Prologue
Il existe des réveils pires que ceux dans la cellule d’une prison, mais Horsandre n’en connaissait pas beaucoup. Quand il eut repris connaissance, le nez et la bouche sur la paille fétide qui tapissait le sol, il se retint à grand peine de vomir le peu qu’il avait dans l’estomac. Il se releva et chancela sur ses jambes mal assurées. Ce n’est qu’alors qu’il avisa les barreaux. Ses yeux s’écarquillèrent et ses bras se tendirent vers eux pour les secouer. Ce premier réflexe ne servit à rien. Les barres de métal demeurèrent inébranlablement butées. Horsandre entendit un léger ricanement tout près.
« Je ne reconnais pas beaucoup de qualités aux Impériaux, mais ils savent sacrément bien forger, hein ? »
Horsandre releva la tête et entrevit une tête grise pressée contre les barreaux d’une cellule de l’autre côté du couloir. Elle appartenait à un Dunmer grimaçant qui contrairement à la plupart de ceux de sa race était incroyablement volubile.
« T’étais pas dans un joli état quand les gardes t’ont amené, hier soir. Enfin, je dis hier soir, mais pour ce que j’en sais, il était peut-être midi, on ne voit pas le soleil ici, alors je me règle sur les repas qu’ils nous apportent. Tu aimes le chou ? Il n’y a que ça à manger, mais après vingt ans à l’ombre, on s’y fait. Ah ! C’est que le cuisinier se prend pour un chef ! il varie les temps de cuisson selon les jours. C’est soit trop cuit, soit pas assez. J’ai arrêté d’espérer qu’il arrive à trouver un juste milieu. Tu as toujours les rats pour te rattraper, bien sûr, mais tout le monde n’aime pas la viande crue. Remarque, les jours où la pierre chauffe et où on transpire à grosses gouttes, un peu de sang frais d’un bon gros rat pour se rafraîchir, c’est vraiment parfait. Et puis c’est un échange de bons procédés : quand on calanche, les rats ont toujours le temps de se servir avant que les gardes ne nous découvrent... Eh ! on est leur festin, ils peuvent bien être le nôtre, non ?
– Assez ! cria Horsandre. Assez ! Tu ne t’arrêtes jamais de parler ?
– Les rats ne sont pas très causants, tu sais. Ni eux, ni les cafards, ni les puces. Alors quand quelqu’un est amené à ce niveau, j’en profite. Ça fait huit ans que je n’ai pas vu un visage qui ne soit pas celui d’un garde. On devient fou de solitude, dans cette prison. Mon voisin a tenté de s’ouvrir les veines avec les dents à cause de ça. J’ai besoin de parler. Et toi aussi, tu parleras autant que moi quand tu seras là depuis des années. Tu verras, ça vient... D’abord on parle en dormant, sans s’en douter et puis on se parle à soi-même. On s’en rend compte et on se jure de ne plus le refaire, mais le lendemain... Et puis ensuite on nomme les animaux, même les plus petits insectes et on leur invente des histoires. On devient aussi fou que si l’on se tait, en fait, mais moins vite. Si on a de la chance, on tient jusqu’à sa sortie. »
Horsandre s’affala sur la paille. Il s’était cru dans une simple cellule, bon pour un séjour de quelques jours, un mois au plus, derrière les barreaux, mais si ce que disait le Dunmer était vrai, il ne partirait peut-être jamais de cette prison.
« Allez, ce n’est pas si terrible, va, lui lança son voisin. Les gardes ne sont pas bien méchants et certains ne restent pas très longtemps. Je suis le seul à avoir écopé de plus de trente ans d’emprisonnement. Tu auras moins sans doute. Qu’est-ce que tu as fait, au juste ?
– Rien.
– C’est ce que j’ai dit à celui qui me l’a demandé le premier jour. J’avais peur qu’il soit un mouton et qu’il rapporte aux Impériaux tout ce qu’ils ne savaient pas. J’avais pas fait tant de choses que ça, mais tu connais leurs lois : j’avais aucune chance de m’en sortir à bon compte. Trois accusations de meurtre, ça vous cerne un homme, pas vrai ? Pourtant, j’ai dit au juge de prendre le temps qu’il voudrait, d’interroger plus de témoins, de me faire au moins l’honneur d’un procès équitable. Tu ne devines pas ce qu’il m’a répondu tout bas, en quittant la salle ? “Et si je t’innocente, combien de temps survivrai-je quand je me mettrai en chasse des vrais coupables et de leurs maîtres ?” C’est un autre bon point pour les Impériaux, du moins ceux de cette région. Ils arborent leur pourriture à la lumière du jour. J’aurais dû le faire, tiens, quand j’en avais encore l’occasion. Si je m’étais promené dans les rues avec un air de coupable, personne n’aurait seulement pensé à me demander si quelqu’un pouvait confirmer mon alibi. Personne ne m’aurait rien demandé ! Ah, je serais probablement mort, une dague dans la poitrine, après une affaire qui aurait mal tourné, mais je serais resté libre... »
Horsandre laissa la marée de mots le submerger. Il arpenta un moment sa cellule, puis s’allongea sur le dos et attendit que le sommeil revienne et emporte ce cauchemar loin de lui. Il n’avait sans doute pas dormi trois minutes que la voix du Dunmer glapit à nouveau.
« Eh ! Tu ronfles, mal élevé ! Où t’as-t-on appris à dormir comme ça en dérangeant tes voisins ?
– Ah ! la barbe ! Tu m’énerves avec ta complainte, Dunmer ! Tu ne sais ni qui je suis, ni d’où je viens, ni ce que j’ai vécu ni pourquoi je suis ici. J’en sais à peine plus sur ton compte. Laisse-moi tranquille ou je te jure que j’aiguiserai une cuillère pour te la jeter à la gorge et c’est avec ton sang que tu t’étoufferas, pas avec tes mots.
– Et où trouveras-tu ta cuillère, spadassin de pacotille ? caqueta le Dunmer avec un vilain rire. Notre cuisinier trouve que le contact du métal gâte le goût du chou. Il nous fournit des cuillères en bois. Note que l’intendant facture sans doute la même chose au Trésor que si elles étaient faites d’or massif, il faut bien dégager quelques bénéfices de sa fonction et ce n’est pas un salaire qui permet ça.
– La barbe », répéta Horsandre, découragé.
Ce qui s’était passé la veille lui revenait par bribes. Il était arrivé de bonne heure dans la Cité. Cela faisait deux ans qu’il s’en rapprochait petit à petit, sans vraiment se rendre compte que la capitale de l’Empire l’attirait irrésistiblement. Depuis qu’il avait quitté son village natal, il s’était demandé ce que le vaste monde pouvait avoir de plus grand et de plus somptueux. L’un n’allait pas forcément avec l’autre, il le savait pour avoir admiré longuement les petits torrents près de ce qu’il avait appelé chez lui, dans une autre vie. Mais sa route avait un jour croisé celle d’un barde et l’homme lui avait raconté pendant une semaine à quoi ressemblaient les fastes du centre de Tamriel. Ce qu’il avait vu ne l’avait pas déçu. Mais rapidement il avait cessé de s’intéresser à l’opulence des plus belles demeures où aucun emploi n’aurait pu l’attendre et il s’était dirigé vers des quartiers plus pauvres, où vivaient ses semblables, les hommes de rien ou de peu de chose. Une prostituée à la face triste avait essayé sans succès de l’aguicher alors qu’il arpentait les rues.
Il avait enfin trouvé ce qu’il cherchait, une taverne pas trop miteuse, et y était entré. Il n’avait pas bu, il préférait rester sobre et il ne voulait pas montrer ses quelques précieux septims, économies d’une vie trop prompts à filer entre les doigts. Quand il les avait comptés la dernière fois, il n’en avait guère plus d’une cinquantaine. Assez pour se payer une nuit de tournées générales et de plaisirs, ou pour avoir une chambre pendant quinze jours. Il s’était dit que trouver un travail n’en prendrait que deux ou trois et cette taverne était le meilleur endroit pour dénicher un homme en mal de bras. Mais il n’était pas tombé sur une telle merveille. Le patron lui avait conseillé de tenter sa chance chez un cousin à lui qui tenait un établissement près des docks.
Le reste était toujours aussi sombre dans sa mémoire. Il avait emprunté une petite rue transversale et... plus rien. Le noir le plus complet. Il ne s’était réveillé qu’ici où la légion l’avait amené, s’il fallait en croire le Dunmer qui pérorait toujours.
« ... est en bas, si mes souvenirs sont bons...
– Comment ça “si vos souvenirs sont bons”, Baurus ? Je croyais que vous connaissiez les souterrains du palais comme votre poche ?
– Oui, capitaine Renault, mais seulement l’intérieur et la porte de sortie. Le passage pour entrer est indiqué ici selon les plans.
