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[h] Le Désespoir Du Conseiller


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#1 redolegna

redolegna

    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 31 décembre 2008 - 23:36

Prologue




  Quand le seigneur Azérïn Vénim se réveilla, un matin d’Ondepluie, une armée campait devant sa place forte. Il n’était pas besoin d’être grand clerc pour savoir que les Hlaalus étaient revenus exiger ses terres comme un autre de leurs fiefs. Eh bien ! il mourrait comme il avait vécu : en défendant de toutes ses dernières forces le misérable bout de marais et de lac dont il était le maître. Malgré la goutte, chaque jour un peu plus douloureuse, malgré l’âge, malgré la fatigue qui envahissait chacune de ses extrémités, Azérïn se sentait à la hauteur et il comptait bien le prouver en lançant un ultime défi à ses ennemis de toujours.

  Il grimpa avec difficulté sur les murailles, non sans l’aide d’un serviteur, il est vrai... Il y salua des soldats qui ne l’avaient plus vu depuis des mois, avant même que ses enfants le désertent pour aller se jeter on ne savait où. Si le Rédoran n’avait plus été le même après ce départ, ils n’en savaient rien, eux. Le vieil elfe eut un mot pour chacun, complimentant celui-là sur la façon dont il entretenait son équipement, rabrouant celui-ci parce qu’il avait laissé une touffe de poils échapper à la vigilance de son rasoir... A son passage, les guerriers ne reprenaient pas espoir, mais ils admiraient l’indomptable détermination de ce seigneur presque infirme, abandonné par tous les siens et ils éprouvaient un peu de honte à l’idée de leur propre lâcheté. Ils se feraient tuer sur place plutôt que de rendre les armes.

  Une mer d’oriflammes bariolés s’étendait autour du lac. Quelques sergents s’étaient risqués à compter les têtes et s’étaient vite avoués vaincus. C’était peut-être l’adjectif qui convenait le mieux à cette ost : innombrable.

  Et puis, à la surprise générale des défenseurs, trois cavaliers se détachèrent de la masse, porteurs d’un drapeau blanc. A mesure qu’ils se rapprochaient des murailles, on entendit un ou deux cris étonnés :

« Mais c’est le petit Saréthi ! Qu’est-ce qu’il fait avec des Hlaalus ?
– Et là, là ! c’est le gamin Arobar ! Ah, son père ferait moins le fier s’il savait avec quel genre de gens son gars traite !
– Le troisième, avec le casque sur la tête, qui ça peut bien être ? »

  A regret, Azérïn ordonna qu’on abaisse le pont-levis et que les messagers puissent entrer. Telles étaient les lois de la guerre et un Rédoran ne s’abaissait jamais au niveau des chiens courants des Drès ou des Hlaalus, qui auraient ordonné sans hésiter de faire tirer sur des émissaires. Dès que les trois Dunmers eurent mis pied à terre, le seigneur Vénim gronda :

« Alors ? Que venez-vous faire ici avec votre armée ? Et vous deux, là, à frayer avec les Hlaalus ? Est-ce ainsi que je vous ai éduqués ? A prendre la fuite avec mes fils de sous mon toit et à montrer à ma Maison quel mauvais exemple je suis pour vous, puisque vous vous jetez dans les bras de notre adversaire ?
– Hem. »

  L’elfe casqué avait interrompu la tirade au moment où Azérïn reprenait sa respiration, que les ans rendaient sifflante, et il en profita du même coup pour relever sa visière. Son visage portait une cicatrice à la pommette, ses traits étaient plus âgés que quelques mois auparavant, les cheveux mieux peignés et les yeux plus alertes, mais il n’était pas très ardu pour un père de reconnaître son fils.

« Bolvyn ! explosa le vieillard. Toi aussi ! Toi aussi, tu t’es perdu d’honneur.
– Pas de la manière que vous croyez, père. L’armée que j’ai avec moi n’est composée que de Rédorans.
– Tu veux dire... ?
– Oui. Je suis parti avec Sahédyn dans ce but, et je reviens vous dire qu’il est désormais atteint. »

  Le seigneur des lieux en resta momentanément sans voix. Elle ne tarda pourtant pas à lui revenir.

« Où est ton frère ? »

  Bolvyn tenta de ne pas grimacer de manière trop évidente. La malédiction qu’il avait lancée et bientôt regrettée pesait sur sa conscience. Mais il avait envoyé un courrier au camp impérial, où qu’il se trouve, pour lui présenter ses excuses. Il espérait que Sahédyn lui pardonnerait. Après tout, il avait bel et bien réussi à lever cette armée par lui-même.

« Oh, quelque part dans l’Ouest, répondit-il de manière évasive. Nous avons décidé de nous séparer : il s’occupe des affaires diplomatiques avec l’impératrice, et moi des matières plus strictement militaires. »

  Cela parut convenir à son père, du moins dans l’immédiat. Il ne se départit pas pour autant de son air soupçonneux.

« Ce n’est pas l’empire qui paye pour cette armée, hein ? »

  C’était le moment que Bolvyn avait redouté plus que tout. Il serra les dents une bonne fois et se lança.

« Non, père. Ce sont les Hlaalus. »

  Il y eut un moment de silence, pendant lequel Arobar et Saréthi se recroquevillèrent, cherchant des yeux un trou de souris pour être épargnés par l’éruption imminente. Azérïn les regarda d’un air surpris et tapota machinalement la joue de son fils comme il le faisait quand il le tenait sur ses genoux.

« Les Hlaalus, hein ? Je suis sûr que Sahédyn aurait une très bonne explication pour ça. Mais il n’est pas là, alors c’est à toi que revient la tâche de ne pas me mettre en colère. Le dernier charlatan qui est passé par ici m’a dit que la mauvaise humeur me ferait plus de mal que de bien. Sornettes de bonne femme, bien sûr, mais mon sang n’est plus ce qu’il était et je dois bien dire que cet hiver a été froid. »

  Bolvyn le regarda avec consternation. Que son père en vienne à reconnaître qu’il n’était plus capable d’enfourcher un destrier et de foncer sur un bataillon d’ennemis pour le disperser en disait long sur sa santé déclinante. Honteux de son attitude, il raconta tout, depuis le début, à son père. Le voyage à Silgrad, son prolongement à la Cité Impériale et son retour vers le Morrowind. Il n’omit que sa brouille avec son frère, une fois encore.

