Aller au contenu


[H]La Voix De Tandrina


  • Veuillez vous connecter pour répondre
6 réponses à ce sujet

#1 Nerwal

Nerwal

    SAMU Kalendaarien


Posté 06 décembre 2009 - 20:25

La voix de Tandrina

The glorious Brahmā next evolved from his sloth the ghosts and fiends, but he closed his eyes when he saw them stand naked with their hair scattered.

Bhâgavata Purâna, 3.20.40


I. ætt





Je suis née d'une éclaircie entre l'hiver et l'orage, à l'aurore de la trois cent quatre-vingtième année du règne de l'héritier du dragon. Les voyages et les songes m'ont accordé de revivre les saveurs de ce moment. La grande obscurité, qui enveloppait encore l'air et les eaux dans un hiver uniforme de pénombre gelée, commença à se dissiper d'elle-même; la veille du printemps, le ciel de Windhelm salua d'une clémence inhabituelle le départ prochain de la grande expédition vers Atmora, les premières oies sauvages filant déjà dans le doré lointain. Y voyant un présage, les pontes de la ville saisirent promptement l'opportunité d'effacer des mémoires le désastre de la mission envoyée par la cité rivale, Solitude, de trois ans antérieure. Et sans regarder à la dépense ou songer aux incertitudes de l'avenir, ils improvisèrent dès le lendemain un grand rassemblement au faste jamais vu à l'est de la Barrière.
Au sommet de la citadelle, à l'aube incertaine, les Langues exposèrent les énormes gongs akaviri, des pièces de valeur arrachées à l'ennemi lors des invasions interrègnes ; des poèmes sacrés emplirent alors l'air frais en grondant sur les bronzes travaillés, et  le tonnerre des prières murmurées à Kyne ne cessa qu'avec le soir. Au pied du palais des princes Ysgramor, la foule gonfla tout au long du matin, et une procession à la gloire des héros s'écoula finalement sur la voie des Cinq Cents, tandis que la ville fleurissait d'oriflammes incarnats tombant des encorbellements. Tous, chefs de clan, aventuriers, capitaines, guerriers de valeur, mariniers et simples gens issues des terres de la région, défilèrent en chantant jusqu'à la reida qui assurait les liaisons épicontinentales, où la glace avait rompu peu avant. Là, des commerçants, débarquant tout juste, hommes et mers venus des ports de tout Tamriel, dressèrent des tentures en toile de lin, tissant peu à peu un enchevêtrement de marchés ouverts polychromes; se nichant dans les interstices des étals pour chevaucher le serpent tortueux des masses agglutinées, artistes de rue, saltimbanques, bardes et poètes barbares animèrent la kermesse d'un festival pan-nordique pour célébrer la fin de la Grande Nuit.

A cette époque, mon père menait encore des affaires au port. Il descendait par sa mère d'une vieille famille de courtiers nibéniens, fidèles affichés de Zénithar, pour qui le négoce se confondait avec le sacré. Aussi ne pouvait-il négliger cette occasion unique; il quitta le faubourg où ma mère était en couches, et dès le petit jour se mêla à la foule qui rejoignait les quartiers maritimes. Lorsqu'il fut clair que ma mère allait enfanter, un neveu fut chargé de courir le prévenir; mais la cohue était telle qu'il chercha mon père en pure perte, et s'égara finalement dans le flot dissonant des comptoirs. Ils se trouvèrent enfin lorsque le jour déclina, entraînant le reflux des campagnards. Ils retournèrent à la maison tandis que le pâle soleil chutait telle une pierre sur la ligne des crêtes de Bordeciel; dans la pénombre, ils traversèrent difficilement les faubourgs où la noce s'éteignait doucement; les vilains dressaient des tablées, et des veillées s'organisèrent spontanément dans les parties communes, autour du four banal.
Mon père retrouva le chevet de ma mère tard dans la nuit. Le travail était terminé depuis longtemps. L'agent du recensement impérial, chargé de consigner le nom des nouveaux-nés, était passé, et reparti. Comme on ne décidait jamais d'un prénom avant une naissance, pour écarter le mauvais sort, ma mère avait dû en trouver un, seule et à brûle-pourpoint, alors qu'elle était épuisée. J'en ignore toujours la raison, mais elle me nomma Tandrina, se rappelant soudain d'un obscur mot atmoran répété dans une ode dont le sens était perdu. De retour, mon père conçut une certaine déception d'avoir été écarté de ce choix, mais sa journée avait été excellente, et il ne perdit jamais sa bonne humeur tandis qu'il veilla ma mère jusqu'au bout de la nuit.
Les années suivantes, s'il éprouva un profond bonheur de me voir grandir, il fut contrarié de constater que, contrairement à mes sœurs aînées, je n'aurai rien d'une nordique grande et éclatante. Je restai d'une stature décevante, et dès six ans, mes cheveux perdirent leur blondeur enfantine pour demeurer obstinément d'un châtain foncé presque sans éclat. Mon père dut admettre l'évidence; c'était son héritage impérial qui s'exprimait là, lui qui ne pouvait passer pour nordique, bien qu'il eût plus d'une fois souhaité ressembler à ses interlocuteurs pour gagner leur confiance. Mais il oublia vite en admirant le magnifique petit garçon doré que ma mère lui avait donné immédiatement après ma naissance.

