, tu t'appelles Maelicia. Et la guenaude grise à ton côté, c'est ?
  — C'est Ulvasa, répondit laconiquement la bretonne. Pourquoi vous avez tué ces gens devant l'auberge ?
  — Parce qu'ils me gênaient. Parce qu'ils vous cherchaient. Parce que c'était divertissant. Et pour une autre raison, que tu saisiras très vite, répondit l'inquiétante créature.
  — Et z'allez faire quoi ?

  Les paroles de l'étudiante s'évanouissaient dans la rue, confusément atténuées par le son de portes et des fenêtres de dormeurs molestés. Le silex percutait l'acier dans les chaumières environnantes, arrachant quelques étincelles aux briquets inquiets des autochtones. Feu ravivé, fenêtres entrebâillées et judas ouverts, le quartier pauvre se retournait dans son sommeil.


  La morte s'appuya contre un arbre et prit une attitude pensive.
  — Hum... Dans l'ordre : vous tuer, ou un peu plus. Vos petits travaux à Skingrad et à Bravil le méritent bien. Puis, récupérer l'âme du sage Ahriman avant que le vieil homme ne s'en empare. Et quérir enfin notre sceptre, sans plus de hâte.

  La créature se pavanait devant les Magiciennes. Encore une mégalomane qui ne pouvait s’empêcher d’expliquer en détail ses plans machiavéliques à ses victimes plutôt que les exécuter sobrement mais efficacement. Tant mieux, Main-d’Ombre aurait plus de temps pour réfléchir à la marche à suivre. S’enténébrer avec Aradon et fuir ? Non, si le Khajiit y survivait, il deviendrait probablement fou. Même lui prendrait un risque considérable à trop fricoter avec les Ténèbres. D’autant plus que ça n’aurait probablement aucun effet sur le cadavre ambulant… Que prétend-on sur les Vampires ? Ils craignent le feu, les pieux en bois, l’ail, les bracelets d’Arkay et le soleil. Laissons le feu aux magiciennes, même avec les réserves d’alcool derrière, ça parait difficile à mettre en œuvre. Improviser un pieu avec un tasseau brisé devrait être possible, mais c’était là aussi une solution de dernier recours. Se procurer de l’ail serait fort long, quant à trouver un prêtre dans ce quartier… Sans compter qu’il n’avait absolument aucune affinité avec ces dieux à l’existence pour le moins douteuse. Et pas la peine de penser au soleil, en pleine nuit… Quoique… Il entreprit de farfouiller sa gibecière à la recherche d’un des délicats sachets de coton.

  
  Insultante, la disciple faisait ensuite mine de rassembler ses idées puis claqua des doigts.
  — Mes bébés, c'est l'heure !

  Sans transition, elle extirpa avec une rapidité stupéfiante un arc caché sous sa cape et fit pleuvoir des flèches vers la taverne. Les premières ricochèrent mystérieusement dans l’air, puis sur une onde bleutée englobant maintenant les deux sorcières. Des sifflements serpentins se firent entendre. Sous les gravats, deux corps furent pris de spasmes. Un éclair jaillit de la main du vampire, mais fit demi-tour en court de route. Le monstre l’esquiva toutefois dans un réflexe surhumain. Une nouvelle volée de sagettes convainquit l’Argonien de se réfugier derrière le mur.

  
  Se révulsant, se tordant selon des angles surnaturels sous l'effets des convulsions, un des cadavre prés de lui posa soudain une main griffue au sol, puis se déchira largement la mâchoire d'un geste de son autre membre, rejetant à terre un épiderme devenu superflu. Une terrifiante créature faite de muscles écorchés vifs, de cervelle à nue, de griffes et de dents effilées s'extirpa du corps. L’innommable horreur poussa un cri aigu prolongé, lancinant, comparable à celui d'un rapace mais en même temps terriblement semblable à un hurlement de douleur. A un hurlement humain. Deux vagissements similaires lui répondirent dans la rue.

