10 Soufflegivre 3E425, 21h30, Cité Impériale, Arboretum
Tout en égrenant sa lancinante balade, les yeux mis-clos, il écoutait attentivement les rumeurs de la salle. La plupart des conversations se faisaient à voix feutrée, l'assistance se laissant malgré elle gagner par la mélancolie de la chanson. L'interprète était satisfait, captiver sans en avoir l'air, tel était son credo. Il plaqua les derniers monotones accords sur son kitar puis se leva pour saluer la salle. Quelques Drakes dans son assiette, un peu plus d'applaudissements polis, il avait déjà connu pire. Un habitué l'apostropha « Hé ! Danse-Mot, tu ne pourrais pas nous chanter un événement récent plutôt que tes vieilleries sur la conquête des Marais Noirs ? ». L'Argonien acquiesça mais se dirigea au comptoir pour commander un pichet d'ale fraîche. Sa situation commençait à s'améliorer au « Parterres de Val-Boisé », Findulain, le tenancier de cette petite taverne, lui offrait maintenant nourriture et boisson à discrétion pendant ses représentations.
Le barde porta un toast à la guilde des mages qui permettait d'avoir des glacières remplies à faible coût tout le long de l'année, chose fort rare en Argonie, et se mit à réfléchir à sa prochaine composition. Un évènement récent… Il pourrait peut-être enjoliver cette curieuse histoire qu'il avait entendue tantôt sur les quais… Sa décision prise, il replaça son tabouret sur la table qui lui servait d'estrade, pinça son kitar et se mit à improviser :
Ecoutez cette histoire des Tueurs de Chorrol
Qui eux aiment bien boire du sang plus qu'des paroles
Poussés par leur cœur noir dans les courses les plus folles
De l'aube jusqu'au soir tuant monstres et drôles.
La chef de ce clan, une sorcière redoutée
Malicia Ch'veux de Sang, qui'a les seins amputés
Ecrabouille tout le temps contre pierres et rochers
Le moindre opposant qui ose lui résister.
Son terrible second, Brise-Radius le Mage-Lame,
Son grand estramaçon passe la roche comme une âme
Tunnels, colimaçons, rien n'peut stopper sa lame,
Déniaise les garçons quand il ne trouve de femme.
Le troisième acolyte, Dunmer cabaliste
mi-mage et mi-hoplite, Sylve le fantaisiste
La vêture insolite, aux senteurs de ciste,
C'est pas un néophyte en…
Ces mers ! Ils oublient tout le temps que les Argoniens ont un champ de vision périphérique bien plus large que les primates. Et le regard que lui avait brièvement lancé Findulain était sans équivoque, même pour un natif des Marais Noirs. Le petit Bosmer rondelet avait visiblement une certaine aversion pour sa race, et ne devait le tolérer qu’en raison des profits que générait sa présence. Il faut dire que l’ambiance prenait bien dans l’assistance. Rires gras et sifflets vulgaires lui répondaient, spontanément rythmés par les applaudissements des badauds et des soulards habitués aux bombances. Tapant du pied, frappant des mains, l'assemblée faisait vibrer à l'unisson tables et sols sous l'effet de sa joie simple.
L’hostilité du patron l’embêtait sérieusement car cette estaminet était une de celles qui l’intéressaient le plus. Il devrait peut-être ne pas trop assaisonner la petite Bosmer… Peut-être même se mettre à impressionner plus tôt qu’il ne l’avait prévu… Pris par ses pensées, Danse-Mot se trouva à court de rime. Il eut un blanc de deux secondes avant qu’il enchaîne au petit bonheur-la-chance.
…matière de baliste?
Un groupe n’est pas complet sans aucun porte-torche,
Un paysan simplet, bercé trop près d’un porche,
Au surnom de Kim-Laid, peu de chance qu’on n’l’écorche,
Il est si adapté qu’au p’tit lait il se torche !
Eclat de rire dans la salle. Ces fiers ivrognes lèvent leur choppe, afin de souligner tout leur mépris envers les buveurs de lait. Tiens ! Notre vaillant sergent est à nouveau venu boire sa solde, pensa le troubadour en en voyant entrer un boitillant représentant de la garde.
— Une pinte, Findulain, et pas qu'à moitié pleine ou j'me tire aussi sec ! réclama ce dernier d’une voix rêche et rocailleuse.
— Bien l'bonjour, sergent, comment s'porte vot'genou ?s’enquit le gargotier en s’exécutant.