« Hmm, hmm, approuva son père, échouant complètement à dissimuler l’immense fierté qu’il ressentait. Et comment as-tu recruté tout ce joli petit monde ?
– J’ai envoyé des crieurs publics dans les villages pour annoncer qu’il y avait une belle prime à l’engagement. Beaucoup des victimes du prédicateur se sont ralliés à moi pour permettre à leurs familles d’avoir un peu d’argent. Des descendants de soldats, aussi, qui ont appris le métier des armes. Il y a des chevaliers sans terre qui sont venus à mon appel et beaucoup de fils cadets des familles mineures. J’ai même dans mes rangs trois nobles qui auraient dû hériter de la charge de conseiller et s’en sont trouvés exclus par les édits du Grand Maître Ontenn. »

  Le vieil elfe avait eu l’air peiné en apprenant la promesse de son fils aux Hlaalus en échange de leur soutien, mais il redressa vite la tête.

« Bien joué, fils. Je vais me faire un plaisir de vivre un nouveau siècle pour tirer un peu plus de leur or à ces marchands. Je n’approuve pas tout ce que tu as fait, mais les temps changent, à ce qu’on dit. Je suppose que même nous devons nous y faire... »

  Et tout fut dit.





*****





Symmachus




  L’homme qui se présenta au palais de Longsanglot n’avait rien du premier personnage de l’empire : ses bottes étaient crottées, ses vêtements poussiéreux et il dégageait une forte odeur de cheval. Mais à sa décharge, la capitale du Morrowind n’arborait pas non plus son air habituel. La moitié des cheminées ne fumait pas, les maisons de la ville basse étaient plus délabrées qu’à l’ordinaire et le quartier de Villedieu avait été entièrement vidé de ses manoirs, une solive calcinée ou deux rappelant que les grandes familles Indorils y avaient naguère habité.

  Le roi et la reine étaient assis sur leurs trônes, regardant avec intérêt deux maquettes d’architectes différents qui présentaient leur projet pour rebâtir la ville. Les égouts devaient être entièrement siphonnés, les canalisations modifiées pour permettre une meilleure distribution d’eau, les rues repavées et élargies. Quelques ingénieurs avançaient leurs estimations sur les coûts de rénovation et les techniques les plus récentes qui pourraient être mises en œuvre pour les réduire et accélérer les travaux. Mais l’irruption du voyageur mit fin au conciliabule.

« Modellus Anentius ! s’exclama Symmachus en le reconnaissant. Que vous est-il arrivé, par Vivec ?
– Le mauvais œil, il semblerait, répondit le conseiller. Tout ce que j’ai entrepris l’année passée a échoué lamentablement. Et les choses seraient meilleures pour nous si lamentable suffisait à les décrire. Nous pouvons parler en privé ?
– Bien sûr, intervint Barenziah, qui claqua des mains pour appeler sa dame de compagnie. Nous reprendrons cette passionnante discussion sur l’urbanisme plus tard, messieurs. Zævena, tu veux bien apporter une coupe de vin pour notre visiteur ? Et une aiguière aussi, à la réflexion. »

  La salle se vida rapidement, sous l’œil attentif de Modellus. Une fois qu’il ne resta plus que les souverains de la province et lui, il reprit :

« Pas d’espions ?
– Que les miens, lui répondit Barenziah avec un bon sourire. Et ceux préposés au palais sont choisis parmi des muets.
– Bien. Que vous a promis Potéma pour votre neutralité, Symmachus ? » attaqua sans ambages le jeune homme.

  Le monarque en resta un moment interloqué. Il ne s’était pas attendu à ce que ce sujet soit débattu, du moins pas aussi tôt dans la conversation.

« Qu’est-ce qui vous fait penser que... ?
– Symmachus, je ne suis pas venu faire des ronds de jambe. Si vous n’avez pas accouru avec vos légions dès l’annonce de la guerre, c’est qu’on vous a approché avec des cadeaux très alléchants. J’ai traversé toute votre foutue province ou votre foutu royaume, quel que soit le nom que vous préfériez, et la seule armée en ordre de marche que j’ai croisée fait route vers le nord-ouest depuis Ald Marak.
– Des Rédorans ?
– Oui. Mais répondez à ma question et sincèrement. Pourquoi pas une légion n’est-elle en effectif complet dans le sud ?
– Modellus...
– Ecoutez, Symmachus, que vous ayez des états d’âme parce que ce que vous avez fait, ou plutôt ce que vous n’avez pas fait, s’apparente à une trahison, je m’en moque. Tout ce qui compte, c’est que la femme que j’aime a été capturée par Potéma, que nous n’avons presque plus d’armées tenant debout et que j’ai désespérément besoin de votre aide.
– Kyntira prisonnière ?
– Bon sang, vous ne lisez jamais le courrier que je vous envoie ?
– Vous l’avez probablement rattrapé et doublé, vu votre allure. Quand avez-vous pris la route ?
– Il y a trois semaines environ. Je vous le redemande : que vous a-t-on offert ? »

  Symmachus s’agitait, très mal à l’aise. Sa femme lui en avait voulu à mort pour son retard à mobiliser, sans qu’il lui ait même parlé de la venue de l’émissaire de la Reine-louve, le géant Vhökken. Et voilà que Modellus révélait devant elle que non seulement une entrevue avait eu lieu, mais qu’elle avait débouché sur un acte inqualifiable de sa part.

« De l’or et des terres, répliqua-t-il sèchement. En quantité importante. L’or m’a été immédiatement remis.
– Et de la sorte, les travaux de rénovation de la capitale ne coûteront pas un sou d’impôt aux habitants d’Almalexia. Ni une goutte de sang.
– C’est une façon de voir les choses, confirma Symmachus d’un air renfrogné.
– Le meilleur des généraux de Tiber Septim se faire acheter... Pour si peu... Pourquoi ne vous ont-ils pas proposé la moitié est de l’empire pendant qu’ils y étaient ?
– Parce que je n’ai fait acte que d’une neutralité temporaire pour un an, et que je ne me déroberai pas à un ordre direct de l’empire.
– Dans cette pièce, Symmachus, JE suis l’empire, grogna le jeune homme. Et je ne vous laisserais pas jouer avec le sort de ma Kyntira plus longtemps ! Vous allez faire marcher vos troupes ou, par les Divins ! je lèverai une armée pour raser votre foutu pays ! »

  Le monarque du Morrowind s’en retrouva sans voix. Il se souvint brièvement comment, juste avant le couronnement, Kyntira, Modellus, sa femme et lui-même s’étaient réunis et avaient ri ensemble, oubliant le temps d’une soirée leurs responsabilités politiques. A présent, Symmachus ne savait plus à qui son allégeance devait aller. Il s’était déjà compromis avec Potéma. La guerre était au plus mal pour les loyalistes, qui n’avaient pas emporté une seule bataille et risquaient de perdre deux riches provinces, Hauteroche et Lenclume. Ne valait-il pas mieux – pour le Morrowind et les Dunmers, bien sûr – ignorer le commandement de l’empire ? Si les choses suivaient leur cours, l’empire aurait tôt fait de changer de mains...

