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[h] Troubles En Vvardenfell


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#1 redolegna

redolegna

    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 22 avril 2006 - 18:01

Chapitre I



Vivec était entièrement silencieuse, maintenant que la nuit était tombée. On n’entendait guère qu’un jappement ou le bruit caractéristique des bottes d’un Ordonnateur claquant sur le pavé de la ville sainte. Mais aux yeux du voyageur trempé qui se tenait près du pont menant au quartier étranger, ce calme avait quelque chose de surnaturel, presque effrayant, comme si la cité était un prédateur qui retenait son souffle avant de fondre sur lui, proie immobile et muette.

Le voyageur s’ébroua, moins pour se sécher que pour chasser cette impression désagréable. Ses vêtements avaient connu des jours meilleurs, à n’en pas douter, mais la vase qui les recouvrait ne dissimulait pas que leur coupe était excellente. La teinture était à présent indiscernable, mais ça et là subsistaient quelques traces qui suggéraient que ces habits avaient naguère été d’un beau bleu, tirant légèrement sur l’indigo. Le brocart dont ils étaient faits était déchiré en plusieurs endroits. Un morceau de la cape qui était accrochée aux épaules de l’arrivant manquait, tout comme une de ses bottes.

Enfin, l’individu se décida à se remettre en marche et se dirigea d’un pas mal assuré vers le quartier hlaalu. Le crépitement d’une torche dans une rue adjacente à celle qu’il empruntait le fit sursauter et il se plaqua sans attendre contre un mur. Le garde passa à cinq mètres de lui sans le voir, et il respira un peu plus librement avant de reprendre sa route, toujours chancelant.

Après une demi-heure de déambulations dans les venelles les plus étroites du canton, la silhouette parvint devant l’entrée des complexes hlaalus. Elle sortit une clé de sa poche, la laissa échapper de ses doigts humides et transis, jura à voix basse, se pencha pour la ramasser et l’introduisit dans la serrure qui tourna avec un cliquetis. La porte, elle, s’ouvrit en grinçant et la silhouette s’engouffra dans l’entrebâillement, terrifiée à l’idée que ce vacarme puisse attirer des gardes.

Une autre personne l’attendait à l’intérieur, dans la pénombre, tout encapuchonnée, elle aussi. Elle fit coulisser un panneau de bois que rien ne différenciait d’un autre et invita la personne encore dégoulinante de pluie à s’introduire dans l’étroit passage ainsi révélé. Elle s’engagea à sa suite et les deux ombres mouvantes pénétrèrent dans une pièce large et luxueuse, décorée avec goût.

Un homme était assis là, perdu dans ses pensées, en face d’un feu qui brûlait joyeusement dans la cheminée. Il se retourna et son visage s’éclaira soudain. D’un geste, il intima à celui qui avait amené le nouvel arrivant de se retirer. Il ne parla que quand il se fut assuré que la porte était bien refermée.

« Je ne vous attendais pas si tôt, ma chère. Votre voyage a-t-il été agréable ?

— Pas autant que je l’espérais, maître Curio, répondit l’autre, qui repoussa sa capuche ; et ses traits comme sa voix étaient indubitablement féminins. Pourrais-je prendre un bain, chaud, de préférence ?

— Mais bien sûr, fit l’Impérial avec un sourire affable en tirant sur un cordon. Je manque à tous mes devoirs. Ne revenez me voir que quand vous aurez pris vos aises dans mon humble demeure. Il ne sera pas dit que mes hôtes ont à se plaindre de l’accueil que je leur offre. »

La jeune femme acquiesça avec un petit sourire malicieux et quitta la pièce. Elle se rendit dans la salle des bains, où une petite Khajiite la débarrassa de ses vêtements sales et gorgés d’eau. Elle plongea gracieusement dans la piscine intérieure. Son corps se détendit sous l’action de la chaleur et elle poussa un profond soupir de contentement. Ses muscles commencèrent à retrouver de leur souplesse et elle nagea pendant plusieurs minutes avant d’émerger nue du bassin. Elle s’enveloppa d’une longue serviette et se frictionna vigoureusement.

Une domestique enduisit sa peau satinée d’huile, puis mania avec adresse le racloir pour achever de la laver. Puis la jeune femme s’allongea sur un matelas qui avait été disposé à son intention et une vieille Rougegarde la massa de ses doigts dont l’âge n’avait pas atténué l’agilité. Alors que son dos frémissait de plaisir sous cette caresse merveilleuse, l’esprit de la jeune femme s’apaisa pour la première fois depuis des semaines. Elle soupira quand la Rougegarde cessa de la masser et se laissa habiller d’une robe vaporeuse de soie vert pâle par la multitude de servantes qui s’empressaient autour d’elle.

Enfin prête, elle retourna dans la pièce où Curio regardait toujours la danse des flammes dans l’âtre.

« Alors, ma chère, dit-il quand elle entra. Racontez-moi ce voyage et ne m’épargnez aucun détail. Vous savez que je n’aime rien tant qu’une belle histoire et vous êtes assurément la femme dont j’apprécie le plus la conversation.

— Eh bien… Votre messager est arrivé à Dagon Fel voilà trois semaines, mais j’étais partie explorer l’ouest de l’île avec quelques amis pour la cartographier. Les navires passent leur temps à se fracasser sur les récifs parce que les portulans sont beaucoup trop imprécis. Ce n’est qu’au bout de quatre jours qu’il a rejoint ma petite expédition. J’ai pris connaissance de votre lettre et, comme le ton m’en semblait assez urgent, j’ai cherché à vous rejoindre au plus vite. Mais le seul navire qui reliait Dagon Fel à Ald Vélothi était parti depuis trois heures quand je suis arrivée en ville. J’ai dû payer un pêcheur pour qu’il accepte de me transporter sur la côte et j’ai passé la traversée à écoper parce que sa barcasse prenait l’eau de toutes parts, raconta la jeune femme en lançant un regard espiègle à Curio qui parvint à prendre un air contrit devant ses mésaventures. Bref, c’est là que j’ai commencé à abîmer mes vêtements. »

Curio ne put retenir un éclat de rire en repensant à l’état de la jeune femme quand elle était arrivée dans son manoir deux heures plus tôt. Elle rit de bon cœur avec lui.

« Mais je n’étais pas au bout de mes peines, reprit-elle. Il m’a débarqué à Khuul où le batelier s’est montré très insultant envers les n’wah qui embarquaient à son bord et dont je faisais partie. Il a été particulièrement buté quand je lui ai demandé de retirer ses injures et je l’ai jeté dans les eaux du port, qui ne sentaient pas particulièrement bon, je dois dire… Il s’est mis à appeler la garde de toute la force de ses poumons et j’ai préféré hisser les voiles de son bateau et partir sans lui, avant qu’un Rédoran ne vienne me chercher. Ils sont si têtus… et pas très aimables, avec ça, ni très compréhensifs. Je me suis donc retrouvée en pleine mer, avec quelques passagers et rigoureusement aucune idée sur la façon de m’orienter. Je connaissais bien quelques rudiments de navigation que les vieux marins m’avaient appris quand je ravaudais leur filet, dans mon enfance, mais j’ai été contrainte de faire du cabotage pour ne pas m’égarer. Le temps d’arriver à Gnaar Mok, cinq jours plus tard, l’alerte était donnée et le port, bloqué.
J’ai débarqué discrètement les autres sur une plage un peu à l’écart et j’ai filé vers le sud, poursuivie par un navire imposant qui me semblait appartenir aux Rédorans, mais je n’en suis pas sûre, car j’étais dans des eaux hlaalus où leur juridiction n’aurait pas dû s’appliquer. Apparemment, l’elfe noir que j’avais fichu à la baille était un fervent partisan de la libre entreprise et militait activement pour l’abolition des taxes sur les marchandises. Son bateau était conçu pour la vitesse et j’ai réussi à maintenir un écart confortable avec ceux qui m’avaient pris en chasse. Ils m’ont lâchée quand j’ai doublé Seyda Nihyn et j’ai vite compris pourquoi : les nuages viraient à un gris violacé et un vilain orage se préparait. J’ai réduit la voilure et j’ai mouillé une ancre flottante, mais c’est tout juste si j’ai pu m’en sortir vivante. Le vent était si violent qu’en dix minutes le mât avait craqué et la coque se disloquait. J’ai entendu les coutures lâcher les unes après les autres. C’est à peu près à ce moment-là que j’ai décidé que ma présence sur cette embarcation n’était plus requise. J’ai pu flotter pendant quelques minutes, et la tempête s’est miraculeusement apaisée, aussi vite qu’elle s’était levée. »

La jeune femme s’interrompit et prit le verre que lui tendait Crassius Curio. Elle sirota la liqueur ambrée, buvant à petites gorgées avant de poursuivre son récit.

« J’étais restée près de la côte et j’ai pu nager jusqu’à une anse assez calme. J’étais déjà venue dans la région et je me suis rendue compte que j’avais été poussée par les vagues à un jour de marche de Cœurébène. Je me suis remise en route sous une pluie battante… j’étais trempée jusqu’aux os, frigorifiée. J’avais perdu une botte lors du naufrage et la route était très boueuse. C’était il y a trois jours. Depuis, je suis allée lentement vers Vivec, en évitant soigneusement les patrouilles. Je suis arrivée au crépuscule mais j’ai préféré attendre la nuit noire pour entrer en ville. Ma tenue ne m’aurait pas permis de passer inaperçue dans une foule tant qu’il restait un peu de lumière. »

Curio sourit de nouveau, mais son front était barré par un pli soucieux.

« Je n’aurai pas dû vous faire prendre tous ces risques ; ce que j’ai à vous dire est important mais pas au point de mettre votre vie en danger dans ma hâte de vous en informer. J’irai voir le Bureau de la Garde à l’aube pour arranger vos démêlés avec la justice. Etrange qu’elle mobilise toutes ces forces pour récupérer un simple navire et n’ait jamais pris vraiment la peine de s’occuper de… mais je vous raconterai ça plus tard. Vous êtes sans doute épuisée et je vous ai retenue jusqu’à une heure bien avancée. Votre chambre est prête. Voulez-vous vous y rendre ?

— Avec joie, maître Curio, répondit la jeune femme. Je crois bien que je ne me lèverai pas très tôt ce matin… Cela fait si longtemps que je n’ai pas dormi dans un vrai lit… Ces fous de Nordiques ne connaissent que les paillasses à Dagon Fel, et les matelas des auberges sont rembourrés avec des noyaux de pêche… quand il ne faut pas les partager avec de la vermine. Je vous souhaite une bonne nuit, maître Curio.

— A vous aussi, chère Iseldra. »

Une servante emmena la jeune Brétonne dans une chambre du manoir où elle découvrit un grand lit à baldaquins. Elle se dévêtit d’un air absent, passa un déshabillé blanc crème et se glissa sous les draps fins et les chaudes couvertures en laine brune. Le sommeil l’envahit et elle s’endormit dans l’instant, avant même qu’une jeune Argonienne n’ait eu le temps de tirer les rideaux du grand lit.

Quand elle se réveilla, un serin voletait en pépiant autour d’elle. Iseldra tendit la main et l’oiseau se percha dessus, gazouillant de plus belle.

« Il vous manquait ? »

La jeune femme releva vivement la tête au son de la voix de Curio.

« Oui, répondit-elle laconiquement.

— Pourquoi ne pas l’avoir emmené avec vous à Dagon Fel ? Il vous aurait tenu compagnie et son chant est plus beau que les criailleries des braillards.

— Le climat ne lui aurait pas convenu. Il était bien mieux chez vous, à l’abri des orages. Et puis… il ne m’appartient pas. Il est libre, et je ne voudrais pas le mettre en cage.

— Ah, dans ce cas… Vous ai-je déjà dit, ma chère, que vous êtes ravissante ?

— Souvent, maître Curio. Mais cela ne gâche en rien votre compliment. Voulez-vous me parler de l’affaire pour laquelle vous m’avez fait revenir à Vivec ? Le sujet semblait vous tenir à cœur. Je suis reposée à présent, et prête à me mettre au travail.

— Vous en êtes sûre ? s’enquit Curio avec une pointe d’inquiétude dans la voix. Je ne voudrais pas vous surmener inutilement… Enfin, si vous pensez qu’il est temps…
Le problème qui m’a poussé à vous faire appeler à mes côtés est assez ancien. Il remonte à mon arrivée dans notre bonne cité de Vivec. A cette époque-là, j’étais un jeune aristocrate encore un peu vaniteux et arrogant, mais fou amoureux de ma femme.

— Votre femme ? Vous avez été marié, maître Curio ? »

Il éclata d’un rire sans joie, désabusé.

« Etonnant, n’est-ce pas ? Oui, je l’ai été… mais pas longtemps, malheureusement. Alnimera était la nièce du comte de Chorrol, elle était belle comme le jour, nous nous aimions depuis l’enfance… Et nos parents voyaient d’un bon œil une union entre nos familles. Tout était pour le mieux ; les Hlaalus m’avaient désigné comme leur porte-parole pour leurs relations avec l’Empire et je suis venu m’établir ici, avec mon épouse et son frère cadet. »

Il reprit son souffle et adressa à Iseldra un sourire très juvénile, presque enfantin, mais il se rembrunit bien vite.

« Pardonnez-moi, ma chère, je n’ai pas votre talent pour raconter, mais je n’ai pas l’envie ni le courage de présenter cette histoire avec force métaphores et autres belles tournures. Peu après mon mariage, il y a douze ans, ma femme fut envahie par une langueur dont rien ne pouvait la tirer. Son frère me convainquit de l’envoyer se reposer dans une petite maison de campagne, loin de l’air vicié de cette ville. J’acceptai et la fis escorter de dix gardes, tous fanatiquement dévoués à ma famille et à moi. Hélas… Ces hommes ne purent protéger ni mon beau-frère ni ma chère femme. Tous furent massacrés sur le chemin qui les menait à cette propriété. »

Sa voix se brisa et il ne put refouler plus longtemps ses larmes. Iseldra, stupéfaite de voir le conseiller pleurer, se leva et vint s’asseoir à côté de lui. Elle l’entoura de ses bras et, lentement, Curio reprit son empire sur lui-même.

« Veuillez m’excuser, je suis vraiment confus. Evoquer ce souvenir m’est très pénible… Mais j’avais besoin de vous le raconter avant de vous demander si vous acceptiez de me servir de nouveau.

— Je suppose que vous avez tout fait pour retrouver les meurtriers, dit la jeune femme d’une voix douce.

— C’est précisément là que je voulais en venir. J’ai soupçonné tout le monde… Odral Helvi, le gouverneur véreux de Caldéra ; Orvas Dren, le maître malveillant de la Cammona Tong ; Gothren, l’archimage telvanni, ou Vénim, le dirigeant des Rédorans que j’avais plus d’une fois irrités… Mais, en bon citoyen impérial respectueux des lois, je m’en suis remis à la légion pour mener l’enquête. Elle a piétiné pendant six mois, sans autre résultat que d’aggraver ma souffrance à chaque instant qui passait. Puis Vantinius a fait classer l’affaire… Au motif qu’elle ne serait sans doute jamais élucidée et constituait donc une perte de temps et d’argent. Il m’a interdit d’effectuer la moindre recherche pour tenter par moi-même d’identifier les coupables. Cependant… j’aimerais que vous m’aidiez à les débusquer.

— Mais… ne craignez-vous pas que le général Vantinius n’y mette le holà ?

— J’en doute. La nouvelle n’est pas encore parvenue à Dagon Fel où il n’y a que de faibles garnisons impériales, mais on parle désormais de feu Varus Vantinius, qui est mort à quelques mètres de ma demeure, sur le sable écarlate de l’Arène.

— Et son successeur ne s’oppose pas à la reprise des recherches ?

— Figurez-vous que non. C’est lui qui a vaincu le général en combat singulier et c’est un ambitieux. Il cherchait à se faire proclamer Hortator, Julianos seul sait pourquoi. Et comme son élection parmi les Hlaalus reposait sur un consensus, il a dû se plier à mes conditions. »

Iseldra ne put dissimuler un sourire auquel Curio répondit par un clin d’œil délibérément appuyé.

« Il pensait me manipuler facilement, au vu de ma réputation de… pervers, que je me donne tant de mal à entretenir à grands frais. Il m’a trouvé assez peu recevable à ses arguments d’unité, de puissance et d’hégémonie, et il a fini par accepter ce qu’il a sans doute pris pour une de mes excentricités.

— N’était-ce pas dangereux ?

— Assez, si l’on connaît la réputation d’impulsivité du personnage. Il a causé une épidémie de morts subites et violentes dans toute la région. Gothren, Vénim, Yngling, pour ne citer que les principaux, sans oublier son prédécesseur à la tête de la légion. Mais ma mort lui aurait aliéné Niléno Dorvayn et le duc. Il ne pouvait pas se permettre de faire preuve de violence envers moi.

— Vénim est mort ? s’exclama Iseldra, abasourdie.

— Dans l’Arène, oui. Ce n’est pas une grande perte mais cela laisse les Rédorans sans chef, et venant de nommer Hortator un homme autoritaire qui contrôle les vingt-huit mille Orques et Impériaux de la légion de Vvardenfell. Sa puissance est sans égale… Il n’y a guère que Vivec qui pourrait lui faire de l’ombre, mais il semble décliner, ces derniers temps. »

Iseldra frissonna et s’approcha de la fenêtre ouest de sa chambre. Les nuages s’étaient écartés et les hautes tours grises et maussades du Fort Noctuelle étaient aisément repérables dans le lointain et on distinguait les tentes immenses dressées autour des remparts. Le camp retranché fourmillait d’activité.

« Acceptez-vous, chère, chère Iseldra ? Voulez-vous prendre le risque de vous exposer à la colère d’hommes peut-être si haut placés que mon influence ne pourra guère vous protéger ? »

La jeune femme lui accorda un long regard avant de répondre. Le visage du conseiller hlaalu ne laissait pas le moins du monde soupçonner qu’il avait pleuré quelques minutes auparavant. Iseldra repensa à ce que cet homme avait fait pour elle, à l’estime qu’il lui portait, à l’espoir qu’il plaçait en elle. En cet instant, plus que jamais, elle ressentit la force de Curio, une force indécelable au premier abord, destinée à dissimuler la fragilité causée par cette blessure ancienne.

« Oui, souffla-t-elle. Dussé-je y laisser la vie, maître Curio, je retrouverai l’assassin de votre femme. »




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Chapitre II



Deux heures plus tard, alors qu’Iseldra peignait négligemment ses longs cheveux qui cascadaient sur ses fines épaules, Curio arpentait nerveusement sa bibliothèque. Avait-il vraiment le droit de demander cela à la jeune femme ? Son appel irréfléchi en pleine saison des typhons avait failli coûter la vie à cette beauté insouciante. Supporterait-il qu’il arrive malheur à la jeune Brétonne qu’il avait patiemment élevée depuis bientôt onze années, quand il l’avait découverte, mendiant dans les rues de saint-Délyn, âgée d’à peine huit ans ?

Il l’avait arrachée à la misère et au destin qui aurait été inévitablement le sien, si elle avait continué à vivre là. Un quelconque proxénète l’aurait tiré du ruisseau où elle survivait à grand peine pour lui donner une robe, de quoi manger et… un sujet de honte pour chaque jour. Il avait éduqué la petite sauvageonne comme la fille qu’il n’avait jamais eu et n’aurait jamais, il en était certain, essuyant ses rebuffades initiales sans perdre espoir. Mais il sentait que cet argument était creux. Avoir donné une existence digne de ce nom à Iseldra ne lui donnait pas le droit de la reprendre pour quoi, au fond ? un caprice ? La quête avait peu de chances d’aboutir, si longtemps après le crime, mais le meurtrier pouvait se sentir menacé et éliminer la jeune femme. A cette seule pensée, le cœur de Curio se serra.

L’Impérial au nez busqué se laissa choir dans un fauteuil où il resta prostré un long moment. Il ne fut tiré de son hébétude que quand l’intendant du manoir entra dans la salle aux murs capitonnés et aux étagères couvertes d’ouvrages précieux, en toussant légèrement pour attirer l’attention de son maître.

« Oui, Thadéas ?

— Hmm… Monsieur m’avait demandé de lui faire parvenir le rapport sur les activités du nouvel Hortator de notre Maison dès qu’il serait prêt. Les scribes ont achevé de déchiffrer le message de votre informateur et je vous l’ai apporté. Il semblerait qu’il y ait du nouveau, Monsieur.

— Donnez-moi, ça, fit Curio d’un ton brusque avant de se reprendre. Pardonnez-moi, Thadéas. Je ne vous ai même pas remercié d’avoir patienté toutes les nuits depuis une semaine qu’Iseldra se présente à vous dans les complexes.

— Ce n’est rien, Monsieur, répondit l’intendant en se retirant. Les Tribuns nous apprennent que tout homme est sujet au doute et à l’errance, mais que chacun peut trouver la lumière libératrice même au sein de la plus sombre ténèbre. »

Resté seul, Curio déroula le parchemin et écarquilla les yeux de surprise. Son intendant avait décidément un penchant prononcé pour l’euphémisme… comme tous les flegmatiques elfes noirs, d’ailleurs, mais lui les distançaient de très loin. “Du nouveau” ? Un Hortator unissait derrière lui les quatres tribus cendraises, que le Temple avait proclamé hérétiques, qui le reconnaissaient comme Nérévarine, et tout ce que Thadéas trouvait à dire, c’était qu’il y avait “du nouveau” ?

Absorbé comme il l’était par les bouleversements politiques qui venaient de se produire, Crassius Curio ne vit pas Iseldra quitter le manoir, de nouveau habillé à la garçonne, et partir en direction de Cœurébène, siège de la légion.

*****

Quand elle sortit de l’opulente demeure de Curio, la jeune femme résista au réflexe de se plaquer contre un mur en croisant un Ordonnateur. Son protecteur lui avait assuré qu’il l’avait dédouané de toute responsabilité le matin même et elle avait toute confiance en lui. Comment aurait-il pu en être autrement ? Elle avait subi les regards aguicheurs de jeunes godelureaux quand ses seins avaient éclos, et elle comprenait tout ce que la bienveillance de Curio lui avait épargné. Rien que pour cela, elle aurait affronté les Seigneurs malfaisants des Daedras pour le défendre.

Avant de se diriger vers le port de Vivec, elle gagna le canton de saint-Délyn pour la première fois depuis que le conseiller l’en avait sorti. Ce qu’elle y vit la bouleversa. Rien n’avait changé. Les mêmes mendiants hantaient les ruelles à la recherche d’un souffleur de verre ou d’un potier un peu plus riche que les autres. La même puanteur s’exhalait des égouts où pourrissait sûrement l’une ou l’autre victime d’une guerre de clans sans merci. En revanche… les filles décharnées qui faisaient le trottoir, leurs yeux caves et ternes vidés de tout espoir… c’étaient elles, ses camarades de jeu d’enfance. Iseldra s’enfuit en pleurant.

Elle sanglotait toujours quand elle s’embarqua pour Cœurébène et quand le batelier la secoua pour qu’elle descende de son bac. Elle essuya ses larmes du revers de la main et se rendit à la herse du fort impérial. Le factionnaire ne fit aucune difficulté pour lui ouvrir quand elle agita sa bourse qui laissa échapper un tintement suggestif.

Le planton lui indiqua le lieu où elle trouverait les officiers de garde qui pourraient lui ouvrir les pièces réservées aux archives. Elle le remercia en lui fourrant quelques piécettes dans la main et s’engagea dans la direction qu’il lui avait indiquée. Quelques soldats sifflèrent sur son passage mais elle les ignora résolument et pénétra dans un bureau qui sentait le renfermé.

Un lieutenant se mit au garde-à-vous pour la saluer et lui demanda ce qu’elle recherchait. Il la conduisit jusqu’aux archives quand elle lui eut présenté ses lettres d’accréditation et insista pour rester dans la salle avec elle. Iseldra regimba un peu, mais le lieutenant ne lui laissa pas le choix. Il lui montra avec exactitude le règlement, très clair sur ce point. Arrivée là, elle retint un cri de découragement. Les légionnaires n’avaient adopté aucune méthode de classement et s’étaient contentés d’empiler des monceaux de documents les uns sur les autres. En trouver un en particulier prendrait sans doute des jours.

Mais Iseldra commença à inspecter laborieusement les bouts de parchemins vaguement collationnés. Le jour déclinait rapidement et elle obtint la permission du lieutenant tatillon d’allumer quelques bougies. Vers dix heures, elle entendit des acclamations retentir dans le camp et abandonna pour un temps les piles de papiers. Elle se hâta, toujours accompagnée de l’officier, vers l’air libre.

Au milieu de la cour, un homme était porté en triomphe par des Orques. A première vue, Iseldra pensa que c’était un Impérial d’environ trente-sept ans, peut-être de la région de Leyawiin. Les cris des légionnaires se firent de plus en plus sonores et la jeune femme fut bousculée sans ménagement par des soldats qui voulaient s’approcher de l’homme ainsi honoré. L’œil exercé d’Iseldra ne mit pas longtemps à remarquer les insignes qu’il portait. Cet homme à belle allure était le maître de la légion et le Hortator de toutes les Maisons. Mais les Orques scandaient autre chose, d’une voix si forte et grave qu’au début elle n’en comprit pas le sens.

« Nérévarine ! Nérévarine ! »

Les cris devinrent un immense rugissement lorsque l’Hortator fut reposé à terre et sortit de son fourreau une épée qui ne pouvait être autre que Chrysamère. La jeune femme se plaqua les mains sur les oreilles pour ne pas être submergée par le bruit, mais la clameur l’enveloppa tout de même. Autour d’elle, le sol vacillait. Elle perdit connaissance.

Une seconde ou une année plus tard, elle n’en savait rien, elle rouvrit les yeux. Un guérisseur du Culte lui tournait le dos et discutait avec véhémence avec quelqu’un qu’il lui cachait. Le serviteur des Neuf s’empourpra soudain et partit à grandes enjambées en fulminant. L’autre s’approcha d’elle, et une chandelle illumina soudain son visage. Elle le reconnut aussitôt : c’était lui que ses soldats avaient acclamé comme le Nérévarine.

« Vous allez mieux ? »

L’homme s’efforçait visiblement d’être aimable, mais Iseldra perçut aussitôt la brutalité qu’il contrôlait à grand peine.

« Oui, merci, répondit-elle, d’une voix délibérément lasse, espérant que l’Hortator serait assez courtois pour la laisser se reposer. Je ne suis pas habituée à de telles manifestations.

— Les Orques sont ainsi : bruyants. Ils ne perdent pas leur temps à dissimuler leurs émotions comme nous, ils les exhibent. Cela ne fait peut-être pas d’eux les meilleurs négotiateurs au monde, mais eux sont sincères au moins. Pas comme certains que j’ai rencontrés ces derniers temps, acheva-t-il un ton plus bas.

— Vraiment ? » dit-elle d’une voix ingénue. S’il ne la laissait pas, autant le décourager de converser avec elle. Vu ce qu’il venait de dire, sa vertu cardinale n’était sûrement pas la patience et elle comptait l’éloigner rapidement ainsi. Elle décida de ne pas l’appeler par ses titres, juste pour l’agacer un peu plus. Il dut s’en rendre compte, car il ajouta :

« Mais je ne me suis pas présenté. Vous avez sans doute entendu les Orques clamer mon nouveau titre de Nérévarine, mais il est assez spécial et réservé à des occasions précises. Je préférerais que vous m’appeliez par mon nom, Védalus. »

Un nom peu courant, songea Iseldra. Elle ne l’avait même jamais entendu. Il ressemblait à un mélange de noms de plusieurs cultures et le résultat n’était pas très heureux. Elle le dévisagea attentivement, pour savoir à quoi ressemblait cet homme dont Curio lui avait dit qu’il était la nouvelle puissance dominante en Vvardenfell. Ses traits étaient harmonieux, mais sa bouche se tordait continuellement en un sourire assez désagréable, presque cruel. Ses cheveux étaient bruns, bouclés, et il semblait y attacher quelque importance car il était soigneusement peigné. Il avait une courte barbe, taillée d’une main experte et il émanait de ce personnage une impression de pouvoir. Comme elle restait muette, Védalus reprit la parole.

« Quant à vous, Dame Iseldra, tout ce que j’ai pu apprendre à votre sujet est que vous êtes sous la protection de Crassius Curio.

— Vous connaissez mon nom ? hoqueta la jeune femme, interloquée.

— Qui ne connaît pas le nom de la plus belle femme du Vvardenfell ? » répliqua-t-il avec une emphase outrancière.

Le sourire disparut immédiatement des lèvres d’Iseldra et son visage se ferma. Tout sonnait faux chez cet homme. Son nom, ses manières, ses compliments. Elle décida qu’elle ne l’aimait pas et essaierait de s’en tenir à l’écart le plus possible.

« J’ai également pris la liberté de vous faire apporter ceci, dit-il comme s’il discutait de la pluie et du beau temps. Je crois que vous le recherchiez. »

Il lui tendit un paquet qu’elle ouvrit. A l’intérieur se trouvaient tous les détails de l’enquête que la légion avait menée. Ce diable d’homme était-il au courant de tout ? Elle ne sentit tout à coup plus du tout en sécurité et se leva de la paillasse sur laquelle elle était allongée. Elle remercia Védalus du bout des lèvres et prit congé le plus vite qu’elle put, sans l’écouter davantage, ni lui ni les exhortations des guérisseurs alentour qui lui enjoignaient de rester couchée une heure de plus. Elle quitta le camp séance tenante et affréta un navire pour se rendre sur la côte d’Azura.

Quand elle fut partie, l’Hortator Védalus fit appeler le capitaine de sa garde personnelle. L’officier arriva en courant quelques minutes plus tard.

« Ah, Tullius. Vous avez vu une jeune Brétonne sortir du fort ?

— Ma foi, non, général. Pourriez-vous me la décrire ?

— Des cheveux châtain clair, qui lui encadrent le visage et lui tombent jusqu’à mi-dos. Des yeux verts. Assez grande pour une femme, peut-être cinq pieds et huit pouces. Elle porte des vêtements d’homme. Vous allez la suivre avec… disons, cinquante soldats, les meilleurs que vous trouverez, mais pas d’Orques, que des Impériaux. A distance respectable, qu’elle ne se doute pas de votre présence mais que vous puissiez intervenir si quelqu’un l’attaque. Je veux un rapport hebdomadaire sur ses déplacements et les personnes qu’elle interroge. Sur ce qu’elle leur demande. Vous avez compris ? Alors, allez-y, bon sang ! »

Resté seul, Védalus frappa soudain le mur de son poing. Il laissa échapper un grognement de rage.

« Je la veux… et je l’aurai. »

*****

Iseldra voguait à ce moment précis à déjà plus de sept milles de là. Elle avait payé cher pour que le capitaine du navire sur lequel elle était montée accepte de faire un voyage de nuit et parte à une heure si tardive, mais elle ne pensait qu’à mettre le plus de distance entre elle et ce Védalus. Elle alluma des chandelles et ressortit de sa tunique les parchemins.

L’odeur de suif était déplaisante, mais elle masquait les relents tenaces de la sueur qui empuantissait la petite cabine. La jeune femme fronça le nez et commença sa lecture. L’encre était souvent délavée, la rédaction des rapports toute militaire, la lumière très mauvaise et, au bout de quelques minutes, elle abandonna, préférant lire ce fatras de documents à la clarté du jour. Elle se coucha sur un lit étroit sans se déshabiller et céda au sommeil.

Un coup frappé à sa porte la réveilla. Elle se leva et ouvrit. Un marin l’informa que la plage où elle voulait aborder était en vue. Dix minutes plus tard, une chaloupe était mise à l’eau et Iseldra toucha terre peu après.

Les hommes de l’équipage repartirent sur leur navire. Iseldra se hâta de gagner la route. Après une heure de marche, elle parvint à l’endroit où, douze ans plus tôt, la femme de Crassius Curio avait été sauvagement assassinée.




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Chapitre III



Le lieu était semblable à n’importe quel autre, un tronçon de route banal. La seule chose qui le différenciait un peu était le bosquet d’arbres, non loin, qui avait sans doute servi de cachette aux meurtriers pour tendre leur embuscade. La jeune femme ressortit le dossier. Quoi qu’en dise Curio, la légion avait tout de même réussi à faire condamner cette route pendant tout le temps de l’enquête. Elle avait découvert un homme dans le bois tout près un homme aux yeux révulsés, un filet de sang à la bouche. Crassius Curio l’avait examiné et déclaré qu’il ne s’agissait pas d’un de ses gardes. Pourtant, il était équipé comme les autres d’une armure d’ossements et portait une chevalière l’identifiant clairement comme un serviteur de sa maisonnée.

La légion n’en avait tiré aucune conclusion. Mais Iseldra, elle, avait une imagination assez fertile pour échafauder une hypothèse qui se tienne. L’homme était sans doute possible un des meurtriers. La bague à son doigt lui avait sans doute été donnée pour brouiller les pistes et faire accuser un Hlaalu d’avoir médité le crime, bien maladroitement. Personne n’aurait été assez fou pour signer ainsi l’assassinat. Mais Iseldra connaissait le joaillier de Balmora qui façonnait chaque bijou identifiant un membre de la Grande Maison marchande. Il ne possédait aucun moule, et toutes ses créations étaient uniques. Si elle retrouvait les effets du défunt tueur, elle pourrait savoir qui avait passé commande de cet anneau.

Une autre idée lui vint. On murmurait qu’une nécromancienne résidait à Balmora, au sein même de la Guilde des Mages. La rumeur n’était peut-être pas fondée, mais puisqu’elle comptait se rendre dans cette ville au plus tôt, elle pourrait fort bien amener l’urne funéraire de l’assassin, si elle parvenait à s’en emparer. Les on-dit voulaient que les nécromanciens soient capables d’évoquer les esprits des morts et de leur arracher leurs secrets.

Ragaillardie par le plan de bataille qu’elle commençait à élaborer, Iseldra se demanda où elle pourrait retrouver trace du meurtrier. Il était hors de question qu’elle retourne à Cœurébène compulser de nouveau la paperasserie administrative de la légion. Se trouver à moins de cinq lieues de ce Védalus ne l’inspirait guère. Cela ne lui laissait pas le choix. Un seul homme était capable de la renseigner, au sein de la légion, et il ne lui en coûterait que quelques tournées générales pour obtenir ce qu’elle voulait. Ce vieil ivrogne de Hrisskar connaissait mieux que personne la légion et les affaires où il avait fourré son nez, c’est-à-dire toutes. Avec un sourire, la jeune femme partit vers l’ouest. Elle s’arrêterait à la première auberge longeant la route et achèterait une monture ainsi que quelques provisions.

*****

Crassius Curio était fou d’inquiétude. Tout à ses préoccupations, il avait négligé sa protégée et elle se trouvait sûrement à des lieues de chez lui, à présent. La nuit était tombée depuis des heures et il se rongeait les sangs en pensant aux périls qui menaçaient peut-être déjà la jeune femme qu’il chérissait plus que tout au monde depuis que son épouse lui avait été enlevée. Que faisait-elle en ce moment même ? Des kagoutis l’avaient-ils attaquée alors qu’elle cheminait solitaire sur une route de terre battue ? Des brigands l’avaient-ils agressée pour lui dérober son argent ? Hagard, Curio adressa une prière fervente aux Neuf.

Au petit matin, sa résolution était prise. Il appela Thadéas, son intendant et lui confia la charge de s’occuper du manoir en son absence. L’Elfe noir arqua un sourcil surpris avant de répondre.

« S’il plaît à Monsieur de s’éloigner de son logis, j’ai le regret de lui annoncer qu’il devra trouver un autre que moi pour veiller sur ses affaires.

— Vous m’abandonneriez, Thadéas ? fit Curio, d’un ton blessé. Après deux cents ans passés au service de ma famille ?

— Que non point, Monsieur. Mais j’ai déjà connu plusieurs ancêtres de Monsieur qui étaient coutumiers des escapades. Il valait mieux que je les accompagne pour leur éviter les pires ennuis du monde que votre lignée semble inéluctablement attirer. C’est pourquoi je vous escorterai, dans votre propre intérêt.

— Thadéas, vous passez les bornes ! commença Curio, sur un ton furieux. J’ai passé l’âge où vous deviez veiller sur moi comme un braillard sur sa nichée.

— Vraiment, Monsieur ? répondit le vieux Dunmer sur un ton détaché. Monsieur a peut-être raison. Mon esprit étriqué m’a fait perdre de vue que trente-cinq ans est un âge déjà respectable chez les humains. Néanmoins, si j’en crois certains ragots, Monsieur est toujours de taille à créer des problèmes partout où il passe. La question est donc réglée. Quand partons-nous, Monsieur ?

— Dans… dans une heure, dit Curio, conscient qu’il s’était fait manipuler par son intendant. Préparez quelques affaires et des vivres. Je ne sais pas combien de temps nous serons loin de Vivec.

— Comme il plaira à Monsieur, » dit Thadéas en s’inclinant profondément.

Peu après, les deux hommes, lourdement chargés et habillés comme le commun, se dirigèrent vers les écuries de la ville. Ils achetèrent deux étalons fringants comme montures, et un hongre, plus réservé, pour leur servir de cheval de bât. Curio décida de piquer vers l’est et de visiter chaque hostellerie sur le bord de la route pour s’enquérir d’Iseldra. Ils atteignirent la première aux environs de midi. Thadéas insista pour que son maître déjeune et laisse les bêtes souffler. Et c’est ainsi qu’ils manquèrent la jeune femme, qui passa sans s’arrêter sur son cheval alors qu’ils étaient tous deux attablés.

*****

Le capitaine Tullius aimait à se définir comme un homme simple, qui prenait la vie comme elle venait, et un farouche partisan de la discipline dans l’armée. La description que ses soldats faisaient de lui était assurément plus colorée et pittoresque : un vieux briscard que plus rien n’effrayait à seulement quelques mois de la démobilisation confiait à qui voulait bien lui payer une chopine que c’était « une vraie peau de vache, ouais mon p’tit gars, teigneuse comme tout, pire que mon sergent, çui-là même qui m’a tout appris du métier, et pourtant y nous en faisait baver ! Mais avec le ‘ptaine, rien à faire ! Pardi, il m’a fait nettoyer sa carrée vingt fois d’suite jusqu’à qui soye content, quand y m’a mis aux arrêts pasque j’m’étais coupé en me rasant et qu’ça faisait désordre pendant la revue, qu’y m’a dit ! » Pour compléter ce tableau édifiant, il convient d’ajouter que Tullius était un homme violent, rigoureusement imperméable à ce qui ne relevait pas de la vie militaire. Un parfait combattant, mais qui se révélait une catastrophe naturelle pour exécuter un ordre qui ne soit pas : « Attaque ! », comme Védalus venait de lui en donner. A sa décharge, il faut préciser que c’était un de ces innombrables enfants trouvés devant une caserne et que son éducation avait été pris en charge par des soldats. Mais ça ne consolait guère les victimes de sa brutalité gratuite.

Le capitaine se gratta la tête pendant une ou deux minutes après avoir quitté son général (il ne l’appelait qu’ainsi. Des termes comme Hortator ou Nérévarine n’éveillaient aucune lueur en lui). Il convoqua les gardes des portes de Cœurébène et leur demanda sèchement s’ils avaient vu passer Iseldra, encore qu’il ignorât son nom et qu’il fut forcé de la décrire. Devant leur réponse négative, même son esprit obtus put conclure qu’elle avait pris un bateau dans le port.

Il entra dans un bouge miteux sur le front de mer, suivi par cinquante soldats rien moins que discrets, qui trottaient derrière lui. Le tenancier de l’établissement accepta tout de suite de lui dire ce qu’il savait sur les déplacements de la jeune femme et put même lui indiquer le quai où elle avait embarqué, dès que le brave capitaine eut desserré l’emprise de sa main gantée d’acier sur sa gorge.

Névosi Hlan ne fit pas plus de difficultés pour prendre à son bord l’officier et ses troupes, une fois que son entrejambe cessa de le faire souffrir. Il ne perdit pas son temps à signaler à Tullius qu’un tel nombre de passagers alourdirait dangereusement son bateau et empêcherait toute poursuite. Il avait eu son content de douleur pour la journée.

Le malheureux Dunmer fut contraint de jeter sa cargaison qui ralentissait sa « coque de noix » selon le toujours aimable capitaine de la légion, puis d’arraisonner le navire qui avait transporté Iseldra, au mépris de toutes les lois maritimes. L’équipage se montra prêt à coopérer avec le bouillant Tullius et ses hommes et marqua sur une carte l’endroit où il avait conduit la jeune femme. Le capitaine divisa ses soldats en deux escouades de force égale, en transborda une sur l’autre vaisseau et débarqua au crépuscule sur la plage qu’Iseldra avait quitté dix heures plus tôt. Il fit dresser le camp et ce n’est qu’au matin que la marche reprit.

Pas un instant, il ne vint à l’esprit du capitaine qu’il serait judicieux d’acquérir des montures, même quand il devint évident que la jeune femme qu’il suivait creusait l’écart avec lui de manière impressionante. Du point de vue rigide de Tullius, un légionnaire était un fantassin. La seule idée de cavalerie lui donnait des boutons disgracieux.

Le surlendemain de son départ de Cœurébène, le capitaine et la discrétion de sa filature était déjà la risée des marins de Hla Oad jusqu’à Tel Branora. Mais Tullius n’en démordait pas : imperturbablement, il se rendait là où les taverniers trouvaient amusant de l’envoyer, en dédommagement du mauvais quart d’heure qu’il leur avait fait passer en les agressant dans sa quête de renseignements sans cesse plus inutile à mesure qu’il se déplaçait.

*****

Védalus était penché sur une carte détaillée du Vvardenfell et mesurait des distances avec une règle, plantant de petits drapeaux pour représenter les différentes forces en présence. Par dessus toute autre activité lors d’une campagne, le général Hortator préférait l’élaboration d’une stratégie, une opération lente et patiente où son esprit restait constamment en alerte, jugeant, évaluant différents partis à adopter, imaginant la riposte de l’ennemi et tranchant enfin pour ou contre. L’exaltation mentale qu’il en concevait dépassait de très loin la frénésie du combat, l’ivresse du corps-à-corps. Son aide de camp passa la tête par la fente de sa tente.

« Mon général ! Nous avons un problème avec des civils. Ils exigent de vous voir.

— Quel genre de problème ?

— Eh bien… hum… un de nos légionnaires a accosté une femme dans la rue et lui a fait certaines propositions, répondit le jeune homme en s’empourprant furieusement. Seulement, ce n’était pas une prostituée et son mari était présent… Les choses en seraient sans doute restées là si notre homme avait été seul, mais il était accompagné par de jeunes recrues et… bref, ils ont tué le mari et traîné sa femme dans un de leurs baraquements… La famille est ici pour réclamer justice.

— Je vois. Ils savent que je suis ici ?

— Oui, mon général, fit l’aide de camp. Ils ont probablement soudoyé un garde pour l’apprendre, d’ailleurs.

— Je n’échapperai donc pas à cette corvée, soupira Védalus. Très bien, suivez-moi. »

Le général fendit la foule de ses soldats à grandes enjambées et se dirigea vers l’entrée du campement où une vingtaine de personnes qui avançaient également à sa rencontre. Leurs expressions étaient rien moins qu’amènes et plusieurs étaient rouges de colère. L’un d’eux apostropha l’Hortator avant même qu’il soit parvenu à sa hauteur.

« C’est comme cela, général, que vous tenez vos troupes ? Mon frère est mort et ma belle-sœur est déshonorée. Que comptez-vous faire à ce sujet ? »

Védalus lui lança un regard assassin mais l’autre ne détourna pas les yeux.