Modifié par Nerwal, 27 mai 2012 - 16:29.


#2 Nerwal

Nerwal

    SAMU Kalendaarien


Posté 15 février 2010 - 16:48

II. Den evige sannhet


Seize ans plus tard, l'été bat son plein, l'orage chargé de menaces s'approche des rives d'une vie que je découvre. Une fragrance fulgurante me ramène chaque jour à ce port d'où, à l'origine, des vaisseaux filèrent vers l'inconnu d'un passé lointain. Perdue dans le dédale obscur de la ville basse, je pose mes pas dans ceux de Julian; j'ignore où je suis, où cela me conduit, mais je sens que le monde va s'ouvrir, immense et magnifique, au détour de ces ruelles interdites.

La cité qui choyait ses héros s'est pourtant effacée derrière le voile terne des temps difficiles. La fête ne s'imprime plus sur aucun visage; la guerre s'est instillée partout, comme une  immonde bête qui saignerait vivant le coeur de la ville et toutes les ramures qui foisonnaient jadis. Les conscrits ont quitté les fermes des hameaux voisins, laissant la terre en friche. Les artistes du feu, les orfèvres de l'argent et de la forge, les maîtres de la lame ont déserté pour le front occidental, de gré ou de force. Les Langues ne peuplent plus la citadelle haute. Hérauts de la paix et du silence, ils sont repartis pour le Hrothgar sans proférer un mot. A leur place, de piètres mercenaires, trop pleutres pour servir la cause nordique, trop peu recommandables pour rejoindre la guilde des guerriers, et encore trop vénaux pour s'engager dans la milice, errent entre les murs de la ville, en quête d'un travail que la pénurie de bras rendra facile et lucratif; et s'ils n'en trouvent pas, ils s'emploient à les créer en fomentant des troubles qui éclatent ici et là. Dans les rues vidées, ils croisent parfois les épouses et les mères hébétées qui viennent de recevoir une affreuse nouvelle depuis l'ouest. Des pleureuses arpentent le pavé en gémissant, tandis qu'à chaque nouvelle perte, on sonne longuement le glas au prytanée de Kyne - Mara. La paix impériale, respecté à Windhelm depuis les derniers jours du règne de l'impératrice Morihata, avait occulté le cloaque sanglant qu'étaient notre terre et notre histoire; nous avions oublié que les rois et les dieux que nous vénérions toujours étaient des guerriers implacables, des furies sanguinaires; nous avions nié notre nature en aimant un peu trop la liberté facile que la paix nous procure. Le retour aux réalités acérées de l'acier était cruel, presque insupportable.
La ville se referme sur ses murs comme une tombe geignante, pourtant la fièvre rôde encore, confusément, en souterrain. La célébration du Mi-l'An s'annonce, fière et bestiale. On la prépare un peu partout, en secret, et certains quartiers transpirent une vie intérieure rendue plus intense par les rondes de la mort.