« Kyntira peut compter sur nous, trancha Barenziah sans lui laisser le temps d’aller au bout de son raisonnement. Je ne vais pas laisser ma petite fille dans les griffes de sa folle de tante. Soyez sans crainte, Modellus. Je veillerai personnellement à ce que mon mari emmène ses légions au plus tôt. Il n’a que trop lambiné. »

  Symmachus ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit et fixa stupidement un point dans le vide. Il allait émettre une protestation, puis se ravisa.

« Parfait. Il n’y a dans ce cas pas lieu d’évoquer les représailles que l’empire aurait eu à mener en cas de rébellion ouverte.
– Une seule expédition de ce type suffit bien, commenta celui qui venait de se faire rappeler qu’il n’était que prince consort et n’exerçait les pouvoirs de roi que parce que sa femme le voulait bien. Ne détournons pas plus vos forces de leur but initial. Si vous nous indiquiez où vos troupes en étaient quand vous les avez quittées pour venir ici ? »

  Modellus hocha la tête. En quelques semaines de voyage, tout avait dû changer, mais il fallait se contenter d’informations parcellaires dans toute campagne. Le réseau des Lames, si perfectionné en temps de paix, péchait gravement dans la crise actuelle, expliqua-t-il. Potéma ou Uriel avait mis sur pied un réseau d’espions concurrent, chargé en premier lieu de dénicher les agents de l’empire et de les passer par l’épée. De nombreuses régions occupées par l’ennemi avaient cessé d’envoyer des rapports.

  Les positions des deux camps étaient trompeuses, leur montra-t-il. Si l’usurpateur, ainsi qu’on appelait désormais Uriel, ne contrôlait encore qu’une province et demie sur les neuf que comptait l’empire, il avait les moyens de faire tomber tout Hauteroche et Lenclume était également dans une position précaire. En ce qui concernait Bordeciel, seul le royaume de Longhiver résistait et gardait les mercenaires de Potéma hors de ses terres. En outre, les armées impériales étaient dispersées, démoralisées. Modellus n’avait pu tirer que deux demi-légions de la Bjoulsae. Le reste avait coulé au fond de l’eau, emporté par le poids des armures quand les catapultes de la flotte ennemie avaient fait pleuvoir leur feu sur les barges.

  Céphorus avait eu plus de chance dans le malheur : l’affront qu’il avait reçu de Modellus, cantonnant le gros de ses troupes dans l’arrière-garde lui avait permis de disposer de plus de dix mille hommes une fois revenu sur la rive sud. Face à l’unique légion du chef du conseil des Anciens, il avait imposé ses propres choix stratégiques et exigé que les troupes impériales soient adjointes à ses hommes, et non l’inverse. Furieux, désemparé, Modellus avait quitté ce théâtre d’opérations, pour gagner en premier lieu la Cité Impériale, puis Longsanglot.

« Qu’êtes-vous allé faire en Cyrodiil ? l’interrogea Barenziah.
– Faire voter la levée exceptionnelle de trois nouvelles légions...
– Cela va coûter cher, nota Symmachus. Si vous ajoutez à la pression fiscale en vigueur, certains royaumes vont être tentés par la sédition d’Uriel. Tout ça pour des forces mal entraînées et fort médiocrement équipées...
– Croyez-vous que j’ai le choix ? riposta Modellus avec une certaine hargne. Il n’y a pas trente mille hommes pour s’opposer à une marche de l’usurpateur vers la capitale. Nous ne tenons pour l’instant que parce que Potéma assiège Daggerfall. Il nous faut davantage de légions, quel que soit leur état, ou le dispositif de défense qui nous reste craquera. »

  L’exposé de la situation continua. Graduellement, il apparut à Symmachus et à sa femme que la seule planche de salut des loyalistes se trouvait au nord et non dans l’ouest. Avec ses légions, le roi pouvait renverser le cours de la guerre en traversant les terres des Nordiques le plus vite possible pour frapper Solitude.

« Leurs armées sont considérables parce qu’ils ont des sources presque inépuisables d’or, expliqua le fiancé de Kyntira. Ils ont engagé tous les mercenaires qu’ils pouvaient. Mais si nous capturons leur trésor, ce sera une autre paire de manches.
– Ça ne les rendra que plus avides de conquérir des villes pour satisfaire la soif de richesses de leurs irréguliers...
– Tant mieux. Un ennemi pressé fait des erreurs. »

  La discussion se prolongea, mais rien de très important n’en sortit après cela : tout reposait sur la capacité de Céphorus à tenir face aux hordes combinées d’Uriel et de Potéma. Mais Symmachus voulait revenir au sujet des troupes dunmers mobilisées dans les environs de Marak. Le fait de ne pas avoir été mis au courant le déstabilisait et le rendait irritable.

« Comment se fait-il que ce général n’ait pas jugé bon de me prévenir ?
– J’ai croisé la route de son arrière-garde en venant : il marche le plus vite possible vers le nord-ouest. Il n’a sans doute pas estimé utile de vous prévenir, puisque vous ne participez pas à ses efforts ou à son offensive pour le moment. Il est jeune : il a encore le temps de se corriger.
– Ce petit coq mobilise sur tout le territoire rédoran, et ça en fait mes putains d’affaires ! »

  Le silence tomba dans la salle. Symmachus s’énervait rarement au point d’en oublier les innombrables cours de maintien que lui avait fait dispenser Tiber, le premier des empereurs. Depuis leur mariage, Barenziah ne l’avait jamais vu faire tomber le masque qui dissimulait l’enfant des quartiers pauvres. Modellus, quant à lui, le dévisagea d’un air surpris mais refusa de se laisser décontenancer trop longtemps. Il continua.

  Quelques heures plus tard, quand le couple royal se fut retiré dans ses appartements, Barenziah refusa d’adresser la parole à Symmachus. Les traits du roi se contractèrent en un masque de douleur et de honte. Il méritait mille fois tous les reproches que sa femme lui faisait, même en restant mutique. Il savait quelle importance elle attachait à la lignée des Septim et à cette petite fille fragile mais à la résolution d’acier en particulier. Et il s’était laissé tenter par les offres de la Reine-louve, qui manigançait depuis des décennies pour que la couronne échoie à sa branche de la famille.

  Furieux contre lui-même, le monarque se tourna et se retourna dans son lit, incapable de trouver le sommeil. Vers minuit, il se glissa à pas de loup hors de sa chambre et se mit à errer au hasard dans le palais. Un ou deux serviteurs battirent précipitamment en retraite pour s’écarter de son passage sans qu’il leur accorde un regard.