« Vous êtes un irresponsable, général. Vous avez sous votre commandement la légion tout entière en Vvardenfell et vous disposez de treize mille hommes ici même. Vantinius, lui, faisait assurer le calme dans les rues avec ses gardes et ne tolérait aucun manquement à la discipline. Jamais pareille tragédie ne se serait produite avec lui à la tête de la garnison. Vous vous contentez de jouer au petit chef mais vos actes ne sont dignes que d’un brigand sans foi ni… »

Le malheureux ne finit jamais sa phrase. Avec un calme terrifiant, Védalus brandit son épée et envoya rouler sa tête au loin. Le corps décapité s’affaissa.

« Y a-t-il ici quelqu’un d’autre qui mette en cause ma façon de diriger la légion ? Personne ? C’est bien ce que je pensais, dit le général d’un ton détaché, tandis que les autres plaignants se faisaient tout petit. Maintenant, écoutez-moi bien, et soyez prêts à répéter mes paroles à Cœurébène tout entière. Il se peut que Vantinius vous ait laissé la bride sur le cou. C’était un faible et un lâche. Mais le temps où vous dirigiez cette cité est révolu ! Dès demain, la ville sera placée sous loi martiale ! Les portes ne rouvriront que pour le compte de la légion ! Dans quelques jours, je mènerais le gros de mon armée en-dehors de la ville, mais ne vous attendez pas à être en sécurité ! Il restera plus de trois mille hommes pour vous contrôler et faire observer le couvre-feu. Je vous ai prévenus. Fichez-moi le camp à présent, votre seule vue me cause des haut-le-cœur. »

Les civils détalèrent sous les quolibets des légionnaires.

« Qui les a laissé entrer ? demanda sèchement Védalus.

— Le commandant Frald le Blanc, mon général.

— Très bien. Courez donc prévenir l’honorable Frald le Blanc qu’il est délivré de ses obligations militaires et qu’il ferait mieux de se dépêcher de partir. Il sera mis hors-la-loi dans la ville au coucher du soleil. »

Sans laisser le temps à l’aide de camp stupéfait de protester, Védalus repartit vers sa tente. Assez perdu de temps comme ça ! Il avait choisi le bon moment pour sa manœuvre, mais la chose était sans risques, il en était persuadé. Frald était aimé de la garnison mais pas au point de lui être préféré et il écartait ainsi une possible contestation de la part du vétéran. Sa campagne au Mont Ecarlate se déroulerait donc sans anicroche.

Satisfait, Védalus s’approcha de nouveau de la carte. Du revers de la main, il fit tomber une figurine d’ivoire symbolisant l’ancien dirigeant de la garnison du Fort Noctuelle. Puis il fixa un insigne de la légion sur un grand aplat gris, la salle du Grand Conseil. Le duc Védam Dren protesterait peut-être un peu mais il n’était pas de taille à lutter. La Maison Hlaalu serait anéantie si elle se dressait contre l’armée impériale et le duc le savait fort bien. Il accepterait cette nouvelle défaite comme toutes les autres, d’autant plus que Védalus avait un excellent moyen de pression sur lui… Vraiment, si l’Hortator avait cru dans les Neuf, il les aurait remerciés pour l’aide qu’il lui prodiguait. Mais Védalus créait sa chance lui-même, et c’était sur son ordre qu’un obscur caporal avait attenté à la vertu d’une femme de haut rang. Dans la pénombre que les bougies repoussait à peine, son visage se fendit d’un rictus et il éclata d’un rire sinistre.




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Chapitre IV



Iseldra était arrivée dans la soirée à Seyda Nihyn. Elle avait aiguillonné sa monture autant qu’elle l’osait pour ne pas se faire refouler aux portes de la ville, une fois l’heure de leur fermeture passée. Passer une nuit au bord de la route ne la tentait guère, d’autant que le vent se faisait glacial et que les feuilles mortes qui se décomposaient lentement sur le sol n’étaient pas un matelas idéal.

Elle donna une piécette à un enfant qui traînait devant l’auberge d’Arrile pour qu’il mène son cheval dans une écurie avant de pousser la porte et d’entrer. Le Haut-Elfe qui tenait le petit établissement la salua avec une déférence rare chez les siens. Elle loua une chambre pour la nuit et partit s’installer à une table parmi les autres clients. Elle commanda une soupe chaude à la serveuse qui la lui apporta quelques minutes plus tard. La jeune femme s’inquiéta un peu de l’absence de Hrisskar. En temps normal, il aurait dû écluser une énième chope de shein bon marché, accoudé au bar.

Enfin le vieux légionnaire apparut, titubant et soutenu par, oh surprise, le Bosmer Fargoth. La jeune Brétonne avait entendu quelques histoires sur la morgue du minuscule Elfe des Bois mais elle n’accordait pas foi aux bruits qui couraient sans les avoir vérifiés. Onze ans passés auprès de Crassius Curio lui avaient appris à se fier à sa propre expérience plutôt qu’aux rumeurs.

Fargoth éprouvait quelques difficultés à maintenir  Hrisskar à peu près d’aplomb, dont la masse imposante menaçait à chaque instant de s’effondrer sur lui. Deux habitués se précipitèrent pour l’aider à déverser le Nordique dans un siège. Iseldra rapprocha insensiblement de lui sa chaise.

« A boire ! brailla Hrisskar d’une voix pâteuse. J’ai soif ! Je n’ai pas eu si soif depuis…

— Depuis dix minutes environ, compléta Fargoth, vidé de ses forces. Vous ne devriez pas lui faire crédit, ajouta-t-il pour Arrile. Ça n’est pas un service que vous lui rendez. »

L’elfe doré haussa les épaules.

« Ça ne me ruine pas et il attire les clients. C’est bon pour les affaires.

— Pas pour son foie, insista Fargoth. J’ai retrouvé ce pauvre vieux Hrisskar à moitié noyé dans une mare. Ça l’avait dessoulé, mais il était ivre mort quand il est tombé dedans.

— La mare avec une souche creuse dedans ? ironisa Elone, la Rougegarde. Et vous l’avez aidé ?

— Il n’en voulait pas à mon or, répondit le petit Bosmer. Et je ne suis pas assez fou pour tout cacher au même endroit. Il me fait pitié, c’est tout. Je crois que je vais l’emmener se coucher. Ça vaudra mieux pour lui que d’être ici, à respirer des vapeurs de mauvais alcool.

— Ma parole, mais nous avons là une vraie mère poule ! s’exclama un client un peu éméché. Vous ne voulez pas lui faire faire son petit rot, tant que vous y êtes, Fargoth ? »

L’expression de l’Elfe des Bois changea à peine. Sa main bougea si vite que l’œil ne put la suivre et l’instant d’après, un stylet métallique vibrait dans le mur, deux doigts au-dessus de la tête du mauvais plaisantin. L’assistance se figea.

« Pas d’armes chez moi, Fargoth, » fit Arrile avec un air de reproche.

Le Bosmer lui répondit par un grognement outragé et quitta la salle séance tenante, Hrisskar lourdement appuyé sur son bras. Iseldra se leva discrètement et les suivit. Les deux hommes marchaient lentement et ils mirent un certain temps à atteindre le grand phare de Seyda Nihyn. Fargoth toqua à la porte et une belle Dunmer lui ouvrit. Iseldra remarqua qu’elle portait des vêtements de deuil et semblait avoir beaucoup pleuré.

« Tout va bien, Fargoth ? lui demanda la gardienne.

— Pour moi, oui, Drarayne. C’est Hrisskar qui va mal. Je me demandais si tu pouvais l’héberger pour la nuit. Il a besoin de repos.

— L’héberger ? Je voudrais bien, mais je ne vais pas pouvoir veiller sur lui. Il faut que j’alimente le feu.

— Ce n’est pas grave. Je peux m’occuper de lui.

— Mais… si on vous voyait chez moi… Tu connais les gens du village, Fargoth, tu sais ce qu’ils raconteraient si jamais… »

C’est le moment que choisit Iseldra pour sortir de sa cachette et venir dans la lumière des torches.

« J’ai surpris votre conversation malgré moi, mentit-elle effrontément. Je pourrais peut-être vous rendre service. Si je restais au côté des deux hommes, votre réputation n’aurait pas à en souffrir… Et je me moque comme d’une guigne de l’opinion que ce village se fera de moi.

— Peut-être cela pourrait-il marcher, approuva Fargoth. Montre-toi bien près du feu, en haut, et tout devrait bien se passer, mon amie.

— Tu as raison, Fargoth. Je prierai pour l’âme de Processius. Entrez, et excusez-moi, je monte immédiatement. »

Le Bosmer, le Nordique et la Brétonne la suivirent à l’intérieur et s’installèrent sur des paillasses du mieux qu’ils purent. Iseldra ne put réfréner plus longtemps sa curiosité.

« Qui est Processius ? demanda-t-elle à Fargoth.

— Etait. C’était le percepteur d’impôts, ici. Il n’était pas très aimé, mais il faisait bien son métier et… il se serait sans doute fiancé avec mon amie Drarayne Thélas s’il ne lui était arrivé malheur.

— Que s’est-il passé ?

— Quelqu’un a décidé qu’il payait trop de taxes qui ne servaient qu’à enrichir Processius et lui a donné un coup de couteau dans le dos, à un quart de lieue du village. Les gardes prétendent n’avoir rien vu, mais Hrisskar a su, j’ignore comment, que Foryn Gilnith était le coupable.

— Et il a été jugé ?

— Je ne lui ai pas laissé cette chance de s’en tirer. Il aurait sali la mémoire de Processius. On a retrouvé cet Elfe noir de malheur un jour, la tête clouée à sa porte par un stylet qu’il avait reçu en plein front. Je n’attaque pas par derrière, au moins, ajouta Fargoth en voyant Iseldra pâlir. Il avait brisé le cœur de mon amie. Pour ça, il méritait de mourir dix fois. Et maintenant, dites-moi pourquoi vous m’avez suivi depuis l’auberge. Je vous ai vue attablée là-bas. C’est pour discuter avec ce vieux Hrisskar, j’imagine. Vous avez des renseignements à lui soutirer ?

— Vous ne vous trompez pas. Je viens de Vivec pour le voir.

— Très bien, allez-y. Mais je vous préviens : pas question de le faire boire, même s’il réclame du vin. De l’eau, et rien que de l’eau. Et ne le fatiguez pas trop non plus.

— Je ferai attention, Fargoth, promit Iseldra, avant de se retourner vers Hrisskar, pendant que le Bosmer se plongeait dans la contemplation d’une poutre.
Hrisskar, vous m’entendez ? J’ai besoin de vos talents.

— Quoi ? marmonna le Nordique qui sortit de sa somnolence. Qui… qui parle ?

— Je m’appelle Iseldra, Hrisskar. Je travaille pour maître Curio. Vous le connaissez, il vous a sorti d’un mauvais pas il y a trois ans. Vous vous en souvenez ?

— Dame, oui ! Ils voulaient me chasser de la légion, moi, un honnête soldat travailleur comme tout, pleurnicha Hrisskar. Mais l’bon maît’Curio, il les a pas laissés faire !

— Et maintenant, je vous demande de le payer de retour. Il s’agit d’une affaire le concernant qui remonte à plus de dix ans.

— C’est-y pas que vous parleriez du meurtre de sa femme, ma p’tite dame ? s’écria l’ivrogne. Fallait l’dire plus tôt ! J’peux vous aider, pour ça. J’étais dans la garnison de Cœurébène quand j’étais plus jeune.

— C’est bien de cela qu’il s’agit, répondit la jeune femme, secrètement impressionnée par la mémoire et la perspicacité de celui qu’on prenait trop souvent pour un imbécile confit dans son vin. On avait retrouvé un homme, mort, près de la route.

— Çui-là ? Y f’sait froid dans le dos, j’vous l’dis tout net ! L’avait les dents déchaussées et l’nez tout tordu, et un pied aussi plat que le mien !

— Vous sauriez où on a enterré ses cendres et ses effets ? Je suis prête à vous donner trente pièces d’or si vous me le dites.

— Pas b’soin d’être si généreuse avec le vieux Hrisskar, on lui fait crédit chez Arrile, ricana le Nordique à la barbe rousse. Pour sûr qu’j’m’souviens où on l’a mis. L’avait une tête tellement déplaisante qu’on était content de le brûler et d’en être débarrassé. On l’a pas mis dans un des tombeaux traditionnels, personne le reconnaissait. Alors on a creusé une sorte de p’tit tumulus sur la route entre ici et Balmora, vraiment loin de là où l’avait trouvé, mais les prêtres disaient que c’était là et pas ailleurs qu’il fallait le mettre, et on l’a fichu dans la colline qu’on venait de faire, avec tout son barda.

— Merci beaucoup, Hrisskar, votre aide m’a été fort utile. Dormez bien, maintenant.

— J’suis pas du tout fatigué, ma p’tite dame, » protesta le Nordique, avant de s’effondrer sur sa paillasse en ronflant.

Fargoth revint à pas de loup pour ne pas le réveiller et chuchota :

— Vous avez eu ce que vous vouliez ?

— Amplement. Je crois que je vais pouvoir l’aider d’une façon un peu particulière. Vous tenez vraiment à ce qu’il arrête de boire ? s’enquit la jeune Brétonne.

— Oh, oui. Il se démolit la santé. S’il continue ainsi, il ne reverra pas deux printemps.

— Très bien. Je n’ai jamais été très douée pour la magie, mais un de mes précepteurs m’avait appris un sort amusant. Si vous voulez bien reculer, ajouta-t-elle en marmonnant quelques incantations avant de faire un geste de la main vers Hrisskar en libérant l’énergie magique.

— Que lui avez-vous fait ? Ce n’est pas dangereux, au moins ?

— Ça l’a débarrassé de l’alcool qu’il avait dans le corps. Et si vous évitez de l’approcher d’un verre de liqueur pour quelques jours, il devrait normalement se remettre à consommer de l’eau plutôt que du vin.

— Dans ce cas, je vous remercie vraiment. Je vais l’installer chez moi pour une semaine, nous verrons si c’est aussi efficace que je l’espère.

— Ça le sera. J’ai déjà guéri plusieurs alcooliques ainsi. J’aimerais cependant savoir une dernière chose…

— Je vous écoute.

— Je sais que cela peut paraître indiscret mais… il y a longtemps que Processius est mort ?

— Presque deux ans. Drarayne a porté le deuil depuis lors. »

Iseldra hésita avant de reprendre la parole. Ces histoires ne la concernaient vraiment pas et elle allait peut-être blesser le petit Bosmer, alors qu’elle n’aurait dû penser qu’à son enquête, mais elle ne supportait pas de voir des gens souffrir en silence.

« Vous devriez peut-être essayer de lui faire part de ce que vous éprouvez pour elle, dans ce cas.

— Je vous demande pardon ? répliqua Fargoth avec une certaine brusquerie.

— Eh bien… Il m’a semblé que vous lui portiez une affection qui allait au-delà de l’amitié. Elle ne s’en doute pas, parce qu’elle s’est enfermée dans sa douleur et son deuil pendant longtemps, suffisamment longtemps pour perdre un peu conscience de ceux qui l’entourent. Mais elle est revenue dans notre monde et il lui faut une raison de vivre. Vous en seriez une très bonne.

— Merci bien, fit-il sèchement. J’y songerai.

— Vous feriez bien. C’est une très belle femme. »

La conversation s’arrêta sur ces quelques mots et le Bosmer alla se coucher, imité peu après par Iseldra que son voyage avait fatiguée plus qu’elle ne s’en était rendue compte jusque-là. Au matin, elle fit ses adieux à son hôtesse, à Hrisskar et à Fargoth qui les lui rendit d’un ton un peu troublé et un sourire chaleureux bien qu’hésitant. Elle ne retint pas un sentiment de triomphe alors qu’elle montait sur son cheval et piquait des deux vers l’unique porte de la ville. Le Nordique lui avait donné toutes les informations dont elle avait besoin pour continuer son enquête et les personnes qu’elle souhaitait rencontrer à Balmora lui en apprendraient sans doute encore plus. L’un dans l’autre, elle était assez contente d’elle-même.

Elle sifflota gaiement en engageant son alezan sur la route quand un cavalier la croisa, lancé au grand galop. Lui et son cheval faisaient peine à voir. Ils écumaient et étaient hors d’haleine. La jeune femme fit exécuter une volte à sa monture et revint au petit trot vers la porte. Elle vit l’homme s’adresser aux gardes et gesticuler en tous sens. Intriguée, elle se rapprocha encore puis, saisie d’une inspiration, se cacha dans un taillis avec son cheval.

« … Devez barrer cette entrée tout de suite, ordonnait le cavalier sur un ton péremptoire mais que ses efforts pour reprendre son souffle rendaient assez pitoyable. Ordre du général à Cœurébène. Toutes les villes avec une garnison impériale doivent être placées sous loi martiale d’ici dix jours.

– Il n’en est pas question, sire chevalier, répliqua un des gardes, buté. Il est défendu de proclamer la loi martiale dans les villes libres sous administration impériale directe, comme ici, à Seyda Nihyn ou à Caldéra. Les garnisons sont indépendantes du commandement traditionnel de la légion et elles prennent leurs ordres des gouverneurs locaux selon leurs chartes.

– Je me moque pas mal de vos règlements ! Le général Védalus en a décidé ainsi et sa volonté fait loi pendant toute la durée de l’application de la loi martiale ! Si vos gouverneurs lui feront obstacles, il les démettra de leur poste comme il l’a fait pour Frald !

– Les gouverneurs sont nommés par l’Empereur lui-même, s’obstina le garde féru de droit. Je vous prierai donc de retirer vos exigences et d’observer le calme approprié dans l’enceinte de cette bourgade.

– Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez ! Je mentionnerai clairement votre refus de coopérer dans mon rapport !

– Caporal, auriez-vous l’obligeance d’arrêter cet homme pour outrage à officier et trouble de l’ordre public ? riposta très vite le garde en se tournant vers un de ses subordonnés.

– Tout de suite, mon capitaine. Où dois-je le mettre ?

– Au cachot, bien au frais. Il pourra toujours dire aux rats et aux insectes qu’ils sont placés sous loi martiale, mais je doute qu’ils l’écouteront. »

Le messager était déjà presque remonté en selle quand trois légionnaires le firent tomber lourdement sur le sol. Il tenta de se débattre mais un coup de poing bien appliqué sur sa bouche eut raison de sa résistance. Il se laissa alors entraîner vers les cantonnements des gardes, crachant des injures et quelques dents.

Iseldra sortit aussitôt de sa cachette et reprit sa route, mais toute envie de rire s’était retirée d’elle. L’annonce de la décision de Védalus et l’idée qu’il puisse être le maître absolu des plus grandes villes du Vvardenfell lui faisaient froid dans le dos. De plus, vu la façon dont le messager avait crevé sa bête pour arriver à Seyda Nihyn, celui qui devait porter la nouvelle au Fort Phalène la précéderait. Elle risquait fort de trouver la ville close à son arrivée…

Emplie d’un violent désespoir, la jeune femme aiguillonna son alezan et le mit au petit galop en direction de Hla Oad. Elle repensa tristement alors à une autre nouvelle que le messager avait anoncée. Frald le Blanc était un vieil ami de maître Curio et il venait souvent la voir quand elle avait une quinzaine d’années. C’est lui qui lui avait appris à manier assez correctement l’épée, lui qui lui avait appris la stratégie en lui apprenant patiemment des tactiques aussi bien millénaires que récentes à l’aide de gros livres qu’il avait su rendre passionnants pour elle. Sa révocation risquait fort de chasser sa bonhomie et de laisser place à une grande amertume. Iseldra balaya les larmes qui commençaient à rouler sur ses joues et fixa la route dans une vaine tentative d’oublier ce qu’elle venait d’apprendre.

Modifié par redolegna, 31 janvier 2007 - 01:22.


#2 ELOdry

ELOdry

    Bibliothécaire de Tamriel


Posté 30 avril 2006 - 14:30

(chapitres 5, 6, 7 et 8 de Troubles En Vvardenfell, par Redolegna)

Chapitre V

Crassius Curio et Thadéas étaient repartis vers Vivec en apprenant trop tard qu’Iseldra avait tourné bride et les avait croisés sans qu’ils s’en rendent compte. Ils ne comptaient pas s’arrêter en ville, ce qui les aurait trop retardés. Mais à l’aube, comme ils s’apprêtaient à se remettre en route après avoir campé deux lieues à l’est de la cité, un Elfe noir vint à leur rencontre en galopant.

« Eh, Dram, l’appela Curio, qui l’avait reconnu, alors que son intendant fronçait les sourcils devant des salutations aussi peu protocolaires, qu’est-ce qui peut bien te pousser à quitter ta cachette de si bon matin ?

— Les ennuis, voilà quoi, Crassius. Le fou que nous avons eu la faiblesse de nommer Hortator…

— Il t’avait promis quoi, pour obtenir ton suffrage, déjà ?

— La vie. Il avait trouvé ma planque et il a étendu raide mon garde du corps avant que j’ai le temps de dire ouf. Il a menacé ma servante de son arme et m’a dit qu’il la tuerait, et moi avec, si je ne signais pas tout de suite une déclaration approuvant sa nomination… Mais ce n’est pas de ça que je viens te parler, Crassius. Il a fermé les portes de Cœurébène et il retient le duc dans son château contre son gré. Nous devons réunir le conseil immédiatement et exiger l’arrêt immédiat de ce genre d’agissements, sinon le prestige de la Maison va en prendre un sérieux coup.

— Eh, là, tout doux. Tu es sûr ce que ce tu racontes ? Il n’y a pas eu de crises pareilles en Morrowind depuis la mort de Symmachus et aucune en Vvardenfell. Cyrodiil contrôle trop bien ses généraux pour de tels débordements.

— Crassius, fit Dram Béro, peiné. Si je te dis que c’est vrai, tu peux me croire. J’ai traversé tous les cantons pour te rejoindre et les mendiants ne parlent que de ça. Tu sais très bien qu’ils fournissent la Guilde des Voleurs en renseignements et qu’ils sont fiables.

— D’accord, d’accord, mais que peut-on y faire ? Le conseil ne votera rien contre ça.

— Comment peux-tu en être si sûr ?

— Pour décider d’une action concertée adressée à un dignitaire de l’Empire, il faut avoir la majorité des deux tiers et Orvas Dren le sait aussi bien que nous. Si son frère est dans une mauvaise posture, ça ne peut que l’arranger. Il fera voter contre nous tous les conseillers qu’il contrôle. Yngling est mort, et sans lui et Niléno Dorvayn et  Réthan ne pourront pas nous rejoindre avant des jours, il peut nous bloquer sans difficulté. A ce moment-là, il sera trop tard.

— Mais alors que peut-on faire ? Si Védalus fait la loi à cinq lieues de Vivec, il ne tardera pas à vouloir s’étendre…

— J’ai bien une idée, mais c’est tout à fait irrégulier et on risquera gros, répondit Curio. Voilà ce que nous allons dire : aujourd’hui s’est tenu un conseil de la Maison Hlaalu, avec les conseillers disponibles. Thadéas en attestera par écrit. Je vais te donner une procuration qui te permettra de parler en mon nom. Tu vas solliciter une audience du grand chanoine et réclamer l’intervention de Vivec…

— Là, nous allons au devant d’un autre problème. Védalus a été reconnu Nérévarine par les tribus cendraises au complet et le Temple ne l’a pas proclamé hors-la-loi. On prétend que le dogme pourrait être revu et que les dissidents vont être réassimilés. Vivec ne fera rien contre lui.

— Pas si sûr. Il pourra toujours le menacer. Les Tribuns ne sont plus aussi puissants qu’auparavant mais s’opposer à eux est risqué. De toutes manières, c’est notre seul espoir. Fais toutes les promesses qu’il faudra à Saryoni, dis que les Hlaalus au complet chasseront les hérétiques et convertiront les Impériaux de Vvardenfell à la pointe de l’épée, n’importe quoi mais obtiens de rencontrer Vivec. Si on t’accuse de ne pas tenir tes engagements plus tard, mets tout sur mon compte mais rappelle que la légitimité de notre décision n’était pas encore approuvée par le reste du conseil, comme le hurleront les autres, d’ailleurs… Avec ça, on devrait pouvoir s’en tirer. Je paierai les pots cassés, s’il y en a.

— Tu penses vraiment…? tergiversa Dram Béro. Je n’ai pas envie d’être évincé du conseil à cause de ça, au profit d’une de ces larves à la botte d’Orvas.

— Si le duc meurt par la faute d’un soudard ivre, c’est son frère qui héritera très probablement du poste. Je ne veux pas voir ça arriver. Maintenant, dépêche-toi. Nous n’avons pas beaucoup de temps. »

Béro fit demi-tour et s’en fut à bride abattue vers Vivec. Curio et Thadéas, qui était resté muet, le regardèrent s’éloigner, puis sellèrent leurs chevaux et galopèrent aussi vite qu’ils le purent. Curio ne pensait maintenant plus qu’à rattraper Iseldra. Si les choses tournaient vraiment mal en Vvardenfell, il voulait pouvoir l’emmener en sécurité vers le continent.

Il n’accorda pas un regard au paysage, insensible au vent qui lui fouettait le visage alors qu’il cravachait sa monture. Seule comptait la vitesse à laquelle il pouvait mener son cheval, la vitesse à laquelle il pourrait rejoindre la jeune Brétonne qu’il avait si inconsidérément exposée aux troubles politiques de cette île. Il ne cessait de se répéter que tout était de sa faute, qu’il aurait dû l’envoyer sur ses terres de Cyrodiil dès qu’elle avait atteint treize ans et abandonner ses charges de conseiller hlaalu. Elle aurait pu vivre là-bas en paix, loin des problèmes que causait ce volcan maudit. Sa soif de vengeance pour sa femme l’avait retenu ici et il en payait maintenant le prix, mais plus encore, c’est Iseldra qui risquait de faire les frais de son égoïsme.

Thadéas le suivait en silence, toujours aussi impassible, et il ne suggéra pas une seule fois d’interrompre leur folle course vers le nord-ouest, vers Seyda Nihyn, pour laisser souffler les chevaux. Le vieil intendant avait l’habitude des excentricités de la famille Curio et plus rien ne le surprenait  désormais. Le jour où il avait dû tirer d’un cachot Lavénus Curio pour tapage nocturne devant un bordel du port de la Cité Impériale qui lui avait fermé la porte au nez restait gravé dans sa mémoire, autant que les fous rires à peine retenus des gardes qui savaient parfaitement qu’ils avaient dans leurs cellules le premier conseiller de l’Empereur d’alors. Aucune bourde qui pourrait commettre le jeune maître Curio ne dépasserait jamais cette humiliation.

Les deux hommes menèrent un train d’enfer toute la journée et laissèrent derrière eux Seyda Nihyn, où ils apprirent d’Arrile qu’Iseldra avait pris une chambre mais n’y avait pas passé la nuit et était repartie au matin pour Hla Oad, d’après la route qu’elle avait empruntée. Curio acheta de nouveaux coursiers et vendit ceux qu’il avait presque crevé avant de se lancer de nouveau sur les chemins. A la nuit tombée, il dressa une tente avec l’aide de Thadéas, au moment où Iseldra atteignait la petite ville marécageuse.

*****

Dram Béro se précipita au Palais de la Sagesse dès son retour dans la cosmopolite Vivec. Il passa sans vergogne devant des prêtres que l’on disaient saints dans leurs communautés de fidèles et qui attendaient depuis des semaines une audience du grand chanoine. Il bouscula tous ceux qui se mettaient en travers de son chemin et ouvrit la porte du bureau de Tholer Saryoni à la volée. Ce dernier eut une expression gênée, mais pas autant que la novice en petite tenue qui était assise à califourchon sur lui et qui se dépêcha d’enfiler sa robe de bure et quelques autres vêtements qu’elle avait laissé traîner sur le sol.

Le conseiller hlaalu toussota et en profita pour dissimuler son sourire derrière sa main. Le grand chanoine s’efforça de paraître digne et donna l’ordre à la jeune Dunmer de se retirer. Elle disparut par une porte de derrière qui menait, Dram Béro le savait grâce aux espions qu’ils avaient dans le Temple, vers une chambre confortablement meublée et qui disposait surtout d’un grand lit. La pièce avait l’avantage d’être sans fenêtre et de pouvoir se verrouiller de l’intérieur.

« Les visiteurs ont coutume de se faire annoncer, seigneur Béro, nota Saryoni d’une voix acide.

— Je le sais bien, Votre Grâce, répliqua impudemment Dram, mais les affaires dont j’ai à vous entretenir sont d’une extrême urgence. Il faut que vous m’obteniez une rencontre avec le Révéré Vivec aujourd’hui même.

— Pourquoi donc ? Je ne dérangerai pas Sa Seigneurie sans motif comme vous aimez à le faire d’habitude pour de banales histoire de taxes.

— Oh, non, Votre Grâce. C’est bien de politique dont il s’agit mais d’un genre un peu plus grave. Auriez-vous appris les récents changements qui se sont produits hier à Cœurébène ?

— Un de mes contacts là-bas m’a adressé un rapport détaillé que je comptais lire quand vous êtes survenu, répondit Saryoni sans se démonter. Mais je connais déjà les grandes lignes de… des événements.

— Et vous ne comptez rien y faire, Votre Grâce ? Dans ce cas, permettez-moi de réitérer ma demande de voir le Seigneur Vivec. Je parle au nom du conseil hlaalu, qui m’a mandaté ici pour être son représentant. Voici qui atteste de ma bonne foi, conclut Béro en tendant les documents idoines.

— Donnez-moi ça, dit sèchement le grand chanoine qui inspecta rapidement le rouleau de parchemin, qui édictait une loi adoptée à l’unanimité par le conseil trois ans auparavant et que Béro avait gratté en quelques endroits, par exemple au niveau de la date. Vous êtes peut-être en possession de preuves de votre bonne foi, mais le Seigneur Vivec ne reçoit pas aujourd’hui. Il est occupé.

— N’ayez crainte, cette fois, je me ferais annoncer. Il aura le temps de parer à toutes les éventualités.

— Navré, mais vous n’approcherez pas de Lui. Il faut au moins un mois pour obtenir une audience de Lui. Et deux semaines pour avoir le droit de me rencontrer, ajouta Saryoni.

— Ce n’est pas grave, répondit Béro et un instant le prêtre parut soulagé. Je vais écrire à un de mes vieilles amies en attendant. La femme de feu le seigneur Morvayn. Vous la connaissez sans doute, elle est membre du conseil rédoran. Elle sera ravie d’apprendre que sa fille obtient une audience du grand chanoine Saryoni en moins de deux semaines. Il se pourrait même qu’elle se déplace en personne pour vous en remercier… Elle qui pensait avoir placé sa fille dans une paroisse terne et un peu ennuyeuse comme Pélagiad… Vivec et son agitation lui plairont plus, je n’en doute pas. Ici, le noble fruit de ses entrailles s’épanouira beaucoup mieux et exercera son apostolat avec régularité. »

Saryoni rougit, chose difficile pour un Elfe noir dont le teint ne se prête normalement pas à cet exercice, mais qu’il accomplit à merveille.

« Je… J’ose espérer que vous garderez ce que vous avez vu ici pour vous ? Je veux dire… je… je me chargerais personnellement d’écrire une lettre à Brara Morvayn dès le retour de sa fille à Pélagiad pour l’informer de sa foi sans faille… Je… Ne vous donnez pas la peine de…

— Mais oui, mon vieux, ne craignez rien. Je suis sûr que j’aurai tout oublié de cette histoire quand je sortirai de chez le Seigneur Vivec, d’ici quelques heures. J’ai une si mauvaise mémoire… Je vais vous dire : donnez-moi la clé de la demeure du Révéré Vivec, et je m’engage à vous laisser la joie d’entretenir une correspondance suivie avec Dame Morvayn sur les vertus si nombreuses de sa fille que vous ne pourriez les lui décrire toutes. »

Et Dram Béro empocha la clé que lui tendait un grand chanoine aux yeux quelque peu hagards et effrayés. Il n’attendit pas que l’autre ait recouvré ses esprits et sortit en claironnant que Monseigneur Saryoni ne recevrait plus personne d’autre de la journée, occupé qu’il serait à remplir les tâches qui incombaient à sa fonction.

Il franchit vite les Canaux des Mystères et ouvrit la porte qui donnait sur la demeure du Tribun androgyne. Vivec lévitait comme toujours et s’adonnait à la composition d’une épopée interminable. Dram Béro avait déjà rencontré le guerrier-poète à plusieurs reprises, mais ne savait jamais trop comment traiter avec lui, fait inhabituel pour un diplomate aussi accompli. Il décida de tenter la franchise, cette fois-ci, assortie toutefois d’une légère pointe de flatterie.

« Très Saint Vivec… Je Te prie d’accepter mon humble supplique. Un homme nommé Védalus règne en maître dans Ta cité de Cœurébène où il bafoue Tes lois et maltraite Tes serviteurs les Dunmers. Le noble Curio et moi-même T’imploront de punir cet hérétique comme il se doit, pour que Ton verbe dicte à jamais la conduite de Ceux qui ont changé. »

Ce n’était pas un mauvais discours, et Béro était plutôt content de cette entrée en matière. Il attendit respectueusement la réponse. Les yeux millénaires se braquèrent sur lui et le regard scrutateur le fit tomber à genoux. Enfin Vivec parla et ce fut d’une voix douce mais pleine de chagrin.

« Il y a si longtemps que Nérévar, un saint
Parmi les saints, repose, en la terre souillée,
Et qu’afin de mener Resdayn vers son destin
Nous, Tribuns vénérés, siégeons en assemblée.
Mais, aujourd’hui, Je doute, et Mon pouvoir vacille ;
Un général s’est éveillé en Tamriel,
Son ennemi, Dagoth, Notre Morrowind pille.
Prompt châtiment viendra pour l’immonde infidèle.
Par la main même qui jadis le condamna
Il sera puni, la main qu’anime Azura.
Et ce Nérévarine est libre de Ma loi
Tant que Fléau sévira sur Mon peuple et Moi. »

Vivec se tut. Dram Béro avait horreur de cette manie de parler en mauvais vers, mais il n’en laissa rien paraître. En revanche, il était choqué par l’incurie du Tribun qui laissait agir Védalus à sa guise pour éradiquer les troubles venus du Mont Ecarlate. Une idée lui vint cependant. Vivec tolérait le général Hortator pourvu qu’il le débarrassât de Dagoth Ur, le réprouvé, mais il n’avait rien dit sur ce qu’il ferait après. Et Béro se souvenait que dans sa jeunesse, il avait rencontré un prêtre dissident d’Holamayan, qui lui avait raconté que les Tribuns avaient trahi le Seigneur Nérévar. Rien dans les paroles de Vivec ne disait qu’il n’était pas prêt à recommencer…

Le conseiller salua profondément et se retira hors des appartements consacrés du dieu vivant. Il regagnait les quartiers hlaalus où il comptait s’installer temporairement quand un immense son de trompe le fit se précipiter vers un parapet pour voir ce qui produisait ce bruit. Une centaine de Dunmers, de Rougegardes et de Nordiques s’y pressait déjà et il joua des coudes et des épaules pour se frayer un passage parmi la foule.

A cinq lieues de là, les cohortes étincelantes de la légion s’ébranlaient vers le nord, et un cavalier les précédait. Dram Béro jura à voix basse. La campagne du Mont Ecarlate commençait plus tôt que ce qu’il avait imaginé et tous les plans s’en trouvaient bouleversés. Impuissant, il vit défiler dix mille soldats, marchant au pas réglementaire, partir pour anéantir le Fléau dans la lumière déclinante du soleil.





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Chapitre VI



Védalus caracolait en tête de ses troupes, ravi. En brusquant les choses comme il venait de le faire, il prenait tous ses ennemis au dépourvu et cela le faisait jubiler. Viennent donc toutes les adversités de Nirn, rien ne pourrait l’empêcher de triompher désormais. A raison de quatre lieues parcourues par jour, il atteindrait la Porte des Ames au onzième coucher de soleil après son départ, et réclamerait le passage pour lui et son armée. Et ses hommes se répandraient sur les contreforts du Mont Ecarlate, criblant les pestiférés de flèches enflammées et les tenant à distance avec leurs longues lances.

Les Rédorans seraient trop heureux que les tempêtes du Fléau prennent fin pour penser alors à vouloir mettre fin au bout de six mois, comme le voulait la loi, à son titre d’Hortator. Grâce au contrôle qu’il exerçait sur les conseils des autres Maisons, il en serait de même partout et la « crise actuelle » serait indéfiniment prolongée pour son bénéfice. Sa popularité serait au plus haut partout quand Dagoth Ur aurait été défait.

Védalus ne craignait plus rien désormais, non parce qu’il avait été proclamé Nérévarine et qu’une prophétie annonçait sa victoire, non. Mais bien parce que son futur adversaire dans les salles dwemers sous le Mont Ecarlate n’aurait aucune chance face à lui. Il était, il en était persuadé, un des meilleurs épéistes qui ait jamais foulé le sol de Tamriel et le plan que Vivec avait conçu pour lui était simple et applicable. Il suffirait de jeter à bas les portes menant à la chambre d’Akulakhan, de lancer une centaine d’hommes sur le Maudit pour le retenir et de se précipiter pour détruire le Cœur de Lorkhan.

Tout allait donc au mieux. La seule vague incertitude concernait la Brétonne que Curio avait sous sa protection. Elle éveillait en lui quelque chose de plus que ce qu’il éprouvait d’habitude pour une femme. A l’ordinaire, il se contentait d’en séduire une, en usant de magie si nécessaire pour affaiblir sa volonté et de profiter de son corps jusqu’à ce qu’elle lui déplaise. Cette fois, il avait envie que la soumission vienne d’elle et ne soit pas forcée, pour il ne savait quelle raison. Mais si besoin était, il la contraindrait.

Il se morigéna d’avoir laissé ses pensées dériver de son objectif immédiat. La Brétonne – comment s’appelait-elle déjà ? ah, oui, Iseldra – ne serait que la cerise sur le gâteau, le couronnement final de ses efforts. Il devait avant tout se rendre maître du Vvardenfell pour renverser le Tribun Vivec, son allié du moment. Dès lors qu’il ne lui serait plus utile, cette espèce de monstre bicolore devrait être supprimé. Les Dunmers lui étaient trop attachés pour que son pouvoir ne soit pas complet tant que cette relique des temps anciens n’aurait pas disparu à jamais.

Le Temple serait facile à circonvenir. Védalus l’avait déjà infiltré et son dogme était en ce moment même secoué jusque dans ses fondements les plus établis jusqu’alors. Il y aurait peut-être des tentatives de continuer les cultes selon des usages établis, mais ils sembleraient vides de sens une fois la mortalité des Tribuns établie.

Védalus eut un sourire carnassier qui révéla toutes ses dents. Le Vvardenfell courberait bientôt l’échine devant un nouveau maître et il ne comptait pas s’arrêter en si bon chemin…

*****

Curio enfonça ses talons munis d’éperons dans les flancs de son cheval et galopa vers Hla Oad, toujours suivi de Thadéas. Il arriva une heure après le lever du soleil dans Hla Oad et regarda d’un air dégoûté les nuages qui s’amoncelaient au-dessus de lui. Pressé comme il l’était, il ne prit pas la peine de démonter pour demander à un garde hlaalu bardé de la sempiternelle armure d’ossements s’il avait vu une cavalière entrée en ville. Quand le soldat l’eut informé respectueusement qu’une jeune femme avait effectivement passé la nuit en ville et était repartie moins d’une heure auparavant en suivant l’Odaï, il le remercia d’un signe de tête assez sec et reprit sa route le long du fleuve.

Le chemin n’était pas pavé, bien entendu, et les marais putrides qui l’entouraient rendaient l’air irrespirable. Les moustiques ne tardèrent pas à s’attaquer à la peau des deux hommes qui chevauchaient en silence et à leur causer mille démangeaisons désagréables. Malgré cela, ils avançaient rapidement, poussant leurs chevaux aussi vite qu’ils le pouvaient.

L’orage éclata vers onze heures. Des trombes d’eau s’abattirent sur les cavaliers et achevèrent de détremper la route qui ne fut bientôt plus qu’une immonde gadoue, presque impraticable. Les montures enfonçaient jusqu’aux cuisses et celle de Curio tomba dans une fondrière d’où il fallut la tirer, ce qui les retarda d’une heure. Mais durant tout ce temps, le conseiller ne pensa qu’à Iseldra qui, elle aussi, subissait cette pluie atroce.

Le soleil ne reparut timidement que vers quatre heures, cet après-midi là. Curio fulminait à l’idée du temps perdu pour rattraper la jeune femme. Il n’hésita pas à lancer les chevaux au grand galop sur la glèbe encore humide pour essayer de la rejoindre avant la nuit. Les bêtes renâclaient mais il ne se laissa pas arrêter.

A six heures, alors que le soleil commençait à disparaître et que la campagne se peuplait d’ombres allongées aux formes chimériques, Thadéas retint sa monture et avertit son maître d’un cri bref. Curio s’arrêta et regarda dans la direction que lui montrait son intendant. Une silhouette à cheval se découpait visiblement sur la rive ouest, à l’opposé, de l’autre côté d’un pont de corde. Curio en aurait pleuré de joie.

*****

Iseldra était partie tôt de Hla Oad, encore bouleversée par ce qu’elle avait entendue la veille. Elle avait passé une nuit très mauvaise à ressasser des souvenirs de son enfance à Vivec, sur un lit inconfortable, et un Védalus au rire grinçant s’était superposé à toutes ses visions. Elle s’était revue mendiant des quignons de pain aux prêtres qui l’avaient superbement ignorée et le général avait ri. Elle s’était revue battue comme plâtre par une petite fille de son âge parce qu’elle lui avait déplu et le général avait ri. Elle s’était revue désespérée, pendant un hiver si rude qu’il avait neigé sur Vivec, et qu’elle avait passé en haillons, alors qu’il gelait à pierre fendre, sans rien à manger et cette fois, le général s’était esclaffé à gorge déployée.

Elle avait tenté de rester éveillée le restant de la nuit mais le sommeil l’avait reprise et les cauchemars avaient recommencé. Dans ses rêves, elle appelait au secours maître Curio, mais il ne répondait pas et un froid terrible était descendue sur elle en même temps qu’une peur primitive. Puis vinrent d’autres songes, plus terribles encore. Elle voyait tous ceux qu’elle aimait étendus sans vie sur un sol de marbre glacial, et elle tentait de réchauffer leurs corps morts. Védalus n’avait cessé de rire mais elle n’avait pas pu l’apercevoir une fois, même quand il avait paru si proche d’elle qu’elle s’était retournée en hurlant pour le frapper.

Epuisée, elle avait pris à l’aurore la route qui menait à Balmora, sans faire attention à ce qui l’entourait. Son cheval avait trébuché plusieurs fois dans les ornières de la route sans qu’elle s’en rende compte. Seul l’orage put la tirer de cet état. Elle essaya d’abord de trouver un abri mais, comme ses recherches étaient infructueuses, elle mit son alezan au galop pour tenter de s’éloigner au plus vite des intempéries.

La pluie qui tombait l’empêchait de distinguer le paysage à plus de dix toises et elle s’arrêtait fréquemment pour tenter d’apercevoir une élévation du sol qui trahirait la présence du tumulus où le meurtrier de la femme de maître Curio avait été enterré. Mais peine perdue : elle ne trouva rien tant que dura le déluge.

