Vivec était entièrement silencieuse, maintenant que la nuit était tombée. On n’entendait guère qu’un jappement ou le bruit caractéristique des bottes d’un Ordonnateur claquant sur le pavé de la ville sainte. Mais aux yeux du voyageur trempé qui se tenait près du pont menant au quartier étranger, ce calme avait quelque chose de surnaturel, presque effrayant, comme si la cité était un prédateur qui retenait son souffle avant de fondre sur lui, proie immobile et muette.
Le voyageur s’ébroua, moins pour se sécher que pour chasser cette impression désagréable. Ses vêtements avaient connu des jours meilleurs, à n’en pas douter, mais la vase qui les recouvrait ne dissimulait pas que leur coupe était excellente. La teinture était à présent indiscernable, mais ça et là subsistaient quelques traces qui suggéraient que ces habits avaient naguère été d’un beau bleu, tirant légèrement sur l’indigo. Le brocart dont ils étaient faits était déchiré en plusieurs endroits. Un morceau de la cape qui était accrochée aux épaules de l’arrivant manquait, tout comme une de ses bottes.
Enfin, l’individu se décida à se remettre en marche et se dirigea d’un pas mal assuré vers le quartier hlaalu. Le crépitement d’une torche dans une rue adjacente à celle qu’il empruntait le fit sursauter et il se plaqua sans attendre contre un mur. Le garde passa à cinq mètres de lui sans le voir, et il respira un peu plus librement avant de reprendre sa route, toujours chancelant.
Après une demi-heure de déambulations dans les venelles les plus étroites du canton, la silhouette parvint devant l’entrée des complexes hlaalus. Elle sortit une clé de sa poche, la laissa échapper de ses doigts humides et transis, jura à voix basse, se pencha pour la ramasser et l’introduisit dans la serrure qui tourna avec un cliquetis. La porte, elle, s’ouvrit en grinçant et la silhouette s’engouffra dans l’entrebâillement, terrifiée à l’idée que ce vacarme puisse attirer des gardes.
Une autre personne l’attendait à l’intérieur, dans la pénombre, tout encapuchonnée, elle aussi. Elle fit coulisser un panneau de bois que rien ne différenciait d’un autre et invita la personne encore dégoulinante de pluie à s’introduire dans l’étroit passage ainsi révélé. Elle s’engagea à sa suite et les deux ombres mouvantes pénétrèrent dans une pièce large et luxueuse, décorée avec goût.
Un homme était assis là, perdu dans ses pensées, en face d’un feu qui brûlait joyeusement dans la cheminée. Il se retourna et son visage s’éclaira soudain. D’un geste, il intima à celui qui avait amené le nouvel arrivant de se retirer. Il ne parla que quand il se fut assuré que la porte était bien refermée.
« Je ne vous attendais pas si tôt, ma chère. Votre voyage a-t-il été agréable ?
— Pas autant que je l’espérais, maître Curio, répondit l’autre, qui repoussa sa capuche ; et ses traits comme sa voix étaient indubitablement féminins. Pourrais-je prendre un bain, chaud, de préférence ?
— Mais bien sûr, fit l’Impérial avec un sourire affable en tirant sur un cordon. Je manque à tous mes devoirs. Ne revenez me voir que quand vous aurez pris vos aises dans mon humble demeure. Il ne sera pas dit que mes hôtes ont à se plaindre de l’accueil que je leur offre. »
La jeune femme acquiesça avec un petit sourire malicieux et quitta la pièce. Elle se rendit dans la salle des bains, où une petite Khajiite la débarrassa de ses vêtements sales et gorgés d’eau. Elle plongea gracieusement dans la piscine intérieure. Son corps se détendit sous l’action de la chaleur et elle poussa un profond soupir de contentement. Ses muscles commencèrent à retrouver de leur souplesse et elle nagea pendant plusieurs minutes avant d’émerger nue du bassin. Elle s’enveloppa d’une longue serviette et se frictionna vigoureusement.
Une domestique enduisit sa peau satinée d’huile, puis mania avec adresse le racloir pour achever de la laver. Puis la jeune femme s’allongea sur un matelas qui avait été disposé à son intention et une vieille Rougegarde la massa de ses doigts dont l’âge n’avait pas atténué l’agilité. Alors que son dos frémissait de plaisir sous cette caresse merveilleuse, l’esprit de la jeune femme s’apaisa pour la première fois depuis des semaines. Elle soupira quand la Rougegarde cessa de la masser et se laissa habiller d’une robe vaporeuse de soie vert pâle par la multitude de servantes qui s’empressaient autour d’elle.
Enfin prête, elle retourna dans la pièce où Curio regardait toujours la danse des flammes dans l’âtre.
« Alors, ma chère, dit-il quand elle entra. Racontez-moi ce voyage et ne m’épargnez aucun détail. Vous savez que je n’aime rien tant qu’une belle histoire et vous êtes assurément la femme dont j’apprécie le plus la conversation.
— Eh bien… Votre messager est arrivé à Dagon Fel voilà trois semaines, mais j’étais partie explorer l’ouest de l’île avec quelques amis pour la cartographier. Les navires passent leur temps à se fracasser sur les récifs parce que les portulans sont beaucoup trop imprécis. Ce n’est qu’au bout de quatre jours qu’il a rejoint ma petite expédition. J’ai pris connaissance de votre lettre et, comme le ton m’en semblait assez urgent, j’ai cherché à vous rejoindre au plus vite. Mais le seul navire qui reliait Dagon Fel à Ald Vélothi était parti depuis trois heures quand je suis arrivée en ville. J’ai dû payer un pêcheur pour qu’il accepte de me transporter sur la côte et j’ai passé la traversée à écoper parce que sa barcasse prenait l’eau de toutes parts, raconta la jeune femme en lançant un regard espiègle à Curio qui parvint à prendre un air contrit devant ses mésaventures. Bref, c’est là que j’ai commencé à abîmer mes vêtements. »
Curio ne put retenir un éclat de rire en repensant à l’état de la jeune femme quand elle était arrivée dans son manoir deux heures plus tôt. Elle rit de bon cœur avec lui.
« Mais je n’étais pas au bout de mes peines, reprit-elle. Il m’a débarqué à Khuul où le batelier s’est montré très insultant envers les n’wah qui embarquaient à son bord et dont je faisais partie. Il a été particulièrement buté quand je lui ai demandé de retirer ses injures et je l’ai jeté dans les eaux du port, qui ne sentaient pas particulièrement bon, je dois dire… Il s’est mis à appeler la garde de toute la force de ses poumons et j’ai préféré hisser les voiles de son bateau et partir sans lui, avant qu’un Rédoran ne vienne me chercher. Ils sont si têtus… et pas très aimables, avec ça, ni très compréhensifs. Je me suis donc retrouvée en pleine mer, avec quelques passagers et rigoureusement aucune idée sur la façon de m’orienter. Je connaissais bien quelques rudiments de navigation que les vieux marins m’avaient appris quand je ravaudais leur filet, dans mon enfance, mais j’ai été contrainte de faire du cabotage pour ne pas m’égarer. Le temps d’arriver à Gnaar Mok, cinq jours plus tard, l’alerte était donnée et le port, bloqué.
J’ai débarqué discrètement les autres sur une plage un peu à l’écart et j’ai filé vers le sud, poursuivie par un navire imposant qui me semblait appartenir aux Rédorans, mais je n’en suis pas sûre, car j’étais dans des eaux hlaalus où leur juridiction n’aurait pas dû s’appliquer. Apparemment, l’elfe noir que j’avais fichu à la baille était un fervent partisan de la libre entreprise et militait activement pour l’abolition des taxes sur les marchandises. Son bateau était conçu pour la vitesse et j’ai réussi à maintenir un écart confortable avec ceux qui m’avaient pris en chasse. Ils m’ont lâchée quand j’ai doublé Seyda Nihyn et j’ai vite compris pourquoi : les nuages viraient à un gris violacé et un vilain orage se préparait. J’ai réduit la voilure et j’ai mouillé une ancre flottante, mais c’est tout juste si j’ai pu m’en sortir vivante. Le vent était si violent qu’en dix minutes le mât avait craqué et la coque se disloquait. J’ai entendu les coutures lâcher les unes après les autres. C’est à peu près à ce moment-là que j’ai décidé que ma présence sur cette embarcation n’était plus requise. J’ai pu flotter pendant quelques minutes, et la tempête s’est miraculeusement apaisée, aussi vite qu’elle s’était levée. »
La jeune femme s’interrompit et prit le verre que lui tendait Crassius Curio. Elle sirota la liqueur ambrée, buvant à petites gorgées avant de poursuivre son récit.