– Nous n’avons pas le temps de discuter, trancha une voix décidée quoique très légèrement tremblante. Capitaine, je sais que je peux vous faire confiance, à vous et à vos hommes. »
Horsandre dressa l’oreille quand il entendit ces nouvelles voix. Les gens qui venaient n’avaient pas l’air d’être des gardes, s’il fallait en croire leurs paroles. Que pouvaient-ils venir chercher ?
« Chic, de nouveaux humains, siffla doucement le Dunmer. Tout ce qui me manquait avec toi ! »
Horsandre ne répondit pas et se plaqua contre un des murs de sa cellule. Les inconnus allaient passer tout près et il ne savait pas quel sort lui était destiné. Il préférait éviter d’être vu. Mais la porte tinta et il entendit le claquement caractéristique d’une serrure qu’on crochetait. L’instant d’après, la porte s’ouvrait à la volée et quatre personnes faisaient irruption dans sa cellule, toutes une arme à la main sauf une.
« Qu’est-ce que... ? parvint-il à articuler avant qu’une main lui soit plaquée sur la bouche et une dague appuyée contre sa gorge.
– Un mot, un geste et tu meurs, compris ?
– Capitaine ! Lâchez-le.
– Mais...
– Je sais que c’est un prisonnier, mais ce n’est pas une raison pour le traiter ainsi. Lâchez-le. »
Horsandre glissa le long du mur et heurta violemment le sol quand l’emprise du capitaine se relâcha.
« Vous avez trouvé, Baurus ?
– Juste ici. La combinaison est simple. Une pression au centre et trois en rapide succession dans le coin supérieur droit. Reculez tous. »
La paroi pivota et révéla un étroit passage où deux personnes auraient eu du mal à passer de front. Le capitaine s’y engouffra et un autre passa à sa suite. Le nommé Baurus fit signe à celui qui semblait donner des ordres d’y pénétrer à son tour mais il s’attarda.
« Je vous prie d’excuser le capitaine Renault. Elle a ses raisons d’être nerveuse.
– Il n’y a pas de mal, bredouilla Horsandre. J’ai connu pire.
– Je n’en doute pas. La vie d’un homme est bien souvent plus remplie qu’il ne le souhaite vraiment.
– Nous devrions partir, les interrompit Baurus. Nous sommes probablement poursuivis...
– Attendez un peu. Ce prisonnier m’en rappelle un autre dont je n’ai plus eu de nouvelles depuis longtemps. J’espère que vous aurez une vie moins mouvementée que celle qu’il a eue à cause de moi. Adieu. »
L’homme tourna les talons et entra dans le passage secret, Baurus sur ses talons. Ce n’est qu’à ce moment là que Horsandre se rendit compte qu’il portait un manteau de pourpre doublé d’hermine.
« Eh ! Tu vois les choses ne vont pas si mal, commenta le Dunmer. L’Empereur t’a à la bonne !
– L’Empereur ? De quoi tu parles, vieux fou ?
–T’es un oisillon tombé du nid ou quoi ? Tout le monde connaît Sa Majesté dans le coin.
– Pas moi.
– Bon, mettons que tu ne l’as jamais vu en chair et en os à une fête. Sa bobine ne te rappelle pas celles qui sont gravées sur tes pièces ?
– Maintenant que tu le dis...
– Exactement. Allez, perds pas ton précieux temps à écouter mes discours sans queue ni tête. Sauve-toi, petit. Moi aussi, j’ai un faible pour toi. J’ai pas envie de te voir moisir dans cette prison. Ce serait mauvais pour tes os.
– Me sauver ?
– Et encore plus pour ta caboche. Ils ont crocheté ta porte, c’est ton jour de chance. Fous le camp.
– Devant les gardes de la prison ? Ce serait du suicide !
– Dégonflé ! Bien sûr, il te reste toujours l’option du passage qu’ils ont généreusement ouvert derrière toi... »
Hésitant, Horsandre se retourna. Par là, l’inconnu. De l’autre côté, l’assurance que les gardes le reprendraient. L’incertitude se fit soudain très attirante.
« Bonne chance ! » lui cria l’elfe noir dans son dos au moment où il posa le pied dans le souterrain. Les pierres étaient glissantes, couvertes de mousse humide. Les souples chaussures de Horsandre n’étaient pas faites pour ce genre de sol et il manqua plusieurs fois se retrouver par terre avec une cheville foulée. Au bout d’un moment, il entendit un son ténu, presque une plainte. Méfiant, il s’approcha avec le plus de discrétion dont il était capable, mais ses souliers le trahirent à nouveau et cette fois il tomba dans un grand fracas.
« Plus vous êtes grands, plus vous faites de bruit, ahana une voix. Les autres aussi ont... fait... du bruit. Mais ils... étaient... en armure.
– Qui êtes-vous ? demanda Horsandre en se relevant.
– Je me demande la même chose à votre sujet... Ah ! si, le prisonnier... bien sûr. Vous êtes prompt à profiter des occasions.
– Les gens que j’ai connus qui n’allaient pas assez vite sont morts, rétorqua Horsandre.
– Très vrai, très... vrai, approuva la voix. Vous ne me reconnaissez pas ?
– Capitaine Renault ?
– Elle-même. Vous ne... me voyez pas... à mon avantage... malheureusement.
– Je ne vous vois pas du tout.
– C’est... fait pour. J’ai... encore assez de forces... pour jeter... ce sort. Ça t’aidera à... survivre, il disait, l’instructeur. Et voilà... que je m’en sers... pour gagner... juste un peu de temps à... à...
– A l’Empereur ? proposa Horsandre.
– Vous êtes... un petit malin, vous, ricana le capitaine. Vous avez... trouvé ça tout seul ?
– On m’a aidé.
– Bref... L’Empereur n’est plus ici, prisonnier. Je doute... que vous en ayez après lui ?
– Pourquoi cette question ?
– L’Empereur ne... s’échappe pas de sa ville... par une prison tous les... quatre matins, prisonnier. Il est... en danger. Je devais... veiller sur lui et voilà que je ne veille plus... que sur ses arrières. Nous avons... ah... subi une embuscade...
– Une embuscade ? qui saurait que l’Empereur est passé par ici si votre ami Baurus n’était pas sûr de l’existence de la porte qui menait aux souterrains ?
– Nous n’en sommes pas à... comprendre ça. Nous cherchions simplement un lieu sûr où... souffler, quand ils nous ont attaqués. Les autres sont... indemnes mais j’ai pris... un coup d’épée... ah... dans le ventre. Je ne m’en tirerai pas et... j’aurais été un poids mort pour eux. Je leur ai dit de... continuer.
– Ecoutez, capitaine, je connais un ou deux sorts de soin et je pourrais...
– Laissez, j’ai perdu trop de sang. Vous vous videriez... de votre vie avant de sauver la mienne.
– Vous n’allez pas chercher à me tuer moi-même ? Vous sembliez déterminée, dans ma cellule.
– L’Empereur m’aurait laissé faire s’il avait... ressenti que vous représentiez... le moindre danger.
– Vous me croyez inoffensif ?
– Peut-être pas. Mais vous ne ferez pas de mal à l’Empereur.
– Non. Je n’ai rien à lui reprocher en ce qui me concerne.
– Vous êtes... drôle, vous. Comme si... un roturier en voulait... personnellement à Sa Majesté...
– Je suis comme ça, capitaine, un homme simple. J’en ai voulu à certains, ils sont morts. Je n’en veux pas à l’Empereur, il n’a rien à craindre de moi.
– Vous êtes... drôle, souffla Renault et sa voix s’adoucit pour la première fois. Je crois... que je n’ai jamais... rencontré quelqu’un... d’aussi bizarre que vous.
– Vous n’avez pas dû rencontrer beaucoup de monde, releva Horsandre.
– Pas autant que... j’aurais aimé. Et maintenant, c’est trop tard. »
La voix du capitaine se brisa un instant et elle toussa fortement. Un peu de sang jaillit de nulle part. Horsandre se rapprocha instinctivement et son pied cogna contre une masse invisible. Le capitaine gémit et réapparut soudainement.
« Je suis désolé, je suis désolé, s’excusa Horsandre. Je ne voulais pas...
– Ça n’a plus d’importance, coupa Renault. Je n’en ai plus pour longtemps, maintenant. Vous... Je ne sais pas comment... comment vous le demandez...
– Vous voulez que je reste avec vous jusqu’à la fin ?
– S’il-vous-plaît. J’ai toujours... été seule... Je... j’aimerais avoir quelqu’un pour me tenir la main quand... quand je partirai. »
Sans un mot, Horsandre prit ses mains entre les siennes. Leurs paumes étaient calleuses à force d’avoir manié l’épée ou la houe.
« Je sais que... vous ne pourrez pas... rester en ville, dit Renault d’une voix de plus en plus haletante. Mais si vous... pouviez trouver un moyen... de m’enterrer... ou de signaler à des prêtres où... je suis morte.
– Je m’en occuperai, capitaine. Vous voulez quelque chose d’autre ?