  Peut-être est-ce parce qu’il percevait nettement les Ténèbres associées à ce hurlement, peut-être parce que sa récente enténébration annihilait encore tous sentiments, mais l’Argonien analysa froidement la terreur que provoquait l’horrible créature… Imbécile ! se dit-il, elle ne se vantait pas, elle gagnait du temps pour pouvoir relever ses monstres ! Prés de lui, Aradon contemplait terrifié cette effroyable métamorphose, les pupilles élargies et le souffle court. Malgré un tremblement presque convulsif, ses doigts se crispaient sur sa dague de verre elfique. Un puissant orc au crane chauve contemplait également la scène d’un angle de la salle, une masse d’arme à la main. Un homme au manteau crotté, armé d’un long bâton,  semblait provenir de la porte principale. Seul l’Ecorché contenait des Ténèbres…

  Il n’aurait pour sa part aucune chance contre plusieurs Mort-vivants, et il n’était pas dit que la Stryge allait s’arrêter là. Il fallait frapper à la tête, se focaliser sur la Vampire… Il lança sa dague. Il n’espérait pas une seconde que le puissant poison dont elle était enduite puisse faire effet. Il ne pensait même pas qu’elle atteindrait son but. Mais elle attirerait certainement l’attention de S'emsyl. Dans la foulée, il projeta son sachet au sol, ne cherchant même pas à l’ouvrir pour en extraire le contenu. Les Sels de Feu devinrent instables sous le choc, embrasant instantanément le magnésium des six boulettes éclairs. Malgré la brume, le flash fut visible de l’autre coté du Lac.

  Main-d’Ombre investit ses dernières réserves magiques pour impressionner la lumière, pour y associer l’aspect du terrible soleil de midi d’Argonia, la sensation de vives brûlures, celle des Ténèbres se dissipant, la peur primitive du danger mortel… Et une fugitive odeur d’ail.

  
  Malgré ses paupières fermées, malgré le bras devant ses yeux, Main-d'Ombre perçut l’éclair comme une lueur rougeoyante. Il se jeta alors dans l'étroite béance qui lui avait permis de lancer ses projectiles, roula au sol et se releva dans le même mouvement. S'emsyl gisait agenouillée, geignant les mains agrippées autour de ses orbites. Deux  Ecorchés semblaient encore tétanisés contre la grille d’une propriété vicinale, après avoir été éjectés par les foudre de la Dunmer. Ne sachant combien de temps ces derniers resteraient aveuglés, ni même s'ils percevaient la lumière, il sauta d'un geste souple sur un muret pour les contourner.

  Il fallait faire vite. La brève démonstration de la présumée vampire avait suffi pour qu'il comprenne que ses chances seraient quasi nulles s'il ne truquait pas le jeu. Elle était bien tombée au sol sous les affres de douleurs illusoires mais l'Argonien n'avait hélas que peu de moyen pour profiter de la situation. Lancer une nouvelle dague ne ferait probablement guère de dommages, la poignarder même en plein cœur pouvait tout aussi bien être inefficace. Il avait donc décidé de lui trancher la gorge.

  Ou plus exactement, le gros paquet de muscles sterniens et mastoïdiens qui permettent de diriger la tête et de la maintenir droite. Le reptile postulait que même un mort-vivant aurait plus de mal à faire des cabrioles le chef ballotant dans tous les sens. Et avec un peu de chance, sectionner trachée et muscles infra-hyoïdiens d'un pratiquant des arts mystiques n'était pas, paraît-il, une mauvaise idée. Et s'il s'avérait de surcroît que la section des carotides soit létale, voire qu'il arrive à la décapiter entièrement (ce qui est complexe, surtout avec une dague), cela transformerait cette journée désastreuse en réussite remarquable…

  
  Trop tard. Son détour pour éviter les Rapides et la course prudente sur le muret avait gâché quelques précieuses secondes. Alors qu'il allait s'élancer sur S'emsyl, il vit la Bretonne recommencer à bouger… ainsi qu'un pan de mur ! Sa récente électrification l'ayant échaudé, il se glissa dans un jardin attenant, cherchant un discret poste d'observation qui lui permettrait de réagir rapidement. Bien lui en prit. L’amas minéral fusa dans la ruelle déjà dévastée par les magiciennes, projetant partout des pierres qui l’auraient estourbi à coup sûr. Mais qui ratèrent cependant leur cible, un des monstres sanguinolents ayant bondi pour s’interposer.

  L’héroïque zombi s’était relevé malgré le choc formidable, et se rua implacablement sur les jeunes femmes.