Julian évite les pièges celés que les bas-fonds tendent sous nos pieds. Nous semons les maigres gardes encore affectés ni au front, ni à la passe Dunmeth pour  surveiller les intrigues rédoranes. Nous empruntons des coursives étroites, usons de tours, de détours qui tromperaient toute vigilance, nous perdons pied nous-mêmes, le port vibre tout entier autour de nous. Je cherche la main de Julian à tâtons dans la pénombre des boyaux, il me rattrape de justesse tandis que je m'engage dans un coupe-gorge sordide, nous fuyons à tire-d'aile vers un îlot dissimulé, un lieu exotique pétri dans une tranquillité brûlante. Nous débarquons dans cet établissement, à l'abri des regards, où l'on fait commerce des sens.

C'est un vieil entrepôt dont il ne reste plus que la façade. L'intérieur en a été vidé, mais une ville entière y a grandi. Des khajiits industrieux ont construit des galeries, des mezzanines en bois, des estrades, une forêt de boiseries; l'espace restant est piqueté de tentures, de paravents et de soieries. Sur un côté, on a assemblé le comptoir d'une échoppe, avec vue sur la rue; on y vend des élixirs, des racines et des plantes médicinales; au coeur du bâtiment, on retrouve un fumoir, où l'on hume des essences puissantes; et à l'autre bout, un atelier de soins, où l'on s'oint d'onguents élaborés, où l'on s'effleure de parfums ambrés aux nuances vertigineuses, et où des mains expertes appliquent le khôl et la céruse. Des trappes dissimulées ici et là sous des tapis rédorans conduisent à une taverne clandestine qui brasse des boissons aromatiques, tantôt l'hydromel tantôt l'aquavir; plus bas encore, dans les salles privées, on voit parfois briller des cristaux de sucre autour desquels d'ombrageux khajiits s'affairent. Pour quelques pièces, parfois en troquant, l'île offrait tout loisir aux sens de s'épanouir, et de faire disparaître le triste monde derrière les volutes, entêtantes mais langoureuses, des fumigations.
On ne venait pourtant pas seulement pour les épices et les résines; de jour en jour, l'assistance ondoyait, on ne respirait jamais la même ambiance, aucune rencontre n'osait se répéter. Un soir, les aventuriers revenus de l'océan dominaient la scène, apportant des caisses d'une bière fumée et les récits légendaires des mers chaudes. Une autre nuit, des danseurs du sud, troublants et passionnés, imprimaient un rythme fougueux à une salsa khajiite frappée par un demi-orchestre de congas. Et à leur suite se libéraient les femmes fascinées, saisissant l'occasion d'enfouir les rigidités de leur pays natal; nibéniennes délicates mais plus maniérées, hlaalues bientôt exubérantes, bosmers redevenues sensuelles. Une jeune nordique soufflant le froid puis découvrant le feu. Et en ce dernier jour, les Khajiits qui règnent sur ce royaume de l'ailleurs, portant fourrure sur fourrure pour supporter le climat changeant, distribuent dans des ciboires d'argent des herbes maormers qu'on mâchonnera en fredonnant des cantates.