– Je... Personne ne m’a... jamais embrassée... »
A la lumière de la mousse phosphorescente qui tapissait certaines parois du tunnel, Horsandre regarda pour la première fois le visage du capitaine Renault. C’était une jeune femme à peine plus âgée que lui. Elle n’était pas une beauté classique : sa bouche était un peu trop large, son nez un peu trop proéminent. Ses cheveux, trempés de sueur, étaient plaqués sur son crâne. La terre et le sang maculaient son visage, la fièvre faisait saillir ses yeux et leur donnait une curieuse lueur. Mais il émanait d’elle un air de sauvageonne, de petite fille trop vite grandie qui s’efforçait de paraître adulte. Tout son être débordait d’une colère longtemps renfermée qui se transformait en énergie, en force, lui donnant un côté attirant. Sans lui lâcher les mains, Horsandre se pencha en avant et effleura les lèvres de Renault des siennes.
La bouche de Renault s’entrouvrit et leurs langues se mêlèrent. C’était un baiser étrange, au goût de sang et de larmes, comme s’en aperçut Horsandre. Renault gémit à nouveau et glissa ses mains derrière la nuque de Horsandre. Le baiser se fit plus passionné, plus ardent.
« Que font deux Brétons... qui se rencontrent, demande le Rougegarde ? rit-elle.
– Ils s’embrassent, fit aussitôt Horsandre. Et quand leur premier enfant naît, ils apprennent le nom l’un de l’autre, répond sa femme la Rougegarde. Je m’appelle Horsandre, capitaine.
– Je m’appelle Erriane Renault, fille de l’Empire, Lame de l’Empereur. Mon nom est gravé... sur cette dague. Gardez-la avec vous.
– Je ne peux pas accepter ça, voyons...
– Prenez-la. Ce sera le plus beau... trophée que vous aurez jamais, même si vous vivez... plus vieux que les elfes. Vous pourrez dire : “une Lame m’a aimé quelques instants et... et est morte en pensant à... à... à moi.” »
La voix de Renault se brisa une dernière fois et le sang coula librement hors de sa bouche. Horsandre lui ferma tendrement les yeux et s’agenouilla près d’elle. Il détendit ses traits, croisa ses bras sur sa poitrine et rapprocha les bords de la plaie béante de son abdomen. Il déchira une manche de sa chemise et essuya délicatement mais fermement son visage de la boue et du sang qui le recouvraient. Il récita une prière qu’il avait apprise longtemps avant sa venue dans la capitale.
Chapitre I
Il y avait de moins en moins de mousse dans le souterrain et le peu de lumière qu’elle avait dispensé jusque-là commençait à disparaître. Horsandre en arracha une poignée mais là encore la lueur ne persista pas. Le tunnel s’obscurcit peu à peu et le Bréton dut se résoudre à n’avancer que très lentement, en tâtant les murs d’une main pour se rendre compte de son avance. De l’autre, il serrait contre lui la dague du capitaine Renault.
Il avait dépassé depuis un moment le lieu du premier carnage où une dizaine d’individus masqués – ceux qui avaient pris l’Empereur en embuscade, gisaient face contre terre ; Horsandre en avait retourné un du pied et lui avait retiré sa cagoule. Il avait retenu un cri d’effroi. L’homme n’avait pas de visage ou presque. Ses traits semblaient s’être... effacés. Tous les autres étaient également dépourvus de la moindre différence.
Horsandre avait découvert trois autres lieux ou ces hommes mystérieux avaient attaqué et à chaque fois ces derniers avaient payé de leur vie leurs tentatives. Passé le premier moment de surprise qui avait eu raison du capitaine Renault, les Lames étaient des adversaires bien trop redoutables pour se laisser tuer par ces dangereux énergumènes. En revanche, s’il restait de ces hommes dans les souterrains, Horsandre, seul, presque désarmé, offrait une cible facile. Il redoubla de circonspection.
Tout en progressant, il réfléchit aux conséquences que pouvaient avoir ces attentats à la vie de l’Empereur. A l’exception des elfes, peu de gens en Tamriel se souvenaient comment le continent était gouverné avant la montée sur le trône d’Uriel Septim. Son règne n’avait pas été exempt des traditionnelles épidémies et guerres sanglantes, Horsandre le savait bien. Pourtant, la plupart des sujets de l’Empire avaient plutôt bénéficié de sa façon de traiter les affaires de Tamriel.
Depuis qu’il était arrivé en Cyrodiil, il s’était aperçu que les nobles comme le petit peuple discutaient sans cesse de la question de succession. L’Empereur avait un fils aîné, bien sûr, mais ses frères parlaient presque ouvertement d’une alliance en vue de le déshériter sitôt leur père mort et enterré. Chaque jour ou presque, un général, un magistrat, un comte, un membre du Conseil se déclarait en faveur de l’un ou l’autre parti. Et voilà que l’on s’en prenait à la vie de l’Empereur ! La faction la plus forte du moment avait-elle décidé de presser les choses ? N’hésiterait-elle pas à supprimer les témoins gênants ?
Une foule de problèmes se pressaient dans la tête de Horsandre, chacun plus urgent et périlleux que le précédent.
« Du calme, grogna-t-il entre ses dents en tentant vainement de se rassurer. L’Empereur va sûrement s’en sortir. Dans tous les cas, la ville va être bouclée pour éviter que les assassins ne s’échappent et ce passage mène dehors. J’aurai le temps de prendre la fuite vers le sud, là où personne ne me connaît. Mes talents seront aussi bien utilisés en Elsweyr que dans cette province de fous. Il faut juste que je réussisse à sortir. »
Sur ces derniers mots, il s’arrêta net. En sortant d’un couloir, il avait débouché sur une salle un peu plus vaste que celles qu’il avait traversées auparavant. Le sol était tapissé de cadavres. Tous portaient la robe rouge écarlate de ceux qui en voulaient à la vie de l’Empereur. Tous, sauf un, dont Horsandre reconnut l’armure. C’était une des Lames qu’il avait rencontrées dans sa cellule. S’il ne se trompait pas, Uriel Septim n’avait plus qu’un garde du corps, le Rougegarde Baurus.
Comme il se faisait cette réflexion, Horsandre aperçut un morceau de tissu pourpre sur le sol, coincé sous une porte. Il la poussa et passa dans un couloir très étroit. Au bout de celui-ci, deux hommes, l’arme à la main. Devant eux, une autre troupe d’assassins qui bataillaient ferme avec Baurus, bien en peine de les contenir tous mais que l’exiguïté du passage aidait quelque peu. Et derrière eux, se glissant entre les ombres...
Tout arriva très vite. La main de Horsandre se détendit dans un geste fulgurant, envoyant la dague de Renault vers l’homme encapuchonné... L’Empereur recula à peine, se mettant à la portée de ce dernier... qui frappa entre les reins sa victime... juste avant que la dague se fiche dans sa nuque... deux hurlements très brefs, l’un de l’assassin, qui s’écroula... l’autre d’Uriel Septim, mortellement touché. Le monarque s’effondra... Baurus acheva le dernier de leurs assaillants... et se retourna pour découvrir Horsandre dégageant le long poignard du cou du meurtrier de l’Empereur.
« Vous ! J’aurais dû vous tuer pendant qu’il était encore temps ! rugit le colossal Rougegarde en brandissant son épée.
– Je n’ai pas..., commença Horsandre.
– Suffit ! Les chiens qu’on exécute ne parlent pas !
– Combien de fois devrais-je le dire aujourd’hui, Baurus ? Lâchez ce prisonnier. »
La voix de l’Empereur était très faible, un bruit ténu que le moindre son eût couvert, mais la Lame se figea instantanément.
« Sire ! Vous vivez ! Nous avons une chance... Il faut trouver un guérisseur tout de suite, mais je ne peux pas vous laisser...
– Huit et Un, Baurus, arrêtez cela ! Je savais que j’allais mourir aujourd’hui, comme mes fils, comme ma chair et mon sang... Il n’y a plus d’espoir pour moi depuis que l’avant-dernier des Parchemins a commencé à se figer.
– Mais, Sire, votre blessure... un prêtre peut la soigner.
– Non. L’assassin a bien fait son travail. Vous n’avez jamais été blessé par une arme daedrique de ce genre, Baurus, n’est-ce pas ? C’est un instrument terrible, plein de dents et de barbelures, cruels comme seuls peuvent l’être les Daedras que l’on a arrachés à leur plan pour leur faire prendre forme. La lame blesse en entrant, elle tue en se retirant. »
L’Empereur soupira légèrement. Baurus se pencha vers lui. Horsandre resta immobile, n’osant plus bouger.
« Baurus, je veux que vous informiez Ocato de ce qui s’est passé ici. Vous lui confierez cette lettre, murmura l’Empereur en sortant un papier replié sur lequel était apposé son sceau de son long manteau. Elle lui accorde le droit de diriger l’Empire en mon nom tant qu’un héritier n’aura pas fait valoir ses droits au trône.
– Mais, Sire... Vos fils sont morts.
