Le bal des idées de Vulpes, aussi désordonné fusse-t-il, était cependant bien loin de la danse chaotique à laquelle se livraient blessés, guérisseurs et coursiers dans le bureau des taxes et du recensement. Aëana et un mage de la Légion couraient d’une pièce à l’autre, portant à bouts de bras diverses fioles scintillantes, déroulant derrière eux des bandages blancs sitôt rougis par le sang. Quelques jeunes légionnaires se livraient à un chassé-croisé effréné dans les couloirs, amenant ingrédients, matériel et vivres par vagues infatigables. Les blessés, allongés ou assis, faute de place, remuaient faiblement, agités de convulsions parfois, sursautant de douleur sous les mains qui les soignaient, ou adoptant simplement une position plus confortable pour observer le ballet épuisant.
Dès le retour du groupe à Seyda Nihin, Aëana avait demandé à ce qu’on la laisse s’occuper des blessés. Grâce au soutien de Vulpes et vu qu’il ne restait qu’un guérisseur en garnison dans la ville, on l’y autorisa après l’avoir auscultée à son tour, et sans manquer cependant de lui avoir fait boire préalablement un élixir revigorant.
Les rescapés avaient rapidement investi l’étage du Bureau des Taxes et bientôt les moindres recoins du bâtiment résonnaient de leurs murmures. Aëana avait commencé par réexaminer Malicia de la tête aux pieds pour s’assurer de n’avoir manqué aucune blessure. Sa respiration était lente, son cœur battait doucement, mais les potions avaient correctement guéri ses plaies et son état semblait stable. Rassurée, l’alchimiste s’employa à l’installer sur un lit à l’écart, dans une petite salle éloignée du reste du groupe, afin qu’elle pût se reposer tout son soûl.
On lui fournit du matériel d’alchimie sans qu’elle eût à le demander, et elle put abandonner son modeste mortier pour démarrer la distillation de sa première véritable potion depuis bien trop longtemps. Une douce odeur de bulbe-liège envahit peu à peu le bâtiment, et Aëana se jura de compléter son équipement rudimentaire avant de repartir.
Elle assit Gnaeus et commença à lui ôter sa cuirasse, constatant avec horreur que sa plaie s’était rouverte, et qu’à nouveau sa chair était profondément crevassée. Il serrait les dents et ne voulait pas laisser transparaître sa douleur, mais ses yeux trahissaient une peur sourde. La Brétonne aurait voulu le remercier de lui avoir sauvé la vie mais, ne sachant comment s’y prendre, elle préféra garder le silence. Il lui sembla que le vétéran aussi avait des choses à lui dire, mais d’un accord muet ils se turent tous deux, remettant à plus tard cette conversation difficile. Aëana, reconnaissante, traita l’Impérial avec une douceur et une pudeur particulière. Elle le fit s’allonger sur le ventre et appliqua avec minutie le distillat de bulbe-liège et de résine dans sa blessure, en appuyant cette fois plus fermement sur les lèvres de la plaie, pour être certaine que les tissus se ressouderaient correctement. Avoir des instruments d’alchimie de qualité à sa disposition était un atout indéniable : le potentiel de son philtre s’en trouvait décuplé et elle avait bon espoir que Gnaeus se remît rapidement. Toutefois, elle prit le soin de lui bander le bras aussi fermement que possible afin de bloquer son épaule et de prévenir tout mouvement susceptible de rouvrir sa blessure.