Le découragement commençait à l’envahir quand le soleil refit sa timide apparition. Devant le risque de faire une mauvaise chute, elle mit pied à terre et mena son cheval au licou. Avancer était difficile et sa fatigue se faisait durement ressentir dans ses membres courbatus.

Elle ne remonta pas en selle avant d’avoir franchi prudemment l’Odaï à gué et de s’être engagée sur un terrain moins boueux. Enfin, alors qu’elle ne croyait plus trouver le fameux tumulus avant la nuit, elle constata que le sol se soulevait en un mamelon qui semblait avoir été érigé par une main humaine. Elle approcha son alezan du tertre et vit la tombe du meurtrier pour la première fois. Il lui semblait qu’elle cherchait cet endroit depuis le commencement des âges et alors qu’elle se penchait pour le regarder de plus près, Iseldra glissa sans un cri de sa selle et resta étendue sur la terre, inanimée.

*****

Quand elle sortit de son évanouissement, maître Curio était agenouillé près d’elle et la regardait d’un air profondément soulagé et son intendant Thadéas se tenait un peu en retrait, alimentant un feu crépitant et à la chaleur réconfortante. La jeune femme gémit et son protecteur lui tendit une gourde d’eau fraîche qu’elle accepta avec gratitude. Elle tenta de parler mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle but, et put enfin parler.

« Que faites-vous ici, maître Curio ? Je vous croyais à Vivec.

— J’y étais, répondit l’intéressé avec un sourire un peu torve. Mais les événements se sont un peu précipités, par ici, et j’ai pensé qu’il vaudrait mieux pour vous que je vous emmène en Cyrodiil où vous seriez en sécurité. Je ne sais pas si vous êtes au courant de ce qui est arrivé à Cœurébène…

— Si, je l’ai appris hier matin en quittant Seyda Nihyn. Tout cela est donc vrai ?

— J’en ai bien peur. J’ai pris quelques mesures pour empêcher le Nérévarine d’œuvrer trop à sa guise, mais j’ai bien peur qu’elles ne soient pas d’une grande utilité. C’est pour cela que je veux que vous m’accompagniez hors de cette île. M’est avis qu’il ne va pas faire bon vivre en Vvardenfell d’ici quelque temps.

— Maître Curio, je ne peux pas partir, voyons ! Vous m’avez chargée de retrouver l’assassin de votre femme et je ne saurais faillir à l’engagement que j’ai pris !

— C’était fort égoïste de ma part que de vous demander cela. Je n’ai fait que mettre votre vie en danger depuis un mois. Je ne veux à aucun prix qu’il vous arrive malheur.

— Mais… J’étais sur le point de faire une découverte importante… La situation n’est pas urgente au point que nous soyions forcés de quitter immédiatement l’île, alors que nous pourrions retrouver l’homme qui a fait tuer votre épouse et contre lequel vous réclamiez justice il y a quelques jours à peine !

— Je ne savais pas que vous attachiez une si grande importance à cela, Iseldra, fit-il et une expression douloureuse se peignit sur ses traits quand il parla ensuite. Je préfère que le meurtrier m’échappe et vive éternellement plutôt que de risquer de vous perdre. »

Le conseiller se tut et Iseldra comprit combien il devait lui en coûter d’avoir dit ces mots et combien il pouvait l’aimer pour renoncer ainsi. Mais elle ne démordit pas de son idée.

« Je ne suis pas en danger, pour le moment. Vous êtes là, et Thadéas sait se battre, lui aussi. Je suis plus en sécurité que jamais si vous restez à mes côtés. Et dès que nous serons à Balmora, vous pourrez demander au conseiller Dorvayn de nous faire escorter par un contingent de gardes. Nous pourrions faire face à tout, sauf à une armée, bien sûr, et nous devrions alors effectivement quitter cette île.

— Ça n’a pas suffi à ma femme et à mon beau-frère, répondit Curio d’un air malheureux. Mais je crois que je n’arriverai pas à vous faire changer d’avis, aussi je vous accompagnerai avec Thadéas. »

La jeune femme acquiesça, puis lui raconta ce qu’elle avait découvert auprès de Hrisskar et ses intentions pour continuer à mener l’enquête. Le conseiller approuva chacune de ses déductions et la loua pour son efficacité. Il proposa toutefois de remettre au lendemain l’ouverture de la tombe, activité qui serait plus facile à accomplir à la clarté du jour. Puis ils allèrent se coucher dans les tentes que Thadéas avait dressées pendant qu’ils discutaient.

Iseldra s’endormit rapidement et cette nuit-là, ses rêves ne furent pas hantés par le rire effrayant de Védalus. A sa place se tenait Crassius Curio, souriant et veillant sur elle, et elle eut le sentiment que rien ne pourrait lui arriver tant qu’il serait près d’elle.





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Chapitre VII



Béro s’agitait nerveusement dans l’antichambre de Bérel Sala. Il n’était pas coutumier des visites au dirigeant des Ordonnateurs mais la convocation avait été péremptoire et nul homme n’aurait pu s’y soustraire. Le Hlaalu savait que le fanatique qu’il allait rencontrer était souvent peu rationnel et plus dogmatique que les Tribuns eux-mêmes. Il risquait fort d’oublier le rang de Béro pendant l’entretien si les paroles de ce dernier lui déplaisaient.

Enfin, la porte du bureau s’ouvrit et la voix autoritaire de Sala résonna pour l’inviter à entrer, ce que Dram Béro fit avec circonspection. Le chantage qu’il exerçait sur Saryoni ne lui serait ici d’aucune utilité. Sala méprisait le grand chanoine qu’il trouvait trop libéral et ne manquerait pas de se réjouir s’il perdait son rang pour une aventure avec l’héritière d’une noble famille rédoran. Il lui faudrait trouver un autre moyen pour traiter avec son interlocuteur.

« Vous avez tardé à venir, dit sèchement Sala assis devant une table de travail quand il se fut installé sur la chaise inconfortable qui était le seul autre meuble de la pièce. Serait-ce que la crainte des Tribuns et de leur bras armé n’est pas aussi forte qu’elle le devrait chez vous ?

— Point du tout, digne capitaine de la Garde, répliqua aussitôt Béro en maître consommé de la rhétorique. Mais j’ai eu l’insigne honneur de me rendre chez le Seigneur Vivec avant-hier au soir et j’ai passé toute la journée suivante et une partie de ce matin à méditer Ses paroles. »

Même s’il n’en laissa rien paraître, Bérel Sala fut impressionné. Peu de monde était autorisé à rencontrer Vivec, ces derniers temps. Au cours des derniers six mois, seuls l’hérétique qui se faisait appeler Nérévarine et Béro avaient été admis chez lui, en-dehors du grand chanoine.

« Si vous n’avez pas répondu à ma demande aussi vite qu’il l’aurait fallu pour ce motif, vous êtes absous. Savez-vous pourquoi je requiers votre présence en ces lieux ?

— Ma foi, non, messire Sala, répondit honnêtement le conseiller hlaalu, dévoré par la curiosité. Auriez-vous l’obligeance de me le dire ?

— Nous avons capturé un Orque, hier. Il prétend faire partie de la légion. Nous lui avons posé quelques questions dans des salles… discrètes du Ministère de la Vérité. Nous aurions besoin de vos connaissances éclairées sur les affaires politiques pour analyser ses réponses.

— Je sers la justice de mon Dieu, répondit Béro en s’inclinant.

— Je n’en attendais pas moins de vous. Suivez-moi. »

L’austère Ordonnateur se leva et tint vigoureusement la main de son interlocuteur en même temps qu’il touchait un pendentif peu voyant qu’il portait sur son pectoral. La vision de Dram Béro devint floue un instant et il devina qu’il avait été la cible d’un sort de Rappel quand il distingua les parois rocheuses d’une cellule du Ministère. Il s’exhalait des murs une puanteur repoussante, mélange atroce de sang, de rouille et de crasse, qui le suffoqua. Il reprit sa respiration péniblement et chancela.

Au fond du réduit, un Orque était enchaîné et gisait misérablement sur le sol. Tous ses membres avaient été entravés et son regard était vitreux. Il poussait des gémissements incompréhensibles et Béro eut un frisson d’horreur en apercevant les marques de brûlures au fer rouge qui constellaient sa peau verte.

Sala ne semblait pas le moins du monde gêné par le triste spectacle qu’offrait le malheureux. Il est vrai qu’en bon Dunmer fanatique, il était profondément raciste et xénophobe, mais Béro conçut envers lui une haine redoublée. Il connaissait les méthodes de torture des inquisiteurs de la foi, mais n’avait jamais été confronté à leur dure réalité.

« Qui es-tu ? demanda Bérel Sala à l’Orque en lui donnant un coup de pied dans les côtes pour le réveiller, ce qui arracha un cri à sa victime.

— Védek gro-Aduz, balbutia l’autre. Je suis un vétéran de la légion et sergent à Cœurébène. Vous n’avez pas le droit de me retenir ici. En tant que légionnaire, je bénéficie de la citoyenneté impériale…

— Silence ! tonna son bourreau. Répète ce que tu m’as dit hier au seigneur Béro.

— Pourrais-je avoir à boire d’abord ? supplia le sergent déchu, mais la réponse fut négative. Bien… J’étais responsable d’un bataillon de troupes de choc, composé exclusivement d’Orques. Nous devions faire route vers Seyda Nihyn pour la placer sous loi martiale… Mais les Ordonnateurs nous sont tombés dessus et je suis resté le seul survivant… Ils ont tué tous les autres et m’ont gardé en vie pour répondre à leurs questions.

— Continue, ordonna Sala. Raconte ce que ton maudit chef païen a comploté.

— Il projette de soumettre le Vvardenfell à sa loi. Je l’ai entendu parler dans sa tente aux commandants il y a trois jours. Et il a dit qu’il bénéficierait pour cela d’appui dans les trois Maisons. »

Dram Béro pâlit légèrement. Il commençait à comprendre où Sala voulait en venir…

« Seigneur Béro, dit le tortionnaire sur un ton onctueux, auriez-vous idée de l’identité de ceux dont l’hérétique a parlé ?

— Pas la moindre, répondit sèchement le Hlaalu.

— Pourtant, tous, vous avez tous élu ce… ce démon comme Hortator. Vos Maisons sont corrompues ! Vous êtes à la racine de ce mal, et pour l’éradiquer, il faudra tout trancher pour protéger les saints et les innocents ! hurla Sala, l’écume à la bouche. Seul le feu assurera la rédemption des pervertis ! Priez à genoux le Seigneur Vivec pour que votre mort soit rapide et qu’il vous accorde miséricorde ! »

Comme en réponse à un signal, la porte s’ouvrit violemment vers l’intérieur et une dizaine d’Ordonnateurs armés se précipitèrent vers Béro. L’infortuné dégaina sa rapière et la brandit. Il n’était pas mauvais une épée à la main mais, face à onze hommes dotés d’un parfait entraînement, il n’était pas de taille. Il recula jusqu’au mur du fond sous une pluie de coups, juste à côté de l’Orque qui se tassait sur le sol, pour éviter les lames qui fendaient l’air.

Soudain, Dram Béro fit pivoter le chaton de la bague qu’il portait au majeur et saisit de son bras libre le prisonnier. Il disparut dans un éclair violet, laissant planer dans l’air quelques paroles moqueuses :

« Vous n’êtes pas le seul à enchanter des bijoux, seigneur Sala… »

*****

Le tombeau n’était orné d’aucune des décorations rituelles. Curio, Thadéas et Iseldra avançaient sur la défensive, n’y voyant goutte car ils n’avaient pas de torche pour s’éclairer. L’air sentait le renfermé et des bruits réguliers provenant du fond semblaient déclarer que le plafond n’était pas étanche mais laissait s’écouler l’eau de pluie.

L’urne funéraire ne trônait pas sur un autel comme le voulait la tradition. Elle était posée à l’envers sur le sol, suivant les lois en application pour les funérailles des membres de la Sixième Maison. L’impression dégagée par l’ensemble était on ne peut plus claire : le défunt était un réprouvé, un hors-la-loi.

L’intendant de Curio souleva de ses bras robustes le lourd contenant et l’emporta vers la sortie, où il le plaça sur le dos du cheval de bât, lequel poussa un hennissement de protestation devant ce poids supplémentaire. L’Impérial, quant à lui, avait ramassé les effets du mort et les avait placés sur sa monture.

« Balmora est à moins de sept lieues, annonça Curio. En piquant des deux, nous pourrions y être pour le déjeuner. Ce bon vieux Niléno sait recevoir, et sa table est réputée dans toute la région.

— Tout de même, fit la jeune femme, nous risquons de nous heurter aux gardes du Fort Phalène, si la consigne de Védalus a été appliquée. Il conviendrait peut-être de s’approcher avec prudence.

— Vous avez raison, chère Iseldra, dit-il avec un sourire d’excuse. Je fais un piètre protecteur… moi qui avais juré de ne plus vous exposer au danger, j’allais au devant de lui.

— Si Monsieur et Mademoiselle me le permettent, intervint Thadéas, nous pourrions chevaucher rapidement jusqu’à deux lieues de la ville et aviser ensuite. Mais je crois que vos craintes sont infondées, Mademoiselle. Balmora est défendue par plus de mille hommes en armes, tous fidèles à la Maison Hlaalu, et elle peut lever en une journée le double de ce nombre. La garnison du Fort ne ferait pas le poids, et je doute que le commandant Larius Varro prenne ce risque. C’est un intime du conseiller Dorvayn, il se refusera à exécuter un ordre aussi insensé que celui qui émane de son général. »

Curio et Iseldra échangèrent un regard amusé. Avec son air de ne pas y toucher, l’intendant se mêlait d’à peu près toutes les décisions les concernant, et il régentait leur vie d’une poigne de fer, quoique discrète. Ils convinrent que sa suggestion était la meilleure et l’appliquèrent en tous points. Arrivé près de la ville, ils constatèrent que les portes étaient toujours gardées par des soldats portant le caractéristique uniforme hlaalu, l’armure d’ossements et la cape flottante et noire, ornée de l’emblème de Balmora brodé en fils d’argent, un arbre de pierre.

Niléno Dorvayn, qui devisait avec un des factionnaires, se précipita à leur rencontre dès qu’il les vit arriver. L’Elfe noir arborait un air préoccupé, lui d’habitude si jovial.

« Holà, Crassius ! Que me vaut le plaisir de ta visite ?

— Des affaires graves, certaines personnelles, d’autres moins. Tu n’as pas eu de problèmes avec la garnison impériale ?

— Tu veux dire pour cette histoire de loi martiale ? Non. Varro est raisonnable, et il a décidé qu’il prendrait le risque de la désobéissance vis-à-vis d’un ordre clair d’un supérieur hiérarchique. Mais c’est un fin renard. Il a lâché dans la ville quelques hommes à lui qui ont prétendu avoir agi en croyant que les militaires dirigeaient Balmora… Ils ont pendu la moitié des clients du Club du Conseil et expédié les autres dans leurs geôles.

— Voilà qui n’est sans doute pas pour te déplaire, s’esclaffa Curio. Cette racaille affiliée à la Cammona avait toujours eu un peu trop tendance à s’en prendre aux Argoniens de la ville.

— Et grâce à ça, sourit Dorvayn, j’ai découvert le nom du tueur de Ralen Hlaalo. Il offre en ce moment même des mets de choix aux corbeaux.

— Quel genre de… ?

— Ses yeux. Il se balance à une grosse poutre que ces charmants légionnaires ont placé rien que pour lui à l’autre entrée de la ville. Mais tu ne m’as toujours pas présenté la jeune demoiselle qui t’accompagne. Aurais-tu perdu toutes tes manières à Vivec, Crassius, pour ainsi me priver du nom d’une femme dont la beauté éclipse les charmes d’Almalexia ?

— Elle a pour nom Iseldra, répondit Curio pendant que l’intéressée rougissait délicatement. Tu l’as déjà rencontrée il y a six ans, quand je suis venu siéger ici pour la session du conseil qui avait lieu chez toi cette année-là.

— Ma parole, mais oui ! Je suis confus, gente Iseldra, de ne point vous avoir reconnue au premier abord. Votre charmant minois a affolé mes sens et le moindre battement de vos cils me brise le cœur au point de m’empêcher de me souvenir de la délicieuse enfant que vous étiez…

— Tu serais beaucoup plus facile à vivre, Niléno, si tu t’abstenais de tous ces effets grandiloquents, le coupa Curio. Vas-tu ou non nous faire l’honneur de partager ton repas, ou faudra-t-il que j’aille loger aux Huit Plats ?

— Oh, j’allais oublier cela ! Suivez-moi donc. »

Le palais de Niléno Dorvayn était d’un luxe rare. Il leur fit faire le tour du propriétaire avec des grimaces comiques devant l’immensité de certaines pièces qui se révélaient, leur confia-t-il, inchauffables en hiver. Iseldra ne se souvenait pas de cette richesse dans l’architecture et quand elle le fit remarquer, Dorvayn admit que sa demeure n’avait été construite qu’après sa visite à Balmora.

Quand il leur eut montré leurs chambres respectives, l’extravagant conseiller les mena dans sa gigantesque salle à manger. Le repas était déjà prêt et s’avéra digne de la réputation qu’il passait pour avoir dans cette région. Les voyageurs fourbus se régalèrent pour la première fois depuis des jours, en dégustant du foie de netch rissolé avec du pulponge, des salades d’hypha facia, et des gâteaux de vil-blé. Thadéas veilla à ce qu’Iseldra et Curio mangent assez à son goût et, une fois de plus, ils n’osèrent pas s’élever contre sa volonté inébranlable. Quand ils se furent copieusement restaurés, Niléno reprit leur conversation sur les événements qui secouaient le Vvardenfell.

« J’ai peine à croire que vous vous soyiez aventurés jusqu’ici sans escorte. Les routes ne sont plus aussi sûres que naguère. Védalus a négligé leur entretien et ne les fait plus parcourir de patrouilles. Nous avons eu une recrudescence d’attaques de brigands à quelques lieues de Balmora avant que nos propres gardes n’y mettent bon ordre. Et je pense que nous sommes les mieux lotis. A Sadrith Mora, les légionnaires restent cloîtrés dans leur Fort et les honnêtes gens se font agresser à chaque coin de rue. Si vous le voulez bien, je vais vous confier vingt-cinq hommes, de ma propre garde de conseiller.

— Nous pensions te le demander, Niléno, répondit Curio avec un sourire. J’accepte ton offre avec plaisir. Je ne veux pas que des importuns s’en prennent à ma compagne de route.

— Comme je te comprends… susurra Dorvayn. Un seul de ses regards m’a ensorcelé… Tu dois être, Crassius, le plus heureux des hommes pour pouvoir la voir à ta guise et non, comme moi, à l’occasion, quand elle honore ma ville de sa visite. Y a-t-il d’ailleurs une raison à ce voyage ?

— Oui, Niléno, répondit Curio avant qu’Iseldra ne le fasse. Nous… nous sommes sur la piste du commanditaire du meurtre de ma femme. Iseldra a trouvé un moyen de remonter jusqu’à lui, et a besoin de parler avec quelques habitants de Balmora… Une Orque de la Guilde des Mages, Meldor l’armurier et … le joailler de notre Maison, Ra’Virr, qui cumule aussi pas mal d’autres emplois, à ce que j’ai cru comprendre.

— Ça, on peut le dire, marmonna Dorvayn. Cette charmante jeune femme est donc aussi intelligente que belle, ce qui n’est pas peu dire… Je garderai d’elle un souvenir impérissable. »

Iseldra lui adressa un grand sourire.

« Je pense que je n’aurais peut-être pas besoin de rencontrer l’armurier si les autres arrivent à me donner assez d’informations, dit-elle.

— Cela vaudrait mieux. Meldor est cloué au lit par une mauvaise grippe, m’a-t-on dit. Il ne sera pas sur pied avant cinq jours et ce qui se passe à Cœurébène aurait tendance à me faire penser que la vitesse va être de mise pour vous. »

Il se produisit tout à coup un grand bruit à l’extérieur de la pièce, suivi d’ordres brefs lancés par un garde. Les convives sortirent précipitamment pour voir de quoi il retournait. Devant eux, des hommes en armes encerclaient un Orque seulement vêtu d’un pagne de laine écrue et un Dunmer habillé d’un pourpoint en satin noir et d’un pantalon de même couleur.

« Dram ! s’exclama Dorvayn, stupéfait, avant de s’adresser sèchement au caporal qui dirigeait l’escouade. Qu’est-ce qui vous a pris d’arrêter un conseiller hlaalu ?

— Faites excuse, maître Dorvayn, répondit le sous-officier, gêné, mais ces deux-là ont brusquement apparu de nulle part, et avec les problèmes qu’il y a en ce moment, on a préféré pas prendre de risques…

— Que fais-tu ici, Dram ? l’interrompit Curio. Tu devrais être à Vivec.

— Merci bien, je sors d’en prendre. Niléno, aurais-tu la courtoisie de faire reculer tes hommes ? Ça fait deux fois en dix minutes qu’on me menace d’une arme, et je n’aime pas beaucoup ça…

— Mais bien sûr… Retournez garder les portes, ordonna Dorvayn. Et toi, dit-il au caporal, saute sur un cheval et va me chercher la conseillère Réthan au plus vite. »

Dram Béro et Védek suivirent les autres dans la salle à manger où ils s’attablèrent et mangèrent avec voracité. Béro raconta en détail sa rencontre avec Bérel Sala et comment il s’était échappé, en emmenant l’Orque avec lui.

« Et pour Vivec ? demanda Crassius Curio avec impatience. Tu as pu le rencontrer comme je te l’avais demandé ?

— C’est là que ça devient drôle… Il ne m’a rien promis en tant que tel, mais j’ai l’impression que dès la chute de Dagoth Ur (Niléno Dorvayn fit un geste cabalistique pour conjurer le mauvais œil), le grand général Védalus va avoir des ennuis de santé… Mais ce qui est beaucoup plus amusant, c’est la façon dont j’ai obtenu une entrevue avec lui… Je peux compter sur votre discrétion ? »

Devant l’approbation générale, il leur narra l’anecdote, provoquant des fous rires irrépressibles. L’Orque, quant à lui, rit à gorge déployée pendant un long moment, et Iseldra se rappela ce que lui avait dit l’Hortator à ce sujet.

« Nous allons devoir prendre quelques décisions, déclara Béro. La crise que nous traversons doit être surmontée au plus vite. Si Ranayra Réthan est là demain, nous pourrions réunir une vraie session du conseil. A nous quatre, nous aurions la majorité des deux tiers requises et l’absence des deux autres ne poserait plus de problèmes.

— Tu as raison, lui accorda Niléno Dorvayn. Et pendant que nous siégerons, Iseldra pourra mener son enquête. Elle sera plus efficace sans nous ; je ne sais pourquoi, la vue d’un conseiller fait perdre tous leurs moyens aux gens qui habitent par ici. Je me demande si je ne vais pas doubler le nombre de percepteurs d’impôts et procéder à l’audition des comptes de tout Balmora… »





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Chapitre VIII



Iseldra arpentait rapidement les rues de Balmora, Thadéas sur ses talons. L’intendant portait la lourde urne funéraire, recouverte d’un drap pour dissimuler sa nature, dans ses bras mais ne montrait aucun signe d’essouflement, malgré le pas pressé de la jeune femme. Les bâtiments de la Guilde des Mages, fraîchement rénovés grâce à une donation de Niléno Dorvayn, qui ne supportait plus sa façade décrépite, se dressaient devant elle, et le jeu d’ombres sur les murs donnaient l’illusion que des mystères interdits se cachaient derrière la porte.

Iseldra frappa du gong en métal sur le bois de l’huis. Une Dunmer en robe de lin gris vint lui ouvrir et l’introduisit auprès de Ranys Athrys. Officiellement, la jeune femme venait inspecter l’avancée des travaux pour le compte du conseiller de Balmora : la nécromancie n’était pas bien vue par les Elfes sombres… La dirigeante de l’antenne locale de la Guilde lui fit visiter les lieux, puis lui proposa de continuer son inspection seule, ce qu’Iseldra accepta en sautant sur l’occasion.

La seule Orque qu’elle trouva compulsait des ouvrages dans la bibliothèque très fournie. Un seul coup d’œil à ce qu’elle lisait, Les légions des morts, renseigna la jeune Brétonne. C’était bien cette personne dont elle s’était mise en quête, voilà quatre jours. Elle ne savait trop comment l’aborder, et ce fut la mage qui l’apostropha sèchement.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Vous n’avez jamais vu quelqu’un lire ?

— Non, non, répondit calmement Iseldra. Je me demandais juste si vous étiez bien celle dont on m’avait dit qu’elle pouvait me rendre un service.

— Peut-être, dit l’autre d’une voix adoucie et en se rengorgeant (décidément, ce que Védalus avait dit sur les Orques se vérifiait bel et bien). Comment pourrais-je vous être utile ?

— J’ai apporté ici un objet, expliqua Iseldra pendant que Thadéas dévoilait l’urne. Un objet très utile si je parviens à m’adresser à celui qui l’occupe… »

L’Orque eut un mouvement de recul puis éclata :

« Je ne suis pas une nécromancienne ! Je suis une simple invocatrice, et je me limite aux Daedras mineurs ! Je n’enfreins aucune loi !

— Tout doux, tenta de l’apaiser la jeune femme. Je me demandais juste si vos talents d’invocatrice pouvaient… m’aider. Je saurais rester discrète et me montrer généreuse. »

Et elle fit tinter sa bourse à sa ceinture. L’Orque se calma mais ses traits révélaient encore sa colère et ce fut d’une voix déformée par la rage d’avoir été découverte qu’elle répondit :

« C’est bon, je vais m’occuper de ça. Mais je ne veux plus jamais entendre parler de vous après. Vous connaissez le nom du mort ?

— Hélas, non. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il est passé de vie à trépas il y a douze ans, environ.

— Douze ans et aucun nom ? Cela va être affreusement difficile. La plupart des nécromanciens s’assurent d’utiliser des gens qu’ils connaissaient… ou pillent des tombes. Suivez-moi dans ma chambre, nous y serons plus en sécurité qu’ici. »

Iseldra et Thadéas lui emboîtèrent le pas et entrèrent dans une petite pièce, garnie en tout et pour tout d’un lit, d’une chaise et d’un bureau. L’Orque ferma la porte à clé derrière eux et y ajouta un sort pour bien assurer le verrou. Elle leur demanda alors de suivre à la lettre ses instructions. Sur son ordre, l’intendant déversa les cendres au centre exact d’un cercle qu’elle venait de tracer à la craie sur le sol. Iseldra alluma des braséros aux points cardinaux, pendant que l’Orque marmonnait des incantations d’une voix grave et dont le rythme s’enflait et décroissait. Les chandelles vacillèrent et s’éteignirent, comme si un vent insidieux les avait soufflées. La mage commença à léviter et s’arrêta au-dessus des cendres répandues. Sa voix se transforma en un cri et la sourde mélopée devint discordante.

« Quand le spectre apparaîtra, dit-elle à l’intention de la jeune Brétonne, posez lui vos questions. Il devra y répondre, mais faites vite : je ne pourrais pas le retenir plus de quelques instants. »

Iseldra fit signe qu’elle avait compris et observa un parfait silence. Soudain, l’atmosphère de la pièce changea et une odeur de sépulcre se fit sentir. Même les yeux de nyctalope de Thadéas purent à peine distinguer les contours fantômatiques de l’être qui se matérialisait.

« Qui m’ordonne et me commande ? demanda l’apparition.

— Moi, Iseldra de Vivec, je t’ordonne et te commande de me répondre : quel est ton nom et quel maître servais-tu quand tu as assassiné la femme de mon maître Crassius Curio ?

— Evanor était mon nom et je servais jadis le seigneur Dren… Libère-moi, à présent, ou je devrais combattre celle qui m’a invoquée pour reconquérir mon sommeil.

— Quel seigneur Dren ? Auquel des deux frères obéissais-tu ? Parle, spectre, je te l’ordonne et te le commande ! »

Mais le fantôme ignora l’injonction et sembla se livrer à un combat contre l’Orque. Celle-ci s’effondra en hurlant et l’âme d’Evanor disparut dans le néant d’où il était sorti. Iseldra se précipita vers la nécromancienne mais un mur impalpable l’empêcha de pénétrer dans le cercle. Elle dut attendre que l’Orque se remette un peu pour pouvoir lui porter assistance et l’aider à se remettre debout. Celle-ci tremblait de tous ses membres et la teinte verte de sa peau était bilieuse.

« Vous avez obtenu ce que vous vouliez ? grogna-t-elle.

— En partie, mais il me manque un élément… Je vous remercie de votre coopération en ces affaires, répondit Iseldra en lui tendant sa bourse. Vous pouvez compter, il y en a pour cinq mille septims.

— Cinq mille ? s’étrangla l’Orque. Curio est-il si acharné à retrouver le meurtrier de sa femme pour m’offrir une telle somme ?

— Peut-être pas autant que moi… Je vous souhaite une bonne journée, madame. Venez, Thadéas, nous avons encore à faire. »

La jeune femme était furieuse contre elle-même en sortant de la Guilde, après quelques politesses échangées avec Ranys Athrys. Le spectre d’Evanor avait réussi à se rebeller trop tôt ! Mais elle était cependant en possession d’une information capitale. C’était un Hlaalu qui avait commandité le crime, un des frères Dren. Il s’agissait sûrement d’Orvas qui n’avait jamais caché sa haine à l’égard de Curio, mais elle n’en avait aucune preuve. Elle s’enferma dans son mutisme jusqu’à ce qu’elle atteigne, quelques croisements plus loin, l’échoppe de Ra’Virr.

Le Khajiit était la vivante incarnation de la misère. Il était d’une maigreur à faire peur et le poil, que les siens avaient d’habitude lustré, était chez lui terne et plat. Il y avait un air de bête traquée dans son regard quand il se tourna vers la jeune femme et l’intendant dunmer.

« Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il d’un ton rogue, comme s’il était pressé de passer à autre chose.

— J’ai une proposition à vous faire, répliqua Iseldra en dégrafant la broche en or qui retenait sa cape. Je vous échange ceci contre un renseignement.

— Vous avez éveillé mon attention, dit Ra’Virr en lorgnant d’un œil appréciateur le bijou. Je ne pense pas me tromper en disant que ce que vous m’offrez a été fabriqué en Bordeciel et a un temps appartenu au roi de Solitude ?

— A lui-même, le mari de Potéma. Ses richesses ont échu à des nobles de l’Empire méritants lors de la chute de la ville… Et l’ancêtre de mon protecteur a reçu cette broche et une foule d’autres trésors.

— Je sens que nous allons pouvoir faire affaire, jeune demoiselle. Que voulez-vous savoir, au juste ?

— Pour le compte de qui avez-vous façonné cette bague ? lui demanda Iseldra en tendant l’anneau qu’elle avait découvert dans le tumulus. C’est un Hlaalu qui en a fait la commande et il s’est donc forcément adressé à vous pour cela, puisque vous êtes l’orfèvre officiel de la maison.

— Plus depuis qu’on m’a pris à vendre de fausses armes daedriques, soupira le Khajiit. Et que les amendes m’ont privé de tous mes biens. Mais assez gémi, montrez-moi cette bague. »

Ra’Virr inspecta l’ornement avec soin. Méticuleux, il ne laissa échapper aucun détail, notant chaque imperfection du sceau, les armes que ce dernier portait, la teneur en or et en cuivre de l’anneau, tout ce qui pouvait le différencier d’un autre. A plusieurs reprises, il consulta certains de ses registres pour vérifier l’idée qu’il s’était faite et sortit enfin de ses étagères un volumineux manuel d’héraldique qu’il ouvrit à une page qu’il montra à Thadéas et Iseldra.

« C’est bien ce que je pensais. La pousse de vil-blé, surmontée d’une couronne, fait allusion à la fois aux riches terres des Dren et à la dignité ducale de l’aîné d’entre eux, Védam. Mais cet anneau ne porte qu’un braillard des falaises. Seulement, je me souviens qu’à la demande expresse d’un envoyé du duc, j’ai effectué des bagues portant un sceau différent et les lui ai remises, il y a plus d’une décennie. C’est donc bien Védam Dren qui fut le bénéficiaire de mon travail. »

Iseldra s’était figée, stupéfaite. La culpabilité d’un Dren était avérée, confirmée par deux sources différentes, et cela ne l’étonnait qu’à moitié. Mais que ce soit Védam Dren qui ait ordonné un meurtre aussi ignoble, contre un homme qui l’avait toujours cru son allié et l’avait même appelé son ami, voilà qui passait son enteendement. Comment avait-il pu commettre une chose pareille ? Elle remercia à mi-voix le Khajiit et tourna les talons, toujours sous le choc de la révélation, et repartit vers la ville haute où les conseillers hlaalus s’étaient réunis pour tenir conseil.

*****

La conseillère Réthan était à peine arrivée chez Dorvayn que la session du conseil fut ouverte. Il avait été jugé inutile de convoquer les observateurs habituels tels qu’Ondrès Nérano ou Ralen Hlaalo (dont l’absence aurait de toutes façons été excusée pour cause de décès). Ce fut Béro, dont les nouvelles sur le sud de la région étaient les plus récentes qui entama les discussions.

« Mes pairs, dit-il, comme vous l’avez peut-être remarqué, les temps que nous traversons sont ceux du trouble et de la confusion. »

Réthan grogna. Elle était rigoureusement imperméable à n’importe quelle tentative d’humour, ce qui n’empêcha pas Dram Béro de poursuivre.

« Notre réunion a pour but de fixer l’attitude que devront adopter l’ensemble des Hlaalus. Je déplore que les conseillères Ules et Omani ne soient pas parmi nous, mais leur absence ne nous retardera point si nous décidons à l’unanimité d’une ligne de conduite, fit-il avec un clignement de l’œil très perceptible. Le général Védalus a quitté Cœurébène il y a près de trois jours avec le gros des troupes dont il disposait là-bas. Son attitude envers la ville où réside le grand maître de notre Maison est intolérable. Les rapports des agents qui ont réussi à s’enfuir avant qu’il ne soit trop tard sont pleinement d’accord sur un point : l’homme que nous avons élu Hortator s’est montré indigne de l’honneur et de la confiance que nous lui avons ainsi fait.

— Que proposez-vous, alors, seigneur Béro ? l’interrogea vivement Réthan. Que devrions-nous faire contre lui ? Si j’en crois mes propres informations, il contrôle la majeure partie des forces armées du Vvardenfell, vingt-huit mille hommes, au bas mot.

— C’est là que nous avons un petit avantage, seigneur Réthan, répondit Curio. Nous avons reçu la visite inopinée d’un important dignitaire de la légion avant même votre arrivée. »

Les portes de la salle s’ouvrirent, et Larius Varro entra en uniforme, son casque sous le bras et l’épée pendant au côté.

« Messeigneurs, clama-t-il de sa voix forte et claire, il appert que le général Védalus n’a plus toute sa raison d’après les ordres qu’il nous a chargés d’appliquer ici même, mes hommes et moi. En conséquence de quoi, je me soustrais à son commandement et appellerais à la désobéissance mes collègues des autres Forts. Certaines estafettes m’ont déjà averties en se téléportant près de l’autel du Fort Phalène que les généraux de Fort Darius et de Fort Pélagiad se désolidarisaient aussi de la tête de notre bien-aimée légion. Cela fait donc trois mille hommes disposés à vous soutenir.

— Et nous pourrions ajouter à ce nombre nos mille gardes réguliers, ajouta Curio. Sans compter les trois mille réservistes. Et nous pourrions envisager le retour de la conscription…

— Mais à quelle fin ? s’écria Réthan, assez irritée de n’avoir pas disposé de ces informations aussi vite que les autres.

— Libérer Cœurébène et notre duc, lâcha Niléno Dorvayn qui n’avait jusqu’ici pas soufflé mot. Nous comptons nous rendre à la tête d’une armée devant ses murs et lancer un ultimatum aux trois mille gardes restants encore dans la cité. Après quoi, nous attaquerons si nos exigences ne sont pas satisfaites.

— Vous voulez donc faire voter ici une guerre contre la légion ? L’Empire ne nous le pardonnerait pas ! Et si d’autres troupes viennent, notre autonomie disparaîtra !

— Elle est déjà gravement menacée par les visées expansionnistes de Védalus, contra Curio. Dès son retour de sa campagne au Mont Ecarlate, il risque de s’en prendre aux garnisons qui se seront détournées de lui. Et s’il écrase le Fort Phalène, personne ne pourra l’empêcher de s’emparer de Balmora… Nous sommes actuellement la Maison la plus à même de mener une lutte contre les appétits de puissance de Védalus, pas contre la légion elle-même, Varro et Darius pourront en témoigner. En prenant les armes maintenant, nous sauverons notre liberté et nos vies, seigneur Réthan !

— Je propose que nous passions au vote proprement dit, offrit Béro. En tant qu’initiateur de la séance, je vous soumets quelques motions. Pr

#3 redolegna

redolegna

    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 22 juin 2006 - 18:26

Premièrement, le général Védalus sera déchu de son titre d’Hortator des Hlaalus et déclaré hors-la-loi sur nos terres. Deuxièmement, les trois mille réservistes seront mobilisés. Troisièmement, nous marcherons sur Cœurébène et réclamerons la fin de la loi martiale et la liberté pour le duc Védam Dren. Votons, mes frères, et que les Tribuns nous soient propices dans nos entreprises, quel que soit notre choix ! »

Les conseillers prirent chacun un morceau de parchemin et y inscrivirent leur décision quant aux questions posées. Un greffier vint annoncer le résultat du vote quand tous lui eurent remis le fruit de leurs réflexions :

« Les trois motions sont adoptées à l’unanimité de ce conseil.

— Parfait ! s’exclama Dorvayn. Il ne nous reste qu’à choisir un vaillant commandant pour notre armée. Il faut pour cela un homme, ou une femme, de guerre, qui soit accoutumé aux champs de bataille. Qui mieux que la conseillère Réthan l’est, elle dont la campagne contre les bandits qui détenaient Gnaar Mok fut exemplaire ? Nous sommes tous d’accord ? Voilà un nouveau problème de réglé. Quand pensez-vous marcher vers Cœurébène, mon amie ?

— Le plus tôt possible. Demain serait idéal pour la garnison de Balmora. Pourriez-vous joindre vos forces aux miennes ? demanda Réthan à Varro. Nos troupes doivent apprendre à collaborer avant d’arriver devant Cœurébène. Avancer ensemble leur donnerait un bon esprit de corps. Je vais envoyer au plus vite des émissaires à Gnaar Mok, Suran et Hla Oad. Ils devront lever les régiments de réservistes et faire jonction avec nous. Je préférerais que la garnison de Gnisis, quant à elle, avance vers le sud en protégeant nos arrières. On ne sait jamais qui pourrait être tenté de nous prendre à revers…

— Votre plan me paraît sans faille, conseillère Réthan, répondit le commandant de Fort Phalène. Au moment où nous opérerons devant Cœurébène, il sera trop tard pour que le général Védalus fasse demi-tour. Il aura dépassé la Porte des Ames et ses troupes seront déployées dans un vaste périmètre au-delà du Rempart Intangible. Il serait fâcheux pour lui d’interrompre sa campagne, d’autant que les pestiférés lui donneront fort à faire…

— Ce qui m’inquiète, en revanche, c’est l’attitude qu’adopteront les légionnaires d’Ald’Ruhn, grommela Réthan en fronçant les sourcils. S’ils suivent votre exemple, nous n’aurons rien à craindre. Mais s’ils se rallient à Védalus… Le général Darius aura du mal à les retenir longtemps. Il n’a que cinq cents hommes sous ses ordres et c’est trop peu pour faire face à six mille adversaires…

— Je ne connais pas bien le nouveau commandant du Fort Silène, répondit Varro. Imsin a été remerciée il y a presque un mois et celui qui l’a remplacée est sans aucun doute un fidèle de Védalus. Mais je pense que les Rédorans lui donneront du fil à retordre s’il essaye de leur imposer la loi martiale. Il aura besoin de toutes ses troupes pour cela.

— Et de plus, renchérit Niléno Dorvayn, Balmora peut soutenir un long siège, de plusieurs mois si nécessaire, ce qui vous donnerait amplement le temps de nous secourir, seigneur Réthan. En battant le rappel des paysans, nous disposerions d’un grand nombre d’hommes en âge de combattre. Et si nous devions en arriver à cette extrémité, j’engagerais les Mages et les Guerriers. Avec leur aide, prendre la ville ne sera pas des plus aisés. Vous pouvez partir pour Cœurébène sans avoir à regarder par-dessus votre épaule. Nous veillerons. »

La réunion se finit sur ces mots et tandis que Réthan et Varro partaient pour rejoindre leurs troupes, Béro et Curio firent quelques pas ensemble.

« Que comptes-tu faire, maintenant, mon vieil ami ? s’enquit l’Impérial.

— Je ne sais pas encore… Je vais commencer par choisir un champion. Védek gro-Aduz me semble tout indiqué pour ce poste.

— Le sergent Orque ? Sans aucun doute. Il te sera d’une fidélité à toute épreuve, puisque tu l’as sauvé d’une mort atroce. Après un peu de repos, il s’avérera précieux pour te défendre.

— Ensuite… j’irais sans doute à Ald’Ruhn, essayer de rallier quelques conseillers Rédorans à notre cause. Au pire, cela détournera toujours un peu l’attention des hommes du Fort Silène, annonça Béro avant de reprendre après un court silence. Et toi ?

— Je vais accompagner Iseldra, pour la protéger. Cette jeune femme est formidable…

— Et tu l’aimes, n’est-ce pas ? »

Curio jeta au Dunmer un regard pénétrant. Il allait répondre quand la Brétonne déboula dans le palais, l’air affolé, suivie bien entendu de Thadéas.

« Que se passe-t-il ? lui demanda son protecteur, inquiet de la voir dans cet état. Une mauvaise nouvelle ?

— Plutôt, maître Curio… Vous ne croirez jamais ce que j’ai découvert aujourd’hui… »

Et la jeune femme s’effondra sur l’épaule du conseiller, en larmes.





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Chapitre IX



Curio chevauchait vers Cœurébène, entouré de Thadéas et d’Iseldra, toujours muré dans son chagrin. L’intendant regardait avec une inquiétude croissante l’affliction de son maître sans qu’il puisse rien faire pour y remédier. Comme l’avait pensé la jeune Brétonne, le conseiller d’ordinaire si vivant avait sombré dans la mélancolie quand il avait appris la veille qui avait organisé le meurtre de sa femme. Il n’avait laissé échapper aucune plainte et s’était contenté de lui demander si elle acceptait de l’accompagner à Cœurébène où il tenterait de pénétrer pour parler au duc. Elle n’allait évidemment pas refuser et, de plus, elle ressentait de nouveau l’immense douleur en lui qui le rendait si vulnérable…

Curio avait même repoussé l’idée d’une escorte, qui l’aurait ralenti mais il avait insisté pour qu’Iseldra reçoive une armure pour la protéger. Puis il n’avait plus prononcé un mot et son visage était resté gris. Ses yeux noisette ne pétillaient plus et ses traits semblaient altérés, eux aussi.

A la fin du premier jour de route, Thadéas n’y tint plus. Il poussa son cheval tout près de celui de Curio et quand il lui adressa la parole, à voix basse pour qu’Iseldra ne l’entende pas, ce fut en des termes très secs.