– J’y viens, Baurus, j’y viens. Vous, appela l’Empereur, le prisonnier. J’ai bien peur que ce que je vous ai dit tout à l’heure n’ait été qu’un vœu pieux. Vous connaissez Chorrol ?
– Oui, Majesté, répondit Horsandre d’une voix un peu étranglée.
– Près des murailles, il y a un monastère, vous le trouverez sans peine. Demandez à être amené au prieur, et prévenez-le de ma mort.
– Sire, protesta Baurus, vous ne pouvez pas faire confiance à un simple prisonnier quand il y a des Lames en ville. Il prendra la poudre d’escampette dès qu’il sera sorti d’ici.
– Non. Les Parchemins nous ont toujours dit la vérité et ils ont mentionné qu’un prisonnier aurait un rôle important à jouer après ma mort. Je pensais qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre, mais il a franchi une frontière au-delà de laquelle je ne peux plus l’appeler. »
Horsandre écoutait, incrédule, l’échange entre l’Empereur et son escorte. Les Parchemins ? Parlaient-ils vraiment des Parchemins Aînés des légendes ? Non, c’était impossible ! Comment un homme tel que lui aurait-il pu avoir un destin digne d’être évoqué dans une prophétie ? Et pourtant, il se trouvait là, aux côtés de l’Empereur mourant...
« Acceptez-vous, prisonnier ?
– Je... eh bien... je crois que oui...
– Soyez-en sûr, coupa Baurus, agacé.
– Alors oui, oui, j’irai à Chorrol.
– Parfait », fut le mot que l’Empereur exhala en même temps que son dernier soupir.
Baurus souleva le corps d’Uriel Septim aussi facilement que s’il se fût agi d’une poupée de chiffons et passa ses bras sans vie autour de ses robustes épaules. Il affermit sa position puis avança et commanda à Horsandre de le suivre. Il ne leur fallut pas longtemps pour atteindre une grille qui laissait filtrer de la lumière. Quelques secousses suffirent à la desceller et le jeune Bréton émergea à l’air libre. Horsandre inspira profondément puis souffla.
« L’air de la liberté est à nul autre pareil, hein ? railla Baurus. Vous êtes sorti plus vite que vous ne l’auriez cru possible, sans doute.
– Votre justice ne me laissait pas beaucoup à espérer de ce point de vue-là, répliqua le jeune homme.
– L’Empereur est la justice, gronda le Rougegarde. Faites attention à vos paroles.
– Alors il me semble que ce coin va voir sa justice se rigidifier un peu et pourrir d’ici peu... »
Le poing ganté de Baurus fusa et ne s’arrêta qu’à quelques centimètres du visage de Horsandre. Furieuse, la Lame lui envoya un regard de haine.
« Vous pouvez vous moquer tant que vous voudrez, du moment que vous accomplissez ce qu’on vous a demandé, reprit Baurus en grognant. Ne pensez même pas à vous enfuir. Maintenant que vous avez promis d’aller à Chorrol, si vous prenez un seul instant de trop, je vous pourchasserai jusqu’au bout du monde pour vous le faire payer. »
Horsandre ne répondit pas. Il aurait dû se sentir offensé par l’attitude du géant noir envers lui, mais il se doutait que l’aggressivité de ce dernier n’était qu’un paravent pour masquer le profond désespoir de ne pas avoir pu protéger l’Empereur. L’homme aurait d’ailleurs sans doute préféré mourir en essayant. La vie devait lui être insupportable.
Le geste suivant de Baurus surprit et choqua Horsandre. Il se déchargea du cadavre d’Uriel Septim et palpa son cou. Il finit par trouver ce qu’il cherchait et fit apparaître une petite chaîne d’or jusque-là dissimulée soigneusement sous plusieurs couches de vêtements. Avec une petite torsion du poignet, il la brisa et fit signe à Horsandre de tendre la main pour s’en saisir. Le jeune homme tira dessus et découvrit une amulette sertie de qui lui sembla le plus gros rubis au monde. La pierre paraissait palpiter doucement à la lumière du jour.
« Apportez ça aux moines. Ils sauront quoi faire », dit énigmatiquement Baurus.
Horsandre hocha la tête et se détourna. Le trajet jusqu’à Chorrol allait être long et pénible. C’était la première grande ville de Cyrodiil qu’il avait traversée et il n’en gardait pas un souvenir impérissable mais au moins la route était bien entretenue par le comte et les patrouilles étaient régulières. Les voyageurs comme lui ne risquaient pas grand chose à s’y aventurer.
« Une minute, intervint Baurus en le voyant s’éloigner. Où croyez-vous aller comme ça ?
– A ce prieuré dont on m’a parlé il y a peu, répondit aussitôt Horsandre. Quelqu’un m’a dit que j’avais quelque chose à y faire.
– Vous n’allez quand même pas y aller à pied ? demanda le Rougegarde, estomaqué.
– Et par quel autre moyen y irais-je ?
– Attendez un peu. »
Baurus s’éloigna rapidement et disparut à la vue de Horsandre pendant quelques instants qu’il mit à profit pour plonger derrière une anfractuosité de rochers. Il en ressortit rapidement en menant un cheval par la bride.
« Nous tenons toujours des coursiers rapides ici, pour le cas où nous en aurions besoin. Avec cet animal, vous devriez être à Chorrol en une semaine, si vous le poussez un peu.
– Mais je ne sais pas monter ! protesta le jeune homme alors que le Rougegarde le hissait en selle.
– Vous apprendrez alors. Attention à ne pas vous crisper, » recommanda la Lame.
Il administra une violente claque sur la croupe de l’étalon qui le fit bondir en avant. Horsandre eut à peine le temps de se raccrocher à son encolure lorsqu’il prit le mors au dent et s’emballa. Homme et cheval passèrent au grand galop devant Baurus et s’en furent vers le nord-ouest.
Horsandre tenta d’améliorer un peu sa situation en faisant basculer son poids d’un côté puis de l’autre, mais en vain. Il rebondissait sur sa selle constamment et c’était horriblement désagréable. Ignorant le conseil de Baurus, il serra étroitement les cuisses autour des flancs de sa monture et affermit encore un peu la prise de ses bras sur le poitrail de la bête. Appréciant peu ces changements, son cheval secoua la tête bruyamment et pressa l’allure.
A cette vitesse, le vent giflait Horsandre et son visage fut bientôt inondé de larmes. Ses yeux le brûlaient mais pas tant que ses jambes. Tout son être le suppliait de lâcher et de se laisser tomber, mais une infime parcelle de raison lui rappelait qu’à cette vitesse il se briserait la nuque. Horsandre tenta de chasser cette idée mais elle persista et il se résigna à la supporter tant que sa monture irait à une telle allure. D’ailleurs, elle ne semblait pas vouloir ralentir.
La Cité impériale, le jeune homme s’en était aperçu en y arrivant la veille, n’était pas construite d’un seul bloc, contrairement à l’idée qu’il s’en était fait. Le lac Rumare où elle se dressait fièrement était semé d’un archipel d’îles, certaines minuscules, d’autres gigantesques. La ville les occupait presque toutes et un réseau incroyable de ponts de bois ou de pierre les reliaient entre elles. Les égouts dont étaient sortis Horsandre et Baurus débouchaient sur une des rares qui soient restées inoccupées. Pour s’échapper de la Cité, elle se révélait idéale : à bonne distance des centres marchands, contournée ou ignorée par les barges et séparée par un bras très mince de quelques mètres seulement de la terre ferme. Bras que le cheval de Horsandre comptait bien franchir, mais pas en nageant.
Horsandre connaissait les vieux contes prétendant que les dragons d’eau peuplaient encore les eaux du lac. Il n’y avait accordé aucune foi mais il révisa rapidement son opinion lorsqu’il vit des machoîres claquer à la surface. Un monstre de plusieurs mètres de long regardait le cavalier et sa monture avec un appétit grandissant à chaque seconde. Mais rien n’aurait pu ralentir l’étalon, pas même les cris paniqués de l’humain perché sur son dos. Il décolla du sol presque sans effort et passa à un ou deux pieds au-dessus du prédateur affamé. Il atterrit sur la berge, volta, se cabra et agita ses antérieurs en face de l’énorme gueule avec un hennissement triomphant.
Horsandre ne s’était pas aperçu qu’il avait retenu sa respiration plusieurs secondes avant que son cheval ne prenne son élan et relâcha son souffle. Son cœur battait la chamade, prêt à éclater. Terrifié à l’idée que le dragon puisse encore les happer, il força sa monture à se détourner et le frappa sur le museau du plat de la dague du capitaine Renault. Le cheval repartit comme une flèche et il fut bientôt en vue de la route menant à Chorrol. Horsandre savait qu’elle n’était pas pavée, ce qu’il n’avait guère apprécié à pied, mais il était à présent reconnaissant qu’elle ne soit que de terre damée. Le martèlement régulier des sabots de sa monture sur la pierre taillée, les secousses qu’il aurait causé l’auraient achevé.