« J’étais restée près de la côte et j’ai pu nager jusqu’à une anse assez calme. J’étais déjà venue dans la région et je me suis rendue compte que j’avais été poussée par les vagues à un jour de marche de Cœurébène. Je me suis remise en route sous une pluie battante… j’étais trempée jusqu’aux os, frigorifiée. J’avais perdu une botte lors du naufrage et la route était très boueuse. C’était il y a trois jours. Depuis, je suis allée lentement vers Vivec, en évitant soigneusement les patrouilles. Je suis arrivée au crépuscule mais j’ai préféré attendre la nuit noire pour entrer en ville. Ma tenue ne m’aurait pas permis de passer inaperçue dans une foule tant qu’il restait un peu de lumière. »
Curio sourit de nouveau, mais son front était barré par un pli soucieux.
« Je n’aurai pas dû vous faire prendre tous ces risques ; ce que j’ai à vous dire est important mais pas au point de mettre votre vie en danger dans ma hâte de vous en informer. J’irai voir le Bureau de la Garde à l’aube pour arranger vos démêlés avec la justice. Etrange qu’elle mobilise toutes ces forces pour récupérer un simple navire et n’ait jamais pris vraiment la peine de s’occuper de… mais je vous raconterai ça plus tard. Vous êtes sans doute épuisée et je vous ai retenue jusqu’à une heure bien avancée. Votre chambre est prête. Voulez-vous vous y rendre ?
— Avec joie, maître Curio, répondit la jeune femme. Je crois bien que je ne me lèverai pas très tôt ce matin… Cela fait si longtemps que je n’ai pas dormi dans un vrai lit… Ces fous de Nordiques ne connaissent que les paillasses à Dagon Fel, et les matelas des auberges sont rembourrés avec des noyaux de pêche… quand il ne faut pas les partager avec de la vermine. Je vous souhaite une bonne nuit, maître Curio.
— A vous aussi, chère Iseldra. »
Une servante emmena la jeune Brétonne dans une chambre du manoir où elle découvrit un grand lit à baldaquins. Elle se dévêtit d’un air absent, passa un déshabillé blanc crème et se glissa sous les draps fins et les chaudes couvertures en laine brune. Le sommeil l’envahit et elle s’endormit dans l’instant, avant même qu’une jeune Argonienne n’ait eu le temps de tirer les rideaux du grand lit.
Quand elle se réveilla, un serin voletait en pépiant autour d’elle. Iseldra tendit la main et l’oiseau se percha dessus, gazouillant de plus belle.
« Il vous manquait ? »
La jeune femme releva vivement la tête au son de la voix de Curio.
« Oui, répondit-elle laconiquement.
— Pourquoi ne pas l’avoir emmené avec vous à Dagon Fel ? Il vous aurait tenu compagnie et son chant est plus beau que les criailleries des braillards.
— Le climat ne lui aurait pas convenu. Il était bien mieux chez vous, à l’abri des orages. Et puis… il ne m’appartient pas. Il est libre, et je ne voudrais pas le mettre en cage.
— Ah, dans ce cas… Vous ai-je déjà dit, ma chère, que vous êtes ravissante ?
— Souvent, maître Curio. Mais cela ne gâche en rien votre compliment. Voulez-vous me parler de l’affaire pour laquelle vous m’avez fait revenir à Vivec ? Le sujet semblait vous tenir à cœur. Je suis reposée à présent, et prête à me mettre au travail.
— Vous en êtes sûre ? s’enquit Curio avec une pointe d’inquiétude dans la voix. Je ne voudrais pas vous surmener inutilement… Enfin, si vous pensez qu’il est temps…
Le problème qui m’a poussé à vous faire appeler à mes côtés est assez ancien. Il remonte à mon arrivée dans notre bonne cité de Vivec. A cette époque-là, j’étais un jeune aristocrate encore un peu vaniteux et arrogant, mais fou amoureux de ma femme.
— Votre femme ? Vous avez été marié, maître Curio ? »
Il éclata d’un rire sans joie, désabusé.
« Etonnant, n’est-ce pas ? Oui, je l’ai été… mais pas longtemps, malheureusement. Alnimera était la nièce du comte de Chorrol, elle était belle comme le jour, nous nous aimions depuis l’enfance… Et nos parents voyaient d’un bon œil une union entre nos familles. Tout était pour le mieux ; les Hlaalus m’avaient désigné comme leur porte-parole pour leurs relations avec l’Empire et je suis venu m’établir ici, avec mon épouse et son frère cadet. »
Il reprit son souffle et adressa à Iseldra un sourire très juvénile, presque enfantin, mais il se rembrunit bien vite.
« Pardonnez-moi, ma chère, je n’ai pas votre talent pour raconter, mais je n’ai pas l’envie ni le courage de présenter cette histoire avec force métaphores et autres belles tournures. Peu après mon mariage, il y a douze ans, ma femme fut envahie par une langueur dont rien ne pouvait la tirer. Son frère me convainquit de l’envoyer se reposer dans une petite maison de campagne, loin de l’air vicié de cette ville. J’acceptai et la fis escorter de dix gardes, tous fanatiquement dévoués à ma famille et à moi. Hélas… Ces hommes ne purent protéger ni mon beau-frère ni ma chère femme. Tous furent massacrés sur le chemin qui les menait à cette propriété. »
Sa voix se brisa et il ne put refouler plus longtemps ses larmes. Iseldra, stupéfaite de voir le conseiller pleurer, se leva et vint s’asseoir à côté de lui. Elle l’entoura de ses bras et, lentement, Curio reprit son empire sur lui-même.
« Veuillez m’excuser, je suis vraiment confus. Evoquer ce souvenir m’est très pénible… Mais j’avais besoin de vous le raconter avant de vous demander si vous acceptiez de me servir de nouveau.
— Je suppose que vous avez tout fait pour retrouver les meurtriers, dit la jeune femme d’une voix douce.
— C’est précisément là que je voulais en venir. J’ai soupçonné tout le monde… Odral Helvi, le gouverneur véreux de Caldéra ; Orvas Dren, le maître malveillant de la Cammona Tong ; Gothren, l’archimage telvanni, ou Vénim, le dirigeant des Rédorans que j’avais plus d’une fois irrités… Mais, en bon citoyen impérial respectueux des lois, je m’en suis remis à la légion pour mener l’enquête. Elle a piétiné pendant six mois, sans autre résultat que d’aggraver ma souffrance à chaque instant qui passait. Puis Vantinius a fait classer l’affaire… Au motif qu’elle ne serait sans doute jamais élucidée et constituait donc une perte de temps et d’argent. Il m’a interdit d’effectuer la moindre recherche pour tenter par moi-même d’identifier les coupables. Cependant… j’aimerais que vous m’aidiez à les débusquer.
— Mais… ne craignez-vous pas que le général Vantinius n’y mette le holà ?
— J’en doute. La nouvelle n’est pas encore parvenue à Dagon Fel où il n’y a que de faibles garnisons impériales, mais on parle désormais de feu Varus Vantinius, qui est mort à quelques mètres de ma demeure, sur le sable écarlate de l’Arène.
— Et son successeur ne s’oppose pas à la reprise des recherches ?
— Figurez-vous que non. C’est lui qui a vaincu le général en combat singulier et c’est un ambitieux. Il cherchait à se faire proclamer Hortator, Julianos seul sait pourquoi. Et comme son élection parmi les Hlaalus reposait sur un consensus, il a dû se plier à mes conditions. »
Iseldra ne put dissimuler un sourire auquel Curio répondit par un clin d’œil délibérément appuyé.