  Sa marche l’amena hors de Longsanglot, où un garde tenta de l’arrêter avant de se raviser en s’apercevant de son identité et de lui proposer une escorte qu’il déclina.

« Sire, les rues ne sont toujours pas sûres et à cette heure la ville basse est un coupe-gorge... »

  Mais Symmachus s’éloignait déjà et la voix du factionnaire se perdit dans la nuit. Le prince consort se perdit dans des ruelles dont il avait oublié jusqu’à l’existence, plongea dans les quartiers les plus interlopes... Ses vêtements furent couverts de suie, ses bottes des immondices que même le plus pauvre des elfes ne voulait pas garder chez lui...

  Il finit par atteindre ce qu’il avait cherché sans le savoir : un petit cimetière misérable, mal entretenu, où l’on creusait à la hâte des fosses communes pour y jeter des tombereaux de cadavres. Il n’était pas revenu là depuis un siècle et demi ou presque. Il se dirigea vers un petit coin qui surplombait le fleuve, dont les eaux s’écoulaient paresseusement. Une sépulture toute simple s’y trouvait.

  La force de ses souvenirs fit tomber Symmachus à genoux. Il se releva avec peine, alla chercher du petit bois en-dessous des arbres rachitiques dont on avait parsemé ce dernier lieu de repos pour les indigents qui ne pouvaient pas faire creuser de véritables caveaux funéraires... Il alluma un feu devant la tombe, se dénuda entièrement et jeta ses habits souillés dans les flammes.

  Tant qu’il y eut un peu de vie dans le feu, il pria. Il pria les Tribuns, ses dieux qu’il haïssait autant qu’il les vénérait, il pria Talos, son vieil ami, l’empereur, cet homme si multiple et extraordinaire qu’il avait réussi à devenir un Dieu. Il pria pour lui, pour sa femme, pour son peuple, pour l’empire... Et il pria pour sa mère, qu’il avait enterrée là de ses mains.

  Lorsque les dernières braises cessèrent de rougeoyer, il plongea dans le fleuve. Ce fut une chute d’une dizaine de mètres de haut, mais Symmachus était athlétique et bon nageur. Il fendit l’eau, avant de s’arrêter et de flotter sur le dos, s’abandonnant au faible courant. Après une heure passée là, il émergea enfin du flot et se dirigea, nu, vers le palais.

  Il se sentait purifié par ce vieux rituel dont il ne se souvenait plus de l’origine. Certains l’attribuaient aux Cendrais hérétiques qui suivaient toujours l’enseignement de Véloth, d’autres aux Altmers eux-mêmes... D’où qu’il vienne, il l’avait bien aidé. Symmachus se sentait la tête plus claire que jamais.

  Il y eut quelques regards interloqués quand il entra à l’aube par l’entrée principale, sans chercher à dissimuler sa nudité. La reine avait habitué les domestiques et les courtisans du palais à ses excentricité mais son mari était un modèle de rigueur et de régularité. Les temps changeaient, décidément...

  Symmachus passa une simple robe de cérémonie et se rendit immédiatement dans sa salle du trône. Barenziah et le conseiller Modellus s’y trouvaient déjà, discutant des mêmes affaires que la veille. Ils n’avançaient pas vraiment : tout était soumis à l’intervention des armées de Morrowind et elles n’étaient pas encore en route.

« Je marche dans une semaine, annonça Symmachus à la cantonade, dès qu’il eut franchi le seuil de la salle. Je vais faire envoyer des courriers aux garnisons pour qu’elles convergent sur Cœurébène et se tiennent prêtes à embarquer. »

  Le fiancé de l’impératrice hocha la tête d’un air approbateur. Transporter les légions par voie maritime leur épargnerait plusieurs semaines de marche et gagnerait du temps.

« Je retournerai moi-même à la Cité à l’issue de cette semaine, commenta-t-il. Je pense que Magnus a fini de rassembler des troupes dans le Marais Noir. Il a souvent besoin d’être bridé.
– Magnus, bridé ? renifla Barenziah. Il a surtout besoin que quelqu’un lui mette une selle sur le dos et un mors entre les dents. »





*****






Céphorus





  Le frère de feu Sa Majesté Impériale Antiochus était revenu dans sa capitale. Obéissant aux vieilles règles de stratégie qu’on lui avait apprises, il avait abandonné une position perdue d’avance, avait fait ériger à la hâte quelques forts dans les cols des montagnes du nord de la province et s’était replié sur son centre de commandement, là où ses troupes pouvaient se regrouper.

  Il était émerveillé par l’architecture de Gilane à chaque fois qu’il y rentrait. Il ne s’y était jamais rendu avant l’âge adulte, quand son mariage avec l’héritière présomptive du trône avait été négocié. Il se demandait depuis lors comment il avait pu vivre sans connaître cette merveille. Des tours filiformes s’élevaient au-dessus de la ville, s’étirant sans fin vers le ciel. Les temples étaient surplombés par des dômes dorés à la feuille d’or. Même les maisons pauvres étaient belles, avec leur toit plat que les habitants utilisaient comme des terrasses dans la matinée, avant de se replier derrière leurs murs ombreux quand la chaleur écrasante du plein midi survenait.

  Le port grouillait d’une activité joyeuse, qui se ralentissait au cours de la journée, mais, depuis des semaines, un afflux sans précédent de navires venaient jeter l’ancre à l’abri de ses jetées. Avec la fermeture renouvelée des ports altmers, la guerre dans le Nord et la masse de réfugiés qui continuaient de se déverser dans Gilane et toutes les villes côtières, le commerce du royaume était florissant. Mais les échevins avaient déjà dû réserver certaines zones pour ceux qui quittaient leurs maisons par peur de Potéma. Des bagarres avaient éclaté avec des Rougegardes et on relevait quatre ou cinq cadavres par jour depuis que les Brétons arrivaient.

  Céphorus aurait aimé continuer d’ignorer ces détails sordides pour se concentrer sur la guerre, mais il n’était pas que généralissime de l’Ouest. Il était roi et devait s’occuper de sa cité. La plupart du temps, le bourgmestre et ses adjoints faisaient du bon travail, mais les chartes impériales ne permettaient pas de leur déléguer tous pouvoirs. Malgré la présence de ses troupes et les troubles qui agitaient la ville, l’oncle de l’impératrice refusait de déclarer la loi martiale. Il avait suffisamment à faire sans devoir écouter les doléances de tel ou tel marchand.