Cette torture se poursuivit pendant des heures sans discontinuer. Le soleil commençait à se coucher quand Horsandre entrevit une auberge à une bonne lieue de distance. Il n’y parvint qu’à la nuit noire et le patron de l’établissement fit des difficultés pour venir l’accueillir. Epuisé, secoué nerveusement et couvert de bleus, le jeune homme ne se sentait pas d’humeur à discuter avec lui mais l’Impérial insista pour négocier fermement le prix.
« Ecoutez, grogna Horsandre, pour ce que vous demandez, je pourrais acheter la moitié de votre baraque !
– Vous payez ou vous passez la nuit dehors, mon bon monsieur, répliqua vertement l’homme, un certain Axotus comme l’apprit plus tard le Bréton. Et vous n’avez pas l’air d’avoir envie de dormir à la belle étoile.
– Huit septims, pas un de plus !
– Vingt, repartit l’autre. Et cinq autres pour l’avoine du cheval.
– C’est du vol en plein jour !
– Il fait nuit, remarqua sèchement Axotus. Mes chambres sont propres, il n’y a pas d’insectes et les clients ne se plaignent jamais.
– Pas étonnant si vous les égorgez de la sorte !
– Vous pouvez toujours me vendre votre cheval, suggéra l’aubergiste. Je suis prêt à vous en donner un bon prix...
– Il n’en est pas question ! s’indigna Horsandre. Comment voulez-vous que je voyage sans lui ?
– D’après la façon dont vous montez, vous serez plus vite arrivé à pied !
– Bon, eh bien, vous ne me laissez pas le choix. Je dormirai dehors.
– Attendez ! s’exclama Axotus, peu désireux de laisser passer de l’argent facilement gagné sous son nez. Je me souviens maintenant ! Un de mes palefreniers est retourné chez lui hier soir et il ne reviendra pas avant demain. Vous pouvez avoir sa paillasse à l’écurie...
– Voilà qui est...
– Pour seulement six septims.
– Six septims ? Pour une paillasse ?
– Et cinq pour le cheval, n’oubliez pas. »
De guerre lasse, Horsandre finit par abandonner au bout de près d’une heure de discussion et compta onze pièces de cuivre à l’aubergiste. Il lui lança un dernier regard dégoûté avant de se diriger vers la salle commune où seuls quelques voyageurs se restauraient. Une femme d’âge mûr faisait circuler les plats, probablement la femme d’Axotus. Elle arborait un air encore plus revêche que le tenancier, mettant les dîneurs au défi de critiquer sa cuisine. Le jeune homme tendit son écuelle et elle y jeta une pleine louche d’une mixture difficilement reconnaissable plutôt verdâtre. Il s’arma de courage et en porta une cuillerée à ses lèvres. Il recracha presque.
« Qu’est-ce que cette horreur ? s’exclama-t-il, en levant les yeux vers la femme.
– C’est du ragoût, répondit-elle.
– Du ragoût ? Où est la viande ? Il n’y a que du chou mal bouilli ! »
La femme lui jeta un regard mauvais et s’approcha de lui. Les autres clients commençaient à observer la scène avec intérêt. On n’avait sûrement pas vu tel divertissement dans cette salle depuis plusieurs mois, pensa fugitivement le jeune homme.
« Du ragoût, réaffirma-t-elle en trempant son doigt dans l’écuelle et en le léchant.
– Ah, effectivement, remarqua Horsandre. Je n’avais pas vu la limace. Du ragoût. »
Les voyageurs éclatèrent de rire bruyamment et Axotus se précipita dans la pièce, à la recherche de la cause de cette hilarité soudaine. Il ne mit pas longtemps à comprendre en voyant sa femme à la table de Horsandre.
« Vous, gronda-t-il. Je ne sais pas ce qui me retient de vous mettre dehors !
– Six septims et cinq autres pour le cheval, lâcha négligemment le Bréton qui fit redoubler les rires. Mais je ne suis plus tout à fait sûr que j’ai encore envie de profiter de votre hospitalité, maître Axotus. Si la qualité des paillasses vaut l’accueil que vous me faites... »
L’aubergiste carra les épaules et s’approcha d’un air menaçant du client récalcitrant qui lui rendit un regard glacé, droit dans les yeux, sans ciller. Il le saisit par la manche et le secoua rudement.
« Je veux pas de trouble-fêtes dans ton genre chez moi, siffla-t-il entre ses dents. J’ai jamais permis qu’on m’insulte sous mon toit, tu m’entends ? Surtout par de la racaille brétonne. Tu te donnes des grands airs avec ta bestiole dans mes écuries, mais vu comment tu cavales dessus, tu l’aurais volé que ça m’étonnerait pas. Alors fais attention, tu veux ? Il y a un poste de garde à pas deux heures de route et ils vont sûrement pas croire un type avec tes habits boueux contre un aubergiste respectable comme moi. Compris ? »
Horsandre opina du chef et Axotus le lâcha, avant de repartir à l’entrée du bâtiment. Le jeune homme ne tarda pas à se lever de table et à se diriger vers les communs où se trouvait déjà son cheval dont un garçon d’une quinzaine d’années bouchonnait les flancs.
« B’soir, lança le gamin. C’est vous qui faites tout le bazar là-bas ?
– On dirait bien, petit, acquiesça Horsandre.
– Père n’aime pas les Brétons alors il leur fait la vie dure dès qu’il peut.
– Tu es le fils de l’aubergiste ? »
Le palefrenier fit signe que oui.
« Et tu es de son avis ?
– Oh, non ! Il y a deux ans, des jongleurs sont venus de Hauteroche et ils ont fait une représentation ici pour payer la nuit. Ils avaient même un ours avec eux ! C’était vraiment magique. Vous savez jongler vous aussi ?
– Tous les Brétons ne savent pas jongler, petit. Et puis c’est un passe-temps de la baie d’Iliac. Je n’habitais pas par là.
– Où ça, alors ?
– Plus au nord, dans un petit village sans nom situé au fond d’une combe. Au delà des Wrothgariens.
– Ça doit être fantastique de voyager, soupira le garçon.
– Pas vraiment. La moitié du temps, on se demande si l’ombre devant nous n’est pas un bandit qui n’attend que de nous sauter à la gorge pour nous voler tout notre argent.
– Et l’autre moitié ?
– On la passe à savoir que le prochain aubergiste qu’on rencontrera sera exactement comme ton père et ne nous laissera pas un sou. »
Le garçon médita un peu sur ces paroles mais elles ne semblèrent pas le décourager pour autant.
« Ce serait quand même mieux que de vivre ici, trancha-t-il d’un ton péremptoire. Surtout à cheval. Je n’ai jamais le droit d’en faire ailleurs que dans la cour.
– Eh bien, tu te débrouilles sans doute mieux que moi à ce jeu-là, alors.
– Oh ! oui. Je vous ai vu arriver tout à l’heure. Vous n’avez pas l’habitude, hein ?
– Pas du tout, confirma Horsandre. Je ne sais même pas comment je ferai pour grimper en selle demain.
– Vous êtes trop raide dans vos étriers. Il faudrait que vous vous détendiez et ça irait déjà beaucoup mieux.
– Vraiment ?
– Ça n’est pas très dur. Accompagnez bien les mouvements de votre cheval et vous souffrirez beaucoup moins. Et puis ne le laissez pas partir au galop : en restant au trot, vous ne l’épuiserez pas et ce sera plus confortable pour vous. Vous allez à Chorrol ?
– Dans les environs, oui, répondit évasivement Horsandre. Je viens de la Cité.
– Eh bien, à votre train, vous seriez demain à Chorrol. Dans un cimetière. Enfin, peut-être pas, mais vous ne pourrez presque plus bouger le petit doigt sans hurler. Avec un bon trot, vous y serez en deux bons jours de route, mais en parfait état.
– Merci pour les conseils...
– De rien. Un conseil : secouez bien la paillasse avant de vous allonger dessus. »
Horsandre hocha un peu la tête et se coucha. Le sommeil le saisit rapidement, un sommeil agité, plein de cauchemars où ses souvenirs de la journée, sanglants, se mêlaient avec d’autres, plus anciens, qui remontaient à sa vie en Hauteroche. Il se réveilla tôt le lendemain matin, frissonnant. Le fils de l’aubergiste était déjà debout et s’occupait des chevaux.
« Vous allez bien ? s’enquit ce dernier. Vous remuiez beaucoup cette nuit.
– Ça va aller. J’ai juste besoin d’un peu d’air.
– Vous voulez que je vous aide à seller votre cheval ?
– Oui, si ça ne te dérange pas trop.
– Il n’y a jamais rien à faire de toutes façons par ici. Ça m’occupe. Mais vous devriez d’abord l’emmener faire un tour en le tenant par la bride. Lui non plus n’était pas très calme cette nuit. »
Le palefrenier jeta le licou à Horsandre qui s’en saisit et fit sortir le cheval de sa stalle. Il aspira une bouffée d’air frais en ouvrant la porte et s’en sentit mieux. Sa monture le suivit avec une docilité qui contrastait avec son impétuosité de la veille.