« Maître Curio, vous allez arrêter de vous ronger les sangs tout de suite. Je n’aime pas ça du tout et tout ce que vous allez réussir, c’est causer une douleur inutile à votre protégée. Elle tient beaucoup à vous et il suffit de la regarder pour voir à quel point votre attitude la trouble et la peine. Elle a passé une semaine sur les routes pour obtenir pour vous la vérité sur le meurtre de maîtresse Alnimera… Elle n’a pas hésité à prendre de gros risques, en particulier à user de nécromancie, ce qui est illégal sur ces terres… Elle a fait tout cela à votre demande, et elle ne l’a pas fait pour que vous vous morfondiez en vous donnant de grands airs d’homme dont la vie n’a plus de sens. »

Curio lui jeta un air de bête blessée et il ouvrit la bouche pour riposter par une remarque cinglante, mais il se ravisa.

« Oh, Thadéas, gémit-il. Comment a-t-il pu ? Je le croyais mon ami !

— C’est justement pour éclaircir ce point que nous nous rendons à Cœurébène, d’où il faudra le sortir avant l’assaut de notre armée sur les murs. Si les légionnaires paniquaient, ils pourraient s’en prendre à la vie du duc et nous resterions à jamais dans l’ignorance. »

Curio médita un long moment les paroles brusques de son serviteur et s’efforça de paraître un peu plus enjoué. Le changement qu’il observa alors chez Iseldra fut radical. Son sourire revint, un peu timide au début, sur ses lèvres, et ses yeux, sans se détacher de lui, reprirent de leur mobilité qui les rendait si touchants.

En chevauchant, Curio réfléchit à la question que Dram Béro lui avait posée. Il aimait la jeune femme, il n’y avait pas à balancer. Il l’aimait comme il avait aimé Alnimera, comme il n’avait aimé aucune autre femme. Mais ses sentiments devaient-ils primer sur sa raison ? Elle était jeune et il avait seize ans de plus qu’elle… Ne valait-il pas mieux qu’il l’emmène à la Cité Impériale où elle pourrait aisément tomber amoureuse d’un jeune noble ? Autant de questions qui l’accompagnèrent sur la route.

*****

Une fois reposé et lavé, Védek gro-Aduz était impressionnant. Il mesurait plus de sept pieds de haut et devait peser sans doute plus de vingt pierres. Il avait arrêté son choix sur une armure orque qu’il portait complètement à l’exception du casque. Cela laissait voir les tatouages sur son visage, très nombreux, ce qui, dans les coutumes codifiées et complexes des Orques, dénotaient une énorme puissance physique. Les spirales sur ses joues pouvaient donner le tournis si on les fixait trop intensément, mais ce n’était rien à côté des figures incroyables qui ornaient son front. Dram Béro n’avait jamais vu un tel soin apporté à des tatouages, mais il comprenait l’importance qu’ils représentaient pour l’ex-légionnaire. La force vitale d’un Orque était représentée dans ces entortillements subtils. Ceux qui prenaient les Orsimers pour des brutes étaient des imbéciles ; par certains côtés, la culture orque était bien plus raffinée que d’autres, comme celle des Hauts-Elfes, par exemple.

Mais Védek ne se contentait pas d’être fort. Ses remarques étaient vives, intelligentes et souvent marquées par un humour froid, percutant. Dram Béro et lui s’entendirent bientôt comme larrons en foire. Son seul souci était la figure d’enterrement qu’avait fait Curio quand Iseldra lui avait parlé. Il n’avait pas entendu leur conversation et n’avait pas souhaité le faire. Les humains aimaient rarement qu’on fourre le nez dans leurs affaires privées et il respectait trop ces deux-là pour heurter leurs sentiments. Mais tout de même… en y réfléchissant, Iseldra avait sans doute confié le nom de l’assassin à Crassius ; et ce nom avait causé en lui un grand trouble. Cela menait à une seule conclusion possible : un homme qu’il prenait pour un de ses amis l’avait trahi. S’il fallait en croire la destination qu’ils avaient alors arrêtée, Cœurébène, cet homme serait… Dram Béro écarquilla soudain les yeux et maudit son intelligence.

Il ne laissa tout de même pas ces pensées le troubler plus longtemps. Il reporta toute son attention à ce que disait son compagnon, lequel racontait ses exploits, à peine enjolivés, du temps où il vivait en Orsinium, la lointaine cité de Hauteroche, le refuge de tous les Orques. L’ancien sergent avait visiblement fait autant usage de son esprit que de sa force dans les conflits où il avait été impliqué.

« Alors, dit-il, une querelle a éclaté entre les deux clans principaux, Garod et Krolla, et mon père m’a élevé à la dignité de guerrier. Les Aduz combattaient pour les Garod, car nous leur étions inféodés depuis que Malacath nous a enfantés. La guerre a duré deux années entières, et j’y ai gagné mes tatouages. Si mon compte est bien tenu, j’ai vaincu quarante ennemis et en ai capturé trente autres.
Je vous l’ai déjà raconté, maître Béro, Tanoz gro-Garod et Latar gro-Krolla se battaient pour une Orque, une superbe femme d’à peine vingt-cinq ans… Et celui qui obtiendrait sa main pourrait nous unir sous une même bannière et réclamer le titre de roi d’Orsinium. Mais Vala gra-Pélob, c’était son nom, ne s’intéressait ni à l’un, ni à l’autre de ses soupirants. Elle aurait préféré éviter d’être le sujet de la guerre, mais elle ne voulait en aucun cas se marier avec Tanoz ou Latar. Elle faisait savoir à qui voudrait l’entendre qu’elle mourrait plutôt que de les épouser.
Mais chez les Orques, il existe une coutume pour les hommes qui veulent se marier avec une femme qui les repousse… Assez brutale, il faut bien le dire, et qui date des anciens temps, quand nous étions dispersés et qu’il fallait veiller à notre survie commune. Si un Orque capture celle qu’il veut et la met dans son lit, consentante ou non, ils sont mariés. La femme peut divorcer, mais uniquement après avoir eu trois enfants.

— C’est en effet étrange d’utiliser le viol comme cérémonie de mariage…

— Cet usage est tombé en désuétude depuis que nous ne sommes plus menacés. Près de trois cents ans. Mais Tanoz était désespéré. Malgré tous nos efforts, nous perdions la guerre. Son seul espoir était d’introduire des guerriers dans le château des Pélob et de l’enlever. Il n’osait s’y rendre, évidemment. S’il avait été pris, il aurait été aussitôt mis à mort. Il y envoya donc trois hommes de confiance : moi et deux autres, nommés Rakron et Tradok dont j’ai oublié le clan d’origine, mais qui étaient des frères jumeaux, je m’en souviens. Ils combattaient aussi bien que moi et même mieux quand ils associaient leurs talents. De vraies machines à tuer.
Pénétrer dans le château fut plutôt facile. Nos portes restent toujours ouvertes et tout hôte est le bienvenu. Nous entrâmes durant la nuit et personne ne vint nous accueillir bien évidemment : le maître de céans dormait, ses guerriers aussi. Il nous fallut un certain temps pour trouver la chambre de Vala et le ciel nocturne commençait à se teinter de rose quand nous la découvrîmes par hasard.
Elle ne dormait pas, pas plus que les douze hommes de Latar gro-Krolla qui avait eu la même idée que Tanoz… et eux l’avaient ligotée. Le combat fut rude. Latar n’avait peut-être pas envoyé ses meilleurs soldats, mais ils avaient l’avantage du nombre. J’en couchai un à terre, imité par les jumeaux qui entamèrent leur moisson de mort.
Je me crus perdu à un moment, encerclé par trois ennemis et blessé à la jambe. Mais les jumeaux me sauvèrent et je pus abattre celui qui tentait de me planter sa lame dans le dos. A la fin, seuls Rakron et moi étions encore debouts. Tradok avait reçu un coup en pleine poitrine et se vidait de son sang. Son jumeau le prit sur une épaule et j’en fis autant avec Vala.
Il fallut se dépêcher de quitter les lieux. Le vacarme avait réveillé toute la maisonnée et deux ou trois gardes tentèrent de s’interposer, sans succès.

— Et tu as amené Vala gra-Pélob à ton seigneur Tanoz ?

— C’était mon intention. Le procédé n’était pas très louable, j’en conviens, mais j’avais perdu beaucoup d’amis et de parents dans la guerre, et mon père était du nombre. De mon point de vue, tout ce qui pouvait mettre fin à cette lutte insensée était bon.
Mais Rakron posa un autre problème. La mort de son frère le rendit fou et il tenta de me tuer. Je dus lui transpercer le cœur de mon épée pour qu’il s’aperçoive que c’était une mauvaise idée, tout compte fait. Je décidai à ce moment d’enlever les liens de Vala. Nous étions à moins d’une journée d’Orsinium, et il fallait que nous avancions vite pour atteindre le camp de Tanoz sans être rattrappés.
C’est là que tout dérapa, je crois bien… Apparemment elle était prête à tout pour échapper à ce mariage et elle se jeta dans la rivière qui coulait près de là. Elle ne savait pas nager et c’est tout juste si elle ne se noya pas avant que je la sorte de l’eau. On était en hiver et le froid était glacial. Avec nos vêtements trempés, nous serions morts en quelques heures. Il fallut que nous nous dissimulions dans un petit bosquet de bouleaux où j’allumai un feu et mis à sécher ses atours… et les miens.
Bref, nous étions complètement nus et je faisais mon possible pour éviter de la regarder. Elle, en revanche, me dévorait des yeux et je me sentais franchement gêné… »

Dram Béro dévisagea son nouveau garde du corps et éclata de rire.

« Ne me dis pas que…? parvint-il à articuler entre deux hoquets.

— Oh, si, soupira Védek. Elle avait un tempérament de feu… Nous sommes restés dans ce bosquet un très long moment. Plusieurs jours, en fait. Et c’est là que je me souvins de ma mission… D’après la loi, c’était moi qui avait épousé Vala. Et même si le mariage était considéré comme nul, la coutume exigeait qu’elle soit vierge pour que Tanoz puisse la prendre comme femme. Je m’étais fourré jusqu’au cou dans les ennuis…

— Et qu’as-tu fait après ? lui demanda Béro, plié en deux de rire sur sa selle, tous tracas oubliés.

— Que vouliez-vous que je fasse ? Je l’ai emmenée au plus vite très loin de là, vraiment très loin. Je ne tenais pas à ce qu’on nous retrouve. Necrom me paraissait très bien, à l’autre bout de Tamriel. Je m’y suis installé avec Vala et puis, forcément, je me suis engagé dans la légion pour gagner ma vie. Les permissions étaient fréquentes, mais, depuis peu, on m’a envoyé rejoindre une unité en cours de formation sur le Vvardenfell et je ne revois plus beaucoup ma femme. Je pense que je vais la faire venir ici, avec mes enfants, si vous le permettez.

— Bien sûr. Mais… Tanoz ou Latar ne t’ont pas pourchassé ?

— Pas vraiment. Quand ils ont appris la nouvelle, j’étais hors de leur portée et l’objet de leur querelle aussi. Ils se sont donc entendus pour rassembler leurs deux clans et les fondre en une seule et même entité. Puis ils se sont calmement retirés loin de leurs soldats et ils se sont gentiment entretués.

— Comment s’entretue-t-on gentiment ?

— A la hache. »

Les deux compagnons partirent d’un rire irrépressible et continuèrent de chevaucher de concert vers Ald’Ruhn et le Fort Silène. Peu avant de traverser Caldéra, au début de l’après-midi, Béro posa une nouvelle question à Védek :

« Je crois que nous avons tous les deux des raisons de nous plaindre des offices du seigneur Sala. Que dirais-tu, quand nous en aurons fini avec nos présentes occupations, de passer gentiment lui rendre une visite de courtoisie ?

— Je pense que c’est une bonne idée. Après tout, où en serions-nous si nous ne faisions pas preuve d’urbanité en toute circonstance ? »

Le nouveau gouverneur de Caldéra les accueillit avec joie. C’était un Dunmer de taille moyenne, aux cheveux d’un roux flamboyant. Il se présenta sous le nom de Téval Marbi. Béro savait de lui qu’il était naturellement affable et se souciait beaucoup du sort des habitants de la ville. Il avait aboli l’esclavage dans le territoire qu’il administrait et la Compagnie minière avait poussé les hauts cris, mais les faits étaient là : les Argoniens qui extrayaient le minerai d’ébonite de la roche travaillaient beaucoup plus efficacement une fois payés avec un salaire décent et débarrassés des chaînes ou de la peur du fouet. Le rendement avait plus que triplé, et les bénéfices de la Maison Hlaalu avaient fait de même.

Téval Marbi proposa de les héberger dans son palais, mais Béro déclina l’offre. Il se contenta d’apprendre que la garnison de la ville avait résisté de la même manière à Védalus qu’à Seyda Nihyn. Satisfait, il remercia le gouverneur pour son accueil et reprit sa route. A la tombée de la nuit, il n’était plus qu’à quinze lieues d’Ald’Ruhn.

Le lendemain, il alla bon train sur la route avec Védek et la capitale des Rédorans fut en vue avant la fin de l’après-midi. Le soleil était obscurci par la tempête du Fléau qui se déchaînait. A moitié assommés par le sable qu’elle charriait, les deux hommes avancèrent péniblement, couverts par leurs capes qui ne les protégeaient qu’à peine et, sous les bourrasques, ils approchèrent du skar.




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Chapitre X



Dram Béro entra sous l’immense carapace, suivi de Védek et deux gardes rédorans l’accueillirent, puis l’escortèrent jusqu’au palais du conseil. Là, la Rougegarde Néminda leur ouvrit les portes qui menaient à la salle de réunion. Les conseillers rédorans firent aussitôt cercle autour du noble hlaalu et de l’Orque qui l’accompagnait.

L’entrevue fut brève. Les dirigeants d’Ald’Ruhn refusèrent au début d’entreprendre une quelconque action de résistance mettant en danger la vie des habitants, mais, après l’exposé de Béro sur la situation de Cœurébène et les risques qu’ils encouraient en laissant s’appliquer la loi de la légion, Saréthi et Lléthri parvinrent à convaincre  dame Morvayn et les autres, plus traditionnalistes, d’embrasser le point de vue des Hlaalus.

Un pacte fut signé entre les deux Maisons, qui s’engageaient par là à ne pas se soumettre à la volonté de Védalus et à s’offrir une assistance mutuelle. Les conseillers rédorans devaient de surcroît provoquer une forte agitation en ville pour contraindre la garnison de Fort Silène à rester sur place. Somme toute, songeait Béro quelques heures plus tard, attablé autour du festin qu’avaient préparé les Rédorans selon des recettes connues d’eux seuls, sa mission diplomatique s’était révélée assez utile.

Tout au long du repas, il ne cessa de jeter des œillades ravageuses à la gent féminine, toujours soucieux de vérifier l’impact de son pouvoir de séduction. Néminda, tout particulièrement, ne semblait pas insensible à ses avances. Védek contempla avec amusement l’assaut outré de compliments auquel se livra son maître, ce soir-là.

Au matin, Béro se réveilla, la tête de la Rougegarde endormie posée sur son torse et repensa aux derniers événements. Plus il regardait sa conquête, plus l’envie le prenait de rester pour quelques temps dans les parages. Ald’Ruhn avait un climat déplorable, certes, mais constituait un important centre de décision et il serait bon de surveiller les agissements de la légion. Et en demeurant sur place, l’utile était joint à l’agréable… Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas attaché à une femme… Peut-être le temps était-il venu de reprendre une relation régulière avec quelqu’un. Surtout si ce quelqu’un était Néminda.

*****

Au moment où le conseiller hlaalu s’était éveillé paisiblement, d’autres passaient un quart d’heure très désagréable. Orvas Dren, le maître de la Cammona Tong, proclamait souvent à qui voulait l’entendre que nul ne pouvait s’en prendre à sa plantation et s’en sortir vivant. Pourtant, les opérations des Lanternes Jumelles s’étaient faites plus nombreuses ces derniers mois et avaient abouti à l’évasion d’une vingtaine d’esclaves hors de la propriété. Le Dunmer était assis dans son lit, où un serviteur venait de lui apporter quelques parchemins et il consultait d’un œil maussade les pertes brutes que ces menées avaient entraînées.

Des bruits parvinrent à ses oreilles depuis l’extérieur de sa villa. Sans doute un contremaître zélé qui apprenait à coups de fouet la vertu de l’obéissance à des esclaves récalcitrants, pensa-t-il. Il faudrait qu’il pense à le récompenser. Ces maudits hommes-lézards et ces fourrures sur pattes regretteraient amèrement de n’avoir rien fait pour empêcher les évasions.

Mais, après quelques minutes, les bruits se firent plus proches et plus nombreux. Impossible dès lors pour le seigneur Dren de se concentrer sur ses occupations du moment. Il se rendit à sa fenêtre pour voir ce qui occasionnait un tel vacarme.

Sous ses yeux stupéfaits, des centaines d’hommes combattaient ses gardes et les refoulaient petit à petit. Le mur d’enceinte était envahi par les assaillants et les flèches sifflaient en tous sens pour déloger les défenseurs qui en tenaient encore une partie. Un de ces traits rebondit près de lui et il s’empressa de retirer sa tête, qui offrait une trop belle cible.

Il courut à travers les longs couloirs de sa maison et empoigna en hâte une épée. Un homme vint à sa rencontre, un des fidèles frères Iénith. Il avait le souffle court et son armure était tachée de sang en de nombreux endroits.

« Que se passe-t-il, au nom de Shéogorath ? hurla Orvas. Qui sont les impudents qui osent s’en prendre à moi ?

— Les Lanternes Jumelles, je crois, seigneur Dren, répondit l’autre avec difficulté.

— Absurde ! Ils ne disposent pas de telles troupes ! Ce ne sont que des loqueteux minables, sans cohésion et sans chef !

— Hélas, si, seigneur Dren. On a aperçu votre nièce Ilméni menant l’assaut sur nos remparts, et elle commandait aux autres. Elle est accompagnée d’une centaine de mercenaires et de plus de cinq cents esclaves qu’elle a libérés. J’en ai reconnu plusieurs. Ils viennent de chez les Arvel. Elle a dû commencer par là ses assauts et elle vient maintenant s’occuper de nous. »

Orvas Dren lâcha une bordée de jurons. Les choses ne tournaient pas du tout comme prévu. Même lui savait qu’un Argonien armé d’une lance pouvait faire face à n’importe quel combattant et qu’un Khajiit était assez agile pour venir à bout d’un Dunmer à l’aide de ses seules griffes. Face à six cents guerriers, ses propres forces, une compagnie d’environ deux cents gardes, n’avaient aucune chance de s’en tirer. Sa nièce hésiterait-elle à ordonner sa mort ? Sans doute que non.

Furieux, il sortit de chez lui en brandissant son arme et courut vers l’entrée de sa propriété où les barres qui bloquaient la porte venaient d’être retirées par les abolitionnistes. Alors qu’il maniait son épée, la pensée lui vint que jamais les Lanternes n’avaient organisé de telles actions. Mais il se rappela aussitôt que la légion était à plus de trois jours au Nord, et que la campagne contre le Maudit du Mont Ecarlate primerait sans doute sur une quelconque rébellion aux yeux de ses commandants.

Le combat fut sordide. Les affranchis faisaient montre d’une brutalité rare et décimaient les rangs de leurs ennemis. Certains avaient trouvé les clefs des bracelets des autres esclaves de la plantation sur les cadavres de gardes et les libéraient. Fous de joie, les Khajiits et les Argoniens étranglaient à mains nues leurs anciens oppresseurs. Les hommes de Dren ne furent bientôt plus qu’une poignée épuisée, entourant leur maître, qui faisait danser sa lame et l’abattait frénétiquement sur ses ennemis.

Les défenseurs tombèrent les uns après les autres, mais Orvas Dren résistait toujours et les corps de ses victimes gisaient de plus en plus nombreux à ses pieds. Mais il fut bientôt seul et sa folie meurtrière le quitta quand il se vit encerclé par les lances de tous ceux qu’il avait méprisés.

Une Dunmer fendit les rangs et le toisa d’un œil dédaigneux. Il la reconnut aussitôt et leva son arme dans sa direction mais les lances pointées sur lui l’empêchèrent d’approcher. Il cria de rage et de frustration.

« Alors, Orvas, dit enfin Ilméni, tu es toujours aussi imbu de toi-même et de ta propre importance ?

— Va te faire voir, siffla-t-il. Tu ne profiteras pas longtemps de ta victoire, ma nièce. Quand la légion reviendra, elle te traquera où que tu te terres, et elle te fera payer cher cet affront à ses lois, très cher.

— La légion, s’esclaffa la maîtresse des Lanternes Jumelles. Toi qui as toujours détesté les Impériaux voilà que tu espères qu’ils voleront à ton secours ? Le général Védalus ne se soucie plus de toi, Orvas. Tu n’es plus rien. Personne ne lèvera le petit doigt pour t’aider. Les têtes de tes chiens courants, Névena Ules et Vélanda Omani, ornent le seuil de leurs maisons depuis deux jours. Le conseil hlaalu ne viendra pas à ton secours, maintenant qu’elles sont mortes.

— Maudite sois-tu ! hurla Orvas de toutes ses forces. Toi et tes acolytes, vous pourrirez dans des geôles avant la fin de ce mois et vous y resterez durant des lunes et des lunes ! Tu supplieras que la mort vienne, Ilméni, et la mort te semblera douce quand tu auras subi le châtiment que Sala inflige aux hérétiques pendant des semaines ! Mais elle te sera refusée, chienne. Tu ramperas sur le sol en espérant apitoyer tes bourreaux mais tu ne feras qu’aggraver ton sort.

— Je n’ai que faire de tes malédictions, Orvas. Rien ne m’indiffère plus que tes menaces. Qu’ai-je à craindre de toi ? Tu n’as plus d’argent, plus de serviteurs, plus de soutiens. Le Temple ne pourra pas venir à bout de mes hommes ! Et je vais même te dire ceci : dans deux jours, notre étendard flottera au-dessus des cantons de Vivec et je défie quiconque de les en retirer ! Et il en sera ainsi partout où il y a des esclaves. Inutile de me regarder ainsi, tonton, ajouta-t-elle en observant l’effet de ses paroles sur Orvas. Tiens, je ne vais même pas te faire mourir ici. Tu vas être enchaîné et conduit à Vivec avec nous. Et là-bas, tu seras jugé, dans un vrai procès. Et ne compte pas sur quelqu’un pour te faire évader. Nous veillerons à ce que tu ne t’échappes pas. »

Le seigneur déchu hurla, jusqu’à ce que sa voix le trahisse et que, vaincu, il s’affale aux pieds de sa nièce, qui ne lui accorda pas un regard et se détourna pour aller discuter avec un Khajiit qui se tenait près de là.

« Combien d’esclaves avons-nous pu libérer, Jobasha ? demanda-t-elle.

— Plus de quatre mille, Dame Ilméni, répondit le libraire reconverti en trésorier des Lanternes Jumelles. La plupart ne sont pas en très bonne santé, mais ils pourront marcher deux jours sans difficultés. C’est bien cela que vous vouliez savoir ?

— Oui. J’ai peur que nous ne soyions pas encore assez. J’ai un peu fanfaronné devant mon oncle mais personne ne va apprécier ce que nous sommes en train d’accomplir. Tous les propriétaires terriens, et les Telvannis ne seront pas les moindres, vont se déchaîner contre nous.

— Les Telvannis ont leurs propres problèmes. Ils sont trop occupés à se quereller pour le poste d’archimage que Védalus a libéré pour pouvoir nous mener la vie dure.

— J’aimerais partager votre optimisme, Jobasha, mais ces brutes arrogantes risquent de faire pâtir les esclaves qui sont encore sous leur domination de nos succès et cela, je ne le veux à aucun prix. Je vais devoir vous demander de vous rendre à Tel Aruhn avec quelques hommes et de ravager les environs de la cité. Là, les gardes de feu Gothren tourneront un peu en rond puis tenteront de vous débusquer. Vous devrez saisir cette chance de vous introduire dans les souterrains où ils emprisonnent leurs esclaves et les délivrer avant de vous enfuir. Si nous sommes maîtres de Vivec d’ici trois jours, nous ne devrions pas avoir trop de mal à vous envoyer des navires pour vous aider.

— Et combien d’hommes pourrais-je prendre avec moi ?

— Cinquante, pas un de plus.

— Cinquante ?! Gothren avait des centaines de gardes ! Nous ne tiendrons pas longtemps face à eux ! Ces Telvannis sont des mages, Dame Ilméni, l’auriez-vous oublié ?

— Non. Mais la plupart sont à Sadrith Mora pour les discussions entre les conseillers et les autres se sont éparpillés dans la nature. Il ne doit pas y avoir plus de trente hommes en mesure de vous affronter dans Tel Aruhn, faites-moi confiance pour ça. »

Le Khajiit esquissa une moue incrédule puis il haussa les épaules et se mit en quête de ceux qu’il allait emmener avec lui dans cette mission périlleuse. Nul n’en reviendrait, pensait-il amèrement. Mais il ne comptait pas décevoir Ilméni Dren. Cette Dunmer avait toujours fait preuve d’une force de caractère hors du commun et elle l’avait un jour tiré d’un fort mauvais pas. C’était elle qui avait redonné espoir aux esclaves du Vvardenfell et les abolitionnistes avaient profité de son adhésion à leur cause. Elle s’était imposée sans difficulté comme un chef charismatique, de taille à lutter contre tous les esclavagistes de l’île, parce qu’elle était fidèle à ses idéaux et n’avait pas hésité à vivre dans une humble demeure d’un canton pauvre de Vivec malgré la richesse de sa famille. Si quelqu’un pouvait jeter à bas les chaînes qui entravaient encore plus de trente mille Argoniens, Khajiits, Orques et humains, c’était elle, et Jobasha entendait bien la suivre jusqu’à sa mort. Qui viendrait vite, vu sa tâche. Bah, il s’était toujours attendu à mourir depuis que sa mère avait été tuée à coups de fouet et qu’il avait tranché la gorge du meurtrier avec ses griffes. Il haussa les épaules et fit signe à deux Bosmers de le suivre.

*****

Ilméni regarda Jobasha s’éloigner avec tristesse, consciente qu’elle ne le reverrait sans doute jamais. Elle se retourna vers la masse immense et encore désordonnée qu’elle commandait. Elle appela ses principaux lieutenants, des mercenaires car les autres membres des Lanternes Jumelles ne s’y entendaient guère en questions militaires.

Le conseil qu’elle tint avec eux fut bref, mais permit au moins de fixer quelques objectifs précis. Les Abolitionnistes feraient route à marche forcée sur Vivec et plus particulièrement le quartier étranger où de nombreuses armes étaient entreposées. Avec elles, ils armeraient les esclaves qui arriveraient en un seul grand groupe et réquisitionneraient un certain nombre de bâtiments pour les y loger. Le but avoué était d’être fermement implanté dans plusieurs quartiers de la ville au bout de quelques heures. Les zones à occuper avaient été choisies depuis un bon moment : les cantons de saint-Olms et de saint-Délyn, le quartier hlaalu et l’enclave étrangère. Dès que la mainmise sur eux serait effective, les combattants devraient ériger des fortifications suffisamment résistantes pour repousser des assauts méthodiques de la part de troupes aguerries et formées à l’attaque de positions défensives, en un mot la légion.

Ilméni avait tu jusqu’ici ses opinions sur le général Védalus mais peu de monde se méprenait toutefois sur ses positions assez tranchées en la matière : elle ne supportait pas de gaîté de cœur le pouvoir croissant que celui-ci exerçait sur le Vvardenfell et elle craignait que ses menées n’alourdissent les peines des esclaves. En prenant Vivec, elle le contraindrait à retarder ses vélléités d’hégémonie sur l’île. Si elle tenait assez longtemps face à lui, ses alliés du moment l’abandonneraient et il se retrouverait bien isolé, sans aucun appui sûr.

La Dunmer soupira devant la désolation prochaine qui allait se répandre dans la cité qu’elle habitait depuis des décennies mais elle ne laissa pas sa volonté s’affaiblir. Elle donna l’ordre de marche et ses cohortes s’ébranlèrent vers le sud.





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Chapitre XI



Cinq jours avaient passé depuis le départ de Curio, d’Iseldra et de Thadéas. Leur chevauchée s’était déroulée sans histoires, car ils voyageaient de nuit et même les brigands doivent dormir à un moment ou à un autre. Leur humeur n’avait pas été particulièrement joyeuse, mais Curio s’était soumis à Thadéas et montrait peu sa propre douleur, ce qui n’empêchait pas son serviteur et sa protégée de lui jeter des regards inquiets de temps à autre. Sortir le duc de Cœurébène ne serait pas chose aisée et il valait mieux que chacun soit alerte et non occupé à remâcher des pensées déprimantes.

Quand la ville fut à moins de deux lieues, le petit groupe décida, d’un commun accord, d’attendre le soir suivant pour entreprendre la moindre action. L’aube était trop proche pour qu’une tentative ne soit pas dangereuse. Les légionnaires grouillaient dans Cœurébène et faisaient respecter d’une main de fer la loi martiale. On pouvait sentir de très loin la puanteur qui s’exhalaient des corps pendus au gibet devant la porte nord. Les sbires de Védalus semblaient partisans de l’exemple éducatif que procurait la pendaison pour faire régner la terreur.

A la tombée de la nuit, Thadéas donna le signal du départ. Ils se faufilèrent, trois ombres au milieu des ténèbres, vers les murailles qui s’élevaient non loin d’eux. D’après ce qu’Iseldra avait retenu de la forteresse qui abritait la salle du Grand Conseil de Védam Dren, l’unique accès était rigoureusement défendu et le chemin qui y menait passait par le Fort Noctuelle. Curio, lui, se souvenait d’un moyen de s’infiltrer dans la place : les égouts. Le seul inconvénient de cette route ne serait pas l’odeur mais le manque de clarté. Nul ne savait quels pièges l’endroit recelait. Après tout, Védalus y avait bien découvert le voleur de Chrysamère… Et un autre danger serait de remonter à un endroit non désiré. En plein dans une chambrée de soldats par exemple.

La progression fut longue et difficile. Trouver l’endroit adéquat pour pénétrer dans les égouts ne fut pas des plus aisés, non plus qu’avancer à tâtons dans une obscurité presque totale. L’eau sale leur arrivait presque jusqu’aux épaules et il leur sembla que des heures avaient passé quand ils atteignirent enfin une échelle. Curio estima qu’ils étaient sans doute sous les quartiers du duc, mais ils n’en eurent confirmation que lorsqu’ils émergèrent des canaux.

Thadéas ne perdit pas plus de temps. Dégainant son épée, il s’assura que la salle où ils venaient d’arriver était sûre. Ne trouvant aucun garde, il entreprit de grimper une volée de marches, suivi de près par Iseldra et Curio, aux aguets. Après quelques minutes d’ascension où le moindre bruit les faisait frémir et regarder d’un œil inquiet autour d’eux, ils parvinrent enfin à leur but. Ils se plaquèrent contre un mur en apercevant les gardes qui surveillaient avec attention la porte devant laquelle ils étaient postés.

Iseldra avait la très nette impression qu’elle se trahirait au moindre geste, mais elle se contraignit à avancer avec prudence le long de la paroi. Son mouvement ne fut pas repéré et Thadéas ne tarda pas à la rejoindre avec les mêmes précautions. Enfin, Curio se rapprocha lui aussi de la porte. Les gardes s’agitèrent, mal à l’aises, comme s’ils sentaient la tension de ceux dont ils ignoraient encore la présence. Curio ne voulut pas prendre le risque de se faire découvrir et il se jeta sur eux, avec une telle vivacité qu’il les étendit, assommés pour le compte, sans qu’ils aient eu le temps de pousser un cri ou d’exhaler un gémissement.

Le conseiller hlaalu parut alors sortir d’une sorte de torpeur et contempla, stupéfait, ce qu’il avait fait. Lui qui était d’habitude si peu partisan de la violence, il n’avait pas hésité à y recourir… Mais l’heure n’était pas aux tergiversations. Il détacha de sa ceinture des cordes et se fit aider de son serviteur pour ligoter les factionnaires. Il enfonça dans la bouche de chacun d’entre eux un morceau de tissu, baîllon qui, pour être rudimentaire, n’en serait pas moins efficace.

La fouille des corps ne fut pas longue mais il fallut se rendre à l’évidence : les légionnaires n’avaient pas de clés sur eux. Iseldra lâcha un soupir et sortit de sa poche plusieurs crochets plus ou moins recourbés. Elle promena ses doigts experts sur la serrure et tâcha de se souvenir des enseignements que lui avait prodigué un Voleur compatissant le jour où, esseulée dans Vivec, elle avait tenté maladroitement de lui faire les poches.

Elle fit glisser avec soin les crochets dans chaque gouge, les sondant à fond, découvrant lesquelles étaient factices et lesquelles seraient les plus ardues. Enfin, elle se décida et déjoua petit à petit tous les pièges complexes que recelait la serrure. Avec un léger cliquetis, celle-ci céda et la jeune femme et prit une fiole dont le contenu lui servit à graisser les gonds.

« Est-ce bien nécessaire ? murmura Thadéas d’un air dubitatif.

— La finition est essentielle, répondit-elle avec un sourire. Je préfère, après m’être introduite de manière illégale mais discrète dans un bâtiment contrôlé par la légion, ne pas me faire bêtement remarquer parce qu’une porte a grincé. »

Et, sur ces mots, elle ouvrit la porte. Par l’entrée, on pouvait apercevoir une vaste chambre, richement meublée. Une fois que le petit groupe eut pénétré dans la pièce, tous purent constater qu’on avait récemment placé des barreaux devant les fenêtres et que le mobilier portait la marque de nombreux coups. Les tapis étaient tachés de vin et l’ensemble dégageait une impression de désordre entretenu depuis quelque temps déjà.

Au centre de la chambre, affalé sur son lit, le duc Védam Dren se saoulait consciencieusement, une bouteille de mazte bon marché dans une main et un gobelet dont il ne se servait pas dans l’autre. Il ne remarqua même pas leur entrée et s’absorba dans la contemplation rêveuse d’une chimère que lui seul pouvait voir. Iseldra s’approcha de lui et recula aussitôt. L’haleine du Dunmer empestait et, à en juger par l’odeur, il ne s’était pas lavé depuis plusieurs jours, non plus qu’il n’avait changé de vêtements.

Thadéas fronça un sourcil réprobateur. L’intendant guindé ne supportait pas qu’un important personnage se donne en spectacle ainsi. Curio s’approcha de celui qu’il avait appelé son ami et, à voix très basse, chuchota :

« Védam ? Védam, vous m’entendez ?

— Quoi ? bredouilla le duc. Quelqu’un ? A boire, encore !

— Certainement pas, vous êtes assez ivre comme cela. Racontez-moi plutôt ce qui vous arrive.

— Oh, Crassius, pleurnicha Védam. C’est affreux ! On m’enferme et on refuse de m’apporter un petit quelque chose pour me désaltérer ! J’en ai les mains qui tremblent, tiens !

— Je vois, fit Curio en jetant un bref coup d’œil aux innombrables bouteilles qui jonchaient le sol. Eh bien… Nous allons vous faire sortir d’ici, Védam. Nous vous emmenons dans un endroit où vous n’aurez plus soif avant des années.

— Ce n’est pas un peu gros, comme ficelle ? glissa Iseldra à Thadéas.

— Peut-être, mais maître Curio sait ce qu’il fait, lui répondit-il sur le même ton. Le duc a toujours eu un penchant prononcé pour la bouteille et quand il boit, il est presque incapable d’une pensée cohérente. L’idée de se mettre en sécurité ne doit même pas avoir germé dans son esprit. Maître Curio est bien forcé de recourir à ce genre de stratagèmes pour le persuader. »

*****

Le capitaine Tullius avait passé quelques jours épouvantables. S’il fallait l’en croire, tous les taverniers auraient dû être pendus depuis belle lurette. Et les aubergistes avec. Et à peu près tout le monde, bateliers inclus, à part les légionnaires, bien sûr. La beauté des paysages qu’il avait eu à contempler au cours de son errance avait laissé de bois un être aussi fruste que lui.

Il était revenu à Cœurébène depuis trois jours, intimement persuadé qu’Iseldra, ou plutôt la jeune femme de cinq pieds et huit pouces aux cheveux châtains clairs finirait par y revenir et qu’il pourrait recommencer à la pister. Son premier rapport en faisait état, mais, comme le capitaine ne croyait guère à la cavalerie et avait dépêché un messager équipé d’une armure particulièrement lourde, il ne risquait pas de parvenir avant longtemps à Védalus.

Pour l’heure, il déambulait dans les couloirs, occupé à houspiller les gardes qui donnaient le moindre signe d’assoupissement. Sa propre armure cliquetait et la rumeur de sa venue se répandait comme une traînée de poudre, si bien que, la plupart du temps, les soldats avaient rectifié la position avant même son arrivée. Tullius paraissait satisfait.

A la lueur d’une torche, il distingua trois ombres mouvantes qui venaient vers lui. Il mit la main à l’épée, et s’avisa que l’une des silhouettes titubait. La sévère morale et le code de conduite du capitaine réprouvaient fortement l’alcool. Il se mit donc en tête de faire mettre aux arrêts le garde ivre et avança d’un pas décidé.

Il n’entendit même pas Thadéas, qui s’était glissé derrière lui tandis qu’il regardait Curio, Iseldra et le duc, lui assener un formidable coup sur l’arrière du crâne et il s’écroula comme une masse.

« Je crois que je l’ai frappé trop fort, marmonna l’intendant de Curio.

— Le casque qu’il porte a dû amortir un peu le choc, non ? s’inquiéta Iseldra.

— Peut-être, répondit Thadéas, d’un ton rien moins qu’affirmatif, en retournant le capitaine de sa botte. Non, j’ai bien peur de l’avoir tué. Regardez la congestion de son visage et la mousse qui sort de sa bouche… »

Védam Dren regarda d’un air intéressé le cadavre à ses pieds et lâcha un gloussement, avant de s’écrouler, en proie à une vive nausée, sur le sol dallé.

« C’est vous qui avez fait ça ? glissa Curio à Iseldra.

— Je n’aime pas les gens ivres. »

*****

Quand le petit groupe émergea des égouts, le duc avait un visage de cendre, pas tant dû au dégrisement magique dont il venait d’être la victime qu’à l’idée que Curio ne semblait pas l’avoir sorti de Cœurébène pour discuter de la pluie et du beau temps.

Thadéas lui amena un cheval, l’aida à mette le pied à l’étrier et lui tendit les rênes. Le duc lui lança un regard suppliant, mais Thadéas se détourna et alla enfourcher sa propre monture. Curio et Iseldra firent de même.

— Crassius… commença Védam d’une voix mourante.

— Plus tard. Nous sommes encore à portée de voix des gardes et l’aube est proche.

— Où allons-nous, enfin ? geignit le Dunmer.

— Chez moi, à Vivec… Et si mon manoir n’est pas assez sûr, nous irons nous cacher ailleurs dans la ville, là où personne ne pensera à nous déranger. Maintenant, veuillez vous taire.Sans quoi, je serais au regret de devoir vous faire bâillonner. »

Le duc chercha à protester mais le regard menaçant de l’intendant qui jouait négligemment avec un morceau de tissu lui fit passer l’envie de se plaindre et il replongea dans le silence.

Mais dès qu’ils se furent éloignés d’une lieue de Cœurébène, les jérémiades de Védam Dren reprirent de plus belle et il fallut plusieurs fois le rappeler à l’ordre, si besoin au moyen d’un ou deux coups, nonobstant les égards que le petit groupe lui auraient dûs.

Et ce fut un duc de Cœurébène fort mal en point qui se présenta quelques heures plus tard aux portes de Vivec. Ces deux yeux pochés ne l’empêchèrent tout de même pas d’apercevoir avec une grande acuité son frère Orvas enchaîné par les bras et les jambes devant le pont de la ville.




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Chapitre XII



Iseldra soupira. Cela faisait maintenant plus d’une heure que maître Curio discutait ferme dans son manoir avec Ilméni Dren sur la légitimité de sa prise de pouvoir à Vivec et surtout les conséquences de cette action. Et le ton montait.

«  Il est absolument hors de question que je cède d’un pouce, Curio ! J’ai avancé mes pions et tout retrait de ma part entraînerait une répression terrible contre les esclaves, particulièrement les Argoniens et les Khajiits ! Vous n’allez quand même pas prétendre que c’est ce que vous souhaitez ? Vous en avez affranchi trois cents vous-mêmes et vous êtes un des plus gros bailleurs de fonds des Lanternes Jumelles en Morrowind ! Il faudrait savoir ce que vous voulez !

— Aviez-vous pour autant besoin de capturer Orvas Dren et de mettre à feu et à sang la région ? Quant à votre occupation de la ville… Comment ont réagi les Ordonnateurs ? Il n’y a pas plus conservateurs qu’eux et, à mon avis, la capture de leur ville sainte ne les a pas réjouis…

— Ils se sont repliés vers les Palais de la Justice et de la Vérité, en défendant aussi les canaux des Mystères. Certains tiennent encore quelques quartiers peu stratégiques pour notre défense et nos troupes les plus fraîches achèvent de les déloger. Avant la tombée de la nuit nous serons entièrement maîtres de la partie laïque de la cité.

— En somme, vous prenez le risque d’une guerre ouverte avec le Temple et la légion à la fois ? Védalus ne va pas rester les bras croisés devant une telle violation de la paix impériale, surtout si, comme vous l’annoncez, vous menacez de faire sécession parce qu’Uriel Septim refuse d’abolir l’esclavage en Morrowind ? Vous ne comptez parmi vous que quelques milliers d’hommes là où les légionnaires se comptent par dizaines de milliers ! Si l’envie leur en prend, ils vous écraseront. Et les esclaves avec !

— J’aimerais bien voir ça, répliqua Ilméni, rouge de colère. La ville est en train d’être fortifiée et le général Védalus va probablement perdre beaucoup de troupes dans l’assaut du Mont Ecarlate. D’ici à son retour, nous pourrons l’accueillir comme il convient, surtout si votre armée coalisée nous aide à le prendre en tenailles et à couper ses lignes de ravitaillement ! »

Iseldra s’éloigna, une autre idée en tête. Elle fit un signe à Thadéas qui s’occupait fiévreusement de houspiller les serviteurs qu’il jugeait avoir été trop négligents durant son absence. L’intendant l’accompagna jusqu’à une chambre où le duc Védam Dren fixait d’un air désemparé le mur en face de lui. Ses ecchymoses avaient été soignées mais cela ne l’empêchait pas de grimacer par moments.

« Alors, Votre Grâce, vous vous sentez prêt à nous parler un petit peu ? demanda Iseldra d’un ton faussement guilleret.

— J’comprends pas, marmonna le duc. Tout allait si bien et puis mon frère et ma fille se battent, j’suis enfermé chez moi et ensuite ici. Qu’est-ce qui s’passe, j’vous le d’mande ?

— Ma foi, reprit la jeune femme, j’éclairerais volontiers votre lanterne si vous acceptiez vous aussi de répondre à nos questions. Je suis allé voir un certain Ra’Virr à Balmora, et il m’a raconté une histoire bizarre à propos de l’anneau que portait un certain Evanor. Ce nom vous dit quelque chose ? ajouta-t-elle comme le visage de Védam perdait toute couleur.

— C’était un bandit de la région des îles ascadiennes qui œuvrait il y a une quinzaine d’années, je crois, tenta désespérément le duc qui se décomposa vite sous le regard inflexible de Thadéas. Ecoutez, ce n’est pas ce que vous croyez… J’ai été contraint d’agir ainsi…

— Par qui ? Qui a le pouvoir de forcer le duc de Cœurébène ?

