Eaux troublées
D'abord la douleur, puis plus rien.
Le soc de jambes griffues labourant le sol boueux au dessous d'elle. Le feulement rauque de l'air sifflant entre les dents de l'argonien, tout près de sa tête. Les effluves des bassins de tanin se combinant à une atmosphère plus familière de bois renfermé.
Maelicia revînt à elle, émergeant brutalement de son état de semi-inconscience, telle le nouveau-né, arraché du néant par l'oxygène abrasant ses poumons. Le tonus momentanément dissout de ses muscles périphériques se restaura, et son estomac se contracta tandis qu'il chassait un liquide trop longtemps demeuré dans sa gorge : la bretonne émit un long râle stertoreux, avant de vomir pour de bon.
Une traction ferme sur ses cheveux lui apprit qu'on la redressait et lui essuyait les lèvres sans douceur aucune, puis une nouvelle et singulière brûlure lui parcourut encore l'oesophage. De l'alcool à n'en point douter, la rouquine sentant déjà les prémices d'une action diurétique venant confirmer son hypothèse. Mais il y avait un autre goût, plus subtil, qu'elle ne parvenait à identifier.
« Voici comment j'matte les choses, la frangine », susurra une voix grave et rocailleuse à son oreille.
L'argonien ! L'effet de la foudre frappant la terre n'eût pas eu plus d'impact sur la bretonne. Elle se cambra sur la chaise qui la soutenait, gémissant un cri de désespoir trop rapidement amorti par la chitine d'une main sévèrement plaquée sur son visage. Des liens immobilisaient presque totalement ses pieds et ses mains, un bandeau couvrait ses yeux : elle était à nouveau prisonnière de Vrai-nom !
Comment Dagon le pangolin avait-il fait pour se libérer de ses liens, la suivre de l'insula à la maroquinerie, puis la cueillir de nouveau, comme on ramasse une fleur sur le sol ? Un sentiment d'épouvante l'envahit lorsqu'elle réalisa qu'elle était complètement à la merci du voleur, bien vite remplacé par la cuisante morsure de l'humiliation. Elle, qui se croyait maligne au point de s'être jouée de toute une guilde de malandrins, capturée par le plus novice d'entre eux alors qu'elle entrevoyait la victoire...
Maelicia s'effondra sur la paille tressée de son siège, et son ego avec elle. De circulaires auréoles vinrent assombrir l'étoffe qui l'aveuglait tandis que ses pommettes s'humidifiaient. Un frisson lui parcourut l'échine tandis qu'elle réalisait que seuls ses collants s'interposaient entre ses pieds et le froid environnant. Vaincue, nulle, impuissante et désarmée : le moral de l'étudiante était au plus bas. Aussi n'opposa-elle pas plus de résistance qu'une poupée de chiffons lorsque son tortionnaire la secoua.
ж ж ж
« Alors pourquoi ? Juste pour espionner? Qu'est-ce que tu vas pouvoir me chanter pour t'faire amnistier ? T'as pas intérêt à escobarder ni tenter d'attrapoire ! »
Maelicia s'efforça de dissimuler ses sanglots. Elle n'accorderait pas au lézard ce plaisir là. Aussi fut-il d'une voix lasse mais ferme qu'elle répondit :
— J'm'appelle Maelicia. Y'a à peu près trois mois, mes amis et moi on a trouvé un bâton bizarre censé faire rev'nir des morts les gens crevés à proximité. On l'a ramené à la guilde, où j'voulais faire carrière, mais on a aussi ramené des ennuis avec nous. La salope qui a tué Ulvasa fait partie des disciples de Sh'éam, une bande d'allumés morts vivants très intéressés par le bâton. Ça fait pas mal de temps qu'on se frite avec eux, et y'en a qui y sont restés. Votre khajit s'est joint à nous lorsqu'on revenait de Bravil.
Elle observa une courte pause, rassemblant ses idées.