  Un mois et demi s’était écoulé depuis la déroute de la Bjoulsae et la retraite qui avait suivi. Une courte période que les sergents-instructeurs de l’armée avaient mis à profit du mieux qu’ils pouvaient pour améliorer la discipline des soldats. Le résultat n’était pas encore des plus probants, songea Céphorus, mais les hommes de sa sœur étaient des mercenaires à qui il fallait laisser la bride sur le cou quand l’heure du pillage venait. La Reine-louve ne pourrait les faire marcher vers le sud que quand elle aurait repris leur contrôle et cela signifiait probablement encore un mois de répit pour Gilane.

  Et puis, un soir, des voiles barrèrent l’horizon. D’abord dix, puis vingt, puis cent, trois cents voiles dont le cap était clairement le port. Les pavillons étaient ceux de Daggerfall. La cité-Etat la plus puissante de Hauteroche leur envoyait sa flotte pour les aider ! Les habitants de la ville accueillirent les premiers marins avec des hourras, mais ils retombèrent vite quand on s’aperçut de l’état des vaisseaux que les Daggerfalliens amarraient aux quais.

  Plus tard, dans le palais royal, le prince héritier de Daggerfall vint présenter ses hommages à Céphorus.

« Altesse, le salua ce dernier. À quoi devons-nous le plaisir de cette visite ? Votre père offre de suppléer à notre défaillante Marine ? Que n’a-t-il des soldats en nombres équivalents, il pourrait remplacer notre Légion.
– Mon père est probablement mort en défendant son château, interrompit le jeune aristocrate. Il m’a fait attacher au mât de sa plus grande galère et a ordonné aux rameurs de ne pas me détacher avant deux jours passés en mer. À l’heure qu’il est, sa capitale est livrées aux flammes.
– Mais la flotte ? reprit Céphorus après avoir rudement digéré la nouvelle.
– La flotte ne tombera jamais aux mains de l’ennemi, rétorqua fièrement le prince. Ma famille est venue pour obtenir votre protection et ces navires sont là pour vous prouver que nous sommes toujours vos alliés.
– La plupart de vos vaisseaux avaient l’air en piteux état.
– Nous avons été surpris par une tempête en doublant Hégate. »

  Le roi hocha la tête. Même les marins les plus expérimentés y regardaient à deux fois avant de passer dans la baie de Hunding. Certains jours, les vents en provenance du Hnes Rax, l’enfer rocheux au sud de la ville, soufflaient à plus de soixante nœuds. Les fuyards n’avaient pas eu le luxe d’attendre une accalmie et étaient restés pris dans la tourmente pendant des heures.

« Nous n’avons perdu qu’une vingtaine de navires et nos poursuivants n’ont pas osé continuer. Si nous pouvons mettre en cale sèche, nous aurons réparé avant la fin de l’été. »

  Céphorus accorda bien volontiers ce droit. La flotte militaire de Gilane était aussi inexistante que sa marine marchande était vaste. Il ne connaissait pas grand chose au combat naval et, malgré la perte non négligeable que représentait la chute de Daggerfall, il appréciait d’avoir des amiraux compétents, prêts à empêcher Potéma de ravager les côtes.

  En fin de compte, se disait le roi quelques jours plus tard, la campagne s’équilibrait petit à petit. Les forces loyalistes bénéficiaient maintenant d’un commandement unique, se renforçaient sur mer comme sur terre... Il n’était pas exclu de déclencher une contre-offensive. Il suffisait d’encore un peu de temps...

  Le lendemain, la nouvelle parvint en ville que les troupes d’Uriel étaient sorties de Dragonastre et marchaient vers le sud de la province. Leur objectif était clair : couper la route entre Lenclume et Cyrodiil pour encercler Céphorus entre sa sœur et son neveu. Le roi n’avait reçu aucune nouvelle de l’est : il se retrouvait seul pour lutter contre une double menace et ça n’était guère pour lui plaire.

  Il passa en revue ses troupes, accompagné par son état-major. Il ne put se voiler la face bien longtemps. Leur entraînement avait été bon, mais les manœuvres avaient été grandement négligées et les légionnaires n’étaient toujours pas habitués à se battre aux côtés des Rougegardes. Plutôt que de s’épauler et de se compléter par leurs points forts, leurs faiblesses se faisaient jour au moindre exercice. Par moments, certaines couloirs où l’ennemi pouvait s’engouffrer à loisir s’ouvraient sans raison. D’autres fois, les formations étaient si denses qu’elles perdaient toute mobilité. Et en face, Céphorus le savait, son neveu serait assez fin tacticien pour exploiter ses moindres défaillances.

  Il donna tout de même l’ordre de marche. Son avantage résidait essentiellement dans la bonne connaissance de la province de ses guides et il était à peu près sûr de pouvoir rattraper Uriel. Mieux, avec un peu de chance et en agissant assez vite, il le précéderait et reprendrait l’initiative en choisissant son terrain. Céphorus avait l’impression que, tout bon général qu’il était, son neveu était un jeune homme au tempérament impétueux qui tenterait de forcer le passage, même dans une position difficile, plutôt que d’attendre. A Dragonastre, il n’avait pas tenté d’établir un siège et avait réussi à tromper son oncle et les défenseurs. Cette fois-ci, Céphorus était bien déterminé à le bloquer, si possible définitivement.

  Quelques galères de Daggerfall, parmi les moins endommagées, furent envoyées en mer avec environ deux mille hommes à leur bord, en direction de Garderose. Céphorus voulait que ces troupes bloquent la vallée qui s’étendaient entre le mont Corten et la partie orientale de la chaîne de la Queue du Dragon. Toute armée qui voulait entrer en Cyrodiil depuis le nord de Lenclume était contrainte d’emprunter cette route difficile et le roi voulait que ses soldats ralentissent le plus possible l’avancée d’Uriel au cas où il ne l’aurait pas rejoint. Il était hors de question de se laisser distancer.

  Ce qui troublait le plus les officiers de la légion, c’était la route erratique qui était prêtée à Uriel d’après les rapports des Lames et des quelques éclaireurs qui s’étaient suffisamment approchés. Céphorus ne comprit qu’une semaine plus tard : malgré la poigne de son neveu, de nombreux éléments irréguliers échappaient à son contrôle et partaient piller la région qu’ils traversaient. Uriel devait alors stopper son avancée, envoyer des patrouilles en force dans toutes les directions pour rassembler toutes les fractions de son armée dispersée, puis reprendre la marche. Le roi s’en désolait pour les populations qui devaient subir ce fléau, mais il ne pouvait s’empêcher de se réjouir des contretemps que son neveu subissait. Cela le laissait libre de gagner du terrain et de choisir le lieu où il lui ferait face.