— Vous le savez très bien, murmura Védam dans un souffle. Mon frère, Orvas. Sa Cammona Tong menaçait de me faire la peau et je n’ai pas eu le curage de lui résister… C’est depuis que je bois… mais je n’arrive pas à oublier ce que j’ai fait…

— Racontez-moi votre version, alors… Ça soulagera peut-être un peu votre conscience. Vous savez au moins pourquoi Orvas voulait la mort de la femme de maître Curio ?

— Pas la moindre idée. Mon frère s’est contenté de m’envoyer un message très clair sur ce que je devais faire et la manière dont je devais procéder. Donner des armures d’ossements pour brouiller les pistes en faisant croire que c’était un ennemi des Hlaalus qui mentait maladroitement… Des anneaux avec un motif de braillard de falaises… Et même le lieu de l’embuscade, sur la route vers la propriété de Crassius.

— C’est bien ce que nous avions réuni comme informations, le coupa Iseldra. Vous répéteriez ce que vous venez de dire à maître Curio ? Non, ne répondez pas maintenant si vous ne vous en sentez pas encore capable, mais faites vite. Si je veux recueillir une explication de la part de votre… frère… je vais devoir agir rapidement pour convaincre votre sœur de ne pas le juger immédiatement et de me laisser lui parler. »

La jeune Brétonne quitta la pièce à grandes enjambées, se retenant à grand-peine de courir. Elle mourait d’envie de secouer Orvas Dren comme un prunier jusqu’à ce qu’il avoue publiquement son crime.

*****

Au même moment, à quelques dizaines de lieues de là, à Pélagiad, les armées coalisées de Larrius Varro et de la conseillère Réthan opéraient leur jonction sous la direction de leurs généraux. La marche avait été rapide depuis toutes les villes reconnaissant l’autorité hlaalu et les garnisons fidèles à la légion mais pas à Védalus, et elle avait été grandement accélérée grâce à la coopération de certains guides de guilde qui avaient accepté d’envoyer des éclaireurs à Seyda Nihyn et d’autres à Hla Oad dans les relais. La mobilisation n’en avait été que plus prompte.

Six mille cinq cents hommes en marche avançaient et se rejoignaient, leurs armes étincelant sous le soleil matinal et les habitants de la petite bourgade se pressaient aux fenêtres. Il n’est jusqu’au tavernier de l’auberge de Michemin qui, oubliant de recompter les pièces que lui tendaient ses clients, se précipitait sur le pas de sa porte pour admirer l’avancée de l’immense host.

Tous ne partageaient pas l’enthousiasme de cette journée, cependant. Un légionnaire se morfondait seul dans sa cellule du fort, occupé à méditer sur les vicissitudes de la fonction d’émissaire de la légion chargé de faire placer une ville sous loi martiale, comme le faisaient sans doute au même instant ses homologues de Seyda Nihyn, Caldéra, Gnisis et Balmora.

Les commandants eux-mêmes n’étaient pas non plus très optimistes. Beaucoup de leurs troupes manquaient d’entraînement, particulièrement les réservistes hlaalus, et certains Orques de la légion Tête-de-Mort se faisaient vieux. Quant au siège de Cœurébène, il ne s’annonçait pas placé sous les meilleurs auspices. La ville était bien défendue, et les coalisés ne disposaient que du double de sa garnison pour l’investir. Il n’y avait aucun doute sur la difficulté de l’entreprise.

Mais les habitants de Pélagiad, insouciants des dangers qui attendaient l’armée, ne se lassaient pas de la contempler et les bébés, ravis, gazouillaient quand leurs parents les hissaient à bout de bras pour qu’ils puissent voir eux aussi Hlaalus et légionnaires assemblés. Les jeunes filles, elles, se pendaient au cou de tel ou tel Dunmer, Impérial ou Orque et leur passaient des couronnes de fleurs qui déparaient singulièrement avec l’allure austère des cuirasses d’ossements mais s’accordaient mieux avec l’acier impérial.

*****

« Orvas ? s’exclama Crassius Curio. C’est Orvas Dren qui a organisé le meurtre d’Alnimera ?

— Selon son frère, oui, répondit Iseldra. Il n’était pas en état de mentir, je suis en mesure de l’affirmer. Notre seul ennui, c’est qu’Ilméni Dren le tient et qu’elle compte le juger et exécuter au plus vite… Si vous n’obtenez pas d’elle rapidement qu’elle surseoit pour un temps à son envie de justice, vous risquez fort de ne jamais connaître les motivations d’Orvas Dren.

— Ce sera d’autant plus difficile de la convaincre qu’elle ne s’arrête jamais de parcourir Vivec en tous sens et qu’elle déteste être dérangée pendant qu’elle surveille le bon accomplissement de l’une ou l’autre tâche.

— Il faudra bien trouver un moyen, maître Curio. Je ne pense pas qu’elle prendra le risque d’attendre le retour de la légion pour se débarrasser de lui.

— Il y aurait bien quelque chose à tenter, fit Crassius en se tournant vers son intendant. Thadéas, accepteriez-vous de vous mettre temporairement au service d’Ilméni et de la seconder ? Cela serait un signe évident de notre bonne volonté. »

Le serviteur dunmer approuva de la tête et se contenta de se tenir tout droit au fond de la pièce, aussi imperturbable qu’à l’habitude.

*****

Védalus s’était présenté à la Porte des Ames avec une petite escorte d’une dizaine de gardes, laissant son armée à l’extérieur de l’avant-poste du Temple pour ne pas choquer les prêtres. Uvoo Llaren l’avait reçu avec déférence, mais ses hésitations fréquentes laissaient clairement entendre qu’il ne savait trop quelle attitude adopter face à cet homme dont son dogme avait si longtemps nié l’existence.

L’entretien fut bref, et les Ordonnateurs décidèrent de satisfaire à la demande de Vivec de laisser passer la légion au-delà du Repart Intangible contre l’engagement du général de ne tolérer aucun débordement de la part de ses troupes. Dès que cet accord de principe — il ne serait venu à l’esprit d’aucun Ordonnateur, pas même aussi enragé que Bérel Sala, de désobéir sciemment à un Tribun — fut conclu, Védalus ordonna qu’Orques et Impériaux se rapprochent de la forteresse et établissent un campement légèrement en contrebas, à l’abri des vents du Fléau, derrière une avancée rocheuse.

La nuit vint, couvrant de son manteau d’ombre la citadelle jusque-là inexpugnable. Mais elle n’apporta pas pour tous le sommeil. Quelques Exaltés montaient une garde vigilante sur le côté nord de la Porte. Un pèlerin priait avec ferveur devant un autel de saint-Felme. Et au-dehors, les tentes des légionnaires, si elles n’étaient pas illuminées par des torches, bruissaient de mille murmures.

Le vent était tombé et les nuages couvraient Masser et Secunda sans que l’on pût rien distinguer. Mais depuis le camp, si l’on s’était rapproché un tant soit peu, on aurait reconnu le bruit caractéristique de sorts de vision nocturne lancés par des milliers de soldats.

Les portes de la forteresse s’ouvrirent alors et une marée d’ombres s’y infiltra sans un son et l’investirent. Seuls deux hommes auraient pu la voir, mais les gardes chargés de veiller gisaient sur le sol, la gorge tranchée. Leur sang inondait la pierre grise avec laquelle était bâtie la Porte des Ames depuis près d’une heure et séchait déjà.

Dix mille épées furent dégainées en même temps et les légionnaires s’abattirent comme des loups sur tous ceux qui se trouvaient dans les Tours de l’Aube et du Crépuscule. Védalus les menait et il maniait sa lame avec fureur, massacrant à tour de bras, tuant indifféremment pèlerins endormis, Exaltés, Ordonnateurs et prêtres.

Certains cherchèrent un vain refuge dans le sanctuaire au sommet de la Porte des Ames, mais las ! Les lieux consacrés ne leur furent d’aucun secours. Pendant que des légionnaires achevaient de s’emparer des étages inférieurs, Védalus conduisit l’assaut sur les portes et un bélier les brisa.

Uvoo Llaren était retranché derrière les quelques gardes survivants qui avaient pu se replier vers lui et il adressait de ferventes prières à ALMSIVI pour que la grâce de la Triune lui soit conférée et l’aide à sauver ses fidèles. Le général fit sauter sa tête d’un revers de Chrysamère et ses hommes se jetèrent sur les derniers résistants.

En quelques minutes, tout fut consommé. Tout… ou presque, car les légionnaires avaient fait quelques prisonniers. Une centaine de prêtres, de femmes et d’enfants furent réunis dans une pièce sous la menace des armes des Impériaux et des Orques. Védalus désigna une des femmes que deux hommes emmenèrent de force, pleurant toutes les larmes de son corps, suppliant qu’on l’épargne.

Un sourire mauvais déforma les traits du chevalier du Dragon impérial quand il ordonna :

« Tuez les hommes et les enfants. Faites ce que vous voudrez des femmes. Passez une bonne nuit… »

Les légionnaires lancèrent un cri de joie qui couvrit toutes les plaintes et les lamentations des agonisants et des prisonniers.

Modifié par redolegna, 15 août 2006 - 23:37.

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    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 11 octobre 2006 - 15:03

Chapitre XIII



Le commandant de la garnison de Cœurébène, le chevalier Drégus Véno, n’en croyait pas ses yeux. Tout au long de la journée, il avait pu suivre l’avance d’une forte troupe en direction de sa forteresse. Mais il avait pensé qu’un contingent de légionnaires venait s’ajouter à ses propres unités. Ce n’était que très tard le soir que les guetteurs s’étaient aperçus que derrière les premiers rangs d’Impériaux en cuirasse étincelante venaient des milliers de Hlaalus.

Véno avait fait fermer les portes. Si les Dunmers prenaient le risque d’assembler une telle armée, ce n’était sûrement pas pour venir le féliciter pour la gestion de la ville. D’une manière ou d’une autre, ces chiens avaient dû apprendre quel sort était celui des habitants et que le duc était retenu contre son gré. Encore que dans ce dernier cas, le maudit ivrogne s’était évadé depuis près de deux jours et que l’on avait retrouvé le cadavre d’un des fidèles les plus dévoués de Védalus près de la chambre où il avait été enfermé.

Drégus Véno ne se sentait pas à son aise. Peu de temps auparavant, il n’était qu’un obscur capitaine, dont le rôle se bornait à établir les comptes du camp. Mais son aide avait été précieuse à Védalus, pour que ce dernier puisse détourner l’argent impérial afin de favoriser son avancement et son placement auprès des Maisons. Véno s’était retrouvé propulsé commandant en second derrière Frald. Lui écarté, il avait pris son poste, sans avoir jamais commandé plus d’une quinzaine d’hommes. Et la bataille à venir lui faisait nourrir de sérieux doutes sur ses compétences de défenseur.

Il avait envoyé des négociateurs avant de barrer la route, mais ceux-ci avaient été éconduits par cette femme… Réthan, oui… Une abominable virago, dont les prouesses guerrières ne rivalisaient guère qu’avec ses dons de stratège. Mais Véno savait pouvoir compter sur des murs solides et cela le rassurait un peu. Les Hlaalus et les renégats ne pouvaient attaquer que par le Nord.

L’assaut ne vint pas ce soir-là. Les assaillants avaient pris le temps d’établir un campement à trois portées de flèches de la ville, qui semblait leur premier objectif. On n’entendait plus guère que le bruit des scies et des rabots des menuisiers qui préparaient béliers et échelles.

Deux mille cinq cents légionnaires passèrent une nuit très agitée, pendant que cinq cents autres montaient une garde vigilante sur les remparts, oubliant d’en faire respecter le couvre-feu. Et la nouvelle se répandit parmi les habitants de la cité que les coalisés venaient à leur secours. Des armes furent extirpées de sous les matelas, des celliers et des caves. Cœurébène avait goûté à la loi de Védalus et ne l’avait pas appréciée. Elle comptait bien le démontrer aux sous-fifres du général.

Les émeutes éclatèrent au petit matin, en même temps que l’attaque fut lancée par Varro et Réthan contre les murailles qui encerclaient la ville. Pris de court, Drégus réagit en envoyant une partie des troupes qui protégeaient le fort pour reprendre le contrôle des rues.

La bataille de Cœurébène avait commencé. Véno en était consterné mais il n’avait dès lors plus d’autre choix que de la mener à son terme, jusqu’à sa perte ou celle de son ennemie.

Par trois fois, les assauts conjugués des Hlaalus et des légionnaires de Varro furent repoussés par les tirs des défenseurs, mais l’armée coalisée parvenait chaque fois plus près des murailles. Au quatrième assaut, les échelles furent posées contre les pierres grises et une marée de Dunmers, d’Orques et d’Impériaux s’élança vers les légionnaires qui tentaient de repousser les échelles avant qu’il ne soit trop tard.

Un Elfe Noir parvint enfin à franchir les quelques mètres qui le séparait du chemin de ronde et il mania avec adresse sa longue épée recourbée, abattant les ennemis qui l’entouraient, juste assez longtemps pour permettre à ceux qui le suivaient de prendre pied sur le mur avant de s’effondrer, six pouces d’acier entre les côtes. Mais le mal était fait : partout, les assaillants parvenaient à s’installer sur les remparts. Certaines poches furent vite exterminées par les défenseurs, mais les autres prirent de l’ampleur et les légionnaires durent redoubler d’efforts pour les contenir.

Au moment où les Hlaalus et leurs alliés semblaient faiblir et que les défenseurs réussissaient à leur faire perdre pied, une Dunmer de près de six pieds et demi, une géante parmi les siens, prit le cor qu’elle portait à sa ceinture et en tira une longue note très grave. A ce son, tous les combattants comprirent que la conseillère et générale Raynara Réthan se mêlait à son tour à la danse de mort et le cœur de tous les Hlaalus présents s’en trouva ragaillardi.

Avec un cri terrifiant, Réthan s’ouvrit un chemin au milieu des légionnaires et cinq hommes de sa garde se précipitèrent derrière elle pour achever les blessés qu’elle laissait dans son sillage. Partie de la partie la plus à l’est des murailles, la Dunmer se dirigeait inexorablement vers le centre et le portail Nord. Quelques secondes après le sien, un autre cor se fit entendre, signalant qu’à l’autre bout des remparts, Larrius Varro s’était joint aux combats lui aussi.

Le soleil déclinait rapidement, et les guerriers qui suivaient Réthan prirent tous les risques qu’ils pouvaient pour s’emparer du plus d’espace possible avant que l’on fût obligé de recourir aux torches pour distinguer ennemis et amis. Les légionnaires de Véno, s’ils avaient été pendant un moment désorientés par la rage de la conseillère hlaalu, s’étaient repris et ce n’était pas pour rien qu’ils faisaient partie de la meilleure armée du monde : le terrain qu’ils cédaient, ils le faisaient payer très cher.

Le combat sur les murs ne s’acheva pourtant pas avec la tombée de la nuit. Pied à pied, les Hlaalus gagnaient du terrain qu’une volée de carreaux leur faisait perdre. Mais leur marée était inarrêtable et les légionnaires refluaient de plus en plus, à mesure que les sergents qui avaient pris en main la défense des murs, en l’absence des chefs, s’effondraient. Au crépuscule, Réthan tenait plus de cent mètres du chemin de ronde sur les remparts et ses troupes s’employaient à déloger les quelques survivants qui se terraient dans les tours de guet. Les blessés recouvraient de leurs cris le bruit furieux des mêlées dans lesquelles tous s’engageaient à corps perdu, au point d’en oublier la proximité du vide et de tomber vers l’oubli après avoir trébuché sur le parapet.

Dans la ville même, Véno tentait de reprendre le contrôle de la situation. Vers la fin de l’après-midi, les rebelles avaient presque réussi à atteindre les murs, mais un assaut désespéré, conduit par Véno en personne, les en avaient repoussés et les légionnaires reprenaient lentement mais sûrement l’avantage contre des civils peu entraînés qui ne bénéficiaient plus de l’effet de surprise.

Les combats de rue étaient sanglants et Véno avait pris la décision de dégager de larges espaces pour que son infanterie puisse manœuvrer, au lieu d’être à la merci d’une embuscade tendue au coin d’une maison. Certains bâtiments furent abattus à la hache, mais, bien vite, le commandant ordonna de les brûler. Sans prendre la peine de les évacuer. La puanteur suffoquante des chairs qui grillaient ne tarda pas à s’élever avec les immenses panaches de fumée noire et huileuse que l’on pouvait distinguer de Seyda Nihyn. Parfois, les brasiers atteignaient les réserves d’huile d’une marchand et les explosions assourdissantes, les boules de feu qui jaillissaient pétrifiaient un court instant les combattants.

Toussant et crachant, le visage noirci par la cendre et la fumée, plusieurs milliers d’hommes, de femmes et d’enfants commencèrent à fuir en désordre vers le port au sud de la ville. Une quinzaine de légionnaires surveillaient les docks mais ils préfèrent se rendre que d’être massacrés par la foule. Cela ne leur servit de rien : rendue furieuse par les exhortations d’un Nordique qui venait de perdre sa famille, la cohue se jeta sur eux et les mit en pièces sans qu’ils arrivent à reprendre les armes qu’ils venaient de jeter au sol.

Quand la nuit vint, les habitants arrachèrent les pavés du sol et construisirent des barricades pour bloquer les rues dans lesquelles ils s’étaient retranchés. Tous, Dunmers, humains, hauts elfes, travaillèrent sans rechigner, malgré l’épuisement et l’accablement qui les gagnaient. Les incendies faisaient entendre partout le crépitement sinistre de leurs flammes qui léchaient les maisons, à deux ou trois rues seulement de leurs positions et la chaleur était telle que la plupart des émeutiers avaient abandonné leurs tuniques et en déchiraient de petits morceaux de tissus pour s’en éponger le front.

Au petit matin, Réthan et Varro remontèrent sur les murs et sous leurs yeux s’étendait une ville dévastée que les armées et le feu ravageaient un peu plus à chaque instant. La conseillère hlaalu grogna et Varro s’aperçut qu’elle désapprouvait hautement le manque de professionnalisme du commandant adverse qui menait à un tel désastre. Peut-être s’inquiétait-elle aussi du sort du duc, sans doute captif dans le fort, mais qui pouvait aussi bien être quelque part dans la cité en flammes.

D’un commun accord, ils décidèrent de se contenter de tenir les murailles de Cœurébène, sans s’enfoncer dans la ville, et de concentrer leurs efforts sur celles du Fort Noctuelle dont la prise serait la clé de la victoire. Et dans la gloire du soleil levant, deux mille soldats se lancèrent à l’assaut des tours grises.

*****

Védalus se leva de son lit de camp, un sourire béat sur les lèvres. Jamais il n’aurait cru que ce serait aussi facile ! La Porte des Ames avait opposé une si faible résistance… Le pouvoir du monstre Vivec déclinait bel et bien. Eh bien ! maintenant qu’il se trouvait sur les terres de Dagoth Ur, sa quête touchait à sa fin. Avant un mois, il dominerait le Vvardenfell et dans moins d’un an, il détrônerait Helseth, il s’en était fait le serment. Et après cela… cette petite… Iseldra, voilà, ne pourrait plus lui échapper. Mais même alors, il se lasserait de son corps comme il se lassait de tous les autres, comme de la Dunmer tout juste nubile qu’il avait violée cette nuit-même…

Cette pensée lui sauva la vie. Il se tourna à demi pour regarder sa victime qui n’avait cessé de prier dans une langue sacrée et de se débattre pendant la nuit et il la vit se jeter sur lui avec le poignard qu’il avait négligemment jeté par terre la veille. Il eut tout juste le temps de lui saisir le poignet et de la faire tomber mais elle se déroba et son pied l’atteignit sauvagement au foie. Il se plia en deux et hurla de douleur. La femme roula sur elle-même et récupéra son arme, qu’elle planta dans le bras gauche du général, sectionnant une artère avec une précision chirurgicale. Védalus s’effondra au moment où trois gardes, alertés par son cri, se précipitaient sous la tente. L’un d’eux décapita la malheureuse dunmer et les deux autres ressortirent en courant. Ils revinrent un instant après avec avec le médecin du camp et un prêtre guérisseur du Culte. Ce dernier commença à incanter un sort de soin pendant que l’autre déballait ses instruments et tâchait d’empêcher que l’hémorragie soit fatale.

Une demi-heure plus tard, le général cessa de se convulser et au bout d’une heure, le prêtre le déclara hors d’affaire. Son aide de camp et lieutenant Téerpsus vint demander si Védalus pouvait se montrer aux hommes.

« Impossible, décréta le chirurgien d’un ton tranchant. Il a perdu trop de sang. Il ne sera sur pied que d’ici quelques jours et il lui faudra des mois avant de pouvoir se resservir correctement de son bras.

– Des mois ? C’est bien plus que ce que doit durer cette campagne ! Le général aura besoin de ses deux mains !

– Qu’il tienne son arme uniquement avec l’autre, alors, rétorqua le prêtre. Cessez de protester et allez plutôt lui faire faire une civière. »

La nouvelle de la blessure du général traversa bientôt le camp et les légionnaires sentirent leur ardeur faiblir devant ce coup du sort. Mais ils reprirent tout de même la route trois heures plus tard, quand tout fut prêt pour qu’ils lèvent le camp. Ils laissaient dans leur sillage les ruines encore fumantes de la Porte des Ames et les corps de tous ceux qu’ils avaient massacrés. Les femmes qu’ils avaient capturées les suivaient, reléguées dans les bordels à soldats roulants, où leurs sœurs d’infortune tentèrent comme elles le pouvaient d’adoucir leurs peines.

La marche fut éprouvante, ponctuée d’escarmouches avec les esclaves des cendres, mais les archers et les lanciers s’en débarrassaient sans trop de problèmes, comme l’avait prévu le général Védalus. Après quelques heures de route, les corps d’armée se séparèrent, chacun ayant pour objectif une des citadelles des vampires des cendres, sauf la fraction la plus importante qui, sous les ordres de Téerpsus, nommé commandant ad interim, avait pour charge de s’emparer à la fois d’Odrosal et de Vémynal.




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Chapitre XIV



Ilméni n’apprécia pas la demande de Curio, comme on pouvait s’y attendre. Mais elle se résigna à le laisser s’entretenir avec son oncle après avoir longuement hésité à s’adjoindre les services de Thadéas. Non que ce dernier lui répugnât ; mais elle s’était demandé si son aide pouvait contrebalancer un possible soutien de Curio à Orvas.

L’Impérial fut emmené avec Iseldra dans la cellule où le seigneur déchu gisait, relégué là après avoir contracté une angine de poitrine à force d’être exposé torse nu à tous les vents. Le Dunmer toussait comme un perdu et chaque mouvement lui arrachait des grimaces. Il leva les yeux quand la porte de son cachot s’ouvrit et dévoila un instant ses dents dans un sourire moqueur avant d’être pris d’une nouvelle quinte. Iseldra alla se poster contre un mur au fond de la pièce exigüe et croisa les bras.

« Le grand Crassius Curio et sa domestique qui viennent me rendre visite en ce temps d’affliction, grinça Dren d’une voix sardonique. Je suis honoré…

– Je n’ai pas beaucoup de temps pour ces plaisanteries vaseuses, seigneur Dren, répliqua Curio dont le visage s’était fermé devant l’insulte du Dunmer contre Iseldra.

– Eh bien, vous m’en voyez navré, les n’wah, siffla l’autre. Et ne m’appelez pas seigneur, par la Triune ! Ma nièce m’a arraché ce titre avec tout le reste !

– Permettez-moi à mon tour de vous présenter mes plus sincères condoléances, dans ce cas. Cette perte chagrine toute la Maison au nom de laquelle je parle. »

Orvas Dren lui jeta un regard de bête blessée. Sa perte de tout contrôle sur la situation l’affectait autant que son frère, quoique d’une manière différente. Là où Védam, qui buvait depuis trop longtemps, s’effondrait, Orvas se drapait dans sa superbe et trouvait encore assez de morgue en lui pour défier même ceux venus lui offrir de l’aide.

« Encore que vous n’entendez là que ma voix officielle, reprit Curio en souriant d’une manière peut-être un peu trop appuyée pour ne pas mettre son interlocuteur mal à l’aise. A titre privé, je peux vous assurer qu’il en va tout autrement. Il se trouve, Orvas, qu’Iseldra a mené pour moi une enquête ces quinze derniers jours, une enquête très enrichissante qui l’a amenée à découvrir de nombreux secrets, dont un qui nous concerne au premier chef, vous et moi.

– Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, répondit abruptement le prisonnier.

– Je crois que si. Je peux vous rappeler les faits, si vous le désirez. Vous avez compromis le duc de Cœurébène dans l’assassinat de ma femme, de son frère et de leurs gardes, il y a plus d’une dizaine d’années. Et vous avez ensuite contraint Vantinius à cesser les recherches.

– Même si vous pouviez le prouver, aucun tribunal ne vous entendra, riposta le cadet des Dren en changeant aussitôt de tactique. Cette affaire est trop vieille et le Vvardenfell a bien d’autres choses à faire que d’assister un pervers dégénéré, un Impérial de surcroît !

– Je n’ai pas l’intention de vous faire juger, Orvas, fit Curio d’une voix douce et en adressant un geste apaisant à Iseldra que les injures envers son protecteur avaient fait bondir. Je n’en ai nul besoin. Votre nièce va s’occuper de votre cas, et même si elle ne vous accorde pas le meilleur des procès, tous les affranchis qui l’accompagnent vous condamneront, sans considération aucune pour une justice équitable.

– Alors que voulez-vous ? grogna Orvas. Me faire regretter mes crimes ? Espérer que ma conscience se bourelle de remords et que je vous demande pardon à genoux ?

– Simplement les raisons qui vous ont poussé à agir de la sorte. Rien de plus. »

Le Dunmer cracha à ses pieds et le regarda avec un air méprisant.

« J’oubliais combien les Impériaux aiment jouer les héros au grand cœur, charitables, pétris de bons sentiments jusqu’à l’écœurement. Heureusement que celui qui m’a payé pour faire tuer cette catin que vous appeliez vore femme était une franche crapule ! A lui seul, il était suffisamment mauvais et détestable pour contrebalancer tous les braves gens de votre espèce, Curio !

– J’imagine que vous avez bien dû vous entendre, lança Iseldra d’un ton mordant. Avec ce… Comment avez-vous dit ?

– Je ne connaissais pas son nom, » riposta Orvas Dren qui s’interrompit brutalement en se rendant compte que sa colère venait de le trahir.

Iseldra s’approcha de lui et fit jaillir de sa manche une dague aiguisée qu’elle appuya sous son œil, juste assez pour faire perler une goutte de sang.

« Je vous conseille de retrouver des détails très vite. Maître Curio est patient mais pas moi et j’espère bien vous faire payer ce qu’il a enduré par votre faute. Alors parlez, et tâchez de nous donner des informations utiles »

Le Dunmer la dévisagea d’un air terrifié. Allons, songea Curio qui avait répété ce petit numéro avec la jeune femme quelque minutes avant, ses dons de metteur en scène n’étaient pas aussi mauvais que la critique le disait puisque même ce dur-à-cuire hésitait…

« Je… Il y a quinze ans, j’ai été spolié d’une grande partie de mes possessions par l’Empire pour en faire don aux nouveaux colons, commença Orvas d’une voix mal assurée. Il ne me restait presque rien dans mes coffres. Je devais beaucoup d’argent à la Morag Tong et réorganiser la Cammona m’avait à moitié ruiné. Il me fallait de l’argent, beaucoup d’argent, plus de sept cent mille pièces d’or… Je ne pouvais absolument pas payer et les assassins ont une manière bien à eux de châtier les mauvais payeurs… Et puis un Impérial est venu me trouver dans ma villa. Il avait assommé tous mes gardes pour entrer et j’ai failli le tuer, mais il m’a dit qu’il voulait faire affaire avec moi. Il a ajouté qu’il était en mesure de rembourser toutes mes dettes et de me faire regagner la plupart de mes terres.

– Voilà qui était bien généreux de sa part, commenta Iseldra d’un ton rien moins qu’amène. Et vous avez mis votre fierté de côté ?

– Je traite avec qui me chante, jeune écervelée, et cet Impérial avait de quoi me renflouer. Je ne suis pas comme ces lézards qui mordent la main de ceux qui les nourrissent ! J’ai accepté sa proposition : je prenais son or, et je faisais abattre la femme d’un nouveau venu sur le Vvardenfell qui avait été nommé diplomate détaché à la Maison Hlaalu en lieu et place de mon… employeur…

– Moi ? s’exclama Curio, réellement surpris. Mais je n’ai jamais été en concurrence avec qui que ce soit d’aussi riche pour ce poste ! On ne trouve des sommes telles qu’il vous en a offertes que dans le Trésor Impérial !

– Précisément. Il ne m’a pas donné son nom et personne ne le connaissait dans la région, mais j’ai appris par la suite qu’il avait été arrêté et que son identité était tenue secrète par l’Empereur.

– Arrêté pour quoi ? demanda Iseldra.

– Abus d’influence, extorsion et détournement de fonds impériaux… Et l’argent qu’il m’a versé ne constituait sans doute qu’une faible part de ce qu’il était chargé de collecter en tant que fermier général. Il y avait toujours un de mes agents au moins près de lui et quand les Lames l’ont appréhendé, l’Impérial a été vu en train de se défendre sauvagement. Il a pris un coup sur la tête qui lui a fait perdre connaissance. Et il s’est retrouvé dans les geôles de la Cité.

– Il n’en est pas ressorti depuis ?

– Si, soupira Orvas, fâché de divulguer autant d’informations contre son gré. Complètement amnésique. Il n’avait aucun souvenir de qui il était et son nom ne subsiste plus nulle part. Il en a reçu un quand on l’a embarqué dans un bateau-prison et c’est celui qu’il a donné quand il a débarqué sur le Vvardenfell il y a deux ans et demi. Il s’est d’abord comporté discrètement mais depuis peu, il est à la tête des légionnaires et il parle au nom des Maisons et des Cendrais.

– Védalus ? fit Curio d’une voix étranglée. J’ai donné ma voix au meurtrier de ma femme ?

– Et il vous a autorisé à enquêter sur ce crime, le nargua Orvas. Comme la vie est bien faite, ne trouvez-vous pas ? Elle s’occupe toujours de pourvoir à tous les plus menus détails… »

*****

Raynara Réthan essuya son front couvert de sueur d’un revers de la main et jeta un regard de haine aux légionnaires qui la défiaient du haut des murailles du Fort Noctuelle. La deuxième journée de combats avait été un cauchemar pour les assaillants et elle commençait à en payer le prix. Plus de trois cents Hlaalus avaient péri en tentant d’escalader les murs et tout cela en pure perte !

La conseillère adressa une prière fervente à Vivec, espérant de tout son cœur qu’Il lui donne la force de vaincre ses ennemis. Une nouvelle attaque frontale était impensable et elle devait se résoudre à mener une tactique de guerrilla urbaine. Elle ne détestait rien tant que le combat de rues. Pendant le jour de répit relatif dont ils avaient profité, les légionnaires avaient pu truffer Cœurébène de pièges qui se révéleraient mortels pour les Hlaalus.

Rien ne s’était déroulé comme prévu, décidément ! A peine les hostilités engagées, Varro avait reçu une flèche dans la jambe et ses hommes avaient eu du mal à le mettre à l’abri. Réthan avait beau être une générale hors pair, elle connaissait peu les méthodes de combat qu’elle aurait dû mettre en application pour avoir une légion efficace sous ses ordres.

Toutes les tentatives furent vaines et les défenseurs souffrirent à peine des combats, seuls quelques hommes étant parvenus à se hisser au sommet des échelles, pour en être aussitôt précipités dans le vide par les hommes de Véno, vigilants et armés de fourches pour repousser tout ce qui se présentait devant eux.

La bonne humeur de la générale ne revint que deux jours plus tard. Les Hlaalus ne s’étaient pas heurtés à une résistance aussi farouche qu’elle ne l’avait redoutée. Nul doute que si Védalus avait été là en lieu et place de Véno, elle n’aurait pas avancé d’un pouce, mais les erreurs de jugement du capitaine lui avait permis de gagner un terrain inespéré.

Au sud de la ville, les insurgés avaient commencé à faire avancer leurs barricades et les légionnaires se trouvaient pris entre le marteau et l’enclume, forcés de retraiter vers l’ouest et le fort quand ils devaient bouger. Les affrontements n’en étaient pas moins cauchemardesques, de jour comme de nuit.

Le troisième jour, les défenseurs commencèrent à souffrir de la faim parce qu’ils étaient venus à bout de leurs réserves et que le port était occupé par les civils. C’est le moment que Réthan choisit pour les chasser définitivement de la ville.

A la tête d’une centaine de ses hommes les plus fidèles, elle entama sa progression à travers toutes les lignes de défense que Véno pouvait lui opposer. Elle se jeta dans le combat en hurlant des ordres qui étaient immédiatement obéis. Les légionnaires tentèrent un temps de l’encercler, mais ce fut bien insuffisant pour arrêter cette avance meurtrière.

Réthan frappait de taille et d’estoc, se fendait, assenait son épée sur les boucliers et les faisait voler en éclats avant de massacrer leurs porteurs. Le centre de Véno fléchit rapidement avant de s’effondrer, incapable de résister. Le capitaine fit aussitôt se rabattre les ailes de son armée sur la générale pour la prendre à revers.

La conseillère se retrouva prise avec sa petite troupe dans une nasse qui se resserrait de plus en plus. Mais le pire n’était pas l’encerclement : tout le quartier où Réthan se trouvait était la proie des flammes et elle y était piégée. Elle entreprit de se frayer un chemin pour regagner le gros de ses troupes au milieu des maisons en ruines qui menaçaient de s’écrouler sur elle et ses soldats.

Un bataillon d’environ trois cents légionnaires fit alors irruption devant elle et elle ne dut qu’à ses réflexes affutés d’éviter les flèches qui sifflaient déjà dans sa direction. Deux de ses hommes n’eurent pas la même chance.

« Dans les bâtiments, vite, hurla-t-elle, passez par les toits quand vous le pourrez et empêchez-les de vous approcher ! »

Une dizaine de Hlaalus ne purent jamais appliquer cet ordre, déjà entourés par les légionnaires, mais les autres suivirent les consignes et commencèrent à faire feu par toutes les ouvertures sur la troupe, la réduisant d’une bonne quarantaine de membres avant que ceux-ci n’aient le temps de se ressaisir et de s’abriter.

Raynara avait filé se réfugier dans une maison que le feu entourait déjà lorsqu’elle en avait franchi le seuil. Elle monta d’un étage pour avoir une meilleure vue d’ensemble des événements, mais la fumée obscurcissait déjà sa vision et elle cligna des yeux pour en chasser les larmes. Un cri venant du rez-de-chaussée lui fit comprendre qu’elle avait été suivie et que des légionnaires investissaient le bâtiment. Elle s’apprêta à les recevoir comme il convenait, par la lame. Mais les Impériaux ne semblaient pas pressés de monter se battre avec elle. Toussant et crachant, elle risqua un œil et les vit qui avaient amoncelé assez de meubles pour l’empêcher d’emprunter rapidement l’escalier. Elle monta d’un autre étage, comprenant que le toit était sa seule issue.

Parvenue au grenier, elle s’accorda une légère pause et s’effondra bruyamment au sol. Elle arracha d’un geste sec son casque qui l’empêchait de tourner la tête et le jeta au loin. Le plancher était déjà si affaibli par les flammes que le casque passa au travers et rebondit plus bas. Raynara n’en avait cure. Elle secoua ses cheveux roux que la suie avait plaqué sur sa nuque et ses épaules, avant de se débarrasser de ses gantelets et de ses épaulières. Elle enleva ses bottes, puis ses jambières, presque à regret mais consciente que leur poids la ralentirait trop. Ne restait que la cuirasse.

Plutôt que de perdre un temps précieux à défaire les sangles, elle les trancha avec sa dague et envoya bouler cette ultime protection avec le reste de son armure. Soulagée, Raynara empoigna son épée et souleva la trappe pour accéder au toit.

Des légionnaires se laissèrent tomber à l’intérieur et la bousculèrent violemment, lui faisant perdre l’équilibre. Elle roula sur elle-même et se releva aussitôt, déjà en garde. Les soldats se déployèrent autour d’elle, en tenant très bas la pointe de leurs épées, prêts à se défendre contre tout ce qu’elle tenterait. Elle battit en retraite vers le mur le plus proche et s’y adossa.

Un légionnaire se fendit et elle esquiva le coup en lui envoyant en prime son poing dans la figure. Le corps de l’imprudent devint flasque et il s’écroula. Les autres se jetèrent sur elle, dans le plus grand désordre, oublieux des risques et des précautions qu’ils avaient prises, avec l’unique désir de la tuer.

Elle en coucha deux au sol, mais une lame l’érafla au flanc que sa cuirasse ne protégeait plus. Elle jura. Naguère, elle ne se serait jamais laissé blesser de la sorte, même par des adversaires bien supérieurs en nombre. Elle évita encore quelques assauts mal amenés puis décida qu’elle avait assez joué. Elle roula entre les légionnaires, fauchant l’un d’eux au passage et se releva de l’autre côté, avant de se précipiter sur les toits.

Certains la suivirent, et bien leur en prit, car le plancher céda sous les pieds des autres, définitivement vaincu par le feu et cette agitation. Réthan ne leur accorda pas un regard et commença à courir, ses poursuivants sur les talons. Puis elle glissa et le choc avec le sol lui fit perdre connaissance. Les légionnaires n’osèrent pas descendre pour voir si elle était morte, craignant de ne plus pouvoir s’échapper de l’incendie.




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Chapitre XV



Une légère brume avait recouvert Vivec, masquant la terrible bataille qui se déroulait à moins de cinq lieues dans les ruines fumantes de Cœurébène. Mais la population de la ville sainte ne regardait pas vers l’Ouest pour gémir sur ses malheurs. Une foule immense de plus de quinze mille habitants, hommes et femmes libres, affranchis de la veille pour certains, se tenait rassemblée sur les gradins de l’Arène. Un échafaud trônait sur le sable de la fosse, dérisoire petit assemblage de bois que les assistants de la scène fixaient avec une certaine incrédulité ; il n’avait fait aucun doute que le seigneur déchu Orvas Dren serait condamné à mort, mais pas une exécution publique n’avait eu lieu en ville depuis sa fondation. L’acte d’Ilméni rejetait le commandement du Tribun poète qui défendait que sa cité soit souillée de cette manière. Les plus dévôts des Dunmers étaient restés chez eux et la rumeur avait circulé que le grand chanoine Saryoni et l’Inquisiteur Bérel Sala étaient tombés d’accord pour jeter un anathème sur les Lanternes Jumelles et tous ses membres.

Trois étages sous l’échafaud, Orvas Dren prenait son dernier repas en affichant son éternelle morgue comme s’il avait déjeuné au lit dans sa plantation, refusant à ses geôliers la petite satisfaction de le voir flancher. Ceux-ci commençaient à perdre patience et l’exhortaient de finir au plus vite de manger. Mais, imperturbable, Orvas continuait de prendre le temps de déguster une infâme bouillie de vil-blé en priant ses gardiens de remercier leurs femmes de s’être donné la peine de lui mitonner des petits plats.

Un Argonien encagoulé entra dans le réduit et lança quelques questions de sa voix sifflante. Les hommes autour de lui s’empressèrent de répondre et ouvrirent les cadenas de la cellule du Dunmer orgueilleux, qui jeta son bol par-dessus son épaule et présenta ses poignets. Un des gardiens, un Bosmer, le garrotta en serrant si fort les nœuds que la corde pénétra profondément dans les chairs d’Orvas, sans que cela lui arrache une plainte. Au contraire, il sourit largement puis, sans prévenir, assena un formidable coup de tête au petit elfe qui fut sonné pour le compte. Les autres voulurent le rouer de coups mais un mot sec de l’Argonien les rappela à l’ordre.

« Elle a dit pas de maltraitances ! Bande d’idiots ! vous voulez vraiment qu’il ait l’air d’avoir été battu et en faire un martyr ?

– Qu’il est agréable d’avoir une nièce pour veiller sur vos vieux jours ! s’exclama Orvas. Bourreau, quand allez-vous donc m’emmener loin de ces chiens, que je puisse oublier leur puanteur avant d’aller rejoindre mes ancêtres ? »

L’Argonien ne répondit pas mais fit signe au Dunmer d’ouvrir la marche et de gravir les escaliers qui le mèneraient jusque dans la fosse. Le cadet des frères Dren ne se fit pas prier plus longtemps et monta d’un pas qu’un observateur non averti aurait pu qualifier de léger et joyeux.

L’ancien seigneur émergea dans l’Arène par une trappe peu visible et contempla calmement les spectateurs, tous figés dans un silence de peur et d’exultation mêlées. Tout le petit peuple de Vivec était là, tous les esclaves, tous les étrangers, tous ceux qui avaient redouté cet homme naguère si puissant et qui assistaient à sa déchéance. Orvas se fendit d’une courbette outrancière et cria :

« Chers amis ! Je vous aurais si volontiers salués mais hélas, avant de me priver de l’usage de ma tête, vos nouveaux dirigeants que je ne peux que louer, car il est de bon ton d’encenser sa famille, ont cru bon de me délester aussi du pénible fardeau qu’est le devoir de remuer ses mains. »

La foule rugit de colère, son silence aussitôt oublié. Venir voir ce Dunmer se faire humilier et devoir subir ses sarcasmes ? Non, non, mille fois non ! Et le peuple de Vivec de réclamer que le sang coule et que la vie d’Orvas s’achève dans une boue rougeâtre.

Avec un dernier regard insolent, Dren monta sur l’échafaud et posa sa tête sur le billot. L’Argonien cagoulé s’approcha, éprouva le fil de la hache qu’il avait glissée à sa ceinture et la brandit à deux mains très haut au-dessus de sa tête.

*****

Ce fut le craquement du bois en train de brûler qui réveilla la générale Réthan. Elle se redressa d’un bond pour voir que les flammes se refermaient sur elle. Une minute de plus passée dans ce brasier et elle périrait. Secouant la tête pour éclaircir ses pensées qui se succédaient sans suite, Raynara tenta de trouver une issue, un point où le feu ne faisait pas aussi rage qu’ailleurs. Elle n’en vit aucun.

Elle commença à paniquer, mais son entraînement de soldat lui revint tout de suite et elle se concentra à nouveau sur son objectif. Sans plus tergiverser, elle laissa son corps prendre ses décisions à sa place, se fiant à son instinct de survie pour la tirer d’affaire.

Elle plongea vers une hypothétique planche de salut et courut à travers les flammes qui lui léchaient les mollets. Elle sentit sa peau se craqueler sous l’effet de la chaleur mais elle n’en avait cure. La générale ne voulait que sortir de cet enfer vivante et elle aurait ainsi le temps de prendre soin d’elle plus tard. Tout était affaire de logique, au fond, songea-t-elle, et elle n’avait guère le temps de se montrer irrationnelle.

Les légionnaires qui firent leur rapport à Drégus Véno n’en menèrent pas large quand il leur fallut expliquer pourquoi ils avaient eu l’impression d’affronter un terrifiant atronach alors qu’il ne s’agissait que d’une Dunmer dont les vêtements avaient pris feu, comme le rapporta une autre patrouille. Mais comment auraient-ils pu savoir ? se défendirent-ils. L’apparition leur avait véritablement semblé comme l’avant-garde d’une armée de Daedras attirés par l’incendie qui embrasait la cité !

Ignorant les rapports disciplinaires qu’elle causait, la générale Réthan était occupée à se ménager un passage dans une ruelle obstruée par une barricade désormais bien inutile. Les insurgés avaient trop bien fait leur travail : pas une poutre, pas une charrette ne cédait ni ne bougeait. Et le feu se rapprochait.