« Il pensait me manipuler facilement, au vu de ma réputation de… pervers, que je me donne tant de mal à entretenir à grands frais. Il m’a trouvé assez peu recevable à ses arguments d’unité, de puissance et d’hégémonie, et il a fini par accepter ce qu’il a sans doute pris pour une de mes excentricités.
— N’était-ce pas dangereux ?
— Assez, si l’on connaît la réputation d’impulsivité du personnage. Il a causé une épidémie de morts subites et violentes dans toute la région. Gothren, Vénim, Yngling, pour ne citer que les principaux, sans oublier son prédécesseur à la tête de la légion. Mais ma mort lui aurait aliéné Niléno Dorvayn et le duc. Il ne pouvait pas se permettre de faire preuve de violence envers moi.
— Vénim est mort ? s’exclama Iseldra, abasourdie.
— Dans l’Arène, oui. Ce n’est pas une grande perte mais cela laisse les Rédorans sans chef, et venant de nommer Hortator un homme autoritaire qui contrôle les vingt-huit mille Orques et Impériaux de la légion de Vvardenfell. Sa puissance est sans égale… Il n’y a guère que Vivec qui pourrait lui faire de l’ombre, mais il semble décliner, ces derniers temps. »
Iseldra frissonna et s’approcha de la fenêtre ouest de sa chambre. Les nuages s’étaient écartés et les hautes tours grises et maussades du Fort Noctuelle étaient aisément repérables dans le lointain et on distinguait les tentes immenses dressées autour des remparts. Le camp retranché fourmillait d’activité.
« Acceptez-vous, chère, chère Iseldra ? Voulez-vous prendre le risque de vous exposer à la colère d’hommes peut-être si haut placés que mon influence ne pourra guère vous protéger ? »
La jeune femme lui accorda un long regard avant de répondre. Le visage du conseiller hlaalu ne laissait pas le moins du monde soupçonner qu’il avait pleuré quelques minutes auparavant. Iseldra repensa à ce que cet homme avait fait pour elle, à l’estime qu’il lui portait, à l’espoir qu’il plaçait en elle. En cet instant, plus que jamais, elle ressentit la force de Curio, une force indécelable au premier abord, destinée à dissimuler la fragilité causée par cette blessure ancienne.
« Oui, souffla-t-elle. Dussé-je y laisser la vie, maître Curio, je retrouverai l’assassin de votre femme. »
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Chapitre II
Deux heures plus tard, alors qu’Iseldra peignait négligemment ses longs cheveux qui cascadaient sur ses fines épaules, Curio arpentait nerveusement sa bibliothèque. Avait-il vraiment le droit de demander cela à la jeune femme ? Son appel irréfléchi en pleine saison des typhons avait failli coûter la vie à cette beauté insouciante. Supporterait-il qu’il arrive malheur à la jeune Brétonne qu’il avait patiemment élevée depuis bientôt onze années, quand il l’avait découverte, mendiant dans les rues de saint-Délyn, âgée d’à peine huit ans ?
Il l’avait arrachée à la misère et au destin qui aurait été inévitablement le sien, si elle avait continué à vivre là. Un quelconque proxénète l’aurait tiré du ruisseau où elle survivait à grand peine pour lui donner une robe, de quoi manger et… un sujet de honte pour chaque jour. Il avait éduqué la petite sauvageonne comme la fille qu’il n’avait jamais eu et n’aurait jamais, il en était certain, essuyant ses rebuffades initiales sans perdre espoir. Mais il sentait que cet argument était creux. Avoir donné une existence digne de ce nom à Iseldra ne lui donnait pas le droit de la reprendre pour quoi, au fond ? un caprice ? La quête avait peu de chances d’aboutir, si longtemps après le crime, mais le meurtrier pouvait se sentir menacé et éliminer la jeune femme. A cette seule pensée, le cœur de Curio se serra.
L’Impérial au nez busqué se laissa choir dans un fauteuil où il resta prostré un long moment. Il ne fut tiré de son hébétude que quand l’intendant du manoir entra dans la salle aux murs capitonnés et aux étagères couvertes d’ouvrages précieux, en toussant légèrement pour attirer l’attention de son maître.
« Oui, Thadéas ?
— Hmm… Monsieur m’avait demandé de lui faire parvenir le rapport sur les activités du nouvel Hortator de notre Maison dès qu’il serait prêt. Les scribes ont achevé de déchiffrer le message de votre informateur et je vous l’ai apporté. Il semblerait qu’il y ait du nouveau, Monsieur.
— Donnez-moi, ça, fit Curio d’un ton brusque avant de se reprendre. Pardonnez-moi, Thadéas. Je ne vous ai même pas remercié d’avoir patienté toutes les nuits depuis une semaine qu’Iseldra se présente à vous dans les complexes.
— Ce n’est rien, Monsieur, répondit l’intendant en se retirant. Les Tribuns nous apprennent que tout homme est sujet au doute et à l’errance, mais que chacun peut trouver la lumière libératrice même au sein de la plus sombre ténèbre. »
Resté seul, Curio déroula le parchemin et écarquilla les yeux de surprise. Son intendant avait décidément un penchant prononcé pour l’euphémisme… comme tous les flegmatiques elfes noirs, d’ailleurs, mais lui les distançaient de très loin. “Du nouveau” ? Un Hortator unissait derrière lui les quatres tribus cendraises, que le Temple avait proclamé hérétiques, qui le reconnaissaient comme Nérévarine, et tout ce que Thadéas trouvait à dire, c’était qu’il y avait “du nouveau” ?
Absorbé comme il l’était par les bouleversements politiques qui venaient de se produire, Crassius Curio ne vit pas Iseldra quitter le manoir, de nouveau habillé à la garçonne, et partir en direction de Cœurébène, siège de la légion.
*****
Quand elle sortit de l’opulente demeure de Curio, la jeune femme résista au réflexe de se plaquer contre un mur en croisant un Ordonnateur. Son protecteur lui avait assuré qu’il l’avait dédouané de toute responsabilité le matin même et elle avait toute confiance en lui. Comment aurait-il pu en être autrement ? Elle avait subi les regards aguicheurs de jeunes godelureaux quand ses seins avaient éclos, et elle comprenait tout ce que la bienveillance de Curio lui avait épargné. Rien que pour cela, elle aurait affronté les Seigneurs malfaisants des Daedras pour le défendre.
Avant de se diriger vers le port de Vivec, elle gagna le canton de saint-Délyn pour la première fois depuis que le conseiller l’en avait sorti. Ce qu’elle y vit la bouleversa. Rien n’avait changé. Les mêmes mendiants hantaient les ruelles à la recherche d’un souffleur de verre ou d’un potier un peu plus riche que les autres. La même puanteur s’exhalait des égouts où pourrissait sûrement l’une ou l’autre victime d’une guerre de clans sans merci. En revanche… les filles décharnées qui faisaient le trottoir, leurs yeux caves et ternes vidés de tout espoir… c’étaient elles, ses camarades de jeu d’enfance. Iseldra s’enfuit en pleurant.
Elle sanglotait toujours quand elle s’embarqua pour Cœurébène et quand le batelier la secoua pour qu’elle descende de son bac. Elle essuya ses larmes du revers de la main et se rendit à la herse du fort impérial. Le factionnaire ne fit aucune difficulté pour lui ouvrir quand elle agita sa bourse qui laissa échapper un tintement suggestif.
Le planton lui indiqua le lieu où elle trouverait les officiers de garde qui pourraient lui ouvrir les pièces réservées aux archives. Elle le remercia en lui fourrant quelques piécettes dans la main et s’engagea dans la direction qu’il lui avait indiquée. Quelques soldats sifflèrent sur son passage mais elle les ignora résolument et pénétra dans un bureau qui sentait le renfermé.
Un lieutenant se mit au garde-à-vous pour la saluer et lui demanda ce qu’elle recherchait. Il la conduisit jusqu’aux archives quand elle lui eut présenté ses lettres d’accréditation et insista pour rester dans la salle avec elle. Iseldra regimba un peu, mais le lieutenant ne lui laissa pas le choix. Il lui montra avec exactitude le règlement, très clair sur ce point. Arrivée là, elle retint un cri de découragement. Les légionnaires n’avaient adopté aucune méthode de classement et s’étaient contentés d’empiler des monceaux de documents les uns sur les autres. En trouver un en particulier prendrait sans doute des jours.