Aradon a disparu suite à la visite de « Bouge-la-main » — votre visite —. J'sais même pas comment z'avez fait pour rentrer, Nestor vous a jamais vu, y'a qu'Ulvasa qui se soit souvenue de vous. Les supérieurs de ma guilde ne lui faisaient pas confiance, et le surveillaient, donc quand il s'est tiré ils ont pensé à une fuite. Moi j'croyais qu'il s'était fait capturer, donc j'étais inquiéte. Puis le pendule s'est mis à faire des détours, et en arrivant à la taverne du Guar on a compris qu'il voulait pas qu'on le suive. P'têtre pour vendre des infos, qui sait ?
J'surveillais les gens d'la taverne, et Ulvasa devait faire diversion. Et voilà qu'vous vous pointez, sorti d'on ne sait où, juste derrière elle. Z'auriez aussi bien pu être un assassin, z'avez vu votre tête ? Elle vous a grillé, comme prévu. Akatosh sait pourquoi, la disciple vous a aussi trouvés, alors j'ai décidé de sauver la peau du chat et p'têtre la votre par la même occasion.
Elle reprit d'un ton plus ferme.
J'vous fais pas confiance, m'sieur. J'vais pas faire confiance à un type censé vendre de l'info et qui change trois fois de nom dans la même journée. J'vais pas faire confiance à un type qu'y a l'obligeance d'bander les yeux d'vos protégés pour les ramener en pleine souricière. Z'esperiez quoi, que j'allais vous suivre, bien docile, pour m'faire interroger par Akatosh sait quels coupe-jarrets dans vot'genre ? Z'êtes aussi naïf que moi ?
Les muscles de sa mâchoire féminine se contractèrent, puis elle reprit.
J'vais vous faire une confidence, m'sieur l'argonien, puisque c'est c'que vous voulez. Apparemment le bâton s'rait un sceptre, censé permettre à Sh'éam de revenir. J'ai lu votre contrat. Je sais qu'vous cherchez un mendiant du nom de Causant... pour vous procurer le bâton. Puis pour le vendre au plus offrant. C'que vous savez p'têtre pas, c'est qu'le plus offrant se réincarnerait en Sh'éam dès qu'il utiliserait le sceptre. Un seul de ses disciples a mis une ville à feu et à sang, vous comprenez, ça ?
Ulvasa était désintéressée. Et c'est à cause de crevards cupides comme vous, voleurs doublés d'ignorants, seulement intéressés par leur profits qu'elle est morte !
Elle sentit ses larmes mouiller sa gorge. Tiens ça allait se voir maintenant, elle n'en avait plus rien à faire, cela l'indifférait à vrai dire.
Et voilà, z'avez vos infos maintenant, vous les croyez si vous voulez, j'en ai rien à cirer. Alors z'allez faire quoi maintenant, m'sieur l'parano ? Maintenant qu'vous z'avez plus b'soin m'donner de faux nom pour avancer, z'allez m'tuer ? Ou me refiler à vos parrains, moyennant dédommagement, ça s'rait plus lucratif, non ? M'foutre encore un voile artisanal sur la tronche, histoire que jouer les tauliers obligeants ?
Maelicia inclina la tête sur le côté et se tut. Elle avait vidé son sac, ce qui était profondément stupide, mais cela n'avait plus d'importance. Sa fatigue était désormais telle qu'aucun effort magique ne lui serait possible à court terme, aussi son destin ne reposait-il plus entre ses mains... mais entre celles d'Akastosh. Elle eût une pensée pour ses amis, confortablement logés à la guilde des mages ou parcourant les champs de Bravil. La riante Aewin et le ténébreux Jeraselm. Sylph le rêveur et Sonia la moqueuse. L'amer Briséadius et le sauvage Celegorn. Aradon... le traître.
Elle s'avachit sur sa chaise et se mura dans son silence, laissant les eaux troublées de ses pleurs dévaler ses joues.
Modifié par Trias, 21 mars 2009 - 10:37.