  Céphorus ne se faisait pas d’illusions sur ces talents de général : à la Bjoulsae, son humiliation avait été causée parce que Modellus avait négligé de lui demander son opinion sur quoi que ce soit dès qu’il était arrivé dans le camp que lui, Céphorus, avait établi. Mais force lui était de reconnaître que discipline et hygiène des soldats, même des siens, s’était grandement améliorée sous la férule du jeune conseiller. Pour ajouter à son trouble dans cette campagne en Lenclume, le roi n’avait que rarement mené des troupes au combat, et toujours en partant avec un net avantage sur l’ennemi. Il ne savait pas qui d’Uriel ou lui aurait l’avantage numérique lors de leur rencontre et la question du moral ne se posait même pas : après une succession ininterrompue de défaites, ses propres soldats caressaient sûrement l’envie de déserter. Et certains ne s’embarrassaient pas longtemps avec leurs scrupules...

  Les appréhensions du roi ne se calmèrent pas pendant le reste de son avance. Des rapports incohérents lui parvenaient : Uriel avait doublé la taille de son armée en enrôlant de force les paysans des régions qu’il traversait ; Uriel avait renvoyé le tiers de ses hommes à Dragonastre pour progresser plus vite ; Uriel avait changé de direction et fonçait vers Hégathe ; Uriel comptait prendre les passes des montagnes et couper la route vers Cyrodiil à son oncle...

  Devant cette avalanche d’informations inutilisables, Céphorus se trouvait démuni. Et son état-major ne l’aidait guère : Rougegardes et Impériaux s’opposaient sur tout. Les maréchaux de la Cité plaidaient pour occuper des positions fortifiées dans toutes les passes en attendant un renfort par une ou deux légions de l’est. Les généraux de Gilane voulaient empêcher Uriel de progresser d’un pas de plus et lui tomber dessus par surprise, en l’anéantissant presque complètement. Leurs troupes respectives se regardaient en chiens de faïence pendant toute la durée des marches. Le roi n’osait imaginer ce qui se passerait s’il donnait l’ordre à un régiment de légionnaires de renforcer une compagnie rougegarde en difficulté ou vice-versa.

  Choisir une voie et s’y tenir avait été quelque chose qu’il avait délibérément évité pendant les deux premières semaines de route. Au début de la troisième, cependant, la plupart des éclaireurs étaient tombés d’accord que les deux armées marchaient parallèlement et le moment de la décision s’était inévitablement rapproché. Pourtant, Céphorus tergiversait toujours. Il espérait que ses officiers puissent tomber d’accord. Mais ses propositions d’unité tombèrent à l’eau.

« Pas assez de soldats entraînés dans cette troupe, renifla un Impérial avec suffisance. Ce n’est pas une armée, ça. Il faut couper cette masse en deux et bloquer les passes, en espérant que trois mois d’entraînement suffisent pour la leur faire tenir jusqu’à la venue des légions.
– Qui seront encore plus inexpérimentées que nos hommes si elles sont de Cyrodiil ou qui arriveront trop tard si ce sont celles du Morrowind ! s’exclama un Rougegarde. Sire ! L’ennemi n’est qu’à quelques jours et l’habitant est avec nous ! Il n’aura jamais révélé notre présence à ces envahisseurs barbares. Nous devons frapper ! »

  Le roi se passa une main sur le visage. Il sentait la moutarde lui monter au nez. C’était son frère Magnus qui était réputé pour son tempérament emporté, mais après des jours de ce régime, il ne pouvait plus supporter ces récriminations constantes. Il frappa la carte du plat de la main.

« Très bien, nous allons tous vous contenter ! Maréchal Vanicius, puisque vous voulez absolument tenir les passes, vous irez occuper la Garde de Belkarth avec les deux légions en sous-effectif que nous avons. Vous les combinerez et vous leur donnerez un nouveau nom. Vous avez ordre de tenir la route jusqu’à ce qu’on vienne vous relever. »

  L’officier ouvrit la bouche pour protester, mais Céphorus ne lui en laissa pas le temps. Il poursuivit, déterminé à montrer à ses subordonnés que toute décision finissait par lui revenir.

« Général Daranga, vous accompagnerez le maréchal jusqu’à son poste, puis vous irez au devant des légions que Modellus doit lever, ordonna-t-il à un colosse à la peau noire comme la nuit. Je vous remplace le colonel Selian qui aura rang de général pour le reste de la campagne et qui sera mon second pour l’offensive que nous allons mener contre mon neveu. »

  Les membres de l’état-major éclatèrent enfin :

« Majesté, c’est de la folie ! protesta un Impérial. Nous n’avons probablement pas assez d’hommes pour affronter le rebelle, encore moins si nous couvrons les frontières !
– Qui se feront écraser par n’importe quelle colonne ennemie ! renchérit un Rougegarde. Quelque chemin qu’il prenne, il pourra aller droit sur la capitale sans qu’aucun de ces bouts d’armée ne puisse le retenir ! »

  Les cris durèrent un certain temps, mais le roi était bien déterminé à les endurer jusqu’au bout. Le tout récemment promu Selian était aussi impassible qu’à son habitude et c’était pour cela que Céphorus l’avait choisi. Il était aussi Rougegarde qu’on pouvait l’être, mais son éducation avait été faite dans des académies cyrodiiliennes. Malgré sa réserve, il avait su se faire aimer des hommes de son régiment et avait refusé par deux fois de recevoir un commandement étendu, prétendant être plus à l’aise pour exécuter des directives que pour les donner. Mais le roi lui faisait confiance pour le conseiller efficacement dans la bataille cruciale pour le trône qui allait s’engager.

  Les clameurs se turent. Céphorus n’avait pas bougé et les officiers comprirent que sa décision était irrévocable. Avec un salut bref et sec, Vanicius sortit du pavillon, suivi par presque tous les Impériaux et Daranga. Les Rougegardes, plus sombres que jamais, restèrent, désormais muets comme les tombes qu’ils s’attendaient à remplir dans une semaine ou deux.

  Ce délai diminua fortement quand, deux jours plus tard, un peloton de cavalerie envoyé en reconnaissance revint avec plusieurs selles vides. Le lieutenant qui le dirigeait, un vétéran de plusieurs guerres dont Céphorus se rappelait vaguement le visage, annonça les nouvelles dès qu’un médecin se fut occupé de lui bander le front, fendu dans le sens de la longueur par un sabre.

« L’ennemi nous est passé devant hier en allant à marche forcée. Il a installé deux camps, de chaque côté d’une rivière. A l’ouest, le plus proche de nous, toute son infanterie. Au-delà, j’ai pu apercevoir les feux de camp de son cavalerie. J’ai envoyé trois hommes pour inspecter les piles du pont, mais deux ont été capturés. Le troisième m’a dit qu’Uriel n’avait pas entrepris d’affaiblir le tablier. Mes fils ont personnellement suivi le cours de la rivière. Elle n’est pas guéable à moins de six lieues au nord, huit au sud.
– Je vous remercie pour le rapport, lieutenant. A combien estimez-vous les forces adverses de ce côté-ci ?
– Vingt-sept à vingt-huit mille combattants, avança le soldat en esquissant une moue. Pour les cavaliers, c’est plus difficile à dire. Nous n’avons pas pu voir si certains feux étaient faux ou s’il n’y en avait pas assez, au contraire. »

  Le silence retomba et ne fut rompu qu’après près d’une minute par Selian.