  — Ulvasa, cria la  rousse, protège moi ! Ses yeux se révulsèrent lorsqu’elle se mit à incanter. Inmissum...
  — Maelicia, qu'est-ce que tu fais ? hurla sa collègue.
  — Aries... Pariuinem morcum...
  — Maelicia, grouille, les Rapides rappliquent ! paniqua la dunmer en décochant une sphère enflammée à l'un des rapides, qui l'esquiva d'une surnaturelle détente de ses frêles membres. Maelicia !!
  — Dominae !! Les conjonctives entourant les pupilles de la bretonne prirent une inquiétante lueur verte, et d'étranges et serpentines vibrations amariles jaillirent de ses doigts étendus

  Le premier des deux mort-vivants écopa d'un éclair administré in extremis par l’elfe noire, mais le second fondit sur cette dernière. Il s’acharna curieusement à griffer l’air, puis fourragea soudain la poitrine de la Peau-Molle, la projetant au sol.


  Sa compagne avait extrait un joyau rougeoyant de son col. La palpitation amarante se propagea à ses gantelets métalliques, parcourant de fins réseaux de veinule. Avec un ensemble frappant, les Rapides se détournèrent soudain de leur cible pour fondre vers leur ancienne maîtresse, toutes griffes découvertes. Ils allaient presque l'atteindre lorsqu'elle se redressa, affichant un rictus mauvais sur son visage maintenant couvert de cloques, comme sous l'effet d'une intense chaleur.

  — Tu te découvres, pucelle-mage... Cracha-t-elle.

  Et soufflant dans ses mains réunies un Mot de pouvoir, la Stryge fit jaillir une orbe de destruction pure qui éclata soudain vers la taverne, désintégrant les Rapides à l'extérieur, et projetant la Brétonne à l'intérieur du bâtiment. La pierre se déforma sous la chaleur. Les tasseaux brisés qui sortaient du mur tel un squelette émergeant du sable furent calcinés. Il ne restait plus guère que des moignons carbonisés à la place des jambes de la d’Ulvasa. Sa cage thoracique perforée ne libérait plus aucun flux sanguin.


  Main-d’Ombre s’immobilisa totalement, stoppant même sa respiration, et pria pour que sa cachette soit efficace.

Modifié par Ygonaar, 04 juillet 2009 - 17:42.


#8 Ygonaar

Ygonaar

Posté 04 août 2009 - 09:06

Chapitre  VIII. Présentations.


18 Soufflegivre  3E425, 20h25, Cité Impériale, quartiers pauvres

          

    Les catastrophes continuaient à  s'accumuler. Cette maudite rouquine lui avait fait rater une occasion en or, ayant  eu elle-même une efficacité nulle. Et voilà qu'elle avait fui dans l'auberge et  qu'il ne restait plus grand-chose de l'autre sorcière. Pire, la Stryge s'intéressait  maintenant à sa dague et aux résidus du sachet  de boulettes-éclair. Main-d'Ombre savait que sa mère était capable d'identifier  le propriétaire de n'importe quels objets et craignait fort que la créature  puisse en faire de même. Une expression vengeresse déforma ses lèvres  lorsqu'elle susurra :

    — Une démolisseuse et un chimiste. Mutuelle satisfaction est possible...

    
    Au  loin s'entremêlaient les bruits assourdis d'une cavalcade, ponctuée par  intermittence par des impacts sourds et puissants. La garde aurait sans doute  dû faire son apparition d'une minute à l'autre, mais pour l'instant seul l'écho  des voix et babils d'une plèbe trop tôt réveillée se faisait entendre. Dans la  taverne cependant, les cris suraigus et éraillés des rapides, le puissant fracas  d'explosions mystiques, le choc des armes et des hurlements guerriers se  faisaient encore entendre. Une voix rauque et grave entonna un chant  puissant que l'on percevait distinctement de la rue.

    

Arkay, par qui les âges se succèdent,
    Arkay, qui par deux fois tous nous bénit,
    Arkay, dont l'Heure délivre le remède,
    Arkay, dont l'Heure ne souffre aucun déni,
    
    Tiens ces malheureux en ta garde,
    Offre-leur ta bénédiction;
    Que lorsque viendra l'Heure blafarde
    Ils échappent à toute affliction.