Mais Iseldra commença à inspecter laborieusement les bouts de parchemins vaguement collationnés. Le jour déclinait rapidement et elle obtint la permission du lieutenant tatillon d’allumer quelques bougies. Vers dix heures, elle entendit des acclamations retentir dans le camp et abandonna pour un temps les piles de papiers. Elle se hâta, toujours accompagnée de l’officier, vers l’air libre.
Au milieu de la cour, un homme était porté en triomphe par des Orques. A première vue, Iseldra pensa que c’était un Impérial d’environ trente-sept ans, peut-être de la région de Leyawiin. Les cris des légionnaires se firent de plus en plus sonores et la jeune femme fut bousculée sans ménagement par des soldats qui voulaient s’approcher de l’homme ainsi honoré. L’œil exercé d’Iseldra ne mit pas longtemps à remarquer les insignes qu’il portait. Cet homme à belle allure était le maître de la légion et le Hortator de toutes les Maisons. Mais les Orques scandaient autre chose, d’une voix si forte et grave qu’au début elle n’en comprit pas le sens.
« Nérévarine ! Nérévarine ! »
Les cris devinrent un immense rugissement lorsque l’Hortator fut reposé à terre et sortit de son fourreau une épée qui ne pouvait être autre que Chrysamère. La jeune femme se plaqua les mains sur les oreilles pour ne pas être submergée par le bruit, mais la clameur l’enveloppa tout de même. Autour d’elle, le sol vacillait. Elle perdit connaissance.
Une seconde ou une année plus tard, elle n’en savait rien, elle rouvrit les yeux. Un guérisseur du Culte lui tournait le dos et discutait avec véhémence avec quelqu’un qu’il lui cachait. Le serviteur des Neuf s’empourpra soudain et partit à grandes enjambées en fulminant. L’autre s’approcha d’elle, et une chandelle illumina soudain son visage. Elle le reconnut aussitôt : c’était lui que ses soldats avaient acclamé comme le Nérévarine.
« Vous allez mieux ? »
L’homme s’efforçait visiblement d’être aimable, mais Iseldra perçut aussitôt la brutalité qu’il contrôlait à grand peine.
« Oui, merci, répondit-elle, d’une voix délibérément lasse, espérant que l’Hortator serait assez courtois pour la laisser se reposer. Je ne suis pas habituée à de telles manifestations.
— Les Orques sont ainsi : bruyants. Ils ne perdent pas leur temps à dissimuler leurs émotions comme nous, ils les exhibent. Cela ne fait peut-être pas d’eux les meilleurs négotiateurs au monde, mais eux sont sincères au moins. Pas comme certains que j’ai rencontrés ces derniers temps, acheva-t-il un ton plus bas.
— Vraiment ? » dit-elle d’une voix ingénue. S’il ne la laissait pas, autant le décourager de converser avec elle. Vu ce qu’il venait de dire, sa vertu cardinale n’était sûrement pas la patience et elle comptait l’éloigner rapidement ainsi. Elle décida de ne pas l’appeler par ses titres, juste pour l’agacer un peu plus. Il dut s’en rendre compte, car il ajouta :
« Mais je ne me suis pas présenté. Vous avez sans doute entendu les Orques clamer mon nouveau titre de Nérévarine, mais il est assez spécial et réservé à des occasions précises. Je préférerais que vous m’appeliez par mon nom, Védalus. »
Un nom peu courant, songea Iseldra. Elle ne l’avait même jamais entendu. Il ressemblait à un mélange de noms de plusieurs cultures et le résultat n’était pas très heureux. Elle le dévisagea attentivement, pour savoir à quoi ressemblait cet homme dont Curio lui avait dit qu’il était la nouvelle puissance dominante en Vvardenfell. Ses traits étaient harmonieux, mais sa bouche se tordait continuellement en un sourire assez désagréable, presque cruel. Ses cheveux étaient bruns, bouclés, et il semblait y attacher quelque importance car il était soigneusement peigné. Il avait une courte barbe, taillée d’une main experte et il émanait de ce personnage une impression de pouvoir. Comme elle restait muette, Védalus reprit la parole.
« Quant à vous, Dame Iseldra, tout ce que j’ai pu apprendre à votre sujet est que vous êtes sous la protection de Crassius Curio.
— Vous connaissez mon nom ? hoqueta la jeune femme, interloquée.
— Qui ne connaît pas le nom de la plus belle femme du Vvardenfell ? » répliqua-t-il avec une emphase outrancière.
Le sourire disparut immédiatement des lèvres d’Iseldra et son visage se ferma. Tout sonnait faux chez cet homme. Son nom, ses manières, ses compliments. Elle décida qu’elle ne l’aimait pas et essaierait de s’en tenir à l’écart le plus possible.
« J’ai également pris la liberté de vous faire apporter ceci, dit-il comme s’il discutait de la pluie et du beau temps. Je crois que vous le recherchiez. »
Il lui tendit un paquet qu’elle ouvrit. A l’intérieur se trouvaient tous les détails de l’enquête que la légion avait menée. Ce diable d’homme était-il au courant de tout ? Elle ne sentit tout à coup plus du tout en sécurité et se leva de la paillasse sur laquelle elle était allongée. Elle remercia Védalus du bout des lèvres et prit congé le plus vite qu’elle put, sans l’écouter davantage, ni lui ni les exhortations des guérisseurs alentour qui lui enjoignaient de rester couchée une heure de plus. Elle quitta le camp séance tenante et affréta un navire pour se rendre sur la côte d’Azura.
Quand elle fut partie, l’Hortator Védalus fit appeler le capitaine de sa garde personnelle. L’officier arriva en courant quelques minutes plus tard.
« Ah, Tullius. Vous avez vu une jeune Brétonne sortir du fort ?
— Ma foi, non, général. Pourriez-vous me la décrire ?
— Des cheveux châtain clair, qui lui encadrent le visage et lui tombent jusqu’à mi-dos. Des yeux verts. Assez grande pour une femme, peut-être cinq pieds et huit pouces. Elle porte des vêtements d’homme. Vous allez la suivre avec… disons, cinquante soldats, les meilleurs que vous trouverez, mais pas d’Orques, que des Impériaux. A distance respectable, qu’elle ne se doute pas de votre présence mais que vous puissiez intervenir si quelqu’un l’attaque. Je veux un rapport hebdomadaire sur ses déplacements et les personnes qu’elle interroge. Sur ce qu’elle leur demande. Vous avez compris ? Alors, allez-y, bon sang ! »
Resté seul, Védalus frappa soudain le mur de son poing. Il laissa échapper un grognement de rage.
« Je la veux… et je l’aurai. »
*****
Iseldra voguait à ce moment précis à déjà plus de sept milles de là. Elle avait payé cher pour que le capitaine du navire sur lequel elle était montée accepte de faire un voyage de nuit et parte à une heure si tardive, mais elle ne pensait qu’à mettre le plus de distance entre elle et ce Védalus. Elle alluma des chandelles et ressortit de sa tunique les parchemins.
L’odeur de suif était déplaisante, mais elle masquait les relents tenaces de la sueur qui empuantissait la petite cabine. La jeune femme fronça le nez et commença sa lecture. L’encre était souvent délavée, la rédaction des rapports toute militaire, la lumière très mauvaise et, au bout de quelques minutes, elle abandonna, préférant lire ce fatras de documents à la clarté du jour. Elle se coucha sur un lit étroit sans se déshabiller et céda au sommeil.
Un coup frappé à sa porte la réveilla. Elle se leva et ouvrit. Un marin l’informa que la plage où elle voulait aborder était en vue. Dix minutes plus tard, une chaloupe était mise à l’eau et Iseldra toucha terre peu après.