Ce fut ce feu qui fit brûler le bois sec à une vitesse phénoménale, offrant une échappatoire à la Dunmer qui profita de l’occasion pour encore se rapprocher de ses lignes. La nuit tombait quand elle regagna enfin le camp provisoire qu’elle avait établi dans le quartier nord-est de Cœurébène. Une sentinelle un peu trop zélée et qui ne reconnaissait pas sa générale en une femme couverte de suie et de cendres reçut un coup de poing et s’effondra, les yeux vitreux, quand Réthan trouva que cette suspicion bien naturelle lui portait sur des nerfs déjà mis à rude épreuve.

Elle exigea de ses officiers d’état-major un rapport détaillé pour le lendemain sur les progrès des troupes et les tactiques qu’ils leur semblaient les plus à mêmes d’être mises en application pour une nouvelle avancée. Elle s’affala ensuite sur son lit de camp, sans prendre la peine d’ôter ses vêtements calcinés, et dormait déjà avant d’être allongée.

*****

La foule retint son souffle, dix mille paires d’yeux braquées sur la hache qui allait s’abattre d’un instant à l’autre… Dix mille bouches qui attendaient le choc sourd de la tête se séparant du corps pour hurler leur satisfaction. Mais Orvas Dren défiait toujours le peuple de Vivec de son regard et le bourreau hésitait à trancher la vie de cet homme qui, bien que déchu, gardait son aura d’un des puissants du Morrowind, un de ceux que rien ne pouvait véritablement faire chuter de leur piédestal, pas même une exécution capitale. Et alors que l’Argonien débattait de points métaphysiques, Orvas Dren sourit, dévoilant toutes ses dents. Dix mille hommes et femmes pétrifiées ne voyaient plus que ce sourire impudent. Ils encouragèrent le bourreau de leur voix qui leur revenaient soudain, le pressèrent de remplir son office. Et alors que l’Argonien à la hache semblait prendre la décision d’en finir avec tout cela, d’accomplir la sentence…

L’arène fut emplie par un son terrifiant qui jeta toute l’assistance à terre, pêle-mêle dans les gradins de bois renversés. Quand les habitants retirèrent leurs mains de leurs oreilles, un nuage de ténèbres était tombé devant leurs yeux et leurs cris de terreur s’élevèrent dans la fosse.

Orvas Dren, lui, avait murmuré un sort le protégeant des maléfices de son et de cécité que des inconnus avaient jeté de sous son échafaud sur la populace et il avait alors souri devant cette chance inespérée. Ses mystérieux sauveteurs le pensaient sourd et aveugle pour encore un certain temps et il tenta de déterminer leur identité, mais ils portaient tous des masques et s’abstenaient de parler entre eux, suivant un plan bien établi.

La seule certitude qu’il avait, c’est que ces hommes l’emmenaient toujours plus bas, mais il n’avait aucune idée d’où ils s’arrêteraient. Peu lui importait pour l’instant : ce qui comptait, c’était de s’éloigner de ce billot, de cette hache. Maintenant que la perspective de mourir n’était plus qu’une simple possibilité au lieu d’une certitude, la terreur le prit et il faillit s’évanouir. Le voyant faiblir, ceux qui l’entouraient saisir ses jambes et ses bras et commencèrent à le porter.

Orvas Dren ferma les yeux, tâchant de se détendre, de chasser la vision d’un tranchant luisant retenu à deux pouces de sa nuque, prêt à tomber, et il sentit que ses porteurs descendaient un escalier plus raide que les précédents. D’après ce qu’il savait de Vivec (cela faisait si longtemps qu’il n’y était plus allé…), aucune pente n’était aussi abrupte dans le quartier de l’Arène. Ils avaient dû rejoindre un autre canton.

Ses sauveurs le remirent brutalement sur ses pieds. Le Dunmer vacilla un petit peu mais réussit à rester debout. Il regarda les hommes à qui ils devaient la vie s’en aller, sauf un, qui retira son masque.

Orvas ne parvint pas à dissimuler sa surprise.

« Ilméni ?

– Evidemment que c’est moi, grogna-t-elle. Tu ne peux pas le crier plus fort ?

– Pas de danger qu’on m’entende, ricana Orvas, tu as rendu sourd toute la ville. Maintenant, tu vas m’expliquer pourquoi tu trouves utile de m’exposer en place publique, de me condamner à mort, de me faire poser la tête sur le billot pour ensuite me secourir. Il y a une raison ou ça te plaît juste de t’amuser comme ça à mes dépens ?

– Tu t’es évadé grâce à de fidèles partisans, c’est la version officielle. Et c’est d’ailleurs vrai, ce sont d’anciens hommes à toi qui étaient avec moi. Je ne pouvais pas faire autrement, dit Ilméni et sa voix avait des accents suppliants. Comprends-moi… Les Khajiits et les Argoniens voulaient ta mort, je leur ai au moins offert ta condamnation. Mais je ne veux pas te tuer…

– En somme, je devrai me satisfaire de ton initiative, qui me fait passer de seigneur craint et respecté à fugitif traqué à jamais par tes chers amis.

– Il y a un Dunmer inconnu qui est mort il y a peu, et j’ai engagé un Mage pour altérer ses traits assez longtemps pour qu’il soit découvert et enterré. Il a ton visage et une plaie dans le dos. Cela suffira à tout le monde. Personne ne te cherchera. »

Orvas dévisagea longuement la nouvelle dirigeante de Vivec, pensif. Il hésita un peu, puis reprit :

« Ça ne m’explique toujours pas pourquoi tu m’épargnes, Ilméni… Tu ne veux pas tuer ton oncle, quelque chose de ce genre ?

– Tu sais très bien que je ne suis pas ta nièce, Orvas. Le sang des Dren ne coule pas dans mes veines.

– Mon frère avait coutume d’être jaloux, il est vrai, mais sa surveillance laissait à désirer quand son échanson lui servait trop de vin… pour rejoindre ta mère en toute tranquillité. Si ce n’est pas l’affection d’une nièce pour son oncle, qu’est-ce alors qui me vaut un tel traitement ?

– Orvas, répondit un peu trop vite Ilméni, tu vis et c’est suffisant. Quel besoin as-tu de savoir le pourquoi ?

– Serait-ce alors pour une raison qui ne réjouirait pas l’Exalté qui a la chance d’être ton fiancé ? »

Orvas Dren sut qu’il avait touché une corde sensible avec un simple regard au visage décomposé d’Ilméni.

« Je…

– Ilméni, tu es jeune et je ne le suis plus tant que ça. Nous ne nous accordons sur rien. Ton Exalté, lui, est promis à un brillant avenir et il est aussi un homme bon, simple, comme les aime Vivec. Il est tolérant, ouvert, tout ce que je ne suis pas. Réfléchis donc un peu… Je ne t’apporterai que des ennuis : rien que pour me sauver, tu as déjà pris des risques immenses et menti à tous tes partisans…

– Tais-toi ! » La voix de la Dunmer avait claqué comme un fouet et Orvas en resta muet. « Avant-hier, un homme de la légion est venu m’annoncer que les pestiférés avaient attaqué la Porte des Ames cinq heures avant l’arrivée des troupes de Védalus. Ils ont été repoussés par les légionnaires, mais ils avaient eu le temps de massacrer tout le monde… Tout le monde, insista Ilméni, des sanglots dans la voix. Mon fiancé est mort en défendant une famille de pèlerins.

– Je ne peux pas le remplacer, répondit abruptement son oncle putatif. Non plus que le faire revivre.

– Je ne te demande pas cela, Orvas. J’ai pleuré, oh oui, j’ai pleuré pendant la nuit. Et j’ai fait appel à tes gens pour te délivrer parce que je ne voulais plus que tu meures, parce que j’en ai assez de toutes ces morts qui frappent autour de moi. Quand je t’ai capturé, j’ai envoyé un de mes amis dans une mission presque sans espoir. Si je te perds, qui me restera-t-il ?

– Védam.

– Il ne m’a jamais aimé. Tandis que toi…

– Tandis que moi, je t’aime, et c’est pour cela que je dois m’éloigner de toi. Pour ton propre bien. Adieu, Ilméni.»

Orvas tourna les talons et s’éloigna lourdement. Il constata qu’on l’avait amené dans le port de Vivec et se glissa discrètement dans un navire que personne ne gardait. Il se dirigea droit vers la cale et essaya vainement de trouver un coin pas trop humide pour s’asseoir. Une ombre apparut et le regarda.

« Ecoutez, dit Orvas, je sais que je suis ce qu’on appelle un passager clandestin, mais ne me jetez pas par dessus bord, je vous en prie. Je peux être utile, nettoyer le pont, vous rendre des services… Ilméni ? »

L’ombre fit oui de la tête, secouée par un fort tremblement. Orvas lui passa les bras autour des épaules et tenta de la calmer. Ilméni se méprit sur ses intentions et sa bouche s’entrouvrit en une invite muette. Il posa une main sur ses lèvres, mais la Dunmer ne se laissa pas rebuter par ce refus.

« La chasteté est une vertu cardinale selon les Tribuns, protesta Orvas. Même si tu n’as plus foi en leur dogme, tu ne dois pas…

– Je ne vous ai pas demandé de me servir un prêche, seigneur Dren. Tu ne pourrais pas m’embrasser plutôt ? »

A contrecœur, il effleura les lèvres de la jeune femme et elle fronça les sourcils. Elle l’enfourcha et l’embrassa à pleine bouche. Il se laissa faire.

« Ça n’est pas mieux comme ça ? »

Orvas ne résista plus. La soulevant sans effort, il sortit de la cale et entra dans la cabine du capitaine, déserte et ouverte aux quatre vents, dont il ferma la porte et tira les verrous. Il la serra contre lui et ils commencèrent chacun à retirer les vêtements de l’autre avec maladresse, pestant contre un bouton rétif…




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Chapitre XVI



Thadéas avait veillé à ce que tout soit prêt pour le départ de son maître et de sa protégée pour Vos. Il les accompagna jusqu’au petit navire du Temple que le chanoine Saryoni avait mis à leur disposition. Le prélat s’était montré très agité quand il avait accueilli à titre exceptionnel Crassius Curio. Il avait passé l’entretien à se tordre les mains.

« Votre Excellence, je ne peux que présenter mes plus sincères excuses pour l’odieux comportement de Bérel Sala envers un de vos pairs, avait-il dit dès l’arrivée du conseiller dans son bureau. L’Inquisiteur a échappé à tout contrôle et le Palais de la Sagesse n’a plus d’influence sur ce qui se passe dans celui de la Justice ou au Ministère.

– Je reçois vos excuses et les transmettrai au seigneur Béro, avait répondu Curio. Mais il me semble qu’il aura du mal à s’en satisfaire. D’autant que son nouveau garde du corps a lui aussi à se plaindre des offices de Sala et qu’il lui prête une certaine attention. Je doute qu’il accorde un quelconque pardon…

– Que dois-je faire, alors ? s’était lamenté Saryoni. J’ai foi en Notre Seigneur Vivec, et je Le prie que nous soyons absous de cette faute qui nous entache tous, mais le seigneur Béro détient des informations qui… je ne voudrais pas qu’elles soient révélées… Elles ne feraient que porter atteinte à l’honneur du Temple.

– N’ayez crainte, monseigneur, le seigneur Béro est en ce moment occupé à négocier à Ald’Ruhn un traité avec les Rédorans. Il ne s’embarrasse pas de colporter de vulgaires ragots quand il travaille pour notre Maison… Mais vous ne semblez pas rassuré, avait ajouté Curio.

– C’est cette maudite chaleur, était parvenu à articuler le chanoine en pâlissant encore un peu plus. J’ai du mal… à respirer… Seigneur Curio, vous qui le connaissez mieux que tout autre, ne pensez-vous pas que l’on pourrait fléchir le seigneur Béro ? Une tache sur mes… sur les…  sur le Temple, ce serait si terrible, en ces temps incertains où les Dunmers ont désespérément besoin de notre soutien spirituel.

– S’agirait-il de corruption, monseigneur ? avait demandé Curio en arquant un sourcil.

– Grand Vivec, non, mille fois non ! Mais je me demandais si…

– Eh bien, monseigneur, Son Excellence Dram Béro fait toujours passer ses intérêts après ceux des Hlaalus dont il est un des meilleurs serviteurs. Si vous voulez apaiser toute crainte… Il me semble que nous devrions négocier un accord.

– Bien sûr, bien sûr, avait répondu très vite Saryoni, vivante allégorie du soulagement. Sur quelle base, cet accord ?

– Il me semble qu’il serait dans votre intérêt, monseigneur, comme dans le nôtre, de proclamer le général Védalus comme hérétique à son retour du Mont Ecarlate. Et de cesser d’occuper Molag Mar militairement. Cela ne serait qu’à votre avantage : les Rédorans s’occupent déjà fort bien du lieu et des Ordonnateurs à votre discrétion, en ces temps troublés, vous sont sans doute plus utiles à Vivec qu’à des dizaines de lieues.

– Sans doute, avait dit le grand chanoine. Mais excommunier Védalus ? Après l’avoir proclamé Nérévarine ? J’y perdrais mon crédit et ma place, peut-être. A moins que… oui, peut-être… Ecoutez, seigneur Curio, un conclave des prêtres a lieu dans trois jours à Vos pour réorganiser un peu notre dogme. En partant demain par bateau, vous pourrez y assister. En tant que conseiller hlaalu, vous serez écouté et vos avis auront un grand poids dans certaines décisions. Obtenez des prêtres cette excommunication. Ils sont, je dois l’avouer, pour certains, fanatiquement dévoués à Védalus qui dispense de larges aumônes à tous les chapitres. Mais beaucoup lui en veulent à mort. Il vous faudra exploiter ce ressentiment. Allez… Et que Vivec vous garde. »

Et ainsi, Curio et Iseldra avaient embarqué à l’aube sur ce vaisseau rapide et léger pour rejoindre au plus vite la petite ville de Vos où plus de mille cinq cents prêtres allaient se réunir.

*****

Au cinquième jour de la bataille de Cœurébène, la générale Réthan, parfaitement reposée, contemplait la ville, à la fois satisfaite et furieuse. Satisfaite, parce que les derniers légionnaires qui se battaient dans la cité même n’étaient plus qu’une poignée et que des prisonniers lui avaient appris que le duc Védam Dren avait disparu, sans doute évadé. Furieuse, parce que Véno, en faisant se replier ses troupes dans le fort, avait démoli le pont qui y menait. Si Raynara Réthan voulait pénétrer l’enceinte du Fort Noctuelle, la seule façon de s’y prendre était d’ériger à nouveau des échelles. Même avec la garnison réduite presque de moitié dont disposait Véno, ce serait un carnage. Sauf si…

Le reste de la matinée fut consacré à éteindre les incendies et tenter de reloger les habitants dans des maisons intactes ou presque. Les légionnaires furent enfin faits prisonniers deux heures après midi et Réthan réunit immédiatement son état-major, accompagné de Varro, suffisamment remis pour se lever. Elle leur exposa en détail son plan puis demanda aux autres d’exposer leur avis sur la question.

« Pas facile, dans l’obscurité, répondit un capitaine Orque de Fort Phalène, mais je connais deux ou trois prêtres qui peuvent remédier à ça…  Je vote pour. C’est notre meilleure chance.

– Pareil, grogna un Dunmer récemment promu colonel dans le feu de l’action. Sinon, on peut compter deux mille morts de plus pour nous dans trois jours. »

Un à un, tous les officiers approuvèrent l’idée de la générale. Elle assigna à chacun son poste et sa fonction pour le prochain assaut et ils rejoignirent leurs unités pour les préparer, la mine soucieuse mais déterminée. Les yeux sur l’horizon, tous attendirent que le soleil se couche pour entamer leurs manœuvres.

Trois heures après la tombée de la nuit, les estafettes de Réthan parcoururent les rangs pour annoncer le déclenchement de l’attaque. Aussitôt, les prêtres, qui avaient passé leur journée à enchanter des anneaux avec des sorts de vision nocturne, firent circuler ceux-ci. Les mages de la Guilde de Vivec, engagés le jour même par de discrets envoyés, lancèrent leurs sorts sur plus d’un millier d’hommes et ceux-ci commencèrent à léviter. Le noir était complet, toutes les torches ayant été éteintes, mais les soldats de Varro et de Réthan y voyaient comme en plein jour lorsqu’ils s’élevèrent dans les airs.

Conformément aux ordres, les archers se placèrent plusieurs pieds au-dessus des parapets avant de faire feu, balayant les légionnaires qui se trouvaient là. Les troupes de choc déferlèrent alors sur des murailles vides et les tireurs les rejoignirent peu après, continuant de les couvrir. En une minute, les forces coalisées des Hlaalus et des légionnaires dissidents s’étaient emparées de dizaines de mètres de muraille et ils couraient vers les murailles nord pour déverrouiller la porte et laisser entrer dans le fort le reste des hommes.

Un légionnaire vint réveiller Véno d’urgence mais le chevalier, dépassé par l’initiative de la générale, pris par surprise et en nette infériorité numérique, fut incapable de remédier à la situation. Tiraillé entre une peur toute légitime de l’ennemi et celle de Védalus, il ne savait quoi faire. Et à chaque seconde d’hésitation, d’autres légionnaires s’effondraient.

Après une demi-heure de combats, le Fort Noctuelle était déjà perdu. Ce n’était désormais plus qu’une question de temps avant qu’il tombe et Véno se résolut enfin. Védalus était loin, Réthan tout près : il fit passer le mot de déposer les armes et de hisser le drapeau blanc. La bataille de Cœurébène était terminée.

*****

Bien plus tard, au lever du jour… Véno avait été prévenu par Varro qu’il passerait bientôt en cour martiale et il avait immédiatement accepté de passer aux aveux. Raynara Réthan, qui ne comprenait rien à la masse immense de manœuvres financières auxquelles il s’était livré pour le compte de Védalus, s’était reposée sur son aide de camp qui lui assurait que ses informations prouvaient de manière indubitable la malhonnêteté de l’Hortator et fournissaient de quoi le faire juger par l’empereur lui-même.

Mais la générale ne pensait guère au lointain Uriel Septim. Partout où elle posait le pied, le sol était jonché de débris, le plus souvent calcinés. La ville avait brûlé pendant plus de quatre jours par endroits et les dégâts matériels étaient considérables. Bien que peu habituée aux travaux urbains, Réthan savait que la reconstruction serait longue et mobiliserait tous ses hommes valides. Elle ignorait si l’hiver ne surviendrait pas avant la fin de l’ouvrage, mettant en péril la vie des habitants encore privés de logement.

Du coin de l’œil, elle vit s’approcher le commandant Frald le Blanc. Le légionnaire s’était caché pendant plusieurs semaines dans un entrepôt, dissimulé aux séides de Védalus. Quand la ville s’était soulevée, il avait rejoint le port et organisé une partie de la résistance à Véno. La population lui en était immensément reconnaissante et avait intercédé auprès de Varro pour qu’il soit immédiatement rétabli dans ses fonctions. Réthan se méfiait de ce vieux renard mais elle le considérait avec un certain respect tout de même.

« La situation vous convient-elle, générale ? demanda le commandant.

– Non. Les trois quarts de la ville sont partis en fumée, j’ai perdu près de six cents hommes, j’ai un millier de blessés plus ou moins gravement sur les bras et je dois m’occuper des prisonniers que j’ai fait en plus des habitants, dont mille deux cents sont morts.

– J’ai fait ouvrir les réserves du Fort pour les mettre à la disposition de tous, aussi ne manquerons-nous pas de nourriture pour le mois qui vient.

– Je vous en remercie, mais ensuite ? Ilméni Dren a ravagé les plantations, les récoltes seront maigres cette année. Les Hlaalus vont devoir puiser dans leurs coffres pour importer des vivres. Cette guerre nous aura coûté très cher…

– Et elle risque de peser sur nos vies encore bien longtemps, générale, reprit gravement le vieux soldat. Vous avez vaincu en quelques jours trois mille légionnaires, mais  quand Védalus reviendra du Mont Ecarlate, il aura encore huit à neuf mille hommes au moins, soit plus que vous, et les fortifications de la ville sont ravagées. Je ne nie pas vos compétences militaires, qui sont remarquables, mais le chevalier du Dragon impérial est autrement plus fin stratège que Véno. S’il se tourne vers nous… Ma foi, j’espère que les Neuf nous viendront en aide. Eux ou bien quinze mille guerriers armés de pied en cap.

– Vous n’êtes pas très réconfortant, Frald. Quelques bonnes nouvelles ? demanda Varro en les rejoignant.

– Rien, répondit Réthan. Pas l’ombre d’une, sauf que les choses seraient mille fois pires si nous n’avions pas emporté la décision cette nuit.

– Je pensais… Ilméni Dren est de votre Maison, ne pourriez-vous pas requérir son assistance et celle de la ville de Vivec ?

– Elle ? » Réthan cracha. « Plutôt me couper un bras, oui ! Cette… aventurière ! Ah, pour faire de beaux discours, elle est douée ! pour massacrer des nobles sans défense à la tête de milliers d’esclaves ! mais si elle dirige à Vivec, je ne donne pas deux mois à la ville avant de s’écrouler. »

La générale tourna les talons et s’en fut à grands pas, fulminant. Frald et Larrius échangèrent un regard, étonnés par la véhémence soudaine de la Dunmer puis repartirent conférer avec leurs ingénieurs pour déterminer de quelle hauteur il était raisonnable de rabaisser les remparts afin de réutiliser les pierres dans la construction de maisons dans la ville.

Modifié par redolegna, 26 novembre 2006 - 19:12.


#5 redolegna

redolegna

    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 26 novembre 2006 - 19:10

Chapitre XVII



Curio et Iseldra présentèrent les lettres d’accréditation que le chanoine leur avait remises au portier, qui les fit entrer dans la chapelle où devait avoir lieu le conclave. La plupart des prêtres étaient déjà présents et priaient les Tribuns de veiller sur leurs débats.

Lesquels débats débutèrent environ une demi-heure plus tard. Comme l’expliqua patiemment un des clercs chargés de les retranscrire à Curio et Iseldra, chacun était libre de se lever et de prendre la parole parmi les religieux. Les personnes extérieures au Temple devaient solliciter une autorisation pour se joindre à la discussion, qui leur était délivrée ou non après un vote à main levée.

La matinée fut consacrée à la possible réintégration des prêtres dissidents à la hiérarchie. L’un d’eux, autorisé pour la circonstance à s’exprimer, défendit avec ardeur son point de vue, mais il était clair que bon nombre d’ecclésiastiques renâclaient à se plier aux changements apportés par Vivec lui-même. Les plus conservateurs proposèrent de mettre à mort l’intervenant, au mépris de la promesse qui lui avait été faite, mais on les força à se taire.

Au milieu de l’après-midi, alors que faisait toujours rage la question de la véracité des faits rapportés dans l’Apogryphe que le prêtre dissident avait brandi pour étayer son propos, Iseldra demanda à parler. Le vote lui fut favorable et elle se leva. Elle avait préparé son discours avec Curio pendant leur voyage et l’avait peaufiné en écoutant les arguties des prêtres.

« Révérends pères, dignes ministres du culte des Tribuns, c’est avec émotion que je prends la parole en ce lieu sacré. Ma gorge se serre à l’idée que ce que je vais dire ne vous agrée point ou vous semble une hérésie et je n’ose encore tout à fait m’exprimer.
Il me faut vous le rappeler, le divin Vivec a investi de sa confiance l’Impérial Védalus, tout comme l’on fait les conseillers des Maisons et les khans des Cendrais. Des appuis bien disparates, souvent antagonistes. Mais par ce fait, le Seigneur Vivec semble avoir reconnu au moins une part de vérité dans l’Apogryphe… » Iseldra haussa la voix car un murmure d’indignation avait parcouru certains rangs de l’assemblée. « Oui, une part de vérité, celle qui prophétise un retour de Nérévar Indoril, et déjà, vous disputez entre vous pour savoir jusqu’où s’étend cette vérité. Vous ne pouvez, et c’est tout à l’honneur de votre foi, imaginer les Tribuns parjures, lâches, meurtriers ! Vous ne pouvez croire qu’ils aient trahis leur chef, l’unificateur de la nation chimer ! Vous ne pouvez croire qu’ils aient menti à leur peuple, à vos ancêtres, en prétendant que le changement de couleur de leur peau était une bénédiction ! » Iseldra dut crier pour se faire entendre, car certains prêtres s’étaient levés et rugissaient. « Mais qui vous demande cela ? Personne en vérité ! Le Seigneur Vivec n’a fait qu’accueillir un nouvel unificateur, qui a prouvé sa nature en portant l’Astre-Lune, en ces temps où le Fléau s’étend. Nous ne sommes que des instruments entre les mains des Dieux vivants que sont les Tribuns et si le Nérévarine s’est levé, c’est à l’instigation de Vivec et de nul autre ! S’il peut vaincre le Diable qui réside dans les profondeurs de son volcan, c’est parce que Vivec lui a confié un des outils de Kagrénac et indiqué les autres !
Mais, hélas ! trois fois hélas ! L’instrument que le Seigneur Vivec s’est choisi pour accomplir sa volonté n’est pas né en Morrowind et il ne connaît pas les coutumes des Dunmers. Des hommes et des femmes l’ont guidé pour qu’il accomplisse son but, mais de se savoir l’instrument d’un Dieu l’a rendu fou ! Fou d’ambition, il ne se connaît plus de limites ! Fou de colère, il veut se venger de celui qu’il nomme un manipulateur, de Vivec ! Oui, prêtres, j’ai rencontré cet homme avant son départ pour la Montagne Rouge et il a ainsi blasphémé !
Songez que cet homme, à qui le Tribun avait confié la noble tâche de triompher du Fléau s’est entouré de dix mille Orques et Impériaux pour mener à bien ce fait. Plutôt que d’être le héros de l’épopée que tisse dans notre monde le Seigneur Vivec, il veut être un soudard, comme l’étaient les Nordiques que Nérévar a repoussé il y a des millénaires ! Ah ! la réincarnation du plus doux des Chimers, de leur meilleur guerrier n’est qu’un vulgaire tueur, maintenant qu’il a rejeté le dessein de son créateur et s’efforce de briller quand il ne fait que réfléchir la lumière étincelante de votre, de notre Seigneur.
Songez, prêtres, que cet homme a mis en état de siège ou a tenté de le faire plus de dix cités du Vvardenfell, les cités des trois Maisons qui l’ont honoré de leur confiance, bafoué les Dunmers dans leur fierté en emprisonnant le duc Védam Dren. N’est-ce pas le signe de sa volonté de soumettre l’île à sa seule loi ? N’est-ce pas un défi à l’autorité suprême de Vivec dont les prêtres eux-mêmes n’ont pu sortir de la malheureuse ville de Cœurébène ?
Car qui, qui, je vous le demande, n’a pas été en butte aux ambitions du général Védalus, que la Grande Maison Hlaalu a déchu de son titre d’Hortator ? La capitale des Rédorans vit sous la menace du Fort Silène ! Les légionnaires de Sadrith Mora se mêlent à l’élection du futur archimage telvanni, assassinent des opposants en pleine rue ! Cœurébène, à l’heure où j’ai quitté Vivec, Cœurébène était en flammes et la garnison de Védalus massacrait d’innocents habitants, des fidèles du Tribunal ! En emmenant avec lui dix mille soldats, il a exposé la ville sacrée de Vivec, que des anciens esclaves occupent après avoir tué leurs maîtres quand ils ont su que la légion était au loin. Alors, qui ? Qui a profité de cela et se réjouit pendant que nous gémissons ? Qui, si ce n’est les Cendrais, qui ont vu en lui un adversaire de leurs ennemis jurés, vous, bons prêtres, et nous, membres des Maisons ?
Quand le général Védalus, qui favorise nos ennemis, reviendra de la Montagne, l’accueillerez-vous avec des vivats, ô prêtres ? Le remercierez-vous de vous mettre à la merci des nomades qui combattent les Tribuns avec la dernière férocité ?

– Jamais ! hurla un missionnaire qui avait jusque-là semblé parmi les plus modérés. Mourir vaudrait mieux que se soumettre à cet hérétique ! Jamais !

– Jamais ! reprit en écho toute la salle.

– Alors ma vie n’aura pas été vaine, » acheva Iseldra.

Elle regagna sa place, traversant la chapelle en pleine ébullition et retrouva Curio qui souriait de toutes ses dents.

« Vous avez été parfaite, chère Iseldra. On vous aurait cru inspirée par une flamme divine. Un peu plus, et j’aurai crié “Jamais” avec la même vigueur que tous les prêtres assemblés ici.

– Le seul ennui, c’est que j’ai dû pointer du doigt les Cendrais comme des ennemis, alors qu’ils ne nous ont jamais posé de problèmes. Mais maintenant, au moins, Saryoni n’aura pas de difficultés à excommunier Védalus.

– J’ai dans l’idée que le retour de notre cher général ne se fera en effet pas sous les meilleures auspices… Je vous propose que nous laissions débattre les prêtres et que nous allions nous reposer dans les quartiers qu’ils ont mis à notre disposition. Demain, ils voteront les différentes motions et il nous faudra être alertes

– Vous parlez d’or, maître Curio. »

Ils sortirent tous les deux de la chapelle maintenant en plein chaos et se dirigèrent vers leur auberge. La nuit fut brève et dès l’aurore, ils retournèrent au sanctuaire. Mais, comme ils allaient y pénétrer,  une rumeur lointaine fit s’arrêter net Iseldra qui regarda en direction du sud-est.

« Il y a un grand nuage de poussière par là. Trop pour un simple vent.

– J’ai bien peur que vous n’ayez raison, répondit Curio après avoir observé attentivement le nuage en mouvement. Et quiconque vient en si grand nombre sans se faire annoncer au préalable n’est sûrement pas un ami.

– Ils seront à Vos avant le coucher du soleil. Si nous agissons maintenant, les habitants auront le temps de réunir quelques provisions et de partir…

– Alors allez prévenir les prêtres et les paysans. Je me charge des gens de Tel Vos. Vite ! »

Ils se séparèrent et Iseldra alla d’abord avertir les fermiers dans les champs alentours. Certains avaient déjà aperçu la poussière et se hâtaient de revenir derrière l’enceinte, mais la plupart ne s’étaient rendus compte de rien et il fallut que la jeune femme les exhorte très vivement pour qu’ils consentent à abandonner leurs travaux. Elle leur enjoignit de réunir leur famille, de préparer des vivres pour plusieurs jours et, s’ils disposaient d’une barque, d’emmener le plus grand nombre possible de gens en sûreté à Tel Mora.

Curio avait loué un cheval et, s’il n’était pas tout à fait aussi rapide qu’il l’eût souhaité, il parvint rapidement à l’enceinte de Tel Vos. Un garde telvanni toisa d’un regard peu amène ce Hlaalu qui exigeait une audience immédiate avec maître Aryon, mais un regard noir du conseiller lui fit comprendre qu’il avait intérêt à accéder à cette requête au plus vite. Il bredouilla un rapide sort de lévitation qui permit à Curio d’atteindre les quartiers du propriétaire des lieux. Il ouvrit précipitamment la porte et se rua à l’intérieur où un Dunmer l’arrêta net.

« Que croyez-vous faire comme cela, étranger ?

– Je dois voir le conseiller Aryon de toute urgence, répliqua Curio, irrité par les manières xénophobes de l’elfe.

– Ce n’est pas possible, fit platement son interlocuteur.

– Et pourquoi cela, s’il-vous-plaît ? J’ai rang de conseiller au sein de la Grande Maison Hlaalu et mon poste m’autorise à être reçu sans atermoiements chez n’importe qui parmi mes autres homologues des Maisons.

– Le seigneur Aryon vient de se téléporter à Sadrith Mora pour se présenter à l’élection de notre archimage. Nous n’avons aucun moyen de le contacter.

– Qui commande ici, alors ?

– En son absence, c’est moi, se rengorgea légèrement le Dunmer. Si vous aviez quelque chose à lui dire, vous pouvez me le confier.

– A vous ou à un autre… Mais vous avez raison, alors écoutez-moi : vous avez trois heures pour évacuer cette tour et tenter de gagner un lieu plus sûr.

– Quoi ? Que me chantez-vous là, étranger ? est-ce une grossière tentative d’humour ?

– Selon toutes probabilités, il y a une armée d’environ trois mille hommes, à en juger par la poussière qu’elle dégage, qui se dirige vers Vos et Tel Vos. Elle sera ici très bientôt et je pense qu’elle en veut aux vies des habitants de la région et des prêtres. Il faut fuir !

– Fuir ? et quoi, encore ? Je n’abandonnerai pas le poste que le seigneur Aryon m’a confié sur la foi d’un étranger ! un Hlaalu, de surcroît ! Quittez cette tour à l’instant ou j’appelle la garde ! »

Furieux, Curio faillit frapper cet entêté, mais il comprit que la violence ne le ramènerait pas plus que la logique sur la voie de la raison. Il sortit et profita des effets déclinants du charme de lévitation pour planer doucement vers le sol. Son cheval rua, sentant son énervement, et il l’éperonna pour retourner à Vos.

Quand il rejoignit Iseldra, elle essayait de convaincre les fermiers et les prêtres que la seule chose raisonnable à faire était de quitter la petite ville au plus vite. Las ! ils se montraient aussi butés les uns que les autres. Les prêtres voulaient finir leur conclave et les paysans se sentaient le devoir moral de les défendre tant qu’il durerait.

Après ce qui leur sembla des heures de discussion, Curio et Iseldra parvinrent à obtenir de mener les femmes, les enfants et les vieillards vers l’ouest et une possible sécurité. Ils quittèrent Vos dans la précipitation, à la tête de deux cents personnes, presque sans vivres…





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Chapitre XVIII



Ilméni Dren s’étira. Elle avait persuadé Orvas de rester dans Vivec discrètement, en s’installant dans les locaux désertés de la Morag Tong lors de la prise de la ville par les Lanternes Jumelles et ils avaient passé une nouvelle nuit ensemble. Elle en était sortie ravie, épuisée, mais elle avait dû néanmoins rejoindre sa chambre et faire mine d’y avoir dormi.

Une heure plus tard, accompagnée par Thadéas, le serviteur taciturne de Curio, elle inspectait les premières défenses élevées par les affranchis et ses autres partisans. Vivec n’avait pas été bâtie pour la guerre, mais son architecture vélothi, avec quelques perfectionnements modernes, était tout à fait capable de protéger des défenseurs pendant un siège avec une certaine efficacité. Le manque de ponts, entre autres, gênait la progression normale d’une armée habituée à la bataille en rase campagne.

La bataille, s’il y en avait une, ne s’annoncerait pas bien mais au moins, Ilméni pourrait se dresser contre Védalus et ses désirs d’emprise sur le Vvardenfell. Elle ne lui remettrait pas les clés de la ville. Elle attendrait que Jobasha revienne, aussi longtemps qu’elle le pourrait et elle ne laisserait pas les affranchis retomber aux mains des esclavagistes sans combattre.

Elle se demanda toutefois si elle n’avait pas fait une erreur en envoyant son ami Khajiit à Tel Aruhn. Les Telvannis étaient méfiants en ce moment, et une révolte chez eux leur ferait sans doute élire un archimage conservateur, hostile aux hommes-bêtes comme ils les appelaient. Si Aryon était élu, et il ne le serait sans doute pas en période de crise, tant de choses auraient pu changer !

Au crépuscule, par la fenêtre des appartements qu’elle occupait, Ilméni distingua les tours du Fort Noctuelle dans le lointain. Védam y était retourné le matin même, sans escorte. Elle se demanda comment sa vieille rivale Réthan accueillerait un appel à l’aide, si jamais Védalus lui déclarait la guerre. Elles ne se ressemblaient en rien : elle, jeune et impulsive, pleine d’idéaux et de causes pour lesquelles elle se battrait, Raynara, bonne organisatrice, générale d’exception et habituée du combat, dénuée de pitié.

Avec un soupir, Ilméni emprunta le passage dissimulé sous une tenture qui la mènerait à l’Arène en passant par les égouts… Elle avait fait nettoyer ceux-ci de toutes les associations criminelles et des adorateurs des Daedras mais avait veillé à garder secrète sa connaissance parfaite de leur agencement. Elle était peut-être la seule à pouvoir explorer tout le réseau sans se perdre…

*****

Thadéas retourna au manoir Curio pour la nuit. La journée avait été difficile, occupé qu’il était à ménager les sensibilités des privilégiés de Vivec et à satisfaire les exigences des affranchis.

L’intendant avait beau être un Dunmer croyant, honorant le Tribunal de sa piété, il lui semblait qu’on aurait gagné beaucoup de temps et qu’on se serait épargné nombre de soucis si on avait rasé entièrement la ville sainte de Vivec et qu’on l’avait reconstruite selon des méthodes modernes, avec une architecture brétonne ou impériale. Mais non, on gardait le vieux style vélothi ! les pauvres étaient isolés des riches, les prêtres ne se mêlaient pas à la population tout en détenant un savoir protégé par des Ordonnateurs intransigeants. Et les cantons de saint-Délyn et de saint-Olms étaient extrêmement mal ravitaillés à cause des longs chemins qu’il fallait faire parcourir aux marchandises pour y accéder, alors que certains quartiers peu peuplés, voire presque vides étaient idéalement placés pour entretenir un très grand nombre de gens !

Thadéas s’assit à un bureau, la mine résolue. Il le couvrit d’un grand parchemin, saisit une plume et la trempa dans un encrier. Avec application, il tira des plans montrant la forme générale des cantons. Puis, lentement, il commença à envisager un tout nouveau genre d’aménagement, plus rationnel, moins dispendieux.

Quand il eut terminé, tard dans la nuit, il contempla son œuvre d’un air critique. Le Temple hurlerait au blasphème, bien sûr, mais pour l’instant, son avis n’avait plus force de loi en ville. Si Ilméni menait bataille dans Vivec même, des quartiers entiers de la cité seraient ravagés et ses plans pourraient alors être utilisés. Avec les affranchis pour l’instant désœuvrés, il serait à même de faire les travaux nécessaires pour la reconstruction.

Thadéas souffla sa bougie et sourit dans le noir. Il fallait un administrateur compétent à cette ville et Ilméni se reposait sur lui. Après la guerre, si elle était encore en vie, elle quitterait sans doute Vivec pour d’autres lieux où on aurait besoin d’elle. Alors Thadéas se proposerait pour rester…

*****

Jobasha intima le silence à ses compagnons. Ils s’arrêtèrent de parler immédiatement. Chacun d’entre eux savait parfaitement ce qu’il avait à faire et n’avait plus besoin d’en discuter. Nerveux comme ils l’étaient, s’ils ouvraient de nouveau la bouche, ils risquaient fort de crier.

Depuis dix jours qu’ils étaient partis, leur nombre était passé de cinquante à cent. Pourtant, le voyage avait mal commencé : ils avaient souffert de tous les maux que les dieux de Nirn avaient pu inventer au cours des siècles. D’abord, deux des leurs étaient morts sous la main de discrets brigands qui leur avaient volé des provisions pendant une nuit. Ensuite, une meute de kagoutis les avait empêché de bouger de leur abri pendant toute une journée avant que le groupe parvienne à les effrayer en leur jetant des brandons enflammés et en les chargeant.

Quarante-et-un hommes seulement étaient parvenus sur la côte de Tel Aruhn après une traversée en bateau qui s’était transformée en cauchemar. En plein brouillard, leur coque avait été déchirée par des écueils affleurants à la surface de l’eau et quatre d’entre eux s’étaient noyés en tentant de gagner le rivage pourtant proche.

Mais Jobasha avait réussi à leur redonner courage et ils avaient mené plusieurs opérations réussies contre des marchands d’esclave. L’ancien libraire contrôlait une petite flotte de cinq navires qu’il avait capturé à la tête de sa petite troupe et il opérait depuis une île dissimulée, presque inaccessible tant le chenal qui y menait était étroit. Mais grâce aux nageurs argoniens, les bateaux avaient pu s’y engager et on y avait mis à l’abri près de cent cinquante femmes et enfants. Mais tôt ou tard, des Telvannis parviendraient à y prendre pied avec leurs sorts, quand ils remarqueraient les disparitions. Aussi fallait-il les frapper avant qu’ils se soient rendus compte de quoi que ce soit.

Les cinq négriers dont les Lanternes Jumelles s’étaient emparées fendaient silencieusement les eaux alors qu’elles approchaient des docks de Tel Aruhn. L’opération était délicate : il fallait débarquer pendant que la ronde des gardes étaient à l’autre bout de la ville, c’est-à-dire en moins de cinq minutes, courir jusqu’aux souterrains et en neutraliser les sentinelles avant qu’une alerte soit donnée puis s’emparer des esclavagistes. Là, tout dépendrait de la réaction des Telvannis : s’ils étaient prêts à négocier, Jobasha emmènerait avec lui les esclaves contre la liberté des prisonniers. Sinon, il devrait se barricader avec ses hommes dans les souterrains et espérer.

Jobasha fit mouiller l’ancre à une encablure du port et laissa deux personnes par bateau pour les surveiller. Puis les Argoniens et les Khajiits plongèrent sans bruit et commencèrent à nager de toutes leurs forces pour atteindre la terre ferme au plus vite.

Jobasha s’aperçut qu’ils allaient arriver en plein pendant la relève et l’angoisse le saisit. Il fit passer l’ordre de s’abriter sous les pontons et de retenir sa respiration et son injonction fut immédiatement relayée. Avec un soupir de soulagement, les membres des Lanternes Jumelles observèrent les gardes s’éloigner. Ils attendirent un peu puis s’élancèrent.

Les veilleurs furent ligotés et baîllonnés en un rien de temps. Ils avaient négligé toute protection et quelques hommes purent se glisser derrière pour les assommer. Le plan se déroulait jusque-là à merveille, pensa Jobasha en trouvant la clé des souterrains dans la poche de l’un des Dunmers. La porte s’ouvrit sans un grincement et les Lanternes Jumelles entrèrent dans le plus grand marché aux esclaves de Tamriel.

Aucun d’entre eux ne s’était attendu à pareil spectacle. Jobasha avait déjà été à Suran, où près de trois cents esclaves étaient parqués, mais il y avait là des centaines d’enclos, sans doute plus de quatre mille personnes enfermées dedans. S’ils capturaient les gardiens, songea l’ancien libraire, il n’y aurait pas à s’en faire : Tel Aruhn tomberait aux mains des Lanternes.

Un feu crépitait près de l’entrée et sa fumée s’échappait par une cavité naturelle que Jobasha pensa aussitôt à faire protéger en cas d’attaque. Une demi-douzaine d’esclavagistes étaient réunis là et trinquaient. A en juger par le bruit qu’ils faisaient, ils avaient bus toute la soirée et ne résisteraient presque pas. L’un d’eux rota et éclata d’un rire gras.

« Y a des beaux petits lots qu’vous avez ramenés, on dirait, lâcha-t-il. J’m’demande où vous allez les chercher. Le patron achète jamais qu’des moches…

– Sans doute qu’y sait qu’tu ferais rien qu’à tourner autour, imbécile, riposta un autre. L’est pas fou, ton chef : les vierges valent plus chères que celles que tu t’amuses à culbuter.

– Ça, c’est d’la calomnie ! Tu dirais pas des choses pareilles si j’étais pas saoûl.

– Mais oui, mais oui. Les petites fourrures qu’on retrouve nues quand le jour se lève, ce sont elles qui ont arraché leurs pagnes pour te faire accuser. T’es rien qu’un pauvre malheureux victime de l’incompréhension des autres.