        Le corps mutilé de la Dunmer se  convulsa pendant la prière, exhalant un grognement sourd, avant de  s'immobiliser, sereine et enfin prête pour son dernier voyage. La rouquine  s'était précipitée sur le cadavre et se mit à crier d'une voix rendue éraillée  par les pleurs.
    — J'TE MAUDIS !  S'EMSYL SOIS MAUDITE ! J'TE TUERAI, J'TE TUERAI, J'TE TUERAI !!!!

    
    Bien que dédaignant cette  interjection, le psaume, lui, ne semblait pas avoir été du goût de la Fille de  la Nuit. Avec un sifflement haineux, elle fit un bond prodigieux jusqu'à un  jardin attenant, à proximité de l'Argonien. Elle ne devait pas l'avoir immédiatement  localisé, en tout cas, puisqu'elle s'affairait maintenant à gratter un mur.  Quelle plaie qu'il n'ait pas son arbalète avec lui! Il l'entendit murmurer pour  elle-même :
    —  Vous êtes un peu trop nombreux, mes  agneaux. Sauf pour mon salpêtre...

        Lorsqu'elle rejoignit le toit  de l'auberge en quelques formidables détentes, sa silhouette devint floue et  d'un noir absolu. Les Ténèbres! Elle avait profité de l'interface d'ombre que  générait le toit par rapport aux feux du dessous pour s'enténébrer. Il savait  donc maintenant qu'il était capable de percevoir autrui dans cet état. Et que  ses propres talents ne serviraient à rien contre un tel être.

    
    S'il voyait maintenant fort mal  ce que la vampire traficotait, il ne l'avait nullement oubliée et percevait  faiblement les bruits de minéraux que l'on broie et que l'on mélange. Son  projet devint évident à l'Argonien. Il fila vers l'auberge en délicat équilibre  entre vitesse et discrétion. Il était tout juste entré qu'il perçut un vague  mouvement du coin de l'œil. S'emsyl venait de quitter son perchoir pour se  trouver un point d'observation.

        Sans prendre le temps  d'analyser ce qui se passait à l'intérieur, il renversa la barrique d'eau à  moitié croupie dont Manfred se servait pour délayer sa bière dans la cheminée,  avant de se glisser dans le conduit d'icelle. C'est plein de suie qu'il revint  avec la bombe artisanale… Et sa dague. Il examina enfin son environnement.

    
    La taverne n'était plus que  chaos. De la paroi fracassée il ne subsistait désormais plus que quelques  éclats fumants de roche et de mortier exposés. L'intérieur de la salle, en  proie au vent et au feu, était constellé de débris, de poussière et de formes  allongées et immobiles. Un de ses affreux monstres sanguinolents gisait au sol,  démantibulé et jouissant enfin de son dernier repos. Le crépitement des flammes  se mêlait au cliquettement lointain de lances et de cuirasses, ainsi qu'aux  exclamations assourdies de la populace.

        Aradon était adossé contre un  mur, geignant doucement à cause d'une vilaine blessure lui entaillant l'épaule.  Les épanchements de sang laissaient deviner sans conteste la marque d'une  profonde morsure. La Brétonne se trouvait non loin, sanglotant tout ce qu'elle  savait, les membres agités de tremblements spasmodiques. Ses bras ainsi que ses  mollets étaient en sang, mais le reste de son semblait avoir été curieusement protégé  de la destructrice déflagration. Une silhouette se dressait encore, vivant défi  à la désolation qui l'entourait : la large carrure du guerrier orque élégamment  revêtu de lin sombre (maintenant grisâtre avec la poussière), une masse au  poing souillé de fluides organiques.

    
    —  Il faut décaniller d'ici fissa. La  ménesse maraude toujours et va nous faire tomber la chaume sur la trogne si les  rouges ne nous alpaguent pas avant. Elle n'aurait alors pas d'mal à nous  suriner l'un après l'autre. affirma le lézard qui se mit alors à la  recherche de Sire Maroilles qu'il avait dû abandonner lorsqu'il s'était enténébré.
    —  Fromage, ici Fromage,  héla-t-il en dialecte saurien.