« Je ne sais pas pour combien de temps tu vas devoir supporter la présence d’un piètre cavalier comme moi sur ton dos, mon vieux, dit le jeune homme en lui tapotant l’encolure. Mais c’est comme ça et on n’y peut rien. Il vaudrait mieux qu’on trouve un moyen de s’entendre, non ? »
Le cheval hennit doucement et fourragea dans les cheveux de Horsandre.
« Arrête ça, protesta le Bréton en pure perte. Ça me chatouille affreusement. »
La bête ne tint aucun compte de ses admonestations et redoubla ses efforts jusqu’à ce que le garçon d’écurie lui jette une pomme qu’il saisit entre ses dents.
« Je pense que je devrais te donner un nom, musa Horsandre. Est-ce que tu serais d’accord pour Friwold ? C’est comme ça qu’on appelait notre vieux cheval de labour, au village. Friwold ? »
Le nom ne parut pas déplaire à sa monture qui croquait gaillardement dans la pomme. Horsandre le ramena à l’écurie et lui plaça un tapis de selle sur le dos. Le fils de l’aubergiste l’aida ensuite à serrer les différentes sangles et courroies autour des flancs du nouvellement baptisé Friwold. Un petit quart d’heure plus tard, le Bréton et son cheval repartaient vers le nord-ouest. Horsandre n’avait pas pu s’empêcher de grimacer en remontant sur le dos de Friwold mais à mesure qu’il chevauchait, les sensations douloureuses s’estompèrent quelque peu.
Ce soir-là, il ne trouva pas d’auberge et dormit la tête posée sur sa selle, d’un sommeil plus paisible que la nuit précédente. L’aube le tira de ses rêves et il se remit en route. Trois bonnes heures avant le crépuscule, il parvenait enfin à sa destination. Il lui avait fallu près de deux ans après qu’il eut quitté Chorrol pour atteindre le centre de Cyrodiil. Il n’aurait jamais cru qu’il avait parcouru une si petite distance en si longtemps.
Chapitre II
Les portes de la ville étaient ouvertes mais Horsandre se méfiait des taxes de péage que les gardes infligeaient aux voyageurs. De plus, entrer à Chorrol signifiait laisser Friwold dans une écurie à l’extérieur et les Coloviens s’y entendaient pour escroquer leurs clients, il en avait encore fait l’expérience l’avant-veille. Il interpella un éclaireur qui se trouvait à la tête d’une caravane marchande en direction de la Cité Impériale et lui demanda où il pourrait trouver un prieuré. L’homme lui indiqua des bâtiments à l’air religieux un peu plus au sud.
En arrivant, Horsandre descendit de selle un peu moins maladroitement que les jours précédents et attacha Friwold à un poteau. Il croisa un frère grand et mince qui se présenta comme un des nouveaux acolytes et lui demanda s’il pouvait lui rendre service.
« Je cherche le prieur, l’informa Horsandre. Où se trouve-t-il en ce moment ?
– Oh, le père Maborel est souffrant pour l’instant, mais je suis sûr que frère Jauffre se fera un plaisir de vous accueillir. Je vais vous conduire à lui, si vous voulez bien. A l’heure qu’il est, il doit inspecter nos livres de compte dans la grande salle. »
Contrairement aux petites églises de campagne que Horsandre avait vues lors de ses pérégrinations de Hauteroche en Cyrodiil, le monastère grouillait de monde. Les moines étaient si nombreux qu’ils se bousculaient presque, mais les religieux étaient en large infériorité numérique par rapport aux laïcs. Ceux-ci venaient s’agenouiller devant les autels en-dehors des chapelles, déposaient quelques offrandes ou venaient demander l’aide des habitants du prieuré pour le compte d’un oncle, d’une sœur ou d’un cousin éloigné. En passant devant eux, le jeune Bréton entendit des centaines de bribes de conversations ou de prières.
« ... femme est malade, bonne Mara... pas encore rentré mes récoltes, elles seront perdues s’il pleut encore une fois... famille capturée, je n’ai pas assez d’argent pour payer la rançon, monsieur le prêtre... les gardes me maltraitent, divin Stendarr...
– C’est comme ça chaque jour ? s’étonna Horsandre.
– Oh ! Mara nous protège, non ! rit de bon cœur le novice qui l’accompagnait. Mais nous sommes le dernier jour du festival de la Fin des Moissons et les paysans sont venus de loin pour le célébrer. Ils n’ont pas les moyens de descendre dans les auberges avant d’avoir fini de vendre leur production de l’année, alors nous dressons des tentes pour les accueillir. Ils ne repartent généralement pas sans nous avoir laissé un cadeau pour nous remercier de notre générosité. Le cellérier ne tente pas de les décourager, même si cette bonté est celle de Talos comme le rappelle le prieur.
– Alors tous ces gens s’en iront demain ?
– La plupart préfère profiter de la ville un peu plus longtemps. Il n’est pas rare que la comtesse vienne nous rendre visite et les paysans aiment bien la voir. Elle achète souvent des vivres pour sa garnison ici. Si le prieur se portait mieux, il négocierait sans doute avec elle pour qu’elle nous accorde une charte pour établir une vraie foire, mais cela devra sans doute attendre l’an prochain. Baissez un peu la tête, l’entrée est très basse. »
Les deux hommes passèrent sous le linteau de la porte et gravirent quelques marches qui les conduisirent dans une salle sombre comptant peu de fenêtres et encore moins de torches. Un moine à la calvitie bien avancée, proche de la soixantaine sans doute, dressait des colonnes sur divers parchemins.
« Qui m’amenez-vous, novice Woruld ? J’espère que ça a de l’importance cette fois. Je n’ai pas le temps de régler une querelle pour une broutille.
– Ma foi, je n’ai même pas demandé à notre visiteur, sourit l’acolyte. Mais j’avais encore en tête votre sermon de ce matin sur les vertus de l’hospitalité qui m’a tellement ému...
– Bref. Je suis le frère Jauffre, se présenta l’homme à Horsandre. J’assume les responsabilités du prieur pendant que le père Maborel est malade. Pourquoi vouliez-vous me voir ?
– C’est une affaire assez confidentielle...
– Woruld, allez chercher de nouveaux tréteaux dans les entrepôts. La comtesse devrait venir dans trois heures et le buffet ne sera jamais assez grand si nous nous contentons de dix tables. Filez ! »
Le novice ne perdit pas de temps pour décamper et Jauffre resta seul avec le jeune Bréton.
« Cette affaire ? » reprit abruptement le moine.
Horsandre ne répondit pas tout de suite mais déposa sur la table l’amulette que lui avait remis Baurus. Jauffre la regarda sans mot dire puis fixa attentivement les traits de son interlocuteur.
« On m’a dit de vous montrer ceci et que vous deviez comprendre.
– Sans doute, sans doute... »
Horsandre ne savait plus quoi faire. Il ne savait pas exactement à quoi s’attendre en venant jusqu’au prieuré, mais il n’avait certainement pas imaginé que le prieur par intérim réagirait aussi peu. Mal à l’aise, il se leva du banc où il se trouvait et voulut s’éloigner un peu de cette pièce sombre et du prêtre toujours immobile. Soudain, quelque chose le frappa à la tête et tout devint noir.
Il se réveilla allongé sur le dos et tenta de découvrir où il était. Sa nuque le lança soudain et il gémit. Ses yeux s’habituèrent peu à peu à l’obscurité qui régnait et il constata que ses poignets et ses chevilles étaient solidement liées à un chevalet.
« Vous pouvez m’entendre ? demanda doucement Jauffre. Parfait, j’ai quelques questions à vous poser et je vous conseille d’y répondre le plus honnêtement du monde. »
Horsandre entendit un raclement qu’il ne connaissait que trop bien, celui du métal contre une pierre à aiguiser. Le moine vieillissant tenait un couteau long et effilé à la main. Le Bréton pâlit et un frisson glacé lui parcourut l’échine.
« Oh, ne vous inquiétez pas pour ça, dit Jauffre, dégoûté. Je ne vais pas vous torturer. La fête bat toujours son plein, voyez-vous, et les couteaux s’émoussent vite. Je vous ai attaché parce que je ne suis pas encore tout à fait sûr de votre réaction. Maintenant, expliquez-moi comment vous êtes entré en possession de l’amulette. »
L’homme ne lui inspirait certes pas complètement confiance et Horsandre s’en ressentait beaucoup d’être attaché, mais il sentit bien qu’il n’avait vraiment pas le choix. Lentement d’abord puis un peu plus vite, il expliqua ce qui s’était passé dans la prison et les égouts de la Cité, en passant toutefois sous silence les derniers moments du capitaine Renault. Ces événements-là n’appartenaient qu’à lui et à la jeune femme trop tôt morte, comme une autre, très loin au nord...