« Le pont est leur point faible. Il est très étroit, si mes souvenirs sont bons, et ne peut pas supporter beaucoup de monde. Le traître Uriel a dû être surpris par la nuit et n’a pas eu le temps de faire traverser ses hommes d’armes. La surprise est passée, mais en attaquant en force dès demain matin, nous pouvons écraser son infanterie qui ne pourra compter sur aucun soutien de sa cavalerie. L’idéal serait que...
– Sauf votre respect, général, interrompit le lieutenant. Je me porte volontaire pour mener une nouvelle reconnaissance et détruire ce pont de malheur. »





*****







Barenziah





  Il n’y avait qu’une légion présente dans les grandes casernes de Longsanglot et de nombreux baraquements restaient vides depuis le temps où presque vingt mille hommes avaient été nécessaires pour maintenir un semblant de paix dans les rues. Plus d’un siècle après l’annexion de Morrowind au reste de l’empire, les foyers d’agitation s’étaient déplacés vers le nord et vers le sud. Cœurébène était devenu le principal centre d’activités de l’armée.

  Néanmoins, les habitants qui n’avaient pas fui la capitale lors des émeutes sanglantes de l’année précédente ou qui n’avaient pas suivi le prédicateur Thénen dans sa marche vers l’ouest se pressaient aux portes des maisons qui tenaient encore debout pour voir les soldats parader, et l’on eut dit qu’ils assistaient aux manœuvres de toute l’armée impériale réunie.

  Les uniformes variaient grandement d’une légion à l’autre, chacune aimant à se différencier, mais il y avait un écart entre les légions occidentales et orientales aussi vaste qu’entre les Coloviens et les gens de la vallée de la Nibenay. D’ailleurs, bien souvent, les recruteurs faisaient attention à séparer ces deux groupes et d’envoyer les nouveaux combattants dans les provinces les plus éloignées possibles.

  Les hommes de l’ouest, des Coloviens portaient des armures et des boucliers aux teintes sombres. Ils ne portaient ni barbe ni moustache et se faisaient tailler les cheveux très courts. Au contraire, les légions de l’est, privilégiaient des tenues flamboyantes. Les cuirasses d’acier étaient peintes dans des teintes rouge feu, les boucliers étaient décorés de la mascotte dorée de la troupe, taureau, ours, faucon...

  Certains des légionnaires qui défilaient au pas n’avaient jamais vu Cyrodiil. Pour beaucoup, ils s’étaient engagés parce qu’ils étaient nés et avaient grandi dans la ville, s’étaient entraînés dans les grandes prairies environnantes, avaient réparé des routes dans la province et ces événement se répétaient de génération en génération. Ça et là parmi les badauds, un petit enfant pépiait de joie en reconnaissant son père partant pour la guerre tout carapaçonné.

  Barenziah assistait au spectacle depuis le palais. Un peu moins d’un an et demi plus tôt, un défilé bien peu ressemblant à celui-là avait eu lieu. Des nobles joyeux et insouciants, pénétrés de leur supériorité, étaient partis en grande pompe avec les souverains pour assister au choix et au couronnement de Kyntira. La moitié d’entre eux étaient morts et un bon nombre de ceux-là n’avaient même pas pu recevoir les honneurs funèbres : on n’avait tout simplement pas retrouvé leurs corps.

  La reine frémit en se disant qu’il en serait sans doute de même pour ces fiers soldats qui marchaient avec discipline vers l’extérieur de la cité. Son mari était un général hors pair, mais la situation à laquelle il allait enfin faire face appelait des mesures désespérées et Barenziah n’était plus une petite fille ignorante depuis bien des décennies : en cherchant à forcer une décision par des mouvements rapides, Symmachus pourrait tout gagner ou tout perdre.

  Un instant, elle imagina une lande désolée et recouverte de neige telle qu’elle en avait traversée pendant le temps où elle avait vécu en Bordeciel. Des charognards décrivaient des cercles au-dessus de deux armées occupées à en découdre, attendant avec patience le moment où les cadavres seraient abandonnés sur le champ de bataillle, moment qui annoncerait le début d’un festin.

  Elle vit les légionnaires se battre avec l’énergie du désespoir contre une marée humaine qui les engloutissait. Elle se représenta la façon dont ils mouraient, sans crier, sans se plaindre. Elle les observa tous, les uns après les autres, ressentant chaque mort au fond de son cœur. Les visages se firent moins indistincts, et elle commença à reconnaître des hommes dont elle savait les noms, officiers de haut rang, amis ou gardes régulièrement affectés à sa protection. Elle dit ces noms, sans les prononcer vraiment, sans qu’ils dépassent la barrière de ses lèvres.

  Puis vint l’instant qu’elle redoutait, celui dont elle avait su qu’il arriverait dès lors que son regard s’était posé sur la scène. Symmachus, seul, l’armure mouillée de neige et de sueur, les cheveux plaqués sur le crâne par un casque qu’il avait perdu dans la bataille, souffrant de mille et une petites blessures, Symmachus se battait toujours. Ses ennemis refluèrent devant lui, laissant une clairière où le roi se tenait devant ses hommes abattus, hache à la main, s’excusant d’avoir été la cause de leur chute.

  Quelqu’un lui cria de se rendre. Mais son mari n’en avait aucune intention, Barenziah le voyait bien. Il allait mourir dans cette bataille, transpercé par des dizaines de piques pour l’empêcher de tailler en pièces un autre de ses adversaires. Elle sentit les pointes transpercer ses chairs et les hampes qui s’enchevêtraient dans son corps pas encore tout à fait mort mais déjà loin du monde des vivants.

« Symmachus ! appela-t-elle tout bas, parvenant enfin à articuler un mot. Ne pars pas, mon chéri... J’ai eu tort, j’ai eu tort... »

  Mais le plus terrible, et la reine en était bien consciente, c’était qu’elle n’avait pas tort. Loin dans une forteresse aux pierres sombres et glaciales, sa petite Kyntira était retenue prisonnière. Et aussi douloureux que cela soit, quel que soit le prix à payer, elle l’en tirerait. Elle voyait en la petite impératrice l’enfant de Tiber Septim qu’elle avait porté pendant un temps trop bref ; l’enfant qu’elle ne pourrait peut-être jamais avoir avec Symmachus ; un enfant qui était venu après un siècle d’attente et qui lui était retirée trop vite.