        Un rat accourut de dessous le  comptoir pour venir se loger sur son épaule. Une distante mais puissante  détonation retentit à l'extérieur, accompagnée d'une clameur et d'une trompe de  la Légion. Un autre impact résonna, faisant vibrer les derniers murs encore  debout. Cela décida apparemment la jeune femme de se lever et de le suivre, encore  frémissante sous les pleurs. Le fils d'Orsinum semblait hésiter, lui, son  regard faisant des va-et-vient entre la cloison éclatée et la porte principale.  
    —  Shura vous dit au revoir, tonna t'il finalement avec la voix du chanteur  de psaumes, en inclinant le buste légèrement. Il réajusta sa masse et se  précipita vers le l'impressionnant tumulte de la bataille rangée qui faisait  maintenant rage à quelques ruelles de là.


        Après  avoir brièvement vérifié que la poudre noire ne risquait plus d'entrer en  combustion, Main-d'Ombre effectua une rapide palpation du corps de feu Ulvasa  sous le regard scandalisé et larmoyant de sa collègue. S'il fit appel à tout  son art pour escamoter le pendule, il prit en revanche bien soin que la  découverte d'une petite flasque soit perçue par tout le monde, afin de  focaliser l'attention. Il huma cette dernière, essayant de dissocier les  odeurs. Nectar de jacinthe d'eau, graines de lin, mûres, … Comme il l'espérait,  la mage possédait bien une potion de régénération d'influx magique. Avec malgré  tout une légère appréhension de se tromper, sans un regard pour la brétonne, il  l'avala d'un trait.

        - On s'esbigne par les sentines. Les pandours,  ores, n'devraient point encore y traîner leurs chausses, peu d'méchefs qu'ils  nous arquepincent. Et la fielleuse y s'ra embrenée question cumulets. On  rôdaillera jusqu'à un gourbi où des labadens pourront nous obliger, débita  le saurien en venant aider Maelicia à soutenir Aradon. Il les mena à travers  les décombres qu'était maintenant le chemin des Petits Egouts. Ils durent entrer dans ce qu'il faut bien convenir  d'appeler les eaux du lac pour atteindre une bouche rejetant un immonde  cloaque. Chemin faisant, il se mit à fredonner en la chuintante langue  d'Argonie.

Nous sommes le Peuple des Racines
La Sève des Hists Anciens  coule dans nos veines
Ils nous donnèrent le Don  Animal pour courir le monde en leur nom.
Que la Sève réveille en moi  la vue du mapanare qui frappe dans la nuit noire
Que la Sève réveille aussi  en moi son toucher, guettant  la course  de la musaraigne
Qu'elle parcourt chaque écaille, chaque  nerf, et les modèle selon mon Vouloir

    Des  tâches lumineuses correspondant à la chaleur de son environnement apparurent en  surimpression dans son champ de vision, prouvant par là que la flasque de la  Dunmer contenait bien une potion de mana. L'Œil du Serpent est certainement le  pouvoir de la Sève le plus complexe maîtrisé par Main-d'Ombre. N'ayant pas de  fossettes loréales ni labiales, l'Argonien se met à détecter les infrarouges  par tous les morceaux de peau nue, mais à l'instar des Crotalinae, les informations sont analysées par le cortex visuel.  La perception des « tâches de température » dépendant surtout des  mouvements des membres, et non de la tête, il en résulte que tous novices  s'essayant à ce sort sont invariablement pris de vertiges et de nausées en  quelques secondes.

        Le  reptile devait donc mobiliser une sérieuse dose de concentration, d'autant plus  qu'il était à l'affût du moindre son, et surtout des vibrations transmises par  l'eau et les parois. Fort heureusement, les égouts du quartier pauvre ne sont  pas les structures régulières du reste de la Cité mais une succession de  tunnels plus ou moins gros, de souillards sauvages, de pertuis à claire-voie et  de chenaux entre les îlots. Ce qui aidait bien le guide pour s'orienter sans  lumière (afin de ne pas être repérable) ni l'aide du Khajiit. Il ne se sentait  toutefois guère d'humeur à la causerie, sentant l'épuisement le rattraper. Il  lui fallait néanmoins obtenir des informations.

         Mon blaze à moi,  c'est Aime-les-Chats, et j'turbine pour la Société de Défense des Droits des  Non-Humains. Et qui que vous êtes, vous ?
    — Ben commencez par être honnête, m'sieur le lézard ! Sinon vous pourrez  m'appeler Défiante, de la société des visiteuses de nuit, et on n'avancera pas  !! répliqua la magicienne  sur un ton où transpiraient la peur, la colère et la fatigue.

Modifié par Ygonaar, 04 août 2009 - 09:27.





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