— Ah ça ! C'est pas c'foutu matin qu'ça m'lâchera cette fout....
L’attention de l’elfe était toute tournée vers son irascible client, le moment idéal pour l’estocade se dit l’aède.
Mais le plus important, la perle des Bosmers
Dont le rire et les chants font pleurer même les pierres
Une beauté hors du temps, de Dibella la mère,
Le fléau des méchants, la plus vive des rapières.
Danse-Mot prenait appui sur certains mots, la musique les intonations de sa voix pour impressionner, suscitant chez le tavernier un discret tumulte d’images et d’émotions successives, fierté raciale, nostalgie, désir, admiration, … Très concentré afin que sa manœuvre soit trop subtile pour que le propriétaire des lieux puisse s’en apercevoir, notre interprète n’écoutait plus vraiment les réactions de l’assistance. Il eut donc un mouvement de surprise et chercha instinctivement une issue lorsqu’il aperçut que des gardes impériaux armés de pied en cap contrôlaient des clients. L'ambiance joyeuse et irrévérencieuse s’était éteinte et plus d’un buveurs semblaient mal à l’aise sur sa chaise. L’Argonien cessa immédiatement d’impressionner et baissa quelque peu le ton, se laissant même aller à d'honteuses répétitions.
Cet unique phénomène dont je viens de parler
C’est Sogna Lune-Amène, à la denture perlée
Âme des énergumènes précédemment cités
Dans mines maudites ou règnent terreur et cécité.
Les argousins ne semblaient pas s’intéresser à quelqu’un de particulier, ignorant même ostensiblement certains voyous notoires. Leur présence comme leurs attitudes étaient des plus inhabituelles, et l’Argonien ne croyait pas beaucoup aux coïncidences. En plus, ça l’obligerait à modifier considérablement l’histoire. La rumeur prétendait en effet que les aventuriers auraient massacrés des brigands au nez et à la barbe de la milice de Chorrol, à l’intérieur des propres cachots du comte. De plus, ils seraient revenus indemnes d’une lutte titanesque contre mille gobelins dans une mine, alors qu’un détachement de cinquante soldats se serait fait entièrement massacrer. Une provocation malvenue devant les représentants de l’empereur, se disait l’interprète maintenant très attentif à leurs moindres frémisses de la salle commune.
Tandis que le barde poursuivait ses villanelles, les assaisonnant aux tournures de son cru et à la chaleur de l'ambiance, les limiers de l'empereur poursuivaient leur tournée dans l'établissement. Ronde sélective s'il en est, car, ignorant le commun des citoyens pourtant redevables de bien des contrôles, ils concentraient leurs efforts sur les colporteurs, margoulins et autres revendeurs officieux. S'arrêtant face aux malheureux concernés, ils s'acquittaient d'un laconique « Contrôle au nom de l'Empereur. Papiers, sacs et sacoches s'il vous plaît. » et fouillaient ceux-ci de fond en combles, qu'il lui plaise ou non. Divers bibelots et pendeloques se voyaient alors exposés au grand jour, du cadeau souvenir en forme de palais impérial aux fioles de skouma flambant neuf atterries là par on ne sait quel hasard mystérieux et compromettant.
Cependant, pour chaque recéleur vidé, pour chaque revendeur interrogé, les policiers adressaient une dénégation de la tête à leur capitaine, posté à l'entrée, puis passaient au trafiquant suivant les policiers passaient leur chemin. Bien évidement, Findulain ne percevait rien de cet embarrassant manège, absorbé qu'il était dans un nettoyage urgent et vigoureux de son comptoir. Au bout d'une petite demi-heure, le « public » avait été passé au peigne fin.
Il y en a pour une heure, déclara le naïf
Entrant de bonne humeur, se dirigeant au pif
Droit vers tous ses malheurs, des gob'lins agressifs
Qui regroupaient les leurs pour un assaut massif…
Si les Argoniens restent en général d'une impassibilité de gargouille, ils n'en ressentent pas moins, comme beaucoup de reptiles, le stress sous la forme de maux d'estomac. Et ce que voyait Danse-Mot n'était pas fait pour arranger son ulcère. Les factionnaires du guet ne finiraient-ils pas par s'intéresser à lui ? Et ce damné capitaine qui bloquait la porte ! Il aurait toujours la possibilité de passer à travers la fenêtre, opportunément située au niveau de la table lui servant d'estrade, mais il fallait encore qu'il n'y ait pas de soldats à l'attendre de l'autre coté, et devoir disparaître pendant quelques mois l'ennuyait.