  Les parents de Kyntira avaient veillé à ce qu’elle soit bien éduquée et l’avaient aimée, mais son père Antiochus était trop occupé par les affaires d’Etat et ses coucheries continuelles pour lui consacrer beaucoup de son temps et sa mère Gysilla était morte assez brusquement, deux ans après sa naissance. La petite fille avait trouvé en Barenziah une figure maternelle idéale quand elle se rendait en visite à la Cité Impériale. Elle avait passé six mois au palais royal de Longsanglot vers ses dix ans et les liens les unissant s’étaient encore resserrées. Là-bas, dans l’ouest, Kyntira attendait que Barenziah vienne à sa rescousse. Et cette dernière ne se déroberait pas.

  Lentement, la reine se redressa. Elle essuya les larmes qui avaient coulé sur ses joues, passa machinalement sa main dans ses cheveux pour remettre une boucle en place et, ainsi préparée, sortit de la grande résidence des monarques du Morrowind pour aller saluer Symmachus, comme le voulait la coutume.

  Ce n’allait pas être des adieux très joyeux. Le roi avait l’air plus renfrogné que jamais à l’idée de partir en guerre. Une semaine plus tôt, son revirement en faveur d’une marche vers l’ouest avait surpris Barenziah mais ce jour semblait déjà bien loin : il n’avait que peu confiance en des troupes d’occupation qui n’avaient jamais participé à des batailles de large envergure. Même si l’entraînement des légions était censé être exemplaire, il n’était sûr que de celle qu’il commandait en personne. Quant aux autres... il en connaissait les principaux officiers mais ignorait ce qu’il trouverait véritablement en opérant sa jonction avec eux. Il avait peur que les différents corps d’armée manœuvrent mal ensemble.

  Tout cela, Barenziah le savait parce que Symmachus n’en avait fait aucun mystère et elle se fiait suffisamment à son jugement en matière de campagnes militaires pour le croire. Aussi, elle comprenait sans mal qu’il déteste autant la perspective de s’enfoncer dans des terres étrangères, où il ne s’était pas rendu depuis des décennies.

  Les embrassades furent formelles. Symmachus menait son cheval par la bride et ne lui avait pas ouvert ses bras. Il s’était contenté de déposer un baiser sur le front. D’ordinaire, la reine appréciait ce tendre signe d’affection, mais il était si solennel, si détaché, qu’il faisait écho à ses visions effroyables qu’elle avait eu quelques minutes plus tôt. Tout semblait se liguer contre elle pour lui faire passer une très mauvaise journée. Mais elle ne comptait pas se laisser abattre, ni par les circonstances, ni par le manque d’enthousiasme de son mari. Le peuple devait la croire sereine et confiante en la victoire.

« J’espère que vous me reviendrez avec quelques livres de moins, monsieur mon mari. La paix ne vaut rien à votre tour de taille. »

  Symmachus se pencha raidement, l’air peu enclin à prendre part à des jeux d’esprit.

« Je m’y emploierai avec la plus grande vigilance, Majesté. J’espère vous retrouver bientôt et en bonne santé, si les Tribuns le veulent bien. »

  Sa voix était sèche, mais quand il se détourna vers son cheval, Barenziah crut apercevoir un petit éclat au fond de son œil. Elle se sentit un peu réconfortée : son mari jouait un rôle, tout comme elle. En ville, l’espièglerie de la reine et l’austérité de son consort étaient proverbiales. Mais Symmachus avait voulu lui faire savoir qu’il ne lui en voulait pas et qu’il la comprenait. Au moins, il ne la quittait pas en étant fâché contre elle.

  Les portes s’ouvrirent dans un grand vacarme et les cohortes commencèrent à sortir de Longsanglot. Cela dura longtemps, mais la reine refusa de retourner au palais tant que les derniers chariots du train de bagages n’eurent pas franchi l’enceinte. Même alors, elle se posta sur les remparts et observa l’armée avancer le long de la route impériale qu’une meute hurlante de fanatiques avait emprunté quelques mois plus tôt.

  Cette pensée l’accompagna pendant qu’elle retournait dans la salle du trône pour présider aux rares audiences qui n’avaient pas été annulées pour la journée, sous la garde du petit millier d’hommes que Symmachus lui avait laissé. Qu’en était-il de ce Thénen? Quelle région pouvait-il bien hanter désormais ? Des rapports avaient afflué dans un premier temps, attestant de ravages commis en son nom sur les terres rédoranes et hlaalues. Puis, mystérieusement, il s’était évaporé. Ses hordes s’étaient-elles dispersées ? C’était hautement improbable. Il y avait plus de chances qu’il se cache.

  En y réfléchissant, Barenziah s’avisa qu’il serait bon de réactiver un réseau d’agents parallèle aux Lames. Ces dernières, désorientées, avaient en partie quitté la province, proclamant que leur serment exigeait qu’elles mettent tout en œuvre pour faire libérer Kyntira. D’autres ne savaient plus à qui envoyer des messages : Modellus, où qu’il se trouve ? Le Conseil des Anciens, ce corps d’intrigants, pas toujours attachés aux intérêts de la couronne ? Les héritiers présomptifs, Magnus et Céphorus ? Ou encore le représentant de l’autorité impériale dans la province ?

  Barenziah se moquait bien de ce dilemme. Si certaines Lames refusaient de lui faire part de leurs informations, elle emploierait ses propres espions. Si elles s’y opposaient, elle les renverrait ou les ferait disparaître. Elle avait un besoin urgent de renseignements sur les inévitables velléités de révolte qui surviendraient dans des régions reculées du Morrowind, là où l’occupation par Cyrodiil était la plus mal perçue. Elle devait être tenue au courant d’éventuels mouvements de troupes pour organiser une résistance ou faire prévenir Symmachus d’un danger.

  La fin de la journée s’écoula rapidement. La reine ne prêta que peu attention aux complaintes répétitives présentées devant elle. Dès que les audiences furent closes, elle convoqua les hommes du palais en qui elle avait le plus confiance et leur donna ses instructions.

  Quand la nuit tomba, elle ne parvint pas à s’endormir. Elle avait trop peur que ses rêves ne soient hantés par les visions morbides qu’elle avait eu quelques heures plus tôt. De manière très peu royale, elle se recroquevilla en position fœtale dans son lit trop grand, trop vide, sans la chaleur rassurante de Symmachus contre laquelle se blottir, sans être bercée par sa respiration régulière.

  Ce fut la première des nuits où la reine pleura. Il devait y en avoir beaucoup d’autres.




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