Racontez moi votre arrivée chez Bethesda !
Je travaillais chez Legend Entertainment. J'y faisais des jeux d'aventure, avec Bob Bates. Nous étions dans l'Etat de Virginie, à côté du Maryland et donc de Bethsoft. Legend travaillait sur une adaptation de Shannara, les romans de Terry Brook, et je m'occupais de tout l'aspect narratif, jusqu'à ce que le projet soit annulé. C'était en 1994, juste après la sortie de Daggerfall (ndlr : en fait, Daggerfall est sorti en 1996). Bob était ami avec Chris Weaver, alors président de Bethesda. Celui-lui a demandé s'il pouvait me « voler » à Legend, ce à quoi Bob ne trouva rien à redire, puisqu'il comptait justement me laisser partir. Mercredi, je faisais donc mon dernier jour chez Legend, et jeudi j'étais chez Bethsoft. Une coïncidence incroyablement miraculeuse... et le début d'une longue et belle histoire avec Bethsoft.
Que pensiez-vous alors d'Arena et de Daggerfall ?
Ce sont des prouesses incroyables, épiques, même si elles manquent malheureusement de finition. J'étais très excité à l'idée de travailler avec l'équipe responsable de ces jeux, et avec l'univers qu'ils avaient mis en place. Le système empruntait beaucoup de concepts à RuneQuest, un jeu de rôle papier auquel j'ai joué pendant des années et que j'admirais énormément. D'ailleurs Tamriel s'inspire en grande partie de Glorantha, le monde de RuneQuest. Avec de telles influences, j'étais sûr qu'on ne pouvait que faire le meilleur jeu de tous les temps. Que j'avais atterri dans le Meilleur des Mondes Possibles.
Quel a été votre rôle dans le développement de Morrowind ?
J'étais lead designer. Et il n'y avait que deux autres designers, tous deux totalement débutants, donc j'ai dû m'occuper d'une ÉNORME partie de la conception du monde, de la narration, et de leur implémentation. C'est un de mes meilleurs souvenirs, mais aussi un des pires. Le meilleur, parce que j'avais énormément de contrôle sur le récit et sur l'univers. Le pire, parce que j'avais tellement à faire, et tellement peu de temps ! Aucun d'entre nous n'avait jamais travaillé sur un projet aussi vaste et complexe... sans parler du fait que ça devait aussi sortir sur console. Je ne me suis quasiment pas occupé du développement système. En fait, je ne l'ai jamais trop fait, quel que soit l'épisode de la série.
"J'ai adoré Redguard et son histoire"
Le développement de Morrowind a été entamé en 1996, puis mis entre parenthèses le temps du développement de Battlespire et Redguard. Vous avez travaillé sur cette première version ? A quoi ressemblait-elle?
J'étais déjà lead designer du Morrowind de 1996, mais le projet n'en était qu'à ses balbutiements. On n'en était qu'à la pré-production. Il n'y avait encore aucun support technique, et nous n'avions aucune idée de ce à quoi le jeu final ressemblerait. Beaucoup de background, d'éléments de récit, et de concept arts ont été réutilisés pour la version de 2002, mais les deux versions ne partagent par contre aucune ligne de code et n'auraient pas eu le même style artistique. Je pense que certaines versions de travail et quelques concept arts se baladent dans la nature, mais je serais incapable de vous dire où.
Ce n'est sans doute pas le jeu pour lequel vous êtes le plus connu, mais après la mise entre parenthèses de Morrowind, vous avez travaillé sur Redguard.
Tout ce dont je me suis occupé, c'est de la narration et des dialogues, dont j'ai aussi supervisé l'enregistrement. J'étais excessivement fier d'organiser tout ça, même quand il s'agissait seulement de bricoler un dialogue à partir de petits bouts d'enregistrements existants. C'était très drôle, et à part cette saleté d'énigme complètement inutile, celle avec les champignons rebondissants, j'ai adoré ce jeu et son histoire.
A une époque, il y a eu des rumeurs à propos d'une suite à Redguard. Il paraît même qu'elle aurait dû s'appeler « Eye of Argonia », mais ça ressemble surtout à une blague...