…Il chargea en hurlant et d'un grand moulinet
Enfonça trois empans d'acier fort acéré
Dans les yeux de merlan, et malgré l'bassinet,
Du gob s'agrippant à la robe lacérée…
Utilisant son kitar comme quelque espadon, l'Argonien mimait joyeusement les prouesses supposées de Briséadus, partant du principe que plus on est voyant, moins on nous remarque. Avec l'habileté consommée du prestidigitateur ayant longuement répété ses mouvements, le barde profitait de ses imitations scéniques pour faire transiter quelques minces sachets de coton de sa gibecière aux crevées de ses manches.
…Se retrouvant cul nu, la bosmer effrontée
L'exposa à la vue du monstre qui commandait
Qui en lâcha l'écu, le héros indompté,
Une grossière bévue, mais c'est dire s'il bandait !
L’exécrable officier avançait posément vers lui, le fixant d'un regard sans ambiguïté, alors que ses comparses observaient la scène d'un air curieux. Nous y voilà donc, se dit le trouvère en soupirant intérieurement. Il n'en continua pas moins à chanter en battant vigoureusement la mesure avec sa queue.
Il reçut une pierre de la taille d'un panier
En plein dans les viscères précédemment cités
Lui taillant des croupières dans sa…
— Arrêtez vous. Contrôle impérial, citoyen. Veuillez nous soumettre toute marchandise en votre possession, qu'elle soit mise en vente, achetée récemment ou en votre possession de longue date : ustensiles, denrées, cannes de marche... bâtons et autres, je vous prie, récita le policier. Ah, et vos papiers s'il vous plaît...
Danse-Mot dégrafa son ceinturon sans dire un mot et le posa sur la table, à côté du kitar puis vida le contenu de sa petite gibecière : une bourse devant contenir une trentaine de drakes, deux cordes de luth de rechange, une pelote de ficelle, un grand lacet de cuir, trois chapeaux d'Amanite Tue-mouche fraîchement cueillis, deux fioles de grès cachetées à la cire, une flasque d'alcool fort et une petite boîte à cirage contenant une pâte rouge et collante, une craie et un morceau de charbon. Il héla ensuite l'aubergiste pour qu'il lui apporte son manteau et sa rapière.
Il montra alors ses dents à l'Impérial (les Humains aiment bien qu'on leur montre les dents, il n'avait jamais vraiment réussi à comprendre comment ils pouvaient trouver sympathique cet universel symbole d'agressivité) et déclara d'un ton triomphant en levant les bras :
— Et voilà, officier, Je n'ai plus rien sur moi, maintenant !
Danse-Mot espérait que ses paroles et son attitude avaient été suffisamment impressionnées pour que le garde omette de sentir les dagues et les sachets de coton cachés dans ses crevées en cas de fouille au corps. En revanche, la gêne dans sa voix n'était nullement feinte lorsqu'il poursuivit :
— Quant à mon papier… C'est que… Je viens des Marais Noirs voyez-vous ? Nous utilisons plutôt des feuilles là-bas… Il en existe de très douces et très résistantes vous savez ? Parfaites pour cet usage ! Mais je n'en ai plus, j'ai utilisé les dernières pendant ma pause…
Le capitaine qui, sourcil levé, s'était absorbé dans l'examen de l'attirail bariolé et divers de son suspect, s'interrompit un instant, perplexe. Un bruit nasillard, à mi chemin entre la bronchée équestre et le spasme chatouilleux lui taquina les oreilles. Derrière eux, un vieux khajitt serrant une canne se tordait sur celle-ci, plié en deux sous l'effet d'un fou rire irrésistible.
— HihiHihi Hi... haha ... Ra'jiskar n'avait pas... Ohohoh... entendu proposer depuis longtemps des feuilles à... haHaha...Hihi, à latrines hiHihi...
Devant la porte, les gardes, qui retenaient difficilement leur hilarité, furent instantanément calmés par une oeillade furieuse de leur supérieur. Cette diversion vint idéalement pour soutenir le sortilège du reptile. Omettant de fouiller ce dernier, le militaire groupa de ses bras les bibelots du saurien, se fendit d'un austère « Tout est en ordre. Circulez. », puis repartit vers la sortie d'un pas pressé mais digne. Lui et ses suivants sortirent de la taverne.
Modifié par Ygonaar, 09 avril 2009 - 17:26.