– Tout à fait, hoqueta joyeusement le premier. Mais pour cette nuit, j’vais quand même pas rester à vous écouter ronfler, chuis sûr qu’je vais trouver une ou deux gamines à qui on a déjà limé les griffes et… »

Il n’acheva jamais sa phrase. Avec un feulement, Jobasha se jeta sur lui et lui trancha la gorge d’un coup de dents avant de se retourner vers les cinq Dunmers ébahis que ses hommes cernaient déjà. Ils furent vite attachés solidement. L’un d’eux se jeta aux pieds du Khajiit, priant, suppliant qu’on le laisse aller en échange d’informations. Jobasha lui décocha un coup de pied pour l’éloigner.

« Pas besoin de tes renseignements, elfe, grogna-t-il. On distingue le feu de tes autres compagnons d’ici. »

Les membres des Lanternes Jumelles prirent de nouveau par surprise les esclavagistes et réussirent à tous les capturer, sans rencontrer de véritable résistance. Un certain nombre d’entre eux se laissa aller à cracher sur les prisonniers. Jobasha en soulagea un des lourds jeux de clés passés à sa ceinture et se dirigea avec quelques hommes vers les enclos.

Ils ouvrirent les portes et des cris de joie résonnèrent dans les souterrains quand les esclaves comprirent ce qu’ils étaient en train de faire. Les guérisseurs entreprirent immédiatement de soigner les plus malades et les blessés mais ils étaient loin d’être assez nombreux. Un prêtre défroqué qui était entré depuis peu au service des Lanternes signala à Jobasha qu’au moins deux cents esclaves mourraient dans la nuit.

Mais l’ancien libraire, lui, se consacrait à aider une toute jeune Khajiite à accoucher. Dès qu’il vit la tête du bébé, il ne put retenir un geste de surprise et de rage impuissante. Le petit avait les yeux aussi rouges que ceux d’un Dunmer. Nul doute que la pauvre fille avait été violée par un elfe semblable à celui qu’il avait égorgé une heure auparavant. Quand, une heure et demie plus tard, le bébé fut enfin dégagé, sa mère lui donna le sein sans honte devant Jobasha. Elle semblait fière et heureuse. Malgré sa maigreur, elle restait très belle, surtout avec le sourire rayonnant qu’elle arborait. Jobasha, épuisé, mais satisfait lui aussi, lui demanda son nom. Chidarrya. Un joli nom, songea-t-il.





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Chapitre XIX



Védalus fit signe aux artificiers de poser leurs charges. Il se massa le poignet d’un air songeur. Deux des guérisseurs du Culte avaient payé de leur vie la quantité colossale d’énergie qu’ils avaient employée pour que son bras soit comme neuf en l’espace d’une journée, mais il ne regrettait pas le moins du monde le sacrifice qu’il avait exigé d’eux en totale connaissance de cause. Il était de retour au poste de commandement et il allait lui-même faire tomber la citadelle dwemer, comme s’étaient écroulées avant elle Vémynal et Odrosal.

Téerpsus s’était révélé un légat compétent, mais il lui manquait ce petit quelque chose qui aurait enflammé la foule des légionnaires. Védalus, lui, ne manquait pas de charisme. Les Orques le révéraient, les Impériaux lui étaient reconnaissants de les avoir tirés de leur inactivité pour les replonger dans le combat. Varus Vantinius avait été bien trop inactif au goût des soldats. Mais ce qu’ils allaient voir dans quelques secondes allait leur faire hurler son nom.

Ses agents en place à Longsanglot avaient dérobé au Musée de Villedieu quelques sacoches remplies d’explosifs. Ses maîtres ingénieurs avaient calculé où les placer et allumaient déjà les mèches. Alors que celles-ci se raccourcissaient, Védalus se plaqua les mains contre les oreilles, juste au cas où.

Même ainsi, la déflagration titanesque le laissa sourd pendant plusieurs minutes. Tous les légionnaires avaient été jetés à terre par le souffle et essayaient de se relever. Védalus ne perdit pas de temps à les rassembler. Il contempla les battants semi-circulaires des antiques portes dwemers qui achevaient de se dissoudre dans la lave du cratère, arrachés à leurs gonds par la puissance des explosifs.

Deux cents hommes, tous des volontaires, suivirent le général quand il franchit le seuil de la citadelle. Védalus marchait en premier, la main posée sur la garde de son épée, prêt à envoyer ad patres tout monstre qui se mettrait en travers de son chemin. Ses gardes étaient eux aussi en alerte, les sens en éveil, à l’affût du moindre son, de la moindre ombre mouvante…

La première embuscade les prit tout de même par surprise. Les goules et les esclaves des cendres s’étaient abrités sous des sorts d’invisibilité et leurs sorts de foudre plurent sur les légionnaires. Ceux qui levèrent instinctivement leurs boucliers à la pointe proéminente attirèrent plus sûrement que les autres les éclairs. Mais déjà, avant que les créatures du Fléau aient de nouveau eu le temps d’incanter, Védalus et quelques autres les sabraient, tranchant leurs membres et leurs têtes. Ils restèrent maîtres du terrain.

La progression reprit, encore plus lente. Il n’y eut que deux autres embuscades. A chaque intersection, à chaque carrefour, une voix guidait Védalus, la voix de Dagoth Ur lui-même. Il n’en souffla pas un mot à ses soldats, peu désireux de les faire douter de son équilibre mental mais il n’en était pas très rassuré.

Le septième des vampires des cendres les accueillit, seul, souriant. Il reçut l’estocade fatale de Védalus sans s’en émouvoir, se contentant d’indiquer en mourant la porte derrière lui. Le Nérévarine intima à ses soldats de rester dissimulés, de ne le rejoindre que s’il les appelait.

Il poussa la porte et Dagoth Ur le salua de la tête. La main de Védalus se crispa sur le pommeau de Chrysamère. Il sentit l’envie de frapper celui qui portait ce masque d’or le submerger et il se retint avec un effort suprême de sa volonté.

« Combien de temps a-t-il passé, Indoril Nérévar, depuis que je ne t’ai vu ?

– Trop longtemps, Voryn, trop longtemps, répondit une voix râpeuse, ancienne, dans l’antique dialecte chimer qui s’était éteint des millénaires auparavant, par les lèvres de Védalus, stupéfait.

– As-tu songé, Nérévar, ami, frère de combat, que tes lieutenants, ces êtres avides et dénués de scrupules, ont régné sur tes terres pendant que tu suppliais Azura de te laisser quitter sa couche dans son plan d’Oblivion pour revenir t’incarner ici ?

– Cette pensée ne m’a pas quitté un instant.

– Et maintenant, ce sont eux-mêmes qui t’envoient à moi pour me détruire ! Vivec me dit fou mais il envoie sa victime combattre un allié qui ne l’a jamais trahi !

– C’est bien ce qu’il a fait, Voryn… »

Les deux hommes éclatèrent d’un rire sans joie, désseché. Il résonna longtemps dans la caverne.

« Alors, Nérévar, mon frère, viens-tu me rejoindre comme te l’a demandé Garès à Ilunibi ? Viens-tu m’apporter les outils que je vois passés  ta ceinture pour achever Akulakhan et chasser les Impériaux que Vivec a laissé prendre possession de Resdayn ?

– Voryn… Ce que Vivec a fait… Il l’a fait pour les… Dunmers (la voix cracha le mot). Ce n’est plus mon peuple. J’ai rencontré les gens de ce pays pendant des lunes… Le Tribunal les a pervertis. Je ne reconnais plus en eux la vaillance que je leur inspirais. Ah ! Almsivi, maudit en soit le nom, a fait de moi un saint ! Moi, Nérévar, le capitaine, moi, Nérévar, le destructeur des Nordiques, moi, Nérévar, l’ami de Dumac et le vainqueur des Dwemers, voilà ce que je suis devenu ! Un saint que l’on prie à longueur de journées et qui semble satisfaire les demandes des Dunmers par les faux pouvoirs que se sont attribués des Tribuns ! Les nations des hommes et des elfes s’agenouillaient devant moi et me suppliaient en personne que je les épargne, pas que je leur assure protection lors d’un voyage !
Sais-tu seulement, Voryn, ce qu’a dit sur moi le poète (le mépris fut palpable) qui a pour nom Vivec et qui se croit guerrier ? Il use de vils artifices pour faire croire aux Dunmers que ses sermons sont la vérité quand ils ne sont que le reflet du mensonge ! Il dit qu’il m’a fidèlement conseillé et que tu m’as tué ! Je ne veux que les punir, lui, Almalexia et Sotha Sil.

– Rejoins-moi, alors, Nérévar mon ami. Tu sais quel haine je leur voue aussi. Nous les vaincrons et nous régnerons sur Tamriel.

– Ne m’as-tu pas écouté ? Resdayn n’est plus ma terre ! Ma seule motivation est la vengeance ! J’abandonnerai cette enveloppe charnelle médiocre quand mes vœux seront accomplis.

– Remets-moi les outils quand tu auras achevé ta tâche, Nérévar. J’en aurai besoin. Je dois châtier les Impériaux pour ce qu’ils ont fait à notre terre et à nos valeurs !

– Non ! hurla la voix de Nérévar, avec une rage folle. Non, Voryn ! Je ne le puis ! Je verrais avec une joie sans pareille les oublieux Dunmers transformés par ta Peste et les étrangers massacrés jusqu’au dernier ! Mais Azura m’a maudit pour avoir quitté son lit et elle ne m’a accordé que bien peu en retour ! Je ne suis pas libre de mes actes ! Le corps de… de Védalus, un Impérial et un traître, un assassin, est celui qui m’accueille ! Il ne veut pas voir les siens périr. Il veut leur domination par ses propres moyens et il compte sur les outils de Kagrénac pour asseoir son règne. Je ne peux te parler que grâce au lent et constant effort de ma volonté depuis six mois. Mes forces faiblissent en ce moment même et je ne pourrai t’entretenir plus longtemps… Délivre-moi de lui, Voryn et insuffle mon âme dans Akulakhan avec les outils que tu auras pris sur sa dépouille. J’y resterai assez de temps pour faire tomber ma colère sur les Tribuns. Tu pourras ensuite me laisser échapper et te servir de ta création pour asservir Tamriel à ta guise. Mais aide-moi ! en souvenir de notre amitié. »

– Avec plaisir, Nérévar ! Ce sera le premier des Impériaux à tomber. Meurs, chien qui enchaîne, laquais d’Azura et des Tribuns, piètre corps pour la grande âme de Nérévar ! rugit Dagoth Ur à Védalus. Meurs, que je te jette ton cadavre fumant en pâture à mes esclaves, qu’ils le mettent en pièces et que ton nom ne soit plus jamais prononcé que comme une malédiction ! Meurs ! Et par ta mort, sers le dessein des plus puissants des Chimers, Nérévar Indoril qui porte Un-Seul-Clan-Sous-L’Astre-Lune et Voryn Dagoth qui paya de sa vie son amitié avec lui, revenus d’entre les morts ! Meurs ! »

Le général reprit soudain le contrôle de ses gestes et plongea pour éviter un sort qui passa loin au-dessus de sa tête et fit exploser une partie du plafond. Les pierres qui tombaient en pluie roulèrent sur le sol inégal et l’une d’elle, particulièrement grosse, rebondit et atteignit Dagoth Ur en pleine poitrine. Il s’écroula, les côtes apparentes tant la plaie était grosse. Bouillant de colère après ce qu’il venait d’entendre, Védalus lui écrasa le visage d’un coup de pied. Il enfonça sa lame avec lenteur dans la blessure, savourant avec une délectation malsaine les hurlements du chef de la Sixième Maison alors qu’il écartait les chairs déchirées.

Soudain, le corps mutilé de Dagoth Ur disparut et le Hortator se retrouva seul dans la salle dévastée.

Eperdu, Védalus resta là pendant plusieurs longues minutes, incapable de se résoudre à bouger. Enfin, il se dirigea vers la porte et appela ses hommes pour qu’ils suivent le plan fixé des semaines plus tôt. Il tremblait maintenant et ce n’était plus de rage, mais de peur. Que se passerait-il si le fantôme qui l’habitait et se disait Nérévar parvenait à l’empêcher de frapper en reprenant le contrôle sur lui ? Védalus se maudit silencieusement de ne pas avoir suivi les quelques conseils de Cosadès, le vieux fou. Il lui avait dit de se renseigner sur les vieilles légendes, mais aux yeux du nouveau membre des Lames, Nérévarine n’était qu’un titre qu’on pouvait acquérir en sus des autres. Il s’était surtout préoccupé de mettre la légion en coupe réglée jusqu’à ce que Vantinius n’ait plus d’autre choix que de le défier en duel pour récupérer son autorité. Et à présent, songeait-il, il était trop tard.

Si la sombre expression de son visage alarma les Orques et les Impériaux autour de lui, ls n’en soufflèrent mot. Ils se tendirent un peu plus et sortirent leurs armes : une épée large d’argent maniable à une main, un bouclier aux bords tranchants comme des rasoirs et surmontés d’une pointe effilée. Ils pouvaient tuer de leurs mains nues s’ils y étaient obligés, mais ils préféraient se battre dans une tenue réglementaire légèrement améliorée. Chacun de leurs équipements avait coûté à l’Empire de quoi faire vivre le royaume de Camlorn pendant deux ans.

D’une main mal assurée, Védalus ouvrit les ventaux menant à la Chambre du Cœur. Comme il s’y était attendu, comme l’avait dit Vivec, Dagoth Ur se trouvait à nouveau là, indemne de toute blessure.

« Contemple mon pouvoir, chien ! hurla le dément. Ici, nul artifice, nul éboulement ne te viendra en aide, car je suis immortel ! La lave t’engloutira, mais je te protégerai de la mort pour que tu brûles des jours entiers. Nérévar me pardonnera sûrement pourvu que tu souffres longuement comme tu m’as fait souffrir… »

Védalus ne se laissa pas distraire. D’une main, il ordonna aux légionnaires d’entrer, de l’autre il saisit un flacon‚ et le porta à ses lèvres. Il s’éleva légèrement au-dessus du sol. Il but tout le contenu de la bouteille et aussitôt il plana quinze pieds plus haut que la tête de son ennemi.

Les légionnaires se jetèrent sur Dagoth Ur, stupéfait de leur apparition totalement imprévue. Ils le submergèrent et Védalus commença à courir, toujours suspendu dans les airs, vers le centre de l’immense caverne. Il entendit le Maudit hurler et projeter en tous sens une énergie magique follement destructrice. Aux cris de Dagoth Ur se joignirent ceux des légionnaires qui basculaient vers la lave, sentant leur mort imminent et inévitable.

Le général saisit Broyeur passé à sa ceinture et affermit sa prise sur lui pendant  que, de la main gauche, il empoignait Lamentation. A trois pas du Cœur, il leva ses armes et abattit une fois, une seule fois, le marteau sur l’organe palpitant. Nulle goutte de sang ne jaillit mais une note d’une harmonie sans pareille s’éleva de la blessure que Broyeur avait infligé au Cœur de Lorkhan.

Elle emplit toute la caverne, assourdissante, recouvrant les plaintes des mourants. Dagoth Ur tourna la tête vers l’origine du bruit, réduisant au passage en cendres deux Orques qui tentaient vainement de l’estourbir. Il vit Védalus se préparer à administrer des coups de Lamentation sur le Cœur et, en un éclair, il comprit. Il n’hésita pas une seconde et se jeta vers le général, éparpillant autour de lui les quelques légionnaires qui le ralentissaient.

L’harmonie avait déjà disparu, remplacée par de terrifiantes discordances, fruits du dernier des outils de Kagrénac. Dagoth Ur se contorsionnait en tous sens alors qu’il courait, comme si c’était son propre cœur qui était touché. Son arme en l’air, Védalus se retourna et vit le responsable du Fléau, Voryn de la Maison Dagoth, arriver vers lui, tendre ses mains pour lancer un sortilège destructeur…

Qui ne partit pas. Incrédule, Dagoth Ur contempla ses mains et brailla, au comble de la fureur :

« Que m’as-tu fait, Impérial ? Rends-moi mes pouvoirs ou meurs de mes mains-mêmes ! »

Védalus partit d’un grand éclat de rire, cruel.

« Le Tribun que vous nommez un fou est plus malin que vous ne le pensiez, Nérévar et toi. Il est prêt à mettre son immortalité en péril pour éviter que tu ne viennes à la tête de tes hordes pour t’emparer de Tamriel. Les coups de Lamentation t’ont ôté la majeure partie de ton pouvoir et je n’en ai plus qu’un seul à donner. Si tu veux m’en empêcher, à ta guise ! Mais dépêche-toi ! »

Un feulement s’échappa de derrière le masque doré. Les doigts tendus comme des serres, Dagoth Ur se jeta sur Védalus, toujours riant, qui l’écarta d’un coup de pied. Mais le Malin s’accrocha à lui et, d’un geste brusque, le frappa aux yeux, l’aveuglant temporairement. Le général donna un coup de Lamentation au jugé, là où se trouvait le Cœur et le toucha. Dagoth Ur hurla et un saignement immense jaillit de sa poitrine.

Quand Védalus put enfin rouvrir les yeux, il aperçut un spectacle d’apocalypse. Akulakhan s’effondrait lentement et les échafaudages bâtis autour de lui également. Les plate-formes où s’étaient tenus les légionnaires plongeaient vers la lave. Dagoth Ur y gisait déjà, son corps intact, épargné par le magma bouillonant, le sang coulant toujours. Les hommes de Védalus, en revanche, disparaissaient, calcinés ou fondus par la chaleur atroce.

Incapable de supporter plus longtemps le vacarme et les visions atroces de la Chambre, Védalus but une potion de lévitation de plus et se dirigea prudemment vers la sortie. Il émergea dans le complexe des cavernes, épuisé, vidé par le contrecoup de la tension accumulée depuis un mois.

Libre, il était libre ! Libéré de Vivec et de ses intrigues ! Avec les outils encore en sa possession et la légion répondant au moindre de ses ordres… Ses projets ne pourraient plus jamais être contrecarrés. Non qu’il en avait vraiment douté, il s’était même persuadé du contraire. Mais Dagoth Ur et ses pouvoirs étaient restés longtemps une angoissante inconnue.

Il avait tout prévu. La prise du pouvoir à Longsanglot, la capture des places fortifiées frontalières. L’annonce de sécession qui forcerait l’admiration des Dunmers et l’Empereur à réagir. L’assassin qui se glisserait dans le camp d’Uriel Septim prêt pour une bataille mais pas à se défendre contre une dague. L’annonce de la mort de l’Empereur, sa victoire contre les quelques troupes qui resteraient fidèles au défunt (les autres auraient fui ou se seraient ralliées contre de l’or). Son couronnement. Son règne. Un règne guerrier, un règne de sang. La mise à sac de ceux qui ne se soumettraient pas à son autorité. La réorganisation de l’empire, l’asservissement des Guildes à son profit. Il serait l’homme le plus puissant ayant jamais vécu. A son approche, tous trembleraient.

Védalus remarqua à peine qu’une forme immense se dessinait devant lui. Toutefois, dès qu’il entendit quelques mots, il reconnut la Daedra.

« Tu m’as honorablement servi, Impérial, déclara Azura. Je t’en suis reconnaissante. Je vais maintenant te délivrer des deux Fléaux qui t’ont tourmenté. Tu n’errerras plus dans les ténèbres, car ta mémoire te sera rendue et l’âme de Nérévar cessera de te hanter pour jamais ! »

Védalus tomba sur ses genoux, écrasé par la présence de la Princesse Daedra. Il se plaqua les mains contre le crâne, en proie à une douleur insoutenable.

« Nérévar, c’est à toi que je m’adresse, désormais, reprit Azura. Il est temps que tu reprennes ta place à mes côtés.

– Azura ? hoqueta la voix sèche qui s’était révélée au Hortator moins d’une heure plus tôt. Tu ne peux pas ! Je dois accomplir ce pourquoi tu m’as renvoyé ici ! Chasser les Impériaux de ces terres ! Rendre le Morrowind aux Dunmers !

– Crois-tu que tu puisses m’abuser, Nérévar, orgueilleux parmi les orgueilleux ? tonna Azura. Aucun de tes secrets ne m’est celé, surtout ceux que tu confies bien imprudemment à celui que tu devais détruire ! Je ne t’ai laissé revenir sur Tamriel que pour que Vivec se convainque de la nécessité de la tâche de Védalus, que pour que celui-ci puisse brandir l’Astre-Lune ! Ce général servira mes desseins mieux que tu ne le ferais, parjure ! Il a déjà anéanti Dagoth Ur, et il viendra à bout des obstacles qui empêchent le Morrowind de se séparer des Impériaux. Et c’est bien volontiers que je lui accorde sa récompense. »

Védalus se recroquevilla sur lui-même, gémissant. Les souvenirs affluaient en lui, terribles. Il avait été emprisonné par l’Empereur lorsque ses fraudes étaient devenues trop visibles. Il s’appelait Murnius, alors. Il avait fait tuer la femme de Curio ! Et il avait aiguillé sur sa piste la petite Brétonne, Iseldra, sans le savoir !

Une ombre dorée fut extirpée de son corps. Alors que la douleur s’atténuait, Védalus put contempler Nérévar dans toute sa splendeur. Le Chimer légendaire était d’une taille exceptionnelle, près de huit pieds. Ses muscles puissants saillaient sous sa peau brillante. Ses cheveux étaient blonds et longs. Sur son front trônait l’Astre-Lune, qu’il portait en diadème. Un seul coup d’œil à son pendentif montra à Védalus que Nérévar le lui avait pris et qu’il ne s’agissait pas d’une simple illusion.

Azura sourit mais Nérévar, retardant l’instant où il lui faudrait retourner à l’Oblivion, se tourna vers Védalus et, d’un air égaré, hurla :

« Je jure, Impérial, que tu mourras d’une mort atroce et qu’on ne t’accordera pas plus de funérailles qu’on m’en a donné. Je jure que tes vœux seront voués à l’échec. Je jure que ton peuple sera la proie des flammes de Dagon, qu’il soit témoin de mon serment ! Je jure qu’aussi longtemps qu’Azura me tiendra captif dans sa couche, ton âme n’aura pas plus de repos que la mienne ! »

Hébété, Védalus entendait à peine la malédiction que lui lançait Nérévar. Il n’émergea de sa prostration que bien après qu’Azura et son prisonnier aient disparu. Quand il sortit de la forteresse en ruines, ses hommes l’accueillirent avec des hurlements de joie, oublieux des deux cents voontaires qui avaient perdu la vie dans l’attaque.

« Vers Vivec, mes braves, leur fut-il répondu. N’ayons de cesse que la cité ne nous appartienne. La légion redonnera sa gloire perdue à Tamriel. Nous referons ce monde à notre convenance ! Vous en serez les héros et les hommes célébreront vos hauts faits. Suivez-moi ! A Vivec ! »

Un concert d’acclamations s’éleva. Mais Védalus (jamais, jamais il ne s’appellerait de nouveau Murnius : Murnius avait échoué là où Védalus réussirait) ne pensait plus seulement à la conquête. Il voulait revoir le Tribun Vivec pour connaître la vérité sur son destin. Nérévar aurait-il pu dire la vérité ? Le général tenta de chasser cette pensée de son esprit, mais elle y resta accrochée.






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Chapitre XX



Saryoni se hâtait à travers les quartiers du Temple. Il était près de minuit. Endrun Lléthan, venu lui apporter la nouvelle de l’attaque du conclave de Vos, ne l’avait pas ménagé. Il l’avait arraché des bras de Médana Morvayn endormie et lui avait jeté une tunique et un pantalon. Le temps de s’habiller et le grand chanoine s’était retrouvé à ignorer toute dignité pour courir vers le palais de Vivec.

La clé lui échappa presque des mains et il eut le plus grand mal à la faire tourner dans la serrure. Elle tomba avec un bruit métallique quand le maître du Temple de Vvardenfell trouva son dieu allongé et endormi là où il aurait dû léviter en composant un poème. Que faire ? Secouer Vivec pour qu’il se réveille ou attendre, alors que les informations qu’il portait étaient si importantes ?

Le Tribun sortit peu à peu de son sommeil. Il baîlla et s’étira devant un Saryoni médusé par autant de marques du… commun chez Vivec.

« Sei… seigneur, commença-t-il.

– Que puis-je pour toi, fidèle Tholer ?

– Je… J’amène de graves nouvelles, seigneur, bredouilla le prêtre, stupéfait que le guerrier-poète ne s’exprime plus en vers. Tous les serviteurs de la foi regroupés à Vos sont en danger de mort. Deux tribus cendraises, les Zaïnabs et les Urshilakus, les assiègent. Seuls quelques-uns ont pu nous prévenir en faisant usage de sorts de Rappel. Ils disent que  l’invocation de votre nom pour les ramener à leurs sanctuaires respectifs n’a pas fonctionné.

– Ah, fit Vivec. Je ne pensais pas qu’Almsivi perdrait déjà sa puissance…

– Déjà ? Que voulez-vous dire, seigneur ?

– Il y a quelques heures, Védalus a frappé le Cœur de Lorkhan et je ne suis plus un dieu, Tholer. Non plus qu’Almalexia ou Sotha Sil. Nous restons puissants, mais nous ne sommes plus que des mortels exceptionnels parmi d’autres, plus ordinaires. »

Le monde s’effondrait sous les pieds de Saryoni. Toute sa vie, il avait été pénétré de la foi en les Tribuns. Il était un des deux plus hauts membres de leur clergé avec Gavas Drin. Il avait prêché de manière infatigable… Ses sermons étaient recopiés dans tout le Morrowind ! Il servait d’exemple à des milliers de fidèles pieux et qui, comme lui, étaient entièrement dévoués à Almsivi. Et voilà que sa vie ne voulait plus rien dire, par la faute d’un Impérial ?

« Le message que j’ai reçu était clair, grogna-t-il. Védalus a été excommunié par notre Temple au complet. Il est hors-la-loi dans toute la province et nul ne doit lui accorder le feu et l’eau. Et vous me dites que ce démon est responsable de votre… de ?

– Ce n’est pas si grave, Tholer. Il m’a libéré d’un immense fardeau…

– Un fardeau ? explosa le chanoine. Est-ce là tout ce que vous trouvez à dire ? Les Dunmers ont été un fardeau pour vous ? Quand, millénaire après millénaire, notre foi en vous ne s’est jamais éteinte malgré la Peste Thrassienne dont vous n’avez pas protégé notre peuple, malgré la soumission infamante aux Impériaux, nous n’étions qu’un fardeau ? Savez-vous que la moitié de mes prêtres vit dans la peur des Ordonnateurs de Sala le seul que vous ayez toujours loué ? Savez-vous ce qu’il en coûte aux Dunmers qui ont quitté le Morrowind de garder la foi malgré les brimades et les provocations ? Savez-vous que Drin et moi-même leur faisons envoyer de l’argent pour les aider, que nos lettres leur parviennent chaque mois pour les assurer d’une présence amie ? Etes-vous apparu une seule fois en trente ans pour raffermir la foi vacillante des Dunmers ? Avez-vous idée de l’horrible vide qu’ils ont dû ressentir la première fois qu’ils ne vous ont plus vus comme un être de vérité et de justice, quand les dissidents ont affiché les placards de l’Apogryphe sur tous les murs de la ville ? »

Saryoni déglutit péniblement, regrettant à moitié ce qu’il venait de dire, mais il était allé trop loin, à présent. Plus rien ne l’arrêterait.

« Demain matin, j’annoncerai à la foule que vous n’êtes plus notre dieu, ni vous, ni les deux autres imposteurs. J’ai lu l’Apogryphe et maintenant que vous n’avez plus de pouvoirs, je crois les dissidents. Peu importe qu’on me lynche ou qu’on vous lynche, vous ! J’aurais fait ce qui est juste. Demain, si je suis encore vivant, je renoncerai à la prêtrise et je m’engagerai aux côtés d’Ilméni Dren. Elle n’a trahi la confiance de personne et elle ne fait pas mystère des difficultés qu’elle éprouve, mais elle n’a jamais prétendu être une déesse ! Elle se bat pour ce qui en vaut la peine et je suis las de vous avoir vu pendant des années rendre vos avis pour les esclavagistes. Les malheureux que vous avez condamnés ont travaillé dans les mines ! inutile de le nier, j’ai été aumônier des Hlaalus, il fut un temps. Vous auriez été plus miséricordieux en ordonnant l’exécution des esclaves dont le sort vous importait si peu ! Et demain, j’épouserai une femme que j’aime et dont j’ose croire qu’elle m’aime aussi. Et vos vœux de bienséance et de chasteté pourront bien faire tout ce qui vous amuse ! »

Frissonnant de rage à peine contenue, Saryoni sortit en claquant la porte laissant Vivec seul.

« Les prêtres à Vos sont d’ores et déjà perdus, souffla l’ancien dieu. Nulle force au monde ne les sauvera. Sans mon chanoine, mes Ordonnateurs et personne pour me rendre un culte, se souviendra-t-on jamais de moi ? »

*****

Aryon venait de se téléporter à Tel Branora. Il ne comptait pas rendre visite à son ancienne mentor, Thérana, mais à une jeune Dunmer qui se faisait connaître de plus en plus dans la région. Trérayna Dalen, c’était son nom. Elle vivait légèrement à l’extérieur du village, entourée par quelques gardes à l’air patibulaire.

« Je dois vous entretenir en privé, Dalen, fit le Telvanni. Sans vos hommes.

– Je ne me suis pas séparée d’eux depuis bientôt un an, Aryon. Je ne vois pas ce qui m’y pousserait maintenant.

– Si je suis ici pour vous tuer, ils ne pourront pas m’en empêcher, vous le savez. Et sinon, je peux vous défendre mieux qu’eux. »

Aryon fit un geste de la main et les gardes s’effondrèrent, endormis.

« Vous voyez ? Ils n’ont aucune chance face à un mage accompli. Si Thérana vous dépêche un de ses sbires un peu plus doué que la moyenne, il n’aura pas trop de mal à se débarrasser d’eux.

– Et alors ? En quoi cela concerne-t-il votre désir de me parler en privé ?

– Vous n’êtes pas sans ignorer que l’on élit un nouvel archimage telvanni en ce moment à Sadrith Mora.

– Au fait, maître Aryon. Je n’ai pas de temps à perdre avec ce genre de banalités.

– La légion tente de faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre mais elle ne peut pas grand chose contre les candidats eux-mêmes. Nous sommes capables de leur infliger assez de dégâts pour les empêcher de se déchaîner contre nous. Mais voilà où est le problème : Vos va être détruite et Tel Vos avec elle. Je serai privé de ma tour dans quelques heures au plus et je n’y peux rien. SI je n’ai plus de place forte, je suis déchu de mon rang de conseiller. Vous pouvez m’éviter cela.

– Comment ? s’exclama Trérayna, interloquée. Je n’exerce aucun pouvoir…

– Toute la question est là. Il y a en ce moment six conseillers. Dratha et Néloth, les conservateurs. Thérana, la folle, qui ne comprend plus rien, mais dont le héraut est un protégé de Néloth. Et les plus progressistes, Baladas et moi. Reynel Uvirith est neutre, mais elle sera morte d’ici peu : elle a été empoisonnée. Nous sommes en minorité et Baladas sera isolé si je suis déchu. Pour conserver ma place dans le conseil, il me faut une nouvelle tour. Il me faut la seule libre, celle de Tel Aruhn, et je suis autorisé à participer au vote pour me l’attribuer ou non. Mais si vous prenez la place de Thérana et vous rangez à mes côtés, nous sommes majoritaires et je peux être non seulement maître de Tel Aruhn mais archimage des Telvannis.

– Pourquoi renverserais-je Thérana pour le seul plaisir de vous faire nommer archimage ?

– Ecoutez, Dalen, si vous ne la tuez pas, c’est elle qui s’occupera de vous et vous ne l’emporterez jamais. Elle est folle, mais elle tue comme elle respire et ses hommes lui sont dévoués. Je la connais. Elle m’a formée et je sais parfaitement comment la vaincre. Je vous offre la chance de devenir conseillère et je vous propose même d’apprendre la magie… Le prix à payer en échange n’est pas si élevé : voudriez-vous de Néloth ou de Dratha pour gouverner la Maison ?

– Non, mais…

– Dalen ! Avant de venir ici, j’étais à Tel Aruhn. Les Lanternes Jumelles ont envahi les parcs à esclaves et ça représente plus de trois mille personnes. Pas armées, certes, mais si elles s’en prennent à nous, la Maison ne s’en relèvera pas. Nous avons déjà perdu les terres fertiles de Vos. J’ai discuté avec les chefs des Abolitionnistes et accepté d’interdire l’esclavage dans toute la Maison, de reconnaître le statut des affranchis. Je leur ai donné l’autorisation de fonder une ville à Uvirith et de leur vendre assez de matériel d’irrigation pour avoir des champs très rapidement. Je tiens enfin le moyen d’arracher les Telvannis à leur obscurantisme millénaire !

– Vous êtes éloquent, maître Aryon, mais la neutralité telvannie et ses traditions ont servi la Maison jusqu’à maintenant. Pourquoi changer ?

– Védalus a mis en branle des forces qui sont en train de lui échapper. Il contrôle à peine Sadrith Mora, Balmora ne s’est pas soumise, Ald’Ruhn grondait quand j’y suis passé avant-hier… Mais surtout Cœurébène est déjà libérée, par des Hlaalus et des légionnaires, et Ilméni Dren tient Vivec. C’est une Abolitionniste mais aussi une Hlaalu. S’ils l’emportent, avec le roi de leur côté, ils seront la seule puissance du Vvardenfell et du Morrowind. Les Indorils n’auront aucune chance, les Drès non plus. Les Rédorans perdent toute autorité. Nous pouvons peser sur l’avenir de la province. Il vous suffit d’accepter mon offre.

– Elle est intéressante et je suis tentée de l’accepter. J’en ai assez de vivre dans la peur de Thérana. Mais quelles garanties comptez-vous me donner que vous ne me trahirez pas à la première occasion ?

– Aucune. Si je suis élu archimage et que vous n’êtes plus en vie, je suis à égalité de voix au Conseil avec les traditionnalistes mais la mienne sera prépondérante donc je serai en mesure de vous faire remplacer par un allié. Mais je vous donne ma parole que ce n’est pas ce que je ferais. Je vous respecte pour la courageuse décision que vous avez prise de revenir à Tel Branora malgré les risques. Je vous respecte parce que vous êtes avec étudié en Cyrodiil dans les chapitres du Culte Impérial et que vous pensez que nous pouvons sauver la Maison.

– Alors dites-moi comment tuer Thérana. Sa folie lui permet de ne jamais dormir…

– Oui, mais elle a peur du vide et lévite très mal. Forcez-la à vous suivre dans les airs, elle tombera. Vous connaissez bien un ou deux sorts pour voler ?

– Un ou deux, en effet…
– Très bien. Quand vous l’aurez fait, choisissez un héraut et venez au conseil à Sadrith Mora pour revendiquer la place de Thérana. Elle vous sera accordée et vous pourrez soutenir notre partie. A bientôt, j’espère ! »

Dans un éclair, Aryon disparut et laissa Trérayna songeuse au milieu de ses gardes qui se relevaient péniblement.

#6 redolegna

redolegna

    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 01 février 2007 - 18:51

Chapitre XXI



« Quatre jours de marche, sans presque rien manger, sans presque rien boire, en dormant cinq ou six heures par nuit, madame ! Je n’en peux plus, moi ! »

Iseldra jeta un regard désespéré au petit garçon qui venait de l’apostropher ainsi. Ses mots lui faisaient d’autant plus mal qu’ils étaient tous véridiques et qu’elle était la seule à réprimander pour avoir imposé un tel rythme : depuis trois jours, maître Curio surveillait les arrières de la maigre colonne de réfugiés en espionnant les Cendrais. Il n’avait pas une seule fois galopé jusqu’aux deux cents fuyards. Iseldra était déchirée entre la perspective de ne jamais le revoir et l’affreuse pensée que si jamais il revenait, ce serait avec deux tribus aux trousses.

L’enfant se plaignait toujours et les gens s’arrêtaient pour l’écouter alors qu’il aurait fallu marcher encore au moins deux heures avant le noir complet, estimait Iseldra. Pour peu qu’ils se démoralisent à leur tour, tous les efforts de la jeune femme auraient été vains. Elle prit le garçon dans ses bras et le posa sur ses épaules. Il sentait affreusement mauvais, comme s’il s’était roulé dans une bouse de guar, mais la jeune Brétonne s’en moquait bien.

« Accroche-toi bien, veux-tu ? Et maintenant, écoutez-moi tous ! Je sais que c’est dur pour chacun d’entre vous de marcher toute la journée, sans halte, mais c’est la seule chance que nous ayions de nous en sortir vivants !

- Le vieux Tharen, il en est mort, de votre marche ! et il est pas le seul !

- Oui, il est mort. Mais nous avons pu incinérer son cadavre dignement, comme vous l’avez demandé. Croyez-vous que les Cendrais brûleront ceux d’entre vous qu’ils auront tués, les mettront dans vos urnes funéraires pour que vous preniez votre place dans le caveau de vos ancêtres ? La meilleure chose à faire, c’est de continuer. Je veux que ceux encore valides aident quelqu’un à marcher. Nous nous sauverons tous ensemble de cet enfer, je vous le promets.

- On aurait dû aller vers Tel Mora, moi, je dis !

- Les Zaïnabs nous barraient la route ! C’est déjà une chance que nous les ayions repérés à temps ! Tenez bon, je vous en supplie. »

A ses oreilles, les promesses d’Iseldra sonnaient faux, mais elles semblèrent ragaillirdir un peu la horde misérable. Ils réussirent à parcourir une lieue avant que la jeune femme donne l’ordre tant attendu de dresser les tentes et de faire cuire les racines de trama infectes et filandreuses qui étaient leur seule pitance. Iseldra était épuisée. Tout reposait sur elle, désormais, et le poids du petit garçon, si maigre et qui lui avait paru pourtant si lourd, lui avait cisaillé le dos pendant la marche. Elle s’assit un peu à l’écart, ne supportant plus de croiser le regard confiant de certains et celui rancunier des autres.

« Mangez donc, ma petite demoiselle, lui dit une vieille Dunmer édentée en lui tendant une écuelle pleine de soupe. Faut pas vous priver pour nous. On est que des vieilles carnes pas reconnaissantes. Vous vous êtes jeune, vous êtes pas d’ici, mais vous faites plus pour nous que tout le village en a jamais fait pour des étrangers. »

Iseldra tenta de sourire, mais les coins de sa bouche ne se relevèrent même pas.

« Mangez donc un peu, insista l’elfe. Vous dépérissez à vue d’oeil, plus vite que nous autres les anciens. Vous vivrez pas deux jours de plus si vous coltinez le mioche comme ce soir.

- Merci, souffla la jeune femme en trempant ses lèvres dans le brouet.

- Oh, faut pas me dire des gentillesses pareilles. Je le fais aussi un peu pour moi. Qu’est-ce qu’il dira votre mari, qu’est tout dévoué à nous lui aussi, s’il vous trouve morte de faim quand il reviendra ?

- Ce n’est pas mon mari...

- Oh, il le sera, j’ai confiance pour ça. J’ai bien vu comment vous le regardiez pendant qu’il avait le dos tourné le premier jour. »

La vieille femme s’éloigna, laissant Iseldra seule avec ses pensées. Un à un, les Dunmers partirent se blottir sous les petites tentes et la Brétonne étouffa le feu. Les Cendrais avaient des yeux incroyablement perçants, disaient les habitants de ce qui avait été Vos. Ils repéraient la fumée même dans le noir le plus total. Iseldra n’avait pas de pareils yeux, mais elle s’astreignait à monter la garde toute la nuit. Le deuxième soir, elle avait succombé au sommeil et s’était réveillée, morte de honte, deux heures avant les autres. Depuis, elle se pinçait les joues, se donnait des claques, s’étirait, pour se tenir éveillée.

Les heures passèrent, interminables. Le vent soufflait de plus en plus fort depuis la nuit précédente et elle avait peur qu’une tempête de cendres se prépare. Personne n’y survivrait à moins de trouver très vite l’abri d’une hypothétique colline dans cette plaine désertique. Les meilleurs pisteurs y succombaient parfois eux-mêmes, alors une bande de vieillards et d’enfants épuisés...

Quelqu’un s’approcha à pas de loup, mais pas assez silencieusement pour qu’Iseldra ne le repère pas. Vive comme l’éclair malgré la fatigue, elle dégaina la dague qui battait à son côté en un geste fluide et en menaça l’arrivant.

« Du calme ! Ce n’est que moi, fit la voix de maître Curio. »

*****

Trérayna Dalen avait longuement tergiversé au sujet de sa conversation avec Aryon. Elle croyait le plus jeune conseiller des Telvannis et elle savait que son allié, l’érudit Baladas était digne de confiance. Mais elle doutait de ses propres capacités. Aryon connaissait ses faiblesses en matières de magie et lui avait promis un entraînement adéquat si elle le soutenait. Mais si cette magie la trahissait au dernier moment ? C’est une Trérayna aux convictions vacillantes qui gravit des marches invisibles dans les airs vers les sommets de Tel Branora pendant que ses gardes du corps prenaient à partie les gardes réguliers de Thérana.

Cette dernière était sortie de sa réclusion et ordonnait du haut du champignon qu’on fasse tuer les Khajiits de la maisonnée dont le raclement des griffes l’empêchait de se reposer un peu. Pour Trérayna, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase : après ce que lui avait dit Aryon sur la révolte des esclaves, les Telvannis ne pouvaient plus se permettre de se présenter à ces derniers sous un mauvais angle.

Le sort que jeta la Dunmer sur la conseillère démente avait un banal effet de télékinésie. La Telvannie fut soulevée de sa plate-forme et vint s’immobiliser à dix mètres de Trérayna Dalen. Elle ne remarqua d’abord rien, puis elle baissa les yeux et commença à hurler qu’on arrête de la tenir dans le vide. Sa rivale relâcha aussitôt la concentration qu’elle maintenait avec difficulté et Thérana la folle s’abîma vers le sol. Même de sa hauteur, Dalen entendit le bruit affreux qu’elle fit en s’écrasant.

Les gardes levèrent les yeux vers celle qui était la nouvelle maîtresse des lieux. Ils comprirent aussitôt et déposèrent les armes. Seul Mollimo de Havrebrume fit mine de protester mais il renonça vite et partit en courant, emportant avec lui le corps désarticulé de Thérana. Trérayna laissa ses hommes s’occuper de régler les derniers détails et lança un sort d’intervention divine. Elle se retrouva au Complexe du Serval, devant le chapitre du Culte. Un prêtre l’avisa et la tira de force à l’intérieur.

« Etes-vous folle ? Les légionnaires passent leur temps à massacrer des gens en pleine rue et vous arrivez chez nous comme une fleur ! Aryon nous a prévenu de votre venue mais nous pensions que vous auriez la présence d’esprit de prendre un bateau ! Maintenant il va falloir vous faire sortir d’ici discrètement. »

Deux heures plus tard, une silhouette encapuchonnée sortait du chapitre. Une patrouille l’arrêta, elle et le prêtre qui l’accompagnait.

« C’est une pestiférée, expliqua le clerc. Je l’emmène chez Fyr.

- Ben voyons, le coup de la Peste, ricana un homme de troupe. Trop facile, mon père... »

Il rejeta en arrière la capuche à l’aide de la pointe de sa lance et hurla de terreur. Le visage qu’il contemplait était affreusement marqué de boursouflures.

« J’y vais maintenant, dit le prêtre. Elle n’est pas encore déformée au point de perdre tout contrôle et d’attaquer les gens à vue, mais il vaut mieux éviter de perdre du temps, vous ne croyez pas ? »

Le légionnaire hocha frénétiquement la tête et courut se mettre à bonne distance, suivi par le reste de l’escouade. Le prêtre et la pestiférée poursuivirent leur route vers la sortie du fort.

« Dibella m’en voudra pendant des mois pour avoir osé user de ce sort enlaidissant, murmura l’homme. Et Julianos me punira pour avoir menti. Vous me mettez dans de beaux draps, vraiment... »

La traversée de la ville fut longue, mais grâce au sort, renouvelé toutes les dix minutes, le prêtre parvint à éloigner les soldats de Trérayna et elle atteignit le palais du conseil sans plus de difficulté. Elle y rejoignit Aryon et Baladas qui conféraient à voix basse dans une alcôve. Les hérauts avaient été remerciés pour la journée.

« Je ne vous espérais plus ! s’exclama Aryon en la voyant arriver. Merci, mon père de l’avoir aidée à venir. Prenez cette bourse pour le chapitre et ceci pour votre peine. »

Le prêtre accepta l’argent et la chevalière que lui offrait le conseiller avec une courbette et repartit aussitôt vers le port avec un serviteur de Baladas, pour parachever l’illusion. Le maître des séances appela les conseillers à venir siéger. Néloth et Dratha étouffèrent un cri de surprise en voyant entrer Trérayna.

« Qui est-ce ? demanda le maître de Tel Naga en pointant sur la Dunmer un doigt accusateur.

- Je suis la maîtresse de droit de Tel Branora, répliqua Dalen, en se redressant de toute sa hauteur, terrifiée mais refusant d’en rien laisser paraître, et j’estime vos manières déplaisantes, conseiller Néloth. Passons au vote, voulez-vous ? Tout le monde n’a pas la chance comme vous de pouvoir passer sa journée à se prélasser au palais. »

Les conservateurs n’élevèrent plus d’objections.

*****

« J’ai perdu mon cheval hier, raconta Curio à Iseldra, qui s’occupait de ranimer le feu pour que le conseiller hlaalu se réchauffe. Il a trébuché sur une pierre et s’est cassé le cou en tombant. Il m’a fallu du temps pour trouver de quoi le remplacer. Et puis j’ai rencontré un guar. J’ai cru que j’allais pouvoir l’utiliser comme monture, à la manière des Cendrais mais rien à faire. Cette sale bête me laissait l’approcher tant que je voulais, mais me jetait par terre à chaque fois que je faisais mine de l’enfourcher. J’ai fini par lui planter un couteau dans la poitrine, en désespoir de cause, et je l’ai traîné jusqu’ici.

– Maître Curio, c’est merveilleux ! nous allons pouvoir nourrir les gens et…

– Iseldra, l’interrompit fermement l’Impérial, je crois que nous pourrions nous dispenser du “maître Curio”. Nous avons traversé ensemble assez d’épreuves, et j’espère que nous survivrons à celle-ci, pour ignorer un peu le protocole. Juste mon prénom, c’est bien assez.

– D’accord… Crassius ? répondit la jeune femme. Vous voulez aller vous reposer, maintenant ?

– Pas question. Je vous ai laissée ici toute seule pour diriger et vous êtes à bout. Je monte la garde cette nuit et vous allez dormir un peu. Nous ne risquons pas grand-chose pour aujourd’hui de toute façon. Les Cendrais ont mis trois jours à prendre Vos. Les prêtres et les paysans ont réussi à se défendre apparemment, même si ça n’a pas suffi, hélas. Je suis parti avant-hier, quand le village est tombé. Les Zaïnabs vont repartir vers le sud, seuls les Urshilakus nous donneront la chasse. Et il faudra qu’ils aient fini de piller pour ça. Nous devrions avoir plus de vingt-cinq lieues d’avance sur eux. Ça nous laisse une chance de les prendre de vitesse et de nous réfugier dans une ville de l’ouest. Ah ! j’ai aussi vu Aryon évacuer Tel Vos au maximum avec tous les sorts à sa disposition et je pense qu’il est au courant de ce qui nous arrive, mais je ne sais pas comment il réagira.

– Vraiment, vous pensez qu’il y a un quelconque espoir que nous parvenions à sauver ces gens ?

– J’en suis persuadé. Et vous aussi, sans quoi vous n’auriez pas eu cette idée fixe de continuer. Je suis fier de vous, Iseldra, plus fier que jamais. Mais si j’ai jamais l’occasion de voter à nouveau au conseil, je crois que je proclamerai obligatoire la connaissance d’un sort de téléportation. Et ça nous concerne tous deux, conclut Curio avec une grimace. Ridicule que nous soyions incapables de nous échapper d’ici, tout comme ces pauvres diables dont les frères, les maris, les fils sont morts peut-être en vain. »

Iseldra hocha la tête sombrement. Combien de fois elle s’était fait cette réflexion ! Tant de vies auraient été épargnées ! Elle s’allongea près du feu et céda instantanément à la fatigue qui la hantait depuis des jours. Curio attendit qu’elle soit profondément endormie, puis la recouvrit de son manteau pour la protéger du froid et du vent qui commençait à souffler en rafales.

« Personne ne sera capable de marcher cinq lieues demain, murmura-t-il, les yeux perdus dans le vague, regardant les flammes sans les voir. En deux jours, trois au plus, nous serons rejoints. Et les Urshilakus ne nous feront pas de cadeaux. »







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Chapitre XXII



Deux nuits plus tard, Curio s’étonnait encore de l’allant qu’Iseldra avait su redonner aux vieillards épuisés et aux enfants faméliques. A la seule odeur du guar découpé en fines tranches qu’elle grillait, des lueurs s’allumaient au fond des yeux des affamés et ils reprenaient la route de bon cœur, fous de joie à l’idée de savoir qu’à l’étape, ils auraient de quoi se nourrir. Ils avaient parcouru près de douze lieues. Maar Gan n’était pas en vue malheureusement, ce qui pouvait vouloir dire encore une journée de marche, comme quelques heures seulement. Cela signifiait surtout que les habitants de la bourgade fortifiée ne les verraient pas avant que la matinée soit avancée et qu’ils seraient incapables de venir les aider entretemps. Les Cendrais, eux, se rapprochaient sans cesse, craignant de voir leurs proies leur échapper.

Iseldra réveilla tout le monde une heure avant l’aube et il fallut se remettre en marche dans la grisaille matinale. Le vent de la veille s’était levé et la progression en était facilitée, mais la fatigue se fit sentir dès la première demi-heure. Même aussi proches du but, les gens avaient du mal à trouver assez de ressources en eux pour continuer. La jeune femme les avait portés à bout de bras mais elle était désemparée devant ce renoncement.

Comme le sommeil se levait, on aperçut les remparts de Maar Gan se découper au loin. Des cris d’allégresse retentirent, mais se tarirent dans les gorges quand un coup d’œil vers l’est apprit aux habitants de Vos que les Cendrais se tenaient sur une crête voisine.

Les Urshilakus déferlèrent depuis le haut des collines vers la plaine où les fuyards essayaient désespérément de gagner un abri, de trouver une cachette. Mais les nomades étaient maintenant trop près pour qu’un quelconque espoir fut permis aux femmes et aux enfants de Vos. Déjà, les impitoyables guerriers n’étaient plus qu’à trois portées de flèches d’eux et leur terrible course leur faisait sans cesse gagner du terrain sur les malheureux.

Curio et Iseldra n’avaient pas cherché à s’enfuir. Dégainant leurs armes, ils avaient fait face et observaient les hordes qui se rapprochaient d’eux avec un calme résigné. Mais, alors que les Cendrais n’étaient plus guère qu’à cent mètres, l’air sembla chatoyer à quelques pas d’Iseldra et des formes aux couleurs improbables s’agitèrent tout près d’elle. Elle crut un instant à une illusion que sa vision, altérée par la conscience de sa mort prochaine, aurait suscitée, mais les contours des apparitions se précisèrent, se firent plus solides. Etonné, Curio se retourna au moment où plus de cinq cents personnes se matérialisaient à ses côtés, qui un arc à la main, qui en train d’incanter un puissant sort de destruction.

Les Cendrais ne comprirent pas d’où venait le déluge de flammes et de flèches qui s’abattit sur eux. Ils furent fauchés rang après rang, en pleine charge, et ceux qui ne furent pas tués sur le coup tentèrent en vain de ne pas se faire piétiner par ceux qui les suivaient.

Iseldra et Curio regardaient avec incrédulité les centaines de combattants et de mages qui les avaient rejoints, persuadés d’être plongés dans un rêve éveillé. Une silhouette se détacha alors de la masse de leurs providentiels sauveurs, et il ne fallut pas longtemps à l’Impérial pour reconnaître en elle son souriant collègue Dram Béro.

« Il semblerait que j’arrive juste à temps, n’est-ce pas ? fit l’elfe noir d’un ton aussi badin que s’il avait parlé de la pluie et du beau temps.

– Peut-on savoir ce que Sa Grâce le conseiller Béro fait en ces lieux ? demanda Iseldra d’une voix acide. Et pourquoi elle juge opportun de ne pas se manifester plus tôt pour porter assistance à ceux qui en avaient besoin puisqu’elle en a visiblement le pouvoir ?

– Oh, je suis simplement de passage, chère amie, répondit l’autre, gai comme un pinson. Je me suis laissé dire par Aryon que vous aviez des problèmes et sitôt les nôtres réglés avec les ahuris du Fort Silène, j’ai rassemblé les Guildes d’Ald’Ruhn et les ai payées assez cher pour que les Mages nous téléportent ici, histoire de dégourdir un peu les pattes de leurs lanceurs de sorts et des guerriers qui s’empâtaient à ne rien faire.

– Mouais, grommela Curio. Et pendant tout ce temps, tu n’as pas pensé que nous aimerions cette aide plus vite ?

– J’avais mes propres soucis. Ilméni a bouleversé tous les plans que chacun avait pu établir dans son coin et Védalus marche droit sur Vivec comme elle s’en doutait. Mais comme il n’aime pas multiplier les risques, il a décidé de se faire rejoindre par des troupes fraîches, la garnison de Fort Silène. Nous n’avons pu intercepter son messager et les légionnaires se sont préparés à partir. J’ai convaincu le conseil rédoran que la chute de Vivec sonnerait le glas de leur indépendance et j’ai organisé l’attaque pour que nous tombions sur la légion pendant l’évacuation du Fort.

– Et ça a marché ? demanda Iseldra, incrédule. Il y avait près de six mille soldats en garnison et il n’y a jamais plus de cinq cents gardes rédorans à Ald’Ruhn !

– Nous avons changé la cote : il a bien fallu armer la population entière, femmes incluses, et exciter un peu les plus vilains de leurs préjugés. Les légionnaires ont été pris par surprise et presque tous massacrés avant que j’ai pu donner l’ordre de les faire prisonniers. Mais Lléthri, Saréthi, Arobar et deux mille personnes ont perdu la vie : les habitants ont attaqué trop tôt et nos ennemis ont pu combattre avec un certain soutien dans les murs. Ça a été affreux. Les Mages ont fait brûler les corps pour éviter les épidémies mais il y a toujours une montagne de carcasses et d’os roussis.

– Et c’est là que tu vas nous emmener ? s’étonna Curio. Les gens de Vos ne vont guère apprécier cette nouvelle. Quitter une ville en cendres pour tomber dans une autre où une bataille vient d’être livrée…

– Nous allons à Maar Gan, triple buse, comme tu l’avais prévu ! Il y a assez de logements libres à Ald’Ruhn maintenant, je te l’accorde, mais les Rédorans refuseraient catégoriquement d’accueillir chez eux des étrangers qui vivent avec les Telvannis.

– Que je sache, Maar Gan appartient aussi aux Rédorans, riposta Iseldra. Nous n’y serons pas mieux accueillis.

– Cela fait quatre jours que les conseillers survivants, le seigneur Ramoran et dame Morvayn, nous ont cédé Maar Gan et Gnisis contre un traité d’alliance. Ils conservent Khuul et Ald Vélothi mais la Maison Hlaalu est désormais l’heureuse détentrice des routes qui y mènent. Maintenant, si vous voulez bien me laisser régler notre dernier problème… Védek ! »

Le titanesque garde du corps orque de Béro s’approcha du trio et s’entretint brièvement avec son maître. Puis il hurla à travers le champ de bataille :

« Arrêtez les combats ! Retrouvez les fuyards et mettez-les en lieu sûr. Cendrais, si vous avez un peu d’honneur, écoutez-moi ! Je suis Védek gro-Aduz, du clan des Aduz, à la grande renommée ! Je vous demande de cesser de vous battre contre mes alliés et de me laisser conférer avec vous et mes chefs. »

Un Cendrais fit un pas en avant et retint ses hommes qui flanchaient et semblaient sur le point de s’enfuir.

« Je suis Sul-Matuul, khan des cendres des Urshilakus. Nous ne débattons qu’avec nos amis et tu n’en es pas un, peau verte !

– Qu’à cela ne tienne, Sul-Matuul, khan des cendres des Urshilakus. Je sais de source sûre qu’une peau blanche, le général Védalus, a été reconnu ami de votre tribu il y a de cela quelques lunes. »

Un murmure courroucé s’éleva des rangs cendrais qui se reformaient progressivement. Les Guerriers remirent la main sur le manche de leurs armes et les mages étreignirent leurs bâtons de façon menaçante, en réaction à cette hostilité renouvelée.

« Il est connu chez nous sous le nom de Nérévarine et c’est celui que tu lui donneras, étranger ! Mais puisque tu te juges son égal, tu devras te soumettre toi aussi à quelques épreuves… Nous verrons alors si tu vaux bien ce que tu prétends et si la gloire du clan Aduz n’est pas le produit de ton imagination. »

Les survivants de la tribu éclatèrent de rire bruyamment. La journée avait peut-être été mauvaise, mais l’Orque impudent allait payer pour les autres. Védek gro-Aduz n’en parut pas décontenancé pour autant. Il gravit la colline sous le regard du millier de combattants qui s’observaient encore en chiens de faïence. Arrivé à son sommet, il dénuda son torse, faisant voir à tous sa peau couturée de cicatrices. Il saisit sa dague et incisa sa poitrine avec des gestes précis dont il était visiblement coutumier.

« Que fais-tu, peau verte ? Penses-tu nous impressionner par un acte aussi gratuit ?

– Il est d’usage chez moi de s’orner d’un nouveau tatouage à chaque défi que l’on se fixe, rétorqua Védek. Quand le moment sera venu, j’invoquerai Malak et il sanctifiera l’encre que je verserai dans les plaies.

– Très bien, peau verte. Mais la première des épreuves que je comptais t’imposer est une épreuve de force, où il te faudra affronter mon gula-khan Zabamund. Il n’a pas son pareil sur nos terres. Avec le sang que tu as perdu, seras-tu seulement capable de ne pas trop te couvrir de honte ? »

Pour toute réponse, l’ancien sergent de la légion empoigna sa hache et se redressa de toute sa hauteur. Il dominait de presque deux pieds le Cendrais qui le salua de son épée. Ce fut Zabamund qui attaqua le premier. Son arme fendit l’air, mais ne trouva que le vide, là où s’était tenu l’Orque un instant auparavant. Avec une surprenante rapidité, Védek abattit son énorme poing sur la tempe de son adversaire qui recula, décontenancé.

L’Urshilaku allait apprendre à ses dépends qu’un sergent se moque bien de la beauté de son geste, si celle-ci le met en danger de mort. Quand Zabamund brandit à nouveau son épée, Védek lui opposa aussitôt sa hache en la tenant de la main gauche. Leurs armes s’entrechoquèrent et l’Orque exerça une formidable pression qui força le Cendrais à baisser sa garde presque jusqu’à terre. En un tournemain, Védek l’attrappa par le revers de sa tunique, le souleva du sol sans difficulté et lui assena un coup de tête qui laissa le malheureux sonné. L’Orque le lâcha et il s’écroula sans un cri. Des acclamations s’élevèrent depuis les rangs des Mages et des Guerriers. Les Urshilakus, eux, étaient consternés.

« Maesa ! cria Sul-Matuul. Qu’on fasse venir Maesa ! »

Une femme émergea de derrière les rangs cendrais et vint se tenir près du khan furieux. Son attitude nonchalante montrait clairement le peu d’estime qu’elle avait pour ce chef qui avait perdu en quelques minutes la moitié de ses hommes et qui, de toute évidence, ne devait pas suivre souvent ses avis.

« Sage-femme, tu t’occuperas de l’initiation de cet Orque. Cela prendra une semaine, ajouta Sul-Matuul à l’adresse de Dram Béro et de ses alliés, au bout de laquelle Védek gro-Aduz sera admis devant notre feu. Ne cherchez pas à le revoir auparavant, ou nous le mettrions à mort, comme le veut la coutume. Es-tu toujours aussi prêt à nous rejoindre, Orque ?

– Plus que jamais, répondit le garde du corps en rejoignant la sage-femme. »

Nibani Maesa passa un bras protecteur autour des épaules de l’Orque, indiquant ainsi à ceux assez bornés dans le clan pour ne pas respecter la parole de leur chef que la sage-femme maudirait quiconque se risquerait à porter atteinte à Védek. Sans un mot de plus, les Urshilakus tournèrent les talons et s’enfoncèrent à nouveau dans les Terres-Cendres.

Ce n’est qu’alors qu’Iseldra prit conscience de son état et de celui de Curio. Ils étaient sales, couverts de cendres des pieds à la tête, leurs cheveux ternes et emmêlés. Leurs vêtements étaient déchirés par endroit et les semelles de leurs chaussures étaient si fines qu’elle sentait parfaitement le sol sous ses pieds. Leur triste aspect contrastait singulièrement avec celui de Béro, habillé comme pour une soirée à Vivec. Elle fut prise d’un fou rire irrépressible auquel se joignit rapidement Curio. Pliés en deux, ils rirent à en perdre haleine, leurs côtes douloureuses de l’effort supplémentaire consenti après la longue marche.

Ils reprirent peu à peu leur sérieux en essuyant les larmes qui leur perlaient au coin des yeux et striaient leurs joues de coulées grisâtres. Béro les regardait avec un air vaguement amusé qui se changea en air vivement surpris quand  Curio attira à lui Iseldra et que tous deux s’embrassèrent, toute retenue oubliée. Leur baiser dura si longtemps que Son Excellence Dram Béro détourna le regard, gêné.

« Je les sauve et ils ne pensent qu’à la gaudriole. Je ne comprendrai décidément jamais les humains, grogna le Dunmer. »








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Chapitre XXIII



Dram Béro était un pragmatique. Aussi envoya-t-il les Mages se téléporter un peu partout dans le Vvardenfell pour annoncer les fiançailles et le mariage que la moitié des conseillers hlaalus, lui inclus, avait pressentis. Un beau mariage, qui serait célébré à Balmora, comme il se devait, en compagnie de tous les plus hauts dignitaires de la Maison. Les deux fiancés avaient l’air si pressés de se retrouver tous seuls qu’il y eut quelques plaisantins pour affirmer qu’on n’avait réussi à les faire patienter sagement jusqu’à leur arrivée en ville qu’en leur décrivant par le menu les avantages d’un grand bain chaud.

Le prêtre qui officia ce soir-là dans la grande salle des fêtes du palais du conseil était l’aumônier de Fort Phalène, un Impérial au visage rubicond et à la bedaine rebondie, mystérieusement au courant de tous les ragots de Balmora, et ils étaient nombreux. C’est donc avec un sourire entendu qu’il accueillit les promis lorsqu’ils entrèrent. Pour ces derniers, les paroles rituelles du prêche parurent interminables, bien que le prêtre se soit efforcé de procéder au plus de coupes possibles, si bien que certains passages se trouvaient dépourvus de sens, accolés n’importe comment. Rien de tout cela n’avait de réelle importance aux oreilles de Crassius et d’Iseldra. Et enfin :

« Hum, hum… Je répète : voulez-vous, oui ou…

– Oui, je le veux, interrompit Curio, ramené au monde et pressé de retourner se perdre dans les yeux d’Iseldra.

– Oui, je le veux, ajouta Iseldra sans laisser le temps à l’ecclésiastique de reprendre.

– Eh bien, je vous déclare mari et femme, conclut le prêtre, haussant les épaules avec un fatalisme factice qui provoqua l’hilarité de l’assistance. Que les Neuf en soient témoins, s’ils ont eu le temps de s’apercevoir qu’il y avait ici un mariage. »

Lors du bal, les musiciens eurent du mal à suivre le rythme endiablé de la danse entre les jeunes époux. On aurait eu du mal à croire que le matin même, ils faisaient face, en loques, recrus de fatigues, à mille Cendrais. Iseldra et Crassius se retirèrent après les cinq premiers morceaux, laissant les invités jaser entre eux.

« Comment va Vivec ? demanda Béro à Ilméni. Aux dernières nouvelles, vous étiez occupée à relever les murailles.

– Nous en avons fini avec les fortifications, répondit la jeune Dunmer en s’arrachant à son bras de fer visuel avec Raynara Réthan. Mes conseillers m’ont clairement avertie que certains quartiers seraient indéfendables. Les cantons telvanni et rédoran, ainsi que l’Arène. Nous les faisons évacuer et nous les remplissons de pièges en ce moment même. Ce qui compte, c’est que nous conservions le quartier étranger. Il sera encerclé alors nous en avons coupé la plupart des ponts, à part ceux qu’un ou deux hommes suffisent à défendre.

– Et Védalus, où est-il ?

– A moins de neuf lieues. Il avance à marches forcées, même si c’est dangereux pour ses soldats. Il y a deux jours, j’ignorais encore s’il comptait se diriger vers Réthan ou moi, ou encore scinder ses troupes, mais il n’y a maintenant plus de doute. Il a contourné Pélagiad par l’est pour gagner du temps et il semble, pour une raison inconnue de tous, qu’il veuille à tout prix entrer dans Vivec au plus vite. Il y sera après-demain soir, à l’allure où il va. »

Canctunian Ponius, le responsable de la Compagnie de l’Empire oriental, s’approcha des deux Dunmers avec un air préoccupé. Dram Béro ne lui avait pas parlé depuis des mois, bien avant l’occupation de Cœurébène par la légion, et il ignorait totalement ce qui pouvait être la cause des soucis du marchand. Une mauvaise vente, peut-être ?

« Béro, j’ai besoin que vous m’obteniez une audience avec la générale Réthan, dit Ponius de but en blanc, sans faire attention à Ilméni qui se rembrunissait. Elle refuse de me voir parce que j’aurais soi-disant vendu des armes à Védalus. Ce qui est complètement faux : j’en ai vendu à la légion de Vantinius comme ma charte m’y oblige et Védalus a procédé par réquisitions…

– Foin de droit, maître marchand. Si vous me disiez plutôt pourquoi vous avez besoin de rencontrer Raynara ? Elle m’écoutera peut-être plus que vous.

– Comme vous voudrez, Excellence, répondit Ponius en insistant avec une colère ravalée mais bien visible sur le titre de Béro. La Compagnie a le droit de faire escorter ses caravanes de vaisseaux par la Marine impériale. Après ce qui s’est passé à Cœurébène, j’ai pensé qu’avoir la flotte pour nous soutenir serait une bonne chose et que Védalus en serait amoindri. Mais il semble que pas un navire de guerre ne se trouve dans les parages. Il y a quinze jours, j’ai dépêché des capitaines jusqu’à l’Océan Padomaïque. Non seulement ils n’ont rien trouvé, mais aucun n’est revenu. Quarante navires de la flotte impériale ne peuvent pas disparaître comme ça !

– Et vous en déduisez ? demanda Ilméni, soudain alarmée, redoutant la réponse que Ponius allait faire.

– Qu’ils les ont bien trouvés mais que les marins les ont au mieux jetés à fond de cale. Toute la Marine orientale a dû passer sous le contrôle de Védalus. J’ai inspecté les comptes du Fort Noctuelle que m’a donné l’estimé Larrius Varro. En plus des détournements de Védalus pour devenir chevalier du dragon en lieu et place de Vantinius, il y a des sommes immenses qui ont disparues à des fins inconnues. Il a dû soudoyer au moins trois ou quatre amiraux.

– Je vais faire prévenir Raynara, déclara Béro. C’est la mieux à même parmi nous de savoir quels sont les risques militaires. Mais notre Maison est fondée sur le commerce, particulièrement avec le reste de Tamriel. Qu’en pensez-vous, maître marchand ?

– Si Védalus veut vous nuire, et, après les événements de Cœurébène, d’Ald’Ruhn et sa mise hors-la-loi par à peu près tout le monde en Vvardenfell, c’est certain, il va vous empêcher de commercer. Nous sommes le seizième jour de Clairciel. Comme toujours, les paysans imprévoyants commencent à manquer de grains, la perte des plantations est aussi un coup terrible, sauf votre respect… Un blocus maritime interdira l’importation de nourriture et mettra le Vvardenfell à genoux. Disette, famine… Qui s’entretiendra toute seule à mesure que le temps passera. Si cela se prolonge, un quart ou un tiers de la population de l’île pourrait en mourir.

– Mais un blocus forcerait Uriel Septim à réagir, contra Béro. Védalus ne peut pas ne pas y avoir pensé.

– De deux chose l’une, répliqua Ponius. Ou bien l’Empereur reste pieds et poings liés par ses vassaux et le Conseil comme depuis cinq ans, avec la province de Cyrodiil en ébullition quant à sa succession et Védalus mettra en coupe réglée des zones de plus en plus grandes sans rencontrer une opposition à sa taille… Ou bien Uriel fait mouvement vers nous. Mais les légions sont affaiblies, leurs généraux corruptibles et elles auront du mal à traverser la Mer Intérieure avec quarante navires ennemis prêts à revenir sur elles. Vous imaginez les risques d’une défaite de l’Empereur ?

– Dire que je croyais que l’affaire de ce matin était le début du règlement de nos problèmes et que je pouvais faire la fête ce soir en toute tranquillité, soupira Béro. Mais on dirait que nous n’avons jamais été en aussi mauvaise posture. »

Canctunian Ponius hocha gravement la tête puis se tourna vers Ilméni Dren, le visage plissé par des rides récentes.

« Vous pensez peut-être que vous vous battez pour les affranchis et les esclaves. Mais si vous n’infligez pas une défaite à Védalus sur terre à Vivec, il se retournera contre Réthan et tout le sud de l’île tombera sous sa domination. Le reste suivra. Tenez Vivec. »

Le marchand s’éloigna, les épaules voûtées, comme si tout le poids de Nirn s’était abattu sur son dos.

« Je vais demander à Raynara de vous prêter des hommes. Si elle refuse, à la légion encore fidèle à l’Empereur.

– Réthan n’acceptera jamais, répondit laconiquement Ilméni. Parlez-en tout de suite à Frald et à Varro. »

Elle tourna les talons et, après une brève incantation d’un sort de Rappel, se téléporta pour Vivec.

*****

Juché sur son cheval, Védalus observait l’avancée des cohortes aux armures scintillantes. Il avait ordonné que l’on marche à la lueur des torches toute la nuit pour surprendre les défenseurs de Vivec au petit matin.

Un lieutenant s’approcha de lui avec une lettre. Le général la décacheta et lut. La missive émanait du commandant de la légion à Sadrith Mora, un certain Ténédus Mérilian, de faible envergure. Il rapportait que les Telvannis avaient fini par s’entendre pour nommer Aryon archimage et que celui-ci avait déchu Védalus de son titre d’Hortator à son tour. Le général ne s’en inquiétait pas outre mesure : Aryon était peut-être un bon chef, mais il avait totalement ignoré une bonne partie de la puissance de Védalus au moment de sa décision. Avec la Marine sous son contrôle, le chevalier du dragon impérial ne craignait pas grand-chose.

Mais ce qu’avaient dit Azura et Indoril Nérévar le hantait toujours. Vivec n’était plus pour lui une ville à conquérir pour s’assurer la maîtrise du Vvardenfell et passant du Morrowind. C’était désormais le lieu qui abritait un membre de la Triune, le seul à détenir les réponses à ses angoissantes questions.

Il laissa à Téerpsus le soin de prendre d’assaut les cantons pendant qu’une barque trouvée sur la côte le transportait avec son cheval vers le palais de Vivec. Il n’avait pas laissé de consignes concernant les prisonniers ce qui signifiait, depuis le début de son commandement dans la légion, qu’il n’y en aurait aucun. Mais alors qu’il faisait résonner  les sabots ferrés de sa monture sur les pavés de la ville, au grand dam des prêtres qui n’y admettaient pas les animaux vivants, entourés par une petite escorte de gardes armés jusqu’aux dents, son lieutenant allait de surprise en surprise.

Certains quartiers étaient déserts. Les maisons étaient vides, comme si on venait de les construire et que personne n’avait jamais habité là. A part dans les zones réservées au Temple, on ne remarquait aucune activité. Les légionnaires avancèrent dans les différents cantons, secrètement impressionnés par ce silence sépulcral. Celui-ci ne fut interrompu que par un sifflement, un choc sourd et un gargouillement soudain. Un soldat s’affaissa, la nuque décorée d’un carreau.

« Il doit y avoir un arbalétrier isolé dans les niveaux supérieurs, estima Téerpsus en observant le cadavre. Vingt hommes pour aller fouiller. »

Les légionnaires avaient à peine disparu dans les rampes montantes que l’on entendit le chuintement caractéristique de cordes d’arbalète qui se relâchent et le bruit écœurant du métal traversant les chairs. Un corps roula à bas de la rampe pour s’arrêter aux pieds de Téerpsus.

« C’est un piège ! s’écria le légat de Védalus. Tous à couvert ! »

Les soldats qui le suivaient se jetèrent un regard d’incompréhension devant la réaction de leur chef mais leur indécision ne dura pas : une pluie de carreaux se mit à les chasser méthodiquement de tous les espaces dégagés. Certains tentèrent de se replier vers l’extérieur de la ville, mais les défenseurs y avaient fait choir quantité de pierres et de rondins. Les déblayer sous un feu roulant, continu, était inenvisageable. Quelques autres tentèrent l’ascension vers les complexes du quartier étranger mais peine perdue : des obstacles à leur progression se présentaient partout, les rendant vulnérables à n’importe quel trait.

« Empruntez les ponts ! les ponts sont notre seule chance ! »

En hâte, les légionnaires se dirigèrent vers les voies d’accès aux autres cantons. Pour les premiers à passer, ce fut un soulagement immense. Le quartier rédoran était lui bien désert, exempt de tous membres des Lanternes Jumelles. Rassurés, ils firent signe à leurs camarades de se dépêcher de passer. Des centaines d’hommes se précipitèrent sur les ponts. Nul ne remarqua les premières fissures qui se formaient sous les lourdes bottes. Dans le tumulte, nul n’entendit les premiers craquements des ponts sabotés par les habitants de Vivec.

La moitié des bataillons environ s’était mise en lieu sûre quand tous les ponts s’effondrèrent d’un coup. Des centaines de légionnaires en armure plongèrent de quinze mètres de haut vers l’eau noire et une mort certaine par noyade. Téerpsus, appuyé à une rembarde, contemplait médusé le désastre. Son esprit parvint enfin à prendre une décision. Otant son armure, il enjamba la balustrade et se laissa glisser le long des hauts murs, s’agrippant à l’occasion à une prise ou deux. A trois mètres au-dessus de l’eau, il lâcha tout. Il nagea vigoureusement vers le canton rédoran et attrapa une corde que les légionnaires déjà en sûreté tendaient à ceux en danger de mort.

« Combien de pertes ? glapit-il, la voix encore étranglée par le manque de souffle.

– Difficile à dire, répliqua un capitaine orque. Il y avait cinq à six cents hommes sur les ponts quand ils se sont écroulés.

– Auxquels il faut ajouter les huit cents qui sont piégés de l’autre côté, sans moyen de se protéger ou d’affronter l’ennemi, précisa un jeune lieutenant impérial.

– Plus de mille hommes en moins de deux heures, ce qui nous en laisse huit mille valides après la campagne du Mont Ecarlate, résuma Téerpsus. Le général ne va pas aimer ça quand il l’apprendra… »





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Chapitre XXIV



Pour l’heure, le général, ignorant du drame que vivaient ses troupes, forçait l’entrée de Vivec, ancien dieu vivant. Deux coups de pied suffirent à arracher la porte de ses gonds et Védalus entra immédiatement. Le monstre bicolore l’observait avec un regard moqueur, il en aurait juré. Malgré sa fureur, Védalus remarqua que la peau noire gagnait insensiblement sur la peau dorée. Que pouvait bien signifier cela ?

« Ah. Notre Nérévarine qui revient victorieux. Du moins, en partie victorieux. J’ai eu de drôles de nouvelles venant de Cœurébène… Ou du Fort Silène, d’ailleurs. »

C’en était trop. Neuf jours durant, Védalus avait cherché à combattre l’impression d’avoir été un pion au Mont Ecarlate, manipulé par les Tribuns, Azura, Nérévar et Dagoth Ur. La simple idée de ne pas être le maître absolu de son destin lui donnait envie de hurler. Et voilà que Vivec osait lui rappeler des échecs quand il avait réalisé en quelques mois tout ce dont le monstre avait été incapable depuis un millénaire ?

« Assez, lâche, assassin, parjure ! Tu vas…

– Accusations vraies et d’autant plus blessantes que celui qui les lance s’en est rendu maintes fois coupables en une seule vie humaine… »

Védalus frappa Vivec au visage. La marque rouge de ses doigts apparut sur le visage de l’ancien conseiller de Nérévar.

« Depuis combien de temps n’as-tu plus senti la douleur, le monstre ? Il est temps que tu réapprennes ce que signifie vivre ! »

Le général accompagnait chacune de ses paroles par un nouveau coup. Vivec se recroquevilla sous l’assaut, sans chercher cependant à éviter les poings de Védalus.

« Tu as vu que ton vieux compagnon Nérévar était en moi, hein ! Tu l’as vu quand tu m’as confié ton gantelet maudit ! Tu l’as senti, qui sait si tu ne savais pas qu’il voulait ta mort et la mienne ! Tu savais qu’il pouvait me contrôler pendant un certain temps, hein ? »

Vivec se contenta de sourire. L’effet était surprenant car sa bouche était en sang et que son visage habituellement serein se couvrait d’hématomes.

« Il m’a maudit ! maudit ! Mais que valent les malédictions d’un Chimer mort depuis des millénaires, quand la bénédiction d’Azura est sur moi ? Réponds, imbécile, réponds !

– Et que me feras-tu, Impérial Murnius, si je ne dis rien ? La douleur physique que tu m’infliges, il y a bien longtemps que j’en suis détaché et qu’elle ne me touche plus. La mort ? Mais n’ai-je pas signé mon arrêt de mort en t’envoyant détruire le Cœur de Lorkhan ? J’ai vécu bien au-delà de mon temps, Murnius. J’ai fait ce que j’ai jugé bon, même si je regrette bien des actions. Tes menaces ne m’effraient pas. »

Védalus vacilla quand Vivec lui rappela son premier nom. Il eut l’impression très nette que la main glacée de l’ancien dieu se refermait sur son cœur et le broyait. Il rugit de plus belle.

« Mais tu me répondras tout de même, immonde créature qui n’a plus de divin que le nom ! Je t’ai servi au péril de ma vie et j’exige récompense ! »

Vivec éclata d’un rire sans joie, qui dura longtemps, trop longtemps au goût de Védalus.

« Alors ? lança ce dernier, hargneux.

–  Nérévar t’a lancé sa vieille malédiction, n’est-ce pas ? Il a toujours aimé les grands effets. La dernière fois qu’il l’a proférée, à ma connaissance, c’était contre Kagrénac, après la mort de son ami et ennemi Dumac, roi des Dwemers. A toi de juger si oui ou non le peuple nain a été détruit. Dans les feux de Dagon ou pas…

– Tout va se réaliser comme il l’a prédit ? demanda Védalus, horrifié.

– Est-ce la disparition de ton peuple qui t’effraie ? M’est avis que c’est bien plutôt ta perte et l’échec de tes plans… Oui, je vois clair en toi, Murnius, parce que j’ai agi de bien des manières comme toi par le passé. Mais à moi, mon peuple m’a toujours importé…

– Réponds ! cria Védalus, mais sa voix avait des accents suppliants. Réponds !

– On me nomme le guerrier-poète, celui qui voit l’avenir. Mais je ne me suis jamais penché sur le tien au-delà de ta rencontre avec Dagoth Ur… Il me semble cependant que les prophéties de Nérévar n’ont jamais failli. Sauf celles nous concernant. Et sais-tu pourquoi ? Parce que Sotha Sil, en sa cité mécanique, forge l’avenir avec des machines bien au-delà de ma compréhension ou de la tienne. C’est lui qui a sauvé les Dunmers de l’anéantissement qui s’abattit sur les Dwemers.

– Où est-elle ? Où est Sotha Sil ?

– Je n’en sais rien. Rien ! Il fut toujours le plus secret d’entre nous. Certains disent partout, d’autres nulle part. Certains disent n’importe quand, d’autres jamais. En vérité, mon frère d’infortune est plus fuyant qu’un Psijique !

– Alors, je suis perdu.

– Sache, Murnius, que je ne t’aime pas et que je ne ressens pas le besoin de t’offrir une récompense, car tu t’es déshonoré un peu plus à chacune de tes actions t’amenant vers Dagoth Ur. C’est toi qui a anéanti mes serviteurs de la Porte des Ames. C’est toi qui a poussé les Cendrais à massacrer mes prêtres réunis à Vos. Je suis vieux et seul. Mais je ne veux plus de destruction. Je veux que les Impériaux vivent, même si tu es leur honte. Nérévar a tort en les maudissant avec toi. Cherche Almalexia à Longsanglot. Voilà des années qu’elle tente de s’introduire dans la cité mécanique. Peut-être a-t-elle enfin trouvé un moyen. Va voir Sotha Sil si tu y parviens, et obtiens de lui qu’il sauve ton peuple. Si tu ne le fais pas, tu disparaîtras en même temps que les autres. »

Védalus hocha la tête, les yeux dans le vague. Il sortit machinalement sa dague et avança vers Vivec.

« Pour s’être joué de moi, pour connaître mon vrai nom, pour avoir provoqué ma malédiction en trahissant Nérévar… Je te condamne et applique la sentence, ici et maintenant. Puisse-tu avoir la satisfaction de savoir que ton dernier acte fut de m’indiquer comment me protéger des maléfices de ton ancien compagnon. »

Vivec ne fit aucun geste pour se défendre. Au contraire, il leva haut son menton, offrant sa gorge au poignard. Védalus la lui trancha d’un coup et le sang jaillit, l’éclaboussa et recouvrit son visage.

« Maudit chien ! cria le général au cadavre. Je ne sais pas où pourrira ton âme, mais j’espère qu’Azura saura s’occuper de toi aussi bien que de Nérévar ! »

Il émergea de la salle et se tint sur les escaliers qui y montaient. Il crut un instant que ses yeux et ses oreilles le trahissaient. La ville entière semblait en proie au combat. Védalus distingua ses légionnaires en train de verrouiller les quarties rédoran et telvanni. Ils s’emparaient aussi petit à petit de l’Arène, mais sous le feu d’un ennemi invisible qui les décimaient. Lâchant un juron, il abandonna son escorte sur place et but une potion de lévitation avant de s’élancer vers l’Arène et ses hommes. La malédiction de l’antique Chimer commençait-elle déjà à s’accomplir ?

*****

Après un mois d’allées et venues dans tout le Vvardenfell, Iseldra était de retour à Vivec au manoir Curio. Mais tout avait changé : elle était désormais l’épouse du conseiller hlaalu et la maisonnée était remplie des affranchis que le jeune couple se chargeait d’héberger et d’employer. Ilméni Dren avait été immensément soulagée que tous les Hlaalus acceptent de l’aider dans son effort de guerre contre Védalus. Pour ce qu’en savait Iseldra, même Réthan avait fini par se ranger aux vues des autres, malgré sa vieille haine pour la charismatique dirigeante des Lanternes Jumelles. Elle refusait encore de fournir des troupes, mais cela finirait par venir…

En attendant, elle voulait revoir Thadéas, le vieil intendant. Lui qui avait toujours eu l’air un peu compassé s’était révélé un homme précieux dans les situations périlleurses, redoutable une fois en mouvement et un administrateur de génie. Ilméni ne tarissait pas d’éloge à son sujet.

« Maîtresse Iseldra, la salua Thadéas avec une petite courbette. Tous mes vœux de bonheur.

– Merci, Thadéas, répondit la jeune femme, grimaçant un peu en se rendant compte qu’elle allait devoir s’habituer aux titres qui allaient de pair avec son nouveau statut.

– Vous comptez restez longtemps à Vivec ?

– Au moins aussi longtemps que Védalus y sera. Je tiens à venger Alnimera et je veux que cette brute reçoive le sort qu’il mérite.

– C’est tout à votre honneur, maîtresse Iseldra. Je vous conseille cependant d’éviter les rues de la ville pendant deux ou trois jours, le temps que les volées de flèches et de carreaux arrêtent de pleuvoir par toutes les fenêtres. D’ici là, la situation se sera un peu décantée, les deux camps auront bien assis leurs bases et ne s’en disputeront plus que les bords.

– Vous semblez très bien connaître les sièges, Thadéas.

– Je n’ai pas toujours été au service des Curio, maîtresse Iseldra, répondit le Dunmer de sa voix douce. Il y a cinq cents ans, je passais mon temps à prendre d’assaut les nouvelles colonies rédorans sur le continent. Je me suis un peu assagi depuis. »

L’intendant s’éloigna, partant houspiller un homme qui ne travaillait pas assez vite à son goût. Crassius s’approcha de sa jeune femme et lui passa son bras autour des épaules. Ils s’embrassèrent.

« Un des prêtres défroqués de Tholer Saryoni est venu m’avertir, il y a quelques minutes, dit Crassius quand leur étreinte se relâcha. Ils ont trouvé Vivec baignant dans son sang. Il n’y a aucune preuve, mais ça ne peut être que Védalus ou un des ses légionnaires qui a fait le coup.

– Un crime de plus dont il devra répondre, remarqua sombrement Iseldra. Le général aime décidément à se moquer de la morale la plus élémentaire.

– En répondre ? oui, sans doute, soupira Crassius. Mais quand je vois l’ampleur des dégâts qu’il a causés, je me demande si je ne devrais pas plutôt me consacrer uniquement à réparer le mal qu’il a fait, plutôt que le poursuivre sans grand espoir de réussite pour le meurtre de quinze personnes. Et je t’ai, maintenant. Je ne veux pas que tu te perdes pour ma vengeance.

– Non ! protesta Iseldra. Je t’aime plus que tout, Crassius et je veux vivre avec toi pour toujours, mais je n’aurais que mépris pour moi si je trahissais mon serment. Je traquerai Védalus jusqu’au bout du monde s’il le faut, mais il sera jugé. Où qu’il aille, je veillerai à ce qu’il sente que je le traque et qu’un jour je le rattraperai. Crois-moi, mon amour, il paiera pour ce qu’il t’a fait subir

– Espérons qu’il en sera ainsi, répondit le Hlaalu en serrant sa femme contre lui. Je détesterai vivre dans un monde où Védalus serait libre d’aller et venir. Voire… de le diriger. »

Il frissonna et se pencha à une de ses fenêtres qui donnaient sur l’extérieur du canton dont on avait délogé les vitres pour les protéger des flèches avec des volets adaptés.

« Ni toi ni moi ne sommes des combattants aguerris… Je suppose qu’il ne nous reste plus qu’à attendre… et à espérer. »
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Membre des Fervents Partisans de l'Immuabilité Avatarienne

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