Les hommes de l’équipage repartirent sur leur navire. Iseldra se hâta de gagner la route. Après une heure de marche, elle parvint à l’endroit où, douze ans plus tôt, la femme de Crassius Curio avait été sauvagement assassinée.
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Chapitre III
Le lieu était semblable à n’importe quel autre, un tronçon de route banal. La seule chose qui le différenciait un peu était le bosquet d’arbres, non loin, qui avait sans doute servi de cachette aux meurtriers pour tendre leur embuscade. La jeune femme ressortit le dossier. Quoi qu’en dise Curio, la légion avait tout de même réussi à faire condamner cette route pendant tout le temps de l’enquête. Elle avait découvert un homme dans le bois tout près un homme aux yeux révulsés, un filet de sang à la bouche. Crassius Curio l’avait examiné et déclaré qu’il ne s’agissait pas d’un de ses gardes. Pourtant, il était équipé comme les autres d’une armure d’ossements et portait une chevalière l’identifiant clairement comme un serviteur de sa maisonnée.
La légion n’en avait tiré aucune conclusion. Mais Iseldra, elle, avait une imagination assez fertile pour échafauder une hypothèse qui se tienne. L’homme était sans doute possible un des meurtriers. La bague à son doigt lui avait sans doute été donnée pour brouiller les pistes et faire accuser un Hlaalu d’avoir médité le crime, bien maladroitement. Personne n’aurait été assez fou pour signer ainsi l’assassinat. Mais Iseldra connaissait le joaillier de Balmora qui façonnait chaque bijou identifiant un membre de la Grande Maison marchande. Il ne possédait aucun moule, et toutes ses créations étaient uniques. Si elle retrouvait les effets du défunt tueur, elle pourrait savoir qui avait passé commande de cet anneau.
Une autre idée lui vint. On murmurait qu’une nécromancienne résidait à Balmora, au sein même de la Guilde des Mages. La rumeur n’était peut-être pas fondée, mais puisqu’elle comptait se rendre dans cette ville au plus tôt, elle pourrait fort bien amener l’urne funéraire de l’assassin, si elle parvenait à s’en emparer. Les on-dit voulaient que les nécromanciens soient capables d’évoquer les esprits des morts et de leur arracher leurs secrets.
Ragaillardie par le plan de bataille qu’elle commençait à élaborer, Iseldra se demanda où elle pourrait retrouver trace du meurtrier. Il était hors de question qu’elle retourne à Cœurébène compulser de nouveau la paperasserie administrative de la légion. Se trouver à moins de cinq lieues de ce Védalus ne l’inspirait guère. Cela ne lui laissait pas le choix. Un seul homme était capable de la renseigner, au sein de la légion, et il ne lui en coûterait que quelques tournées générales pour obtenir ce qu’elle voulait. Ce vieil ivrogne de Hrisskar connaissait mieux que personne la légion et les affaires où il avait fourré son nez, c’est-à-dire toutes. Avec un sourire, la jeune femme partit vers l’ouest. Elle s’arrêterait à la première auberge longeant la route et achèterait une monture ainsi que quelques provisions.
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Crassius Curio était fou d’inquiétude. Tout à ses préoccupations, il avait négligé sa protégée et elle se trouvait sûrement à des lieues de chez lui, à présent. La nuit était tombée depuis des heures et il se rongeait les sangs en pensant aux périls qui menaçaient peut-être déjà la jeune femme qu’il chérissait plus que tout au monde depuis que son épouse lui avait été enlevée. Que faisait-elle en ce moment même ? Des kagoutis l’avaient-ils attaquée alors qu’elle cheminait solitaire sur une route de terre battue ? Des brigands l’avaient-ils agressée pour lui dérober son argent ? Hagard, Curio adressa une prière fervente aux Neuf.
Au petit matin, sa résolution était prise. Il appela Thadéas, son intendant et lui confia la charge de s’occuper du manoir en son absence. L’Elfe noir arqua un sourcil surpris avant de répondre.
« S’il plaît à Monsieur de s’éloigner de son logis, j’ai le regret de lui annoncer qu’il devra trouver un autre que moi pour veiller sur ses affaires.
— Vous m’abandonneriez, Thadéas ? fit Curio, d’un ton blessé. Après deux cents ans passés au service de ma famille ?
— Que non point, Monsieur. Mais j’ai déjà connu plusieurs ancêtres de Monsieur qui étaient coutumiers des escapades. Il valait mieux que je les accompagne pour leur éviter les pires ennuis du monde que votre lignée semble inéluctablement attirer. C’est pourquoi je vous escorterai, dans votre propre intérêt.
— Thadéas, vous passez les bornes ! commença Curio, sur un ton furieux. J’ai passé l’âge où vous deviez veiller sur moi comme un braillard sur sa nichée.
— Vraiment, Monsieur ? répondit le vieux Dunmer sur un ton détaché. Monsieur a peut-être raison. Mon esprit étriqué m’a fait perdre de vue que trente-cinq ans est un âge déjà respectable chez les humains. Néanmoins, si j’en crois certains ragots, Monsieur est toujours de taille à créer des problèmes partout où il passe. La question est donc réglée. Quand partons-nous, Monsieur ?
— Dans… dans une heure, dit Curio, conscient qu’il s’était fait manipuler par son intendant. Préparez quelques affaires et des vivres. Je ne sais pas combien de temps nous serons loin de Vivec.
— Comme il plaira à Monsieur, » dit Thadéas en s’inclinant profondément.
Peu après, les deux hommes, lourdement chargés et habillés comme le commun, se dirigèrent vers les écuries de la ville. Ils achetèrent deux étalons fringants comme montures, et un hongre, plus réservé, pour leur servir de cheval de bât. Curio décida de piquer vers l’est et de visiter chaque hostellerie sur le bord de la route pour s’enquérir d’Iseldra. Ils atteignirent la première aux environs de midi. Thadéas insista pour que son maître déjeune et laisse les bêtes souffler. Et c’est ainsi qu’ils manquèrent la jeune femme, qui passa sans s’arrêter sur son cheval alors qu’ils étaient tous deux attablés.
*****
Le capitaine Tullius aimait à se définir comme un homme simple, qui prenait la vie comme elle venait, et un farouche partisan de la discipline dans l’armée. La description que ses soldats faisaient de lui était assurément plus colorée et pittoresque : un vieux briscard que plus rien n’effrayait à seulement quelques mois de la démobilisation confiait à qui voulait bien lui payer une chopine que c’était « une vraie peau de vache, ouais mon p’tit gars, teigneuse comme tout, pire que mon sergent, çui-là même qui m’a tout appris du métier, et pourtant y nous en faisait baver ! Mais avec le ‘ptaine, rien à faire ! Pardi, il m’a fait nettoyer sa carrée vingt fois d’suite jusqu’à qui soye content, quand y m’a mis aux arrêts pasque j’m’étais coupé en me rasant et qu’ça faisait désordre pendant la revue, qu’y m’a dit ! » Pour compléter ce tableau édifiant, il convient d’ajouter que Tullius était un homme violent, rigoureusement imperméable à ce qui ne relevait pas de la vie militaire. Un parfait combattant, mais qui se révélait une catastrophe naturelle pour exécuter un ordre qui ne soit pas : « Attaque ! », comme Védalus venait de lui en donner. A sa décharge, il faut préciser que c’était un de ces innombrables enfants trouvés devant une caserne et que son éducation avait été pris en charge par des soldats. Mais ça ne consolait guère les victimes de sa brutalité gratuite.
Le capitaine se gratta la tête pendant une ou deux minutes après avoir quitté son général (il ne l’appelait qu’ainsi. Des termes comme Hortator ou Nérévarine n’éveillaient aucune lueur en lui). Il convoqua les gardes des portes de Cœurébène et leur demanda sèchement s’ils avaient vu passer Iseldra, encore qu’il ignorât son nom et qu’il fut forcé de la décrire. Devant leur réponse négative, même son esprit obtus put conclure qu’elle avait pris un bateau dans le port.
Il entra dans un bouge miteux sur le front de mer, suivi par cinquante soldats rien moins que discrets, qui trottaient derrière lui. Le tenancier de l’établissement accepta tout de suite de lui dire ce qu’il savait sur les déplacements de la jeune femme et put même lui indiquer le quai où elle avait embarqué, dès que le brave capitaine eut desserré l’emprise de sa main gantée d’acier sur sa gorge.
Névosi Hlan ne fit pas plus de difficultés pour prendre à son bord l’officier et ses troupes, une fois que son entrejambe cessa de le faire souffrir. Il ne perdit pas son temps à signaler à Tullius qu’un tel nombre de passagers alourdirait dangereusement son bateau et empêcherait toute poursuite. Il avait eu son content de douleur pour la journée.
Le malheureux Dunmer fut contraint de jeter sa cargaison qui ralentissait sa « coque de noix » selon le toujours aimable capitaine de la légion, puis d’arraisonner le navire qui avait transporté Iseldra, au mépris de toutes les lois maritimes. L’équipage se montra prêt à coopérer avec le bouillant Tullius et ses hommes et marqua sur une carte l’endroit où il avait conduit la jeune femme. Le capitaine divisa ses soldats en deux escouades de force égale, en transborda une sur l’autre vaisseau et débarqua au crépuscule sur la plage qu’Iseldra avait quitté dix heures plus tôt. Il fit dresser le camp et ce n’est qu’au matin que la marche reprit.
Pas un instant, il ne vint à l’esprit du capitaine qu’il serait judicieux d’acquérir des montures, même quand il devint évident que la jeune femme qu’il suivait creusait l’écart avec lui de manière impressionante. Du point de vue rigide de Tullius, un légionnaire était un fantassin. La seule idée de cavalerie lui donnait des boutons disgracieux.
Le surlendemain de son départ de Cœurébène, le capitaine et la discrétion de sa filature était déjà la risée des marins de Hla Oad jusqu’à Tel Branora. Mais Tullius n’en démordait pas : imperturbablement, il se rendait là où les taverniers trouvaient amusant de l’envoyer, en dédommagement du mauvais quart d’heure qu’il leur avait fait passer en les agressant dans sa quête de renseignements sans cesse plus inutile à mesure qu’il se déplaçait.
*****
Védalus était penché sur une carte détaillée du Vvardenfell et mesurait des distances avec une règle, plantant de petits drapeaux pour représenter les différentes forces en présence. Par dessus toute autre activité lors d’une campagne, le général Hortator préférait l’élaboration d’une stratégie, une opération lente et patiente où son esprit restait constamment en alerte, jugeant, évaluant différents partis à adopter, imaginant la riposte de l’ennemi et tranchant enfin pour ou contre. L’exaltation mentale qu’il en concevait dépassait de très loin la frénésie du combat, l’ivresse du corps-à-corps. Son aide de camp passa la tête par la fente de sa tente.
« Mon général ! Nous avons un problème avec des civils. Ils exigent de vous voir.
— Quel genre de problème ?
— Eh bien… hum… un de nos légionnaires a accosté une femme dans la rue et lui a fait certaines propositions, répondit le jeune homme en s’empourprant furieusement. Seulement, ce n’était pas une prostituée et son mari était présent… Les choses en seraient sans doute restées là si notre homme avait été seul, mais il était accompagné par de jeunes recrues et… bref, ils ont tué le mari et traîné sa femme dans un de leurs baraquements… La famille est ici pour réclamer justice.
— Je vois. Ils savent que je suis ici ?
— Oui, mon général, fit l’aide de camp. Ils ont probablement soudoyé un garde pour l’apprendre, d’ailleurs.
— Je n’échapperai donc pas à cette corvée, soupira Védalus. Très bien, suivez-moi. »
Le général fendit la foule de ses soldats à grandes enjambées et se dirigea vers l’entrée du campement où une vingtaine de personnes qui avançaient également à sa rencontre. Leurs expressions étaient rien moins qu’amènes et plusieurs étaient rouges de colère. L’un d’eux apostropha l’Hortator avant même qu’il soit parvenu à sa hauteur.
« C’est comme cela, général, que vous tenez vos troupes ? Mon frère est mort et ma belle-sœur est déshonorée. Que comptez-vous faire à ce sujet ? »
Védalus lui lança un regard assassin mais l’autre ne détourna pas les yeux.
« Vous êtes un irresponsable, général. Vous avez sous votre commandement la légion tout entière en Vvardenfell et vous disposez de treize mille hommes ici même. Vantinius, lui, faisait assurer le calme dans les rues avec ses gardes et ne tolérait aucun manquement à la discipline. Jamais pareille tragédie ne se serait produite avec lui à la tête de la garnison. Vous vous contentez de jouer au petit chef mais vos actes ne sont dignes que d’un brigand sans foi ni… »
Le malheureux ne finit jamais sa phrase. Avec un calme terrifiant, Védalus brandit son épée et envoya rouler sa tête au loin. Le corps décapité s’affaissa.
« Y a-t-il ici quelqu’un d’autre qui mette en cause ma façon de diriger la légion ? Personne ? C’est bien ce que je pensais, dit le général d’un ton détaché, tandis que les autres plaignants se faisaient tout petit. Maintenant, écoutez-moi bien, et soyez prêts à répéter mes paroles à Cœurébène tout entière. Il se peut que Vantinius vous ait laissé la bride sur le cou. C’était un faible et un lâche. Mais le temps où vous dirigiez cette cité est révolu ! Dès demain, la ville sera placée sous loi martiale ! Les portes ne rouvriront que pour le compte de la légion ! Dans quelques jours, je mènerais le gros de mon armée en-dehors de la ville, mais ne vous attendez pas à être en sécurité ! Il restera plus de trois mille hommes pour vous contrôler et faire observer le couvre-feu. Je vous ai prévenus. Fichez-moi le camp à présent, votre seule vue me cause des haut-le-cœur. »
Les civils détalèrent sous les quolibets des légionnaires.
« Qui les a laissé entrer ? demanda sèchement Védalus.
— Le commandant Frald le Blanc, mon général.
— Très bien. Courez donc prévenir l’honorable Frald le Blanc qu’il est délivré de ses obligations militaires et qu’il ferait mieux de se dépêcher de partir. Il sera mis hors-la-loi dans la ville au coucher du soleil. »
Sans laisser le temps à l’aide de camp stupéfait de protester, Védalus repartit vers sa tente. Assez perdu de temps comme ça ! Il avait choisi le bon moment pour sa manœuvre, mais la chose était sans risques, il en était persuadé. Frald était aimé de la garnison mais pas au point de lui être préféré et il écartait ainsi une possible contestation de la part du vétéran. Sa campagne au Mont Ecarlate se déroulerait donc sans anicroche.
Satisfait, Védalus s’approcha de nouveau de la carte. Du revers de la main, il fit tomber une figurine d’ivoire symbolisant l’ancien dirigeant de la garnison du Fort Noctuelle. Puis il fixa un insigne de la légion sur un grand aplat gris, la salle du Grand Conseil. Le duc Védam Dren protesterait peut-être un peu mais il n’était pas de taille à lutter. La Maison Hlaalu serait anéantie si elle se dressait contre l’armée impériale et le duc le savait fort bien. Il accepterait cette nouvelle défaite comme toutes les autres, d’autant plus que Védalus avait un excellent moyen de pression sur lui… Vraiment, si l’Hortator avait cru dans les Neuf, il les aurait remerciés pour l’aide qu’il lui prodiguait. Mais Védalus créait sa chance lui-même, et c’était sur son ordre qu’un obscur caporal avait attenté à la vertu d’une femme de haut rang. Dans la pénombre que les bougies repoussait à peine, son visage se fendit d’un rictus et il éclata d’un rire sinistre.
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Chapitre IV
Iseldra était arrivée dans la soirée à Seyda Nihyn. Elle avait aiguillonné sa monture autant qu’elle l’osait pour ne pas se faire refouler aux portes de la ville, une fois l’heure de leur fermeture passée. Passer une nuit au bord de la route ne la tentait guère, d’autant que le vent se faisait glacial et que les feuilles mortes qui se décomposaient lentement sur le sol n’étaient pas un matelas idéal.
Elle donna une piécette à un enfant qui traînait devant l’auberge d’Arrile pour qu’il mène son cheval dans une écurie avant de pousser la porte et d’entrer. Le Haut-Elfe qui tenait le petit établissement la salua avec une déférence rare chez les siens. Elle loua une chambre pour la nuit et partit s’installer à une table parmi les autres clients. Elle commanda une soupe chaude à la serveuse qui la lui apporta quelques minutes plus tard. La jeune femme s’inquiéta un peu de l’absence de Hrisskar. En temps normal, il aurait dû écluser une énième chope de shein bon marché, accoudé au bar.
Enfin le vieux légionnaire apparut, titubant et soutenu par, oh surprise, le Bosmer Fargoth. La jeune Brétonne avait entendu quelques histoires sur la morgue du minuscule Elfe des Bois mais elle n’accordait pas foi aux bruits qui couraient sans les avoir vérifiés. Onze ans passés auprès de Crassius Curio lui avaient appris à se fier à sa propre expérience plutôt qu’aux rumeurs.
Fargoth éprouvait quelques difficultés à maintenir Hrisskar à peu près d’aplomb, dont la masse imposante menaçait à chaque instant de s’effondrer sur lui. Deux habitués se précipitèrent pour l’aider à déverser le Nordique dans un siège. Iseldra rapprocha insensiblement de lui sa chaise.
« A boire ! brailla Hrisskar d’une voix pâteuse. J’ai soif ! Je n’ai pas eu si soif depuis…
— Depuis dix minutes environ, compléta Fargoth, vidé de ses forces. Vous ne devriez pas lui faire crédit, ajouta-t-il pour Arrile. Ça n’est pas un service que vous lui rendez. »
L’elfe doré haussa les épaules.
« Ça ne me ruine pas et il attire les clients. C’est bon pour les affaires.
— Pas pour son foie, insista Fargoth. J’ai retrouvé ce pauvre vieux Hrisskar à moitié noyé dans une mare. Ça l’avait dessoulé, mais il était ivre mort quand il est tombé dedans.
— La mare avec une souche creuse dedans ? ironisa Elone, la Rougegarde. Et vous l’avez aidé ?
— Il n’en voulait pas à mon or, répondit le petit Bosmer. Et je ne suis pas assez fou pour tout cacher au même endroit. Il me fait pitié, c’est tout. Je crois que je vais l’emmener se coucher. Ça vaudra mieux pour lui que d’être ici, à respirer des vapeurs de mauvais alcool.
— Ma parole, mais nous avons là une vraie mère poule ! s’exclama un client un peu éméché. Vous ne voulez pas lui faire faire son petit rot, tant que vous y êtes, Fargoth ? »
L’expression de l’Elfe des Bois changea à peine. Sa main bougea si vite que l’œil ne put la suivre et l’instant d’après, un stylet métallique vibrait dans le mur, deux doigts au-dessus de la tête du mauvais plaisantin. L’assistance se figea.
« Pas d’armes chez moi, Fargoth, » fit Arrile avec un air de reproche.
Le Bosmer lui répondit par un grognement outragé et quitta la salle séance tenante, Hrisskar lourdement appuyé sur son bras. Iseldra se leva discrètement et les suivit. Les deux hommes marchaient lentement et ils mirent un certain temps à atteindre le grand phare de Seyda Nihyn. Fargoth toqua à la porte et une belle Dunmer lui ouvrit. Iseldra remarqua qu’elle portait des vêtements de deuil et semblait avoir beaucoup pleuré.
« Tout va bien, Fargoth ? lui demanda la gardienne.
— Pour moi, oui, Drarayne. C’est Hrisskar qui va mal. Je me demandais si tu pouvais l’héberger pour la nuit. Il a besoin de repos.
— L’héberger ? Je voudrais bien, mais je ne vais pas pouvoir veiller sur lui. Il faut que j’alimente le feu.
— Ce n’est pas grave. Je peux m’occuper de lui.
— Mais… si on vous voyait chez moi… Tu connais les gens du village, Fargoth, tu sais ce qu’ils raconteraient si jamais… »
C’est le moment que choisit Iseldra pour sortir de sa cachette et venir dans la lumière des torches.
« J’ai surpris votre conversation malgré moi, mentit-elle effrontément. Je pourrais peut-être vous rendre service. Si je restais au côté des deux hommes, votre réputation n’aurait pas à en souffrir… Et je me moque comme d’une guigne de l’opinion que ce village se fera de moi.
— Peut-être cela pourrait-il marcher, approuva Fargoth. Montre-toi bien près du feu, en haut, et tout devrait bien se passer, mon amie.
— Tu as raison, Fargoth. Je prierai pour l’âme de Processius. Entrez, et excusez-moi, je monte immédiatement. »
Le Bosmer, le Nordique et la Brétonne la suivirent à l’intérieur et s’installèrent sur des paillasses du mieux qu’ils purent. Iseldra ne put réfréner plus longtemps sa curiosité.
« Qui est Processius ? demanda-t-elle à Fargoth.
— Etait. C’était le percepteur d’impôts, ici. Il n’était pas très aimé, mais il faisait bien son métier et… il se serait sans doute fiancé avec mon amie Drarayne Thélas s’il ne lui était arrivé malheur.
— Que s’est-il passé ?
— Quelqu’un a décidé qu’il payait trop de taxes qui ne servaient qu’à enrichir Processius et lui a donné un coup de couteau dans le dos, à un quart de lieue du village. Les gardes prétendent n’avoir rien vu, mais Hrisskar a su, j’ignore comment, que Foryn Gilnith était le coupable.
— Et il a été jugé ?
— Je ne lui ai pas laissé cette chance de s’en tirer. Il aurait sali la mémoire de Processius. On a retrouvé cet Elfe noir de malheur un jour, la tête clouée à sa porte par un stylet qu’il avait reçu en plein front. Je n’attaque pas par derrière, au moins, ajouta Fargoth en voyant Iseldra pâlir. Il avait brisé le cœur de mon amie. Pour ça, il méritait de mourir dix fois. Et maintenant, dites-moi pourquoi vous m’avez suivi depuis l’auberge. Je vous ai vue attablée là-bas. C’est pour discuter avec ce vieux Hrisskar, j’imagine. Vous avez des renseignements à lui soutirer ?
— Vous ne vous trompez pas. Je viens de Vivec pour le voir.
— Très bien, allez-y. Mais je vous préviens : pas question de le faire boire, même s’il réclame du vin. De l’eau, et rien que de l’eau. Et ne le fatiguez pas trop non plus.
— Je ferai attention, Fargoth, promit Iseldra, avant de se retourner vers Hrisskar, pendant que le Bosmer se plongeait dans la contemplation d’une poutre.
Hrisskar, vous m’entendez ? J’ai besoin de vos talents.
— Quoi ? marmonna le Nordique qui sortit de sa somnolence. Qui… qui parle ?
— Je m’appelle Iseldra, Hrisskar. Je travaille pour maître Curio. Vous le connaissez, il vous a sorti d’un mauvais pas il y a trois ans. Vous vous en souvenez ?
— Dame, oui ! Ils voulaient me chasser de la légion, moi, un honnête soldat travailleur comme tout, pleurnicha Hrisskar. Mais l’bon maît’Curio, il les a pas laissés faire !
— Et maintenant, je vous demande de le payer de retour. Il s’agit d’une affaire le concernant qui remonte à plus de dix ans.
— C’est-y pas que vous parleriez du meurtre de sa femme, ma p’tite dame ? s’écria l’ivrogne. Fallait l’dire plus tôt ! J’peux vous aider, pour ça. J’étais dans la garnison de Cœurébène quand j’étais plus jeune.
— C’est bien de cela qu’il s’agit, répondit la jeune femme, secrètement impressionnée par la mémoire et la perspicacité de celui qu’on prenait trop souvent pour un imbécile confit dans son vin. On avait retrouvé un homme, mort, près de la route.
— Çui-là ? Y f’sait froid dans le dos, j’vous l’dis tout net ! L’avait les dents déchaussées et l’nez tout tordu, et un pied aussi plat que le mien !