« Ce que vous dites a au moins l’apparence de la vérité, déclara Jauffre après qu’il en eut fini. Vous dites que seul notre frère Baurus a survécu ? »
Quelque chose dans la façon dont il disait frère mit la puce à l’oreille de Horsandre. Ce n’était pas le terme de fils dont les moines usaient pour désigner le monde entier. Jauffre était sans doute une Lame lui aussi. Le jeune homme n’en avait jamais rencontré sciemment la semaine plutôt, mais la rumeur voulait que les serviteurs ne laissaient rien leur échapper. Ça ne pouvait signifier que deux choses : ou Jauffre lui faisait bel et bien confiance au point de lui révéler qui il était... ou il ne lui restait que peu d’instants à vivre et il ne pourrait rien y faire.
« Si vous n’êtes pas un vulgaire pilleur de cadavre ou un des assassins de notre bien-aimé Uriel Septim VII, ce qui me paraît peu probable puisque vous connaissiez le nom de Baurus, alors l’Empereur vous a distingué et notre frère a correctement agi. Je vais lui faire envoyer un message au plus vite pour lui demander de confirmer vos dires. En attendant, je vais garder le bijou que je vous remercie de m’avoir apporté. »
Horsandre respira un peu plus librement. Il allait vivre, c’était assuré. Il allait pouvoir sortir de cette pièce en un seul morceau et peut-être qu’il oublierait un jour cette histoire. Ou qu’il la raconterait à des petits-enfants captivés autour de son fauteuil où il se balancerait nonchalamment. A cette seule pensée, une vague de douleur l’engloutit. Il avait oublié, s’était encore laissé à oublier. Jamais, jamais d’enfants, jamais de petits-enfants. Pas de rires dans la maison, pas de foyer...
« Je vous invite à vous mêler à la foule, poursuivit Jauffre en défaisant les uns après les autres les nœuds qui le retenaient, et à ne pas hésiter à prendre tout ce qui passera à portée de main. Les nouvelles de ces derniers temps ne doivent pas assombrir le festival. Rassasiez-vous ! »
Horsandre ne se le fit pas dire deux fois. Dès qu’il fut libre, il adressa un bref salut à son éphémère captif, passa un instant ses doigts sur la bosse à l’arrière de son crâne et franchit la porte. La salle devait avoir été insonorisée d’une manière ou d’une autre car il n’était pas plutôt sorti qu’il entendit le vacarme venant du dehors. Les paysans rugissaient d’allégresse.
Le jeune Bréton se rendit bien vite compte de la cause de l’agitation : un orchestre improvisé s’était formé et percussions, cordes et vents s’était lancé dans une course effrénée. Mais surtout, menant la danse, la comtesse de Chorrol, Arriana Valga, bien que déjà assez âgée, virevoltait aux bras de tous les cavaliers qui passaient à sa portée. Les encouragements fusaient de toutes parts. A chaque nouveau danseur entraîné dans la ronde folle, on allumait un nouveau lampion et le pré brillait déjà de mille et une petites lumières flottant à quelques pieds du sol.
Pris dans la foule, Horsandre ne tarda pas à être bousculé et il lança ses bras en avant pour ne pas tomber. Sa main se posa involontairement sur celle de la comtesse qui lui sourit et abandonna son partenaire du moment pour esquisser quelques pas avec lui.
« Vous valsez bien, le complimenta-t-elle. Peu de danseurs de votre âge ont cette aisance, surtout sur un rythme pareil. Où avez-vous appris ?
– Nulle part. Je suis vos pas, Votre Altesse.
– Je crois que vous mentez, dit-elle en lui tapotant la joue affectueusement. Mais puisque vous préférez rester mystérieux, je vous laisse. »
Elle se tourna vers un paysan, tout rouge à l’idée d’effleurer une aristocrate de ses gros battoirs pendant au bout de ses bras. Horsandre se fit emporter une fois de plus par la foule, maudissant sa mauvaise étoile. Tout devait-il la lui rappeler ce jour-là ?
Plusieurs heures plus tard, alors que la nuit était tombée depuis longtemps le jeune Bréton était assis sur un banc, l’air inconsolable. Il entendit Jauffre et quelques novices s’approcher de lui, passant entre les tentes ou par-dessus les ivrognes affalés par terre.
« Le message est parti tout à l’heure, lui annonça le moine. Je pensais que vous apprécierez de le savoir. Mais vous n’avez pas l’air d’aller très bien. Vous désirez que j’appelle notre guérisseur, peut-être ?
– Non... Je ne me sens pas très à mon aise ici, c’est tout. Rien de grave.
– Ah. Eh bien, sur ça, je pourrais vous conseiller quelque tisane apaisante, mais rien qui ne fasse véritablement l’affaire telle qu’une prière. Et du repos, bien sûr ! »
Horsandre secoua la tête, peu désireux d’entamer une nouvelle conversation avec ce curieux moine membre des Lames. Il n’avait guère apprécié d’être assomé et attaché sans ménagement et son humeur ne s’était pas améliorée au cours de la soirée. Jauffre dut percevoir son animosité car il s’empressa d’ajouter :
« Je tiens encore à m’excuser pour le traitement que je vous ai fait subir tout à l’heure. Je n’avais pas moyen de savoir qui vous étiez et les fanatiques dont vous m’avez parlé sont imprévisibles et dangereux de ce fait. Cela fait un moment qu’ils sont apparus, mais personne ne leur avait vraiment prêté attention. Ils ne semblaient pas organisés et ne faisaient rien que la garde ne soit capable de réprimer. Le prix de notre négligence est bien élevé, hélas !
– Où s’étaient-ils manifestés ? demanda Horsandre, intéressé malgré lui, plus animé par le désir d’éviter les endroits que les hommes encapuchonnés fréquentaient.
– Surtout dans la capitale, mais au moins une ou deux fois dans chaque ville d’importance de la province. Rien de bien grave et leurs intentions n’étaient pas toujours belliqueuses, mais elles troublaient souvent l’ordre public. Tenez ! Pas plus tard qu’il y a quinze jours, un illuminé en costume pourpre est venu dans notre prieuré et a déclaré que l’aube était proche, au moment même où le soleil se couchait ! Le père prieur lui a fait donner une miche de pain et un bol de bouillon... Si seulement nous avions su !
– Regretter ses erreurs ne change rien au passé, rétorqua brutalement Horsandre. Si ça ne vous dérange pas, je vais trouver un coin où dormir. »
Le moine resta momentanément sans voix de l’impudence dont le Bréton venait de faire montre et cela laissa le temps au jeune homme de s’éloigner de lui et des novices qui l’entouraient.
« Il n’a pas la langue dans sa poche, lui, murmura Woruld, tout juste un peu trop fort.
– Novice Woruld ! éclata Jauffre. Vous vous occuperez de nettoyer la chapelle pendant un mois pour vous apprendre les vertus du silence. »
Encore une fois, la nuit fut longue et difficile pour Horsandre. Les cauchemars succédaient aux cauchemars sans qu’il parvienne à se réveiller et les images d’horreur défilaient les unes après les autres, chacune plus pénible que la précédente. Une main le secoua rudement et ses paupières s’ouvrirent. L’esprit encore embrumé, il distingua Jauffre, penché sur lui. Il ne put éviter de reculer, par réflexe.
« Il y a une affaire dont je n’ai pas eu le temps de vous parler hier. Vous êtes parti trop vite, entama le moine.
– Je vous écoute, parvint à articuler le jeune homme.
– Je sais que je ne vous ai pas traité le mieux du monde mais j’ai un service à vous demander.
– A moi ?
– Oui, à vous, répliqua Jauffre, dont Horsandre avait déjà remarqué que le ton se faisait plus acerbe quand il était interrompu. Cela concerne le prieur Maborel et sa succession.
– Le novice Woruld m’a dit qu’il était simplement malade.
– Le novice Woruld fera sans doute un bon brasseur mais il ne risque pas de servir ses frères à l’infirmerie. Notre père prieur est au plus mal et il m’a appelé à ses côtés pour discuter de qui prendra sa place.
– Je croyais que les moines se réunissaient et élisaient collectivement un nouveau prieur...
–C’est le cas, bien sûr, mais il n’est pas interdit que certaines personnes soient recommandées aux frères avant le vote.
– Je ne vois pas ce que je viens faire là-dedans, commenta Horsandre. Je ne suis pas prêtre et je ne peux pas influencer vos frères en votre faveur. »
Les yeux de Jauffre jetèrent des éclairs vers le jeune Bréton, visiblement courroucé qu’il ait put envisager qu’il désirait une chose pareille.
« Ce serait faire preuve d’orgueil de ma part de briguer le poste de prieur. Il faudrait me remplacer dans quelques années à mon tour. Et puis, j’ai des obligations qui m’empêcheraient de me consacrer pleinement à cette digne charge.
– Alors quel rôle attendez-vous que je joue ?