Le mage de la Légion qui l’assistait était un Impérial à la silhouette élancée et aux yeux clairs, qui avait dépassé la trentaine. Aëana et lui s’étaient échangé des sourires mais peu de mots ; ils agissaient de concert sans même se concerter, car ils étaient tous les deux mus par un même désir, un réflexe universel partagé par tous ceux qui consacrent leur vie à préserver celles des autres. Avec quelques sortilèges, il avait réparé le poignet du vieux brigand, pendant qu’Aëana faisait délicatement boire sa potion à Noiraud. Tous deux avaient regardé Petit se réveiller indemne, libéré du sommeil magique dans lequel Aëana l’avait plongé. Le bras gauche de Pieds-Plats, cependant, était brisé en de si nombreux endroits que ni l’Impérial ni la Brétonne ne purent le soigner. Les meilleurs guérisseurs de Seyda Nihin étaient partis avec l’Officier-Chevalier, et le magicien n’avait pas les talents nécessaires pour soigner la fracture correctement : les éclats d’os seraient restés figés dans la chair sans se ressouder. Aëana, quant à elle, aurait dû opérer le légionnaire, ce qui semblait excessivement risqué. Les deux guérisseurs dialoguèrent brièvement et décidèrent d’envoyer une missive à la Guilde des Mages.
La place manquait dans le Bureau des Taxes, qui se vida peu à peu, au fur et à mesure que le jour tombait. Les allers et retours des coursiers se raréfièrent puis s’arrêtèrent totalement. Lorsque Dolvane demanda à retourner à la taverne d’Arrile, Salizar s’était déjà volatilisé depuis longtemps. Après les avoir soignés, on envoya les deux brigands dans une cellule en attendant de savoir ce qui allait être fait d’eux. Les blessés légers ou dont l’état s’était amélioré, comme Gnaeus, furent logés dans les baraquements des gardes où ils pourraient dormir plus à leur aise.
Bientôt ne restaient plus au Bureau du Recensement que Malicia et Noiraud, toujours inconscients, et les deux guérisseurs pour veiller sur eux.
Aëana se posta au balcon pour contempler le coucher de soleil sur la baie. La flamme du phare dansait vaillamment sous le ciel orangé, prête à remplacer la lumière du jour pour une nuit de plus.
Une voix s’éleva timidement :
« Dame Aëana ? »
C’était Petit qui prenait l’air, sous le balcon, heureux de s’être réveillé vivant pour respirer l’odeur de la nuit tombante.
« Je… J’voulais vous remercier. On m’a dit que j’vous devais la vie. »
Aëana sourit en lui répondant :
« Merci. »
Petit la regarda, confus, hocha la tête et s’éloigna à pas lents.
Sans trop savoir pourquoi, l’alchimiste lui était reconnaissante. Au fond de la grotte, quand il s’était trouvé au bord de la mort, c’était comme si elle s’était réveillée pour lui. Il avait été une lueur qui l’avait guidée dans la nuit. Toutes ses questions s’étaient envolées et elle s’était sentie à sa place, pour la première fois. Elle était pourtant bien loin de son village natal et des montagnes de Hauteroche, bien loin de son atelier d’alchimie et des livres de son père. Mais elle était auprès de Malicia et auprès de Gnaeus, plongée avec eux dans l’obscurité, brandissant devant elle toute la lumière qu’elle avait pu rassembler.
Elle avait compris que le métier de guérisseur ne se pratiquait pas à l’ombre d’un chêne, après un accident de chasse, ni un lendemain de foire, une fois l’alcool essuyé et les rixes oubliées. C’était au plus proche de la mort que l’on sauvait des vies, comme sa mère l’avait fait de son temps. Aëana n’avait pas connu les guerres, mais son père portait encore les cicatrices des épées orques. La jeune Brétonne n’avait jamais réalisé que sa mère, sa chétive mère, avait aidé les écorchés, sauvé les mutilés et soulagé les brûlés, et que pour une vie épargnée il y avait eu dix deuils.
Etre guérisseuse, c’était lutter de toutes ses forces, c’était combattre la douleur et chasser la mort.
Aëana ne pouvait tourner le dos et rejoindre les prairies verdoyantes où elle avait grandi, et où la vie, insouciante, fleurissait à chaque détour du chemin. Retourner chez elle, ce n’était pas revenir parmi les siens, c’était fuir, tout simplement.