— Vous sauriez où on a enterré ses cendres et ses effets ? Je suis prête à vous donner trente pièces d’or si vous me le dites.
— Pas b’soin d’être si généreuse avec le vieux Hrisskar, on lui fait crédit chez Arrile, ricana le Nordique à la barbe rousse. Pour sûr qu’j’m’souviens où on l’a mis. L’avait une tête tellement déplaisante qu’on était content de le brûler et d’en être débarrassé. On l’a pas mis dans un des tombeaux traditionnels, personne le reconnaissait. Alors on a creusé une sorte de p’tit tumulus sur la route entre ici et Balmora, vraiment loin de là où l’avait trouvé, mais les prêtres disaient que c’était là et pas ailleurs qu’il fallait le mettre, et on l’a fichu dans la colline qu’on venait de faire, avec tout son barda.
— Merci beaucoup, Hrisskar, votre aide m’a été fort utile. Dormez bien, maintenant.
— J’suis pas du tout fatigué, ma p’tite dame, » protesta le Nordique, avant de s’effondrer sur sa paillasse en ronflant.
Fargoth revint à pas de loup pour ne pas le réveiller et chuchota :
— Vous avez eu ce que vous vouliez ?
— Amplement. Je crois que je vais pouvoir l’aider d’une façon un peu particulière. Vous tenez vraiment à ce qu’il arrête de boire ? s’enquit la jeune Brétonne.
— Oh, oui. Il se démolit la santé. S’il continue ainsi, il ne reverra pas deux printemps.
— Très bien. Je n’ai jamais été très douée pour la magie, mais un de mes précepteurs m’avait appris un sort amusant. Si vous voulez bien reculer, ajouta-t-elle en marmonnant quelques incantations avant de faire un geste de la main vers Hrisskar en libérant l’énergie magique.
— Que lui avez-vous fait ? Ce n’est pas dangereux, au moins ?
— Ça l’a débarrassé de l’alcool qu’il avait dans le corps. Et si vous évitez de l’approcher d’un verre de liqueur pour quelques jours, il devrait normalement se remettre à consommer de l’eau plutôt que du vin.
— Dans ce cas, je vous remercie vraiment. Je vais l’installer chez moi pour une semaine, nous verrons si c’est aussi efficace que je l’espère.
— Ça le sera. J’ai déjà guéri plusieurs alcooliques ainsi. J’aimerais cependant savoir une dernière chose…
— Je vous écoute.
— Je sais que cela peut paraître indiscret mais… il y a longtemps que Processius est mort ?
— Presque deux ans. Drarayne a porté le deuil depuis lors. »
Iseldra hésita avant de reprendre la parole. Ces histoires ne la concernaient vraiment pas et elle allait peut-être blesser le petit Bosmer, alors qu’elle n’aurait dû penser qu’à son enquête, mais elle ne supportait pas de voir des gens souffrir en silence.
« Vous devriez peut-être essayer de lui faire part de ce que vous éprouvez pour elle, dans ce cas.
— Je vous demande pardon ? répliqua Fargoth avec une certaine brusquerie.
— Eh bien… Il m’a semblé que vous lui portiez une affection qui allait au-delà de l’amitié. Elle ne s’en doute pas, parce qu’elle s’est enfermée dans sa douleur et son deuil pendant longtemps, suffisamment longtemps pour perdre un peu conscience de ceux qui l’entourent. Mais elle est revenue dans notre monde et il lui faut une raison de vivre. Vous en seriez une très bonne.
— Merci bien, fit-il sèchement. J’y songerai.
— Vous feriez bien. C’est une très belle femme. »
La conversation s’arrêta sur ces quelques mots et le Bosmer alla se coucher, imité peu après par Iseldra que son voyage avait fatiguée plus qu’elle ne s’en était rendue compte jusque-là. Au matin, elle fit ses adieux à son hôtesse, à Hrisskar et à Fargoth qui les lui rendit d’un ton un peu troublé et un sourire chaleureux bien qu’hésitant. Elle ne retint pas un sentiment de triomphe alors qu’elle montait sur son cheval et piquait des deux vers l’unique porte de la ville. Le Nordique lui avait donné toutes les informations dont elle avait besoin pour continuer son enquête et les personnes qu’elle souhaitait rencontrer à Balmora lui en apprendraient sans doute encore plus. L’un dans l’autre, elle était assez contente d’elle-même.
Elle sifflota gaiement en engageant son alezan sur la route quand un cavalier la croisa, lancé au grand galop. Lui et son cheval faisaient peine à voir. Ils écumaient et étaient hors d’haleine. La jeune femme fit exécuter une volte à sa monture et revint au petit trot vers la porte. Elle vit l’homme s’adresser aux gardes et gesticuler en tous sens. Intriguée, elle se rapprocha encore puis, saisie d’une inspiration, se cacha dans un taillis avec son cheval.
« … Devez barrer cette entrée tout de suite, ordonnait le cavalier sur un ton péremptoire mais que ses efforts pour reprendre son souffle rendaient assez pitoyable. Ordre du général à Cœurébène. Toutes les villes avec une garnison impériale doivent être placées sous loi martiale d’ici dix jours.
– Il n’en est pas question, sire chevalier, répliqua un des gardes, buté. Il est défendu de proclamer la loi martiale dans les villes libres sous administration impériale directe, comme ici, à Seyda Nihyn ou à Caldéra. Les garnisons sont indépendantes du commandement traditionnel de la légion et elles prennent leurs ordres des gouverneurs locaux selon leurs chartes.
– Je me moque pas mal de vos règlements ! Le général Védalus en a décidé ainsi et sa volonté fait loi pendant toute la durée de l’application de la loi martiale ! Si vos gouverneurs lui feront obstacles, il les démettra de leur poste comme il l’a fait pour Frald !
– Les gouverneurs sont nommés par l’Empereur lui-même, s’obstina le garde féru de droit. Je vous prierai donc de retirer vos exigences et d’observer le calme approprié dans l’enceinte de cette bourgade.
– Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez ! Je mentionnerai clairement votre refus de coopérer dans mon rapport !
– Caporal, auriez-vous l’obligeance d’arrêter cet homme pour outrage à officier et trouble de l’ordre public ? riposta très vite le garde en se tournant vers un de ses subordonnés.
– Tout de suite, mon capitaine. Où dois-je le mettre ?
– Au cachot, bien au frais. Il pourra toujours dire aux rats et aux insectes qu’ils sont placés sous loi martiale, mais je doute qu’ils l’écouteront. »
Le messager était déjà presque remonté en selle quand trois légionnaires le firent tomber lourdement sur le sol. Il tenta de se débattre mais un coup de poing bien appliqué sur sa bouche eut raison de sa résistance. Il se laissa alors entraîner vers les cantonnements des gardes, crachant des injures et quelques dents.
Iseldra sortit aussitôt de sa cachette et reprit sa route, mais toute envie de rire s’était retirée d’elle. L’annonce de la décision de Védalus et l’idée qu’il puisse être le maître absolu des plus grandes villes du Vvardenfell lui faisaient froid dans le dos. De plus, vu la façon dont le messager avait crevé sa bête pour arriver à Seyda Nihyn, celui qui devait porter la nouvelle au Fort Phalène la précéderait. Elle risquait fort de trouver la ville close à son arrivée…
Emplie d’un violent désespoir, la jeune femme aiguillonna son alezan et le mit au petit galop en direction de Hla Oad. Elle repensa tristement alors à une autre nouvelle que le messager avait anoncée. Frald le Blanc était un vieil ami de maître Curio et il venait souvent la voir quand elle avait une quinzaine d’années. C’est lui qui lui avait appris à manier assez correctement l’épée, lui qui lui avait appris la stratégie en lui apprenant patiemment des tactiques aussi bien millénaires que récentes à l’aide de gros livres qu’il avait su rendre passionnants pour elle. Sa révocation risquait fort de chasser sa bonhomie et de laisser place à une grande amertume. Iseldra balaya les larmes qui commençaient à rouler sur ses joues et fixa la route dans une vaine tentative d’oublier ce qu’elle venait d’apprendre.
Modifié par redolegna, 31 janvier 2007 - 01:22.