– Le père Maborel et moi avons beaucoup discuté, en passant en revue les effectifs de notre communauté. La plupart de nos frères sont trop jeunes ou trop âgés, comme moi, pour pouvoir servir. Les autres manquent encore d’expérience et il leur faudrait plusieurs années pour l’acquérir. Nous avons donc décidé de nous tourner vers une aide extérieure. »
Devant le regard intrigué de Horsandre, Jauffre poursuivit :
« C’est une pratique courante. Nous recourons souvent à des échanges entre monastères. Cela serait un peu différent cette fois, car nous voudrions proposer le poste à un membre du clergé séculier, un prêtre de Kvatch.
– Kvatch ? Vous n’allez pas les choisir tout près ! Il y a bien des villes moins loin !
– Et pas un prêtre qui soit plus bon que lui pour ses fidèles, riposta Jauffre qui se raidit.
– Pourquoi voudriez-vous les en priver, alors ?
– Oh, nous... Nous... nous pensons qu’ils comprendraient... Voyez-vous, cet homme serait voué à devenir évêque dans le Culte s’il était né de parents au sang bleu. Mais il est fils de paysans et il n’y a guère d’espoir qu’il soit jamais mieux que prêtre. Ses vertus ont éveillé la jalousie de ses frères et les gens de sa congrégation s’en plaignent. Ils ne verront pas d’inconvénient à ce qu’il reçoive des honneurs de notre part, même s’il doit les quitter... »
Les explications de Jauffre s’embrouillaient un peu trop au goût de Horsandre. Il allait lui rire au nez quand il se rappela soudain qui était le moine et sa rencontre avec les Lames dans les égouts de la Cité ne le portait pas à croire que ces dernières étaient spécialement indulgentes.
« Que voulez-vous que je fasse, alors ?
– Dans une semaine au plus, le chaos va éclater dans toute la province, et je ne parle pas de l’Empire. Les comtes ont préparé leurs armées, battu le rappel de leurs troupes... Ils sont prêts à en découdre et il ne leur manquera qu’un prétexte, en l’absence de forces significatives de la légion. Les héritiers de feue Sa Majesté Uriel Septim sont morts eux aussi et les nobles vont se croire encore plus proches du trône. Ne croyez pas que la comtesse Valga soit moins ambitieuse que les autres parce qu’elle a dansé avec des paysans. Elle a contracté une alliance avec son gendre de Leyawiin pour écraser les cités de l’Ouest hier... Voyager sur les routes va devenir très dangereux. Si une guerre civile éclate, la légion se repliera sur la capitale ou se joindra aux hostilités. Je ne sais pas encore ce qui est le pire. En tout cas, la sécurité des routes ne sera plus maintenue et des bandes d’irréguliers s’en prendront aux gens isolés. Vous comprendrez que je ne peux pas envoyer chercher ce prêtre par des moines qui n’ont plus l’expérience du monde extérieur.
– Vous voudriez que j’y aille, moi ? s’exclama Horsandre. Pourquoi moi ?
– L’Empereur vous a fait confiance. Pourquoi pas ses serviteurs ? Vous vous êtes apparemment fort bien acquitté de ce qu’il vous a demandé. Cela demande encore confirmation, mais, en attendant, je suis plutôt enclin à vous confier cette mission... Et le prieuré vous rétribuera généreusement.
– Je ne suis pas un mercenaire, se hérissa soudainement Horsandre.
– Je n’ai pas dit cela, mais nous serions prêt à vous offrir de quoi vous dédommager pour le temps que vous nous auriez consacré.
– Très bien. Je n’aime pas ça, mais vous avez raison, j’ai besoin d’argent et je suis étranger à Chorrol. Personne ne m’offrira de travail et je risquerai d’être arrêté. Comment s’appelle votre prêtre ?
– Martin. »
Horsandre hocha la tête et répéta le nom à mi-voix plusieurs fois pour le retenir. Il se dirigea vers l’entrée où il avait laissé son cheval. Il constata avec satisfaction que Friwold avait reçu un sac d’avoine et que les fontes de la selle avaient été regarnies de provisions par les moines. Il se retourna. Jauffre était toujours sur ses talons.
« S’il ne veut pas venir ? demanda le jeune homme en arquant un sourcil et en passant sa jambe droite par-dessus le dos de sa monture.
– Trouvez un moyen pour le convaincre. Dites que la comtesse menace de confisquer les terres du prieuré si nous ne choisissons pas rapidement un nouveau dirigeant. N’importe quoi.
– Mentir à un prêtre ? Ce n’est pas un crime, ça ?
– Considérez-vous absous d’avance, répliqua sèchement Jauffre en lui jetant une bourse. Tenez, pour vos frais.
– Quarante septims en cuivre ? s’écria Horsandre après avoir jeté un coup d’œil à son contenu. Pour six ou sept jours de voyage ?
– Vous ne vous attendiez quand même pas à ce que je vous donne de l’or, non plus ? J’ai dit que j’avais confiance mais je ne suis pas un oisillon nouveau-né. Ça vous évitera la tentation. »
En maugréant, Horsandre donna un léger coup de pied dans les flancs de son cheval et Friwold partit comme une flèche, manquant renverser Jauffre au passage. Le jeune homme en conçut une certaine satisfaction mauvaise en voyant la Lame chanceler et lui lancer un dernier regard noir alors qu’il prenait encore de la vitesse.
Être balloté par Friwold n’était pas plus agréable que les fois précédentes et Horsandre était encore loin d’être un cavalier accompli, mais les gestes qu’il fallait faire lui venaient chaque fois plus naturellement, à présent. Le Bréton se laissa porter par sa monture pendant des heures et des heures, ne s’arrêtant que par deux fois ce jour-là pour laisser l’étalon se reposer un peu.
Même si les prédictions alarmistes de Jauffre se révèleraient peut-être exactes dans les jours qui allaient suivre, Horsandre ne fit pas de mauvaises rencontres. Tout au moins n’eut-il pas la compagnie de bandits de grand chemin, mais les rugissements sortant de la forêt toute proche n’étaient pas pour rassurer Friwold et son cavalier.
Ce dernier n’avait pas parcouru la distance séparant Chorrol et Kvatch aussi vite qu’il l’avait d’abord espéré. Le troisième soir après son départ, il dut se rendre à l’évidence en rassemblant des pierres en cercle, fabriquant un sommaire foyer : il lui faudrait une quatrième matinée de chevauchée pour parvenir à sa destination. Une nuit de plus à la belle étoile : les auberges étaient remplies de gens venus du sud de la province. Horsandre avait discuté brièvement avec des migrants sur la route et en avait tiré une conclusion. Ce n’étaient pas des journaliers itinérants comme lui, quelques jours plutôt, à la recherche d’un travail. Des familles entières abandonnaient leurs fermes, leurs maisons, leurs vies passées. Pas une personne qu’il avait rencontrée n’avait pu lui fournir d’explication sur son départ, tout juste une forme de pressentiment.
En fait de pressentiment, Horsandre n’affronta que des rêves. Mais quels rêves ! Pires que tous les précédents, ils avaient l’odeur, la couleur, la saveur du sang et de la peur. Après quelques heures de sommeil affreux, le jeune homme n’y tint plus et il attendit l’aube les yeux ouverts. Dès qu’il fit assez clair pour que Friwold puisse aller au trot, Horsandre remonta en selle.
Deux heures plus tard, le cavalier croisa un homme à l’air halluciné. Ses yeux roulaient dans ses orbites, son visage avait la pâleur de la craie, ses mains se serraient et se desserraient autour d’une chose invisible qui semblait le terrifier.
« Je cherche Kvatch, le héla Horsandre dès qu’il fut à portée de voix et le pauvre hère sursauta à ce son. Je suis sur le bon chemin ?
– Kva... Kvatch ? sanglota l’homme. Ma femme, mes enfants... Kva... Kvatch ? Elles sont à l’intérieur, la maison est en feu ! Je dois retourner, je dois retourner ! Ada ! Les filles ! Sautez à travers les flammes ! Décombres, cendres, braises, os noircis ! Ada ! Ada ! Ada ! Kva... Kvatch ? Nuit étoilée et nuit rouge ! Oubli, néant ! Kva... Kvatch ? Ils sont là ! Ada ! Attention, derrière les filles ! L’homme au masque de démon ! Kvatch ! Kvatch ! »
Stupéfait par la réaction de l’homme, Horsandre tendit une main apaisante vers lui et voulut lui tapoter l’épaule, mais l’autre le regarda avec horreur, poussa un cri étranglé et s’enfuit en courant. Le Bréton, intrigué, le suivit à bonne distance sur près d’un quart de lieue. Il arriva enfin au sommet d’une colline qui dominait la vallée où se nichait Kvatch selon les cartes.
« Kvatch ! Kvatch ! Morts et morts et morts ! Mon... monstres ! »
Horsandre regarda dans la direction qu’indiquait l’homme et son sang se glaça. Là où il posait ses yeux, le ciel n’était plus bleu mais d’un rouge sanieux, blafard. Devant les portes de la ville... Un cauchemar de lumière sombre, agitée de flammes, cernant un pourtour presque circulaire...
« Kvatch ! Kvatch ! Ada ! Ada ! Ada ! Les filles ! »