Fichtre ! Je ne m'en rappelle pas du tout. Je me souviens de ce nom, mais c'est tout. C'est très possible, vu que c'est à cette époque qu'on a créé tout ce background assez cool autour des Argoniens, comme leur système de reproduction et le fait qu'ils doivent lécher des arbres... Je pense que le projet était très sérieux, et que si Redguard avait été un succès, on aurait été obligé de sortir une suite. Malheureusement, ce ne fut pas le cas.
"Je suis persuadé qu'il faut prendre le risque de s'aventurer dans des territoires inconnus"
Revenons à Morrowind. On adore son background excentrique et tordu, mais est-ce qu'à l'époque, les dirigeants de Bethesda n'ont pas justement craint qu'il ne soit un peu trop “risqué”?
Je ne pense pas quiconque ait jamais pensé qu'un Elder Scrolls puisse être un produit “risqué”. Cette licence, c'est de l'or massif. Ses fans sont loyaux et très ouverts. Le seul risque, c'était de sortir un produit plein de bugs... et c'était vraiment notre principale crainte, concernant Morrowind. Le (relativement) faible nombre de bugs dont il souffre est un petit miracle.
Mais quelques personnes devaient vaguement se rendre compe que Morrowind s'éloignait ÉNORMÉMENT du cadre classique des jeux de rôle à la première personne. Ca l'a sans doute rendu plus difficile à vendre, et Oblivion a été un habile retour à un univers plus générique et grand public. Bien sûr, l'expérience m'a appris qu'on ne peut pas s'éloigner trop des normes du marché sans en subir les conséquences. Mais ça n'empêche : je suis toujours persuadé qu'il faut être original et prendre le risque de s'aventurer dans des territoires inconnus si on veut s'assurer l'attachement des fans à long terme... il faut juste faire attention à trouver l'équilibre entre les éléments classiques et ceux plus originaux.
Je vous parlais de Glorantha tout à l'heure : cela n'a été une influence que pour Morrowind. Une influence d'ailleurs un peu envahissante. Oblivion a tourné le dos à l'excentricité et à l'élégance graphique de Glorantha, pour se reconcentrer sur les tropes d'un genre fantastique plus standard, à la Tolkien ou D&D.
L'ambiance chez Bethesda a-t-elle changé avec le départ de Chris Weaver (ndlr : le fondateur de Bethesda, remercié après la sortie de Morrowind)?
Quand je suis arrivé à Bethesda, ce n'était clairement pas le plus épanouissant des lieux de travail. J'étais traîté avec la plus grande affection, et le plus grand respect, mais Bethsoft avait encore beaucoup à apprendre en terme de management et sur la façon de traiter ses créatifs. Mais avec Morrowind, puis Oblivion, Bethsoft est progressivement devenu un endroit merveilleux. J'ai la plus grande tendresse et le plus grand respect pour le travail du Bethsoft des débuts : ils ont créé des univers et des jeux incroyables. Mais je préférerais LARGEMENT travailler chez Bethesda aujourd'hui qu'à ses débuts.
Votre travail a-t-il été différent sur Oblivion?
Mon rôle était beaucoup plus limité, parce que cette fois, nous avions plein de designers doués et expérimentés. Comme à l'époque de Morrowind, c'est moi qui ait ébauché l'histoire générale et celles des différentes factions, mais cette fois, j'ai vivement encouragé les designers à s'éloigner de ces modèles, voire à les ignorer complètement, en fonction de leurs goûts et de leurs compétences. J'ai toujours pensé que pour faire le meilleur boulot possible, un designer devait s'approprier l'objet de son travail. Je me suis aussi moins investi dans le design et sa mise en oeuvre. Nous avons également décidé de créer beaucoup moins de quêtes, mais de les soigner davantage. Là où j'ai été plus utile, ça a été durant la pré-production. Je sais comment conduire l'étape de création, comment mettre au point l'univers. Après ça, quand il a fallu façonner le contenu proprement dit, mon rôle a été plus mineur.
"Je suis moins fou de l'univers et de l'histoire d'Oblivion, mais c'est clairement une meilleure expérience de jeu"
Selon vous, qu'est qui différencie Oblivion de Morrowind?
Techniquement, Oblivion est bien meilleur, bien plus divertissant. Morrowind est à Oblivion ce que Moby Dick est au Da Vinci Code. Morrowind est vaste, ambitieux, complexe, tordu, tentaculaire. C'est un jeu qui prend son temps, qui ne fait pas de concessions. Oblivion est plus simple, mieux fichu, plus classique, plus nerveux, et un peu plus accessible. Les mécaniques de Morrowind sont moins bien pensées, le gameplay est mal équilibré, plein de failles... mais il a un charme cheap et foutraque qui me manquent un peu quand je joue à Oblivion. Chacun à sa façon, ce sont tous les deux des étapes importantes dans l'histoire du jeu de rôle informatique. J'adore l'univers et l'histoire de Morrowind. Je suis moins fou de ceux d'Oblivion, mais jouer à Oblivion est clairement une meilleure expérience.
Vous vous attendiez au succès du TES Construction Set?
Les TESCS (et leurs descendants, comme le GECK) sont de vraies petites merveilles. Je ne serais pas game designer si de tels outils n'existaient pas. Mais je dois avouer que je n'ai jamais suivi de très près l'actualité des mods, à quelques exceptions près. En fait, il n'y a qu'un mod sur lequel j'ai passé beaucoup de temps... c'est Stanegau Island... Un mod qui avait un chouette univers et une bonne histoire, avec un ou deux improvisations aussi admirables qu'astucieuses.
En fin de compte, quel est votre TES préféré?
Morrowind. Parce que ça a été mon premier, parce que c'est celui sur lequel j'avais le plus de responsabilités et la liberté la plus totale, et parce que c'est ce qui se rapproche le plus de mon idée de ce que doit être un univers convaincant dans le style de Glorantha. Je ne pense pas retrouver un jour quelque chose de ce genre-là. Le premier épisode d'une série de jeu de rôle, QUELLE QU'ELLE SOIT (Baldur's Gate ou Pool of Radiance, par exemple), est souvent le plus cool, parce qu'il prend des risques tellement absurdes, affiche des ambitions d'une telle ampleur... Des risques que les épisodes suivants sont trop sages pour oser prendre de nouveau. Arena et Daggerfall sont des jeux cool et géniaux aussi, mais les TES tels qu'on les connaît aujourd'hui sont nés le jour où Morrowind a débarqué sur console.
"J'ai appris à des développeurs de jeux de stratégie à faire des jeux de rôle"
Il est temps de nous parler de votre projet actuel, Reckoning! Vous faites quoi, chez Big Huge Games ? Vous avez toujours les mains dans le cambouis, ou vous êtes plutôt une sorte de bonne fée, penchée sur leur berceau?
En fait, je n'étais véritablement impliqué dans le développement que pendant la pré-production. C'est ce que je fais le mieux. Je me débrouille pas mal devant une page blanche, quand il s'agit de tracer les grandes lignes. Après ça, je suis obligé de passer la main à ceux qui s'occupent des détails du design et à leur mise en pratique. Et les deux aspects les plus révolutionnaires de Reckoning, les combats et le système de progression, ne sont pas du tout de mon fait. Je ne suis PAS un “systems designer”. Je suis bon quand il s'agit de savoir ce qui sera fun ou pas dans le jeu... mais pas tellement quand il s'agit d'inventer des systèmes à partir de rien.
Mon rôle à Big Huge a été d'apprendre à ces développeurs de jeux de stratégie à faire des jeux de rôle. J'ai déjà travaillé sur des jeux de rôle très vastes, je sais comment ils marchent, et comment il faut s'organiser quand on en développe un. L'équipe de Big Huge est un assemblage unique d'excellents développeurs spectaculairement doués pour le travail en équipe... Les meilleurs que j'ai pu rencontrer. Ils apprennent vite, et sont assez malins pour s'approprier rapidement ce que j'avais à leur apprendre pour le remodeler et l'adapter à leurs passions et dons propres. Pour faire bref, ils sont tellement malins, tellements bons, et tellement décidés à mettre toutes leurs forces dans le meilleur jeu possible que je n'ai pas eu grand-chose à faire.
Peut-on dire que Reckoning privilégie une approche moins “bac à sable”, moins “ouverte” que les TES?
“Bac à sable “ et “ouvert” sont des termes difficiles à définir. Il est possible que Reckoning pousse moins à l'exploration, mais par ses mécanismes même, il reste très “bac à sable”, en cela que le joueur peut mélanger et ajuster les outils que le gameplay met à sa disposition pour se faire sa propre expérience. Et puis, Reckoning propose sans aucun doute ni ambiguité un monde ouvert, inspiré par mon expérience sur Morrowind et Oblivion. Reckoning est d'ailleurs probablement une experience “open world” plus détaillée que le furent Morrowind et Oblivion. Ce que je veux dire par là, c'est que la plupart du temps, vos explorations spontanées seront récompensées. Nous avons essayé de miniser les chances que vos balades se terminent juste par un “ah, ben, il n'y avait rien à voir ici, en fait”.
On pourrait dire que Reckoning, c'est un jeu à monde ouvert qui partirait du principe qu'il n'y a rien de plus fun que de tuer des machins et ramasser des trucs. On ne veut pas qu'un joueur lutte corps-et-âme pour se rendre quelque part et se rende compte qu'il n'y a rien à tuer ou à ramasser. Alors, oui, le jeu sera plus dense, plus orienté action. Mais mon opinion, c'est qu'il y a une place dans le paysage vidéoludique pour un jeu de rôle nerveux, dense, qui ne sacrifie pourtant rien à l'exploration et à la liberté auxquelles je suis personnellement attaché. Notre but n'est clairement pas de marcher sur les traces des jeux de Bioware, d'un Dragon Age ou d'un Mass Effect. Bien sûr, ce sont d'excellents jeux dans leur genre... mais par nature, ils ne misent PAS sur l'exploration et la liberté de déplacement.
"La seule chose qui ait changé, c'est mon rapport au PC et aux consoles"
On a l'impression que vous avez voulu soigner un aspect souvent à la traîne dans les jeux de rôle : les combats.
Pour être tout à fait franc, ce n'est pas moi personnellement qui les ait soignés. Tout le mérite en revient aux équipes chargées des combats, des systèmes et des animations. J'ai juste décidé que des combats malins et gratifiants façon “console” serait l'argument marketing qui ferait la différence entre notre jeu et la concurrence. Mais ce sont ces gars qui ont fait tout le travail artistique et créatif et qui se sont occupés de l'implémenter.
Alors, oui, les combats funs à la mode “console” seront l'argument principal de Reckoning. Ce n'est pas JUSTE un jeu console, parce que les affrontements marchent aussi très bien sur PC, mais les combats tels qu'on les voit dans les jeux d'action/fantasy sur console ont été à la base de notre réflexion. Et je peux difficilement vous décrire à quel point Reckoning est fun. Il faut y jouer pour comprendre. Bien sûr, je pourrais vous baratiner et vous dire que jusqu'ici, les combats n'ont jamais été le point fort des jeux de rôle, etc. Mais pour comprendre l'attrait de ce genre de combat “console”, plein d'action, il faut pouvoir y jouer. Les compétences ainsi que le système de progression sont entièrement pensés pour tirer parti de ce gameplay... Ouais, bon, tout ce que je pourrais vous dire sera complètement sans intérêt tant que vous n'aurez pas mis vos mains dessus.
L'objectif, c'est que les combats soient aussi fun que l'est l'exploration dans un jeu ouvert. Que la découverte et la maîtrise des outils que vous avez à votre disposition pour combattre soient une source d'amusement et de divertissement en soi. Toutes ces quêtes, tous ces beaux paysages et cette histoire fascinante constituent juste la toile de fond qui viendra alimenter ce gameplay addictif. Vous jouerez, jouerez et jouerez encore, juste parce que c'est fun... fun à jouer et même à regarder : une éternité de divertissement à découvrir et maîtriser.
Est-ce que votre conception de ce que doit être un bon jeu de rôle a évolué en 10 ans?
J'ai accumulé beaucoup d'expérience et de connaissances, mais je ne pense pas que ma conception de ce qu'est une bonne expérience “jeu de rôle” ait fondamentalement changé. Pour moi, le plus important est d'avoir envie de dévoiler la carte, de faire disparaître chaque trace du “brouillard de guerre”. J'ai envie d'aller partout et de tout faire. L'univers et l'histoire racontée doivent être tellement vastes, tellement convaincants, le ton et le thème si fascinants, que je dois être dans un état d'immersion et d'émerveillement permanents. Je pense que la seule chose qui ait changé chez moi, c'est mon rapport au PC et aux consoles. J'arrive à un point où je préfère le côté intime, immersif, tactile et viscéral qu'offre une manette de console. C'est pour cela que Reckoning s'inspire totalement de l'expérience immersive, tactile et viscérale qu'offre un jeu d'action/combat typiquement console... mais avec toutes les features géniales que j'ai toujours adoré dans les jeux de rôle.