Les deux lunes apparaissaient lentement dans le ciel, et Aëana quitta son balcon pour retourner s’asseoir au chevet de Malicia. Elle lui prit la main et la contempla dormir quelques minutes, avant de froncer légèrement les sourcils. La jeune Lame avait toujours été particulièrement pâle, aussi Aëana n’avait-elle pas remarqué plus tôt à quel point son amie était livide. Elle lâcha sa main et saisit son poignet pour prendre son pouls. La pression artérielle était correcte, pourtant son cœur battait extrêmement lentement. Certes, la Brétonne avait perdu du sang, mais les potions de soin qui lui avaient été prodiguées l’avaient rapidement régénéré. Aëana ne comprenait pas. Inquiète, elle appela le guérisseur de la Légion qui ausculta à son tour Malicia et parvint aux mêmes conclusions : ses blessures avaient bien été guéries, mais elle faiblissait.
Aëana massa son amie avec douceur mais fermeté, appuyant d’une main experte sur certains organes stratégiques afin de relancer le flux sanguin. Pendant ce temps chauffait dans l’alambic une décoction d’étouffe-herbe et de feuilles de plume-lo qu’elle compléta par de l’essence de riz-de-sel. Le tout se condensait pour plonger, goutte après goutte, dans la potion de bulbe-liège et de résine qu’elle avait concoctée et utilisée jusque-là.
« Je vous en prie, dit-elle au mage. Allez chercher Gnaeus Nefans Suetius, qui dort dans les baraquements. Dites-lui… ».
Elle ne finit pas sa phrase.
De plus en plus alarmée, l’alchimiste ne savait que faire en attendant que le philtre soit prêt. Elle serrait la main de Malicia, refusait de la lâcher, mais le flux et reflux du sang dans le creux de sa paume se faisait de plus en plus imperceptible. Aëana regarda la flamme qui dansait sous l’alambic et crut revivre les soirées passées auprès de la cheminée, au chevet de sa mère malade.
Un jour, alors que les joues de sa mère étaient particulièrement creuses et qu’il ne lui restait que peu de cheveux sous son châle, Aëana s’était mise à pleurer. Sa mère avait juste assez de force pour parler, mais cette nuit-là, elle s’était mise à chanter faiblement pour que sa fille, rassurée, s’endorme.
Alors qu'elle faisait délicatement boire son philtre à Malicia, Aëana tenta de se rappeler les paroles de la
berceuse, et sa voix claire s’éleva doucement :
Entends-tu dans le chœur de la nuit
Ce chant à ton oreille
Il te dit que les larmes et la pluie
Sèchent dans ton sommeil
Rêve des lueurs dorées du matin
Et nous quitterons la nuit, la main dans la main
Et quand brillent Masser et Secunda
Elles brillent pour toi
Rêve des lueurs dorées du matin
Et nous reverrons l’aube, ensemble, demain.
Le lendemain, sa mère était morte.
Le plus douloureux depuis qu’elle l’avait quittée, c’était de ne garder que ce souvenir du visage de sa mère : blanc, émacié et mangé par les cernes. Autrefois, quand elle était encore pleine de vie, elle l’emmenait dans les bois pour tresser des couronnes de fleurs, qu’elles mêlaient à leurs chevelures. Aëana se rappelait du nom de chaque bouton, de chaque pétale, mais le sourire qui se cachait derrière les cheveux d’ébène de sa mère, lui, était parti avec les ans…
Aëana sortit son carnet de sa sacoche, ouvrit son flacon d’encre et saisit sa plume. Elle dessina le visage délicat de Malicia sur le parchemin, reproduisant ses moindres traits, la courbe de ses cils, la fragilité de son cou, la douceur de ses lèvres qui respiraient encore. Elle était belle, et Aëana ne l’oublierait jamais.
Modifié par Timalk-Ae, 04 août 2012 - 20:21.