J'ai soif de tout ce que la vie m'offre en cet instant, je respire avec avidité ces parfums et ces poisons, comme je buvais les paroles de mes compagnons, et leur souffle à l'occasion. Mais la tête me tourne de plus en plus. Les herbes m'assomment, une torpeur vaguement plaisante s'installe, réduisant à néant toute volonté. La seule chose que je distingue toujours, c'est que Julian veille auprès de moi.
Je vois des pays torrides et des plaines glacées. Des nomades, en exil à jamais, éparpillés sur une terre qui ne sera jamais la leur. Une assemblée de guerriers plongés dans la vallée des ténèbres. Mais à vrai dire, depuis des semaines déjà, je traverse toute éveillée des songes détaillés qui copient des souvenirs. Ces réminiscences sont pourtant impossibles. Dans la plupart, j'y suis absente, découvrant des scènes reculées d'une époque révolue, des épisodes qu'on ne peut rattacher qu'à un improbable avenir auquel je n'entends rien. Je visite des lieux que je connais pas, que je ne peux pas connaître, et que je retrouve pourtant. Je revois sans arrêt les vaisseaux qui quittèrent la baie le jour de ma naissance, partant vers l'exil antérieur en Atmora, comme si leur fuite donnait un sens caché. Et je me suis vue dans le lieu où je suis à présent, bien avant de m'y rendre la toute première fois. Je m'y contemplerai bientôt encore, tantôt en extase, tantôt assaillie de terreur.
La sauge maormer ne me donne pas à oublier tout cela. Julian semble toujours à mes côtés, mais cette présence n'effacera rien non plus. Le conflit enfle, une surcharge s'annonce, des bribes colorées me viennent continuellement, en interrompant le peu que je crois encore être la réalité. Des fragments du possible partent et reviennent sans cesse, gorgés de multiples saveurs. Je distingue plus loin une constellation de glaçons ondoyants, morts dans une cave mais scintillants comme la voûte céleste givrée de Bordeciel, élevant un jeu de glaces dans lequel je me reflèterai indéfiniment. Je vois une femme, belle comme la mort, au regard de noyée, capuchonnée de pénombre; elle ouvre la bouche pour parler, mais je n'entends qu'un croassement de corbin. Puis elle chuchote en roulant des yeux immenses, s'adressant à un être supérieur au-delà de mon épaule; elle lui révèle le secret de mots de pouvoir terribles, je n'en pourrai retenir aucun. Son cri s'élève soudain, c'est une nuée ténébreuse qui dévore tout l'espace et qui avance en m'étranglant.

Je me noyais lorsque la bulle opaque éclata. Je n'avais aucune idée d'où j'étais, à quelle époque j'appartenais. Une autre forme s'approche peu à peu, s'éloignant des ombres caverneuses au loin; une sourde panique me gagne alors que je crois reconnaître mon père; il me fait face et me dévisage, blême, droit comme un I. Impossible de décider du pire, qu'il se tînt réellement devant moi, ou que je rêvasse de lui dans la prison d'une autre vie. La pièce vacille, je tâtonne, les sens emmêlés. Je perçois que Julian est étendu à mes côtés, inerte; je devinerai plus loin un nobliau bréton, brisé, affalé sur un siège, qui boit du flin à la bouteille. Mais je sens maintenant son amie, tombée sur mon épaule, qui s'est enfouie dans les senteurs de ma chevelure détachée, et qui embrasse encore avec passion ma nuque offerte.
La lente horreur du réel prend le pas sur les chimère incertaines.

#3 Nerwal

Nerwal

    SAMU Kalendaarien


Posté 16 juin 2011 - 17:22

III. En jente vandrende




Mes souvenirs de l'explication qui prit place ce matin-là aux Délices d'Elsweyr se sont comme effacés. Je revois seulement le visage de mon père, désespérément vide d'expression, ses lèvres serrées qui articulent à peine des sentences qui me dépassent. On crie, on s'agite autour de nous, mais l'échange est glacial, immobile. Tout se brouille tandis que je sens s'imposer la force de sa poigne, un étau qui se referme sur moi et broie toute velléité de résistance; il m'arrache à mes compagnons, à ce monde et ses senteurs sud-orientales. Nous fendons la foule, les vapeurs enveloppantes, mon père me traîne jusqu'à la sortie. Il me tire hors du mall, hors du port, aux limites de la ville, jusqu'au hameau, de retour à la maison. Il n'a pas prononcé un mot de plus. Sur le sentier encore ravagé par la débâcle du printemps, je peine à suivre son pas à la cadence brutale. A chaque secousse, je tremble à l'unisson, redoutant sa colère qui se retient d'éclater. Je cherche ses yeux, frénétiquement, en vain.

Aujourd'hui encore, j'échoue à rendre ses justes couleurs à la période qui suivit. Ses déplacements souterrains m'échappent, ou restent indéchiffrables. Ses absences sont autant de fissures qui déchirèrent silencieusement ma vie. Car jamais l'orage ne s'abattit sur moi. Mon père refusa toute explication en règle, qui eût mené à un scandale public. La faute était si évidente et si lourde que les prêches vertueux, les sermons de morale devenaient inutiles. Son arme fut un silence obstiné, une muraille qu'il éleva tout autour de moi, jour après jour, à laquelle je me heurtais sans cesse, qu'il étendit au reste de la famille dans un non-dit torturant. Ne pouvant la franchir ou l'abattre, je me contentais de me taire en frémissant.

Au hameau, cependant, la rumeur enfla pour combler l'espace laissé vide. Les histoires fleurirent, d'autant plus élaborées qu'elles avaient été fabriquées de toutes pièces. Des cancaniers zélés me prêtèrent toutes sortes d'exploits, inventèrent de multiples situations compromettantes, on souriait goulûment en savourant les récits de ces aventures épicées. Mon nom fut traîné tant de fois dans la boue qu'au cours de mes rares sorties, il m'était plus simple d'éviter soigneusement de les détromper. Je finissais par baisser les yeux, non par honte mais par ennui. Apparemment, le sujet fascinait, et même les gamins des rues en savaient bien plus long que moi.

Des forces occultes s'agitèrent au milieu d'Âtrefeu. On profita de mes nombreuses heures consacrées aux corvées ordinaires pour réunir des conseils familiaux. Des discussions sérieuses me concernant occupèrent ces séances. Je peux à présent  affirmer qu'il fut question de me donner à un négociant étranger avec lequel la famille était en affaires; on évoqua également l'idée de m'envoyer dès l'hiver au séminaire des dévotes de Mara, qui avait gagné réputation d'assouplir les jeunes filles revêches. Aucun de ces projets n'aboutit, toutefois, et nulle tentative pour revivre ces instants ne put me révéler la raison de cet immobilisme. J'ai pu croire que ma mère réussit à entraver puis mettre en échec ces entreprises. Mais, revisitant cette époque, je l'ai revue lors de ces interminables conversations avec mon père. Elle l'écoutait patiemment dresser de vastes exposés emplis de solutions et de perspectives. Jamais elle ne haussait la voix ni n'objectait, sinon pour contester des points de détails. Et je me souviens qu'à cette époque, chaque fois que nous nous croisions, elle évitait mon regard.

Du coucher au lever du soleil, je vivais consignée au cellier, creusant ma place entre les barriques et les bocaux de saumure. Sa nuit perpétuelle était le puits d'ombre qui me noyait, la lame de silence qui me blessait, et le rempart de solitude qui me protégeait. Au fond de ce caveau, au point le plus obscur, ensevelie sous la poussière cendrée, je découvrais une vérité mienne que je ne pouvais renier, même acculée au bord du précipice. Je payais le prix fort pour avoir suivi le chemin des visions. Subir en retour pareil ostracisme me cuisait. Je haïssais parfois cette force qui m'avait arrachée à la quiétude d'une vie infiniment plus simple. Pourtant, je devais la prendre à bras le corps, sentais-je confusément, et apprendre à l'aimer. Surtout, admettais-je à grand-peine, je ne nourrissais ni regret ni remords. Je ne me sentais pas fautive, juste embarrassée par les remous que j'avais occasionnés. Pour la première fois complètement seule face à moi-même, je me contemplai de l'intérieur et ne trouvai aucune trace de culpabilité. Et, avec effroi, je songeai que, peut-être, c'est être perdue pour de bon que de fauter sans rien éprouver.

Par la plus grande ironie, ce fut le moment que les visions choisirent pour m'abandonner tout à fait. Toutes ces heures grises durant, je tentais de m'échapper en rêvant, afin de retrouver les pays et les époques qui m'avaient habitée au cours de l'été. Mais le soleil qui m'avait embrasée et m'avait montré ces continents sous une lumière aveuglante semblait éteint pour de bon. Même les senteurs des précédents voyages s'estompaient rapidement dans ma mémoire; la mer des songes se retirait complètement et je ne parvenais même plus à retenir les quelques grains dorés de la plage du souvenir. Je doutais. Une nouvelle réalité, bardée de fadeurs et de pesanteurs, s'imposait à moi de façon obscène et forçait ma conscience. J'avais été emportée dans un délire malsain, n'est-ce pas ?

*


Modifié par Nerwal, 20 septembre 2011 - 17:56.


#4 Nerwal

Nerwal

    SAMU Kalendaarien


Posté 21 septembre 2011 - 01:43

Les chaleurs de l'été ignorèrent longtemps les semaines qui passaient. Les hommes ne voulaient rien savoir non plus, et ils furent insouciants. Rien ne voulait changer vraiment, soupirai-je un jour, le seau à la main près du puits, et le ciel creva dans l'heure pour doucher mon sentiment de déréliction. Je m'abritai, l'averse dura, dura encore, et je dus finalement rentrer piteusement au soir sous le déluge. Les jours suivants, des pluies tenaces et répétées noyèrent toute la région ; Kyne pleurait toutes les larmes qui peuplaient sa tristesse. La campagne s'emplit de bourbiers infranchissables. Notre village finit par s'assécher doucement, mais pour mieux plonger, inexorablement, vers les froidures de l'hiver. Les mauvais jours apparurent, en effet, leur langue glacée figeant les bocages et les étangs ; le hameau, pris à froid, s'emplit d'une agitation de fourmilière démantelée. J'observai la scène derrière les barreaux du cellier, et sentit que ce mouvement n'était pas ce que j'espérais.

La guerre de l'ouest, les pluies à outrance et l'augmentation du banditisme causèrent de sérieux retards aux préparatifs d'hiver. Le collectif du faubourg, mis le dos au mur par les échéances, annula les accords anciens passés un peu légèrement, et abandonna chaque foyer à lui-même. Les Clans se divisèrent. Des pénuries éclatèrent, et avec elles, des disputes réglées dans le sang. Le long hiver précédent avait déjà rogné les réserves de bois ; dans l'urgence, des villageois firent appel à un marchand de la ville offrant des prix qui rendaient simplement futile la coupe sauvage sur des terrains gelés. L'intrépide vendeur se découvrit, força sa chance, et fut finalement trop gourmand. Il finit fustigé au pilori, ligoté sur son tas de bois volé ; il fut encore heureux que des tentatives haineuses pour y mettre le feu échouèrent à cause du temps humide. Mon père avait évité tous ces écueils : comme cyrodiiléen, il échappait au service d'ost ; comme négociant au port, il se procurait sans effort vivres et produits d'import ; comme homme du métier avisé, il avait évité d'instinct les trop bonnes affaires que proposaient aigrefins et forestiers. Mais toute cette habileté ne remplissait pas la grange à bois. Les réserves de l'année précédente, déjà bien entamées, allaient s'épuiser prématurément ; il fallait déjà mettre au séchage des bûches pour l'hiver suivant. Comme mon père était retenu aux docks tout le jour, celui-ci décida d'affecter mon frère et moi à cette tâche. Nous devions exploiter la parcelle qu'un seigneur parti guerroyer dans l'ouest avait concédé aux locaux pour le temps du conflit.

Si je quittai les ombres empoussiérées du cellier, ce fut pour retrouver une ténèbre bien familière au cœur des forêts assombries. Barres métalliques horizontales, troncs moussus s'élevant à la verticale jusqu'aux brumes : dans les deux cas, aucune perspective. Mon frère Ihan évitait de m'adresser la parole sans nécessité ; il ne prononçait pas plus de quelques mots par jour. Assurément, mon père lui avait fait la leçon à ce sujet. J'estimais pourtant que rien ne forçait Ihan à respecter cet ordre, et j'étais prête à le lui reprocher lorsque je réalisai que mon frère suivait tranquillement les penchants de sa nature. Lors des pauses, il humait l'air, guettait chaque bruit, écoutait la plainte de Kyne gémir entre les arbres, et oubliait jusqu'à ma présence. Lorsque son regard se posait finalement sur moi, je percevais un embarras certain. Nous vivions pratiquement séparés depuis deux ans. Il ne connaissait plus de moi que ma mauvaise réputation. A la vérité, nous avions changé profondément tous les deux. Il s'était affirmé physiquement de jour en jour, devenant un Nordique grand et robuste ; à la course, au maniement de la hache, à la charge des bois sur les traîneaux, je n'étais plus du tout à sa mesure, et il abattait sans ciller le gros du travail. Encore un ou deux ans, et il pourrait devenir l'un de ces forts guerriers qui forment l'ossature des Clans.

Ce silence portait la marque d'un autre changement. Dans la famille, nous n'aimions rien plus que noyer nos sentiments et nos intentions sous un flot de paroles inconséquentes ; Ihan s'était rapidement lassé de ce jeu, et résolu à adopter une franchise sèche et brutale. Elle ne témoignait d'aucune malveillance ou d'un manque d'éducation, mais du soucis constant de se simplifier la vie. Derrière ce rempart rugueux, on trouvait un jeune homme posé et sobre, intuitif comme notre mère, actif mais réfléchi. Toutes les heures consacrées aux disciples du corps les deux années précédentes avaient étrangement renforcé sa sensibilité. J'appréciais tous ces traits ; Ihan était outrageusement favorisé par son père, mais je n'avais pas de peine à avouer qu'il avait mérité cette préférence, et il m'était impossible de ne pas l'aimer aussi. Je haïssais pourtant la déférence absolue et presque admirative dont il payait ce père en retour. Pour moi, rien ne la justifiait, et ces deux êtres, à part le sang, n'avaient décidément rien en commun.

Le tête-à-tête muet dans la forêt seigneuriale prit fin lorsque mon frère fut happé par d'autres sollicitations. Son quinzième anniversaire approchait, et Ihan reçut bientôt toutes les attentions. Il dut quitter la coupe malgré lui, tandis que la neige tenait solidement ; il sibérait depuis plusieurs jours. Privée de son aide, j'achevai laborieusement ce qu'il avait commencé avec tant d'énergie. Je retournai ensuite à ma consigne, et vint une période où je touchai le fond de ma solitude. Je ne voyais aucune issue possible, et, de plus en plus fréquemment, j'étais saisie par des idées aussi exaltées que désespérées. J'éprouvai soudain une soif de repentir aussi intense que factice ; creusait en moi l'envie insensée d'embrasser une divinité, n'importe laquelle, de m'agenouiller à ses pieds, prier son pardon et m'abandonner à elle pour de bon. Cette nouvelle dévotion ne reposait sur rien de solide ; à cause de leurs différends culturels, mon père et ma mère n'avaient pu se mettre d'accord sur la religion que nous devions épouser. Nous nagions la plupart du temps dans un athéisme déprimant qui nous attirait les foudres du reste des deux familles. Je m'étais contentée jusque-là d'ignorer les dieux sans penser un seul instant à eux.

Notre père attachait une grande importance aux affaires et au négoce, mais il admirait les prouesses martiales des nordiques, leur physique hors du commun, leur capacité à s'accommoder aux rudesses d'un pays si âpre. Il avait souvent regretté les incertitudes de la vie d'aventurier qu'il avait rapidement renoncé à mener lorsqu'il avait quitté la marine marchande pour s'établir et épouser une fille de clan nordique. Il eut certes le bonheur de choisir une femme qui le chérit et qu'il put aimer en retour, mais il continua de rêver ouvertement aux terres inconnues, aux exploits guerriers, à une vie vécue au jour le jour sur le fil de l'épée. Quant à ma mère, ce mariage l'avait retranchée des affaires du clan, et il n'était pas rare qu'on la considérât presque comme une étrangère. Elle redoutait que l'éducation libérale qu'elle était obligée de donner à ses enfants ne creusât encore ce fossé. C'est pourquoi mon père et ma mère élevèrent mon frère Ihan dans la pure tradition nordique. Ils plaçaient toutes leurs espérances en lui, attendant avec impatience le jour où il prouverait enfin sa valeur à la face de tous. Et ils suivirent à la lettre la vieille loi : à quinze ans révolus, un garçon nordique, pour devenir un homme du clan, doit passer une épreuve et montrer sa bravoure.

Dans les derniers jours de Soufflegivre, des fermiers aperçurent à plusieurs reprises des créatures rôder dans la lande, en lisière des cultures et des habitations. Ces apparitions n'émurent d'abord personne; depuis toujours, chaque hiver, des bêtes sauvages descendaient d'un massif, que nul n'osait habiter et que l'on nommait la Montagne Noire en raison de ses taillis impénétrables, et elles s'abattaient sur toutes les proies faciles de la campagne et des faubourgs. Les créatures qui vinrent cet hiver-là se distinguèrent pourtant par des comportements inhabituels. On vit des manifestations anormales, comme des feux-follets givrés, des vents surnaturels, des hurlements inquiétants, et des désastres incompréhensibles se produisirent, comme des carnages déments dans des étables pourtant protégées. Les rares hommes qui demeuraient encore au village se réunirent et conclurent qu'il s'agissait de loups du givre, un espèce rare qui puisait sa force dans le blizzard magique de Bordeciel. Il fallait écarter cette menace : l'hiver frappait déjà au cœur le hameau, le froid allait encore empirer et il était déjà prouvé qu'aucun bien ne serait à l'abri; mais personne ne semblait désireux de se frotter aux loups. Mon père proposa alors à la commune de confier la mission à son fils, en guise d'épreuve initiatique ; il obtint aisément l'agrément du conseil du village. Mon frère, touché par la confiance qui lui avait été témoignée, ne songea pas un instant à refuser le défi.

Ihan opéra avec une extrême prudence. Son caractère, le mystère entourant les loups, le terrain de chasse, tout lui dictait cette conduite. Il se renseigna longuement auprès de quelques bergers de montagnes, apprit l'art des trappeurs auprès d'un ancien qui vivait retiré dans les collines, et finalement partit guetter des jours durant sur l'immense territoire que couvraient les flancs de la Montagne Noire. Il effectuait ces reconnaissances presque dans l'inconnu, car personne ne se risquait sur les pentes les plus élevées. Il battit avec méthode les forêts, et finalement captura un loup du givre dans un piège astucieux. Il offrit la peau à mon père et la nouvelle fit grand bruit au village, mais Ihan annonça aussitôt qu'il y avait d'autres loups, qu'une meute se formait et qu'il fallait éliminer tout le groupe. Et il se remit à la tâche sans cherche de récompense ni marquer aucune pause. Je n'avais guère le loisir d'observer ses progrès, mais j'admirais sa méthode et sa patiente détermination dans une épreuve si importante pour lui. Je n'avais plus aucun doute : il triompherait. Peut-être ce succès effacerait-il les scandales, et alors la vie reprendrait presque comme avant.







  

*


Modifié par Nerwal, 21 septembre 2011 - 19:56.


#5 Nerwal

Nerwal

    SAMU Kalendaarien


Posté 03 octobre 2011 - 15:42

Une fin d'après-midi voilée de Sombreciel, mon frère se fit attendre pour dîner. Il manqua le premier service sans inquiéter personne : depuis qu'il patrouillait dans les sous-bois, il s'asseyait à la table de nos parents, plus tard dans la soirée. Mon père rentra d'une longue journée au port, soupa sans se presser ; Ihan resta invisible bien après qu'il eut fini. La famille conféra alors, ne sachant trop que faire. Mon père déclara qu'une nouvelle capture avait pu le retarder ; il devait s'agir, sans doute, d'un bon présage. Tout au long de la semaine écoulée, Ihan avait évoqué cette possibilité, parlant d'une tanière de loups, et du mâle dominant de la meute qui semblait rôder sur des plateaux plus isolés de la Montagne Noire. Fort de cet espoir, on convint d'attendre. Mais cet optimisme ne dura guère ; la panique y succéda, d'autant plus forte qu'il devenait trop tard pour agir. Mes parents sortirent pourtant dans la nuit ouatée. La brume empêchait de se repérer au-delà du hameau, et ils durent bientôt rebrousser chemin. Les quelques villageois encore éveillés ne purent les renseigner ; personne n'avait rien remarqué de la journée. Tétanisé, mon père reporta toute décision jusqu'au lendemain matin.

Mais l'aube informe ne lui apporta aucune réponse. Sans attendre la dissipation du brouillard, il se rua dehors, courut réveiller quelques amis, et partit battre la campagne en compagnie de volontaires. Ma mère et mes sœurs les rejoignirent au milieu de la matinée. L'après-midi, une partie du village participa aux recherches lancées sur les premières collines de la Montagne Noire. L'anarchie était telle qu'on oublia de lever ma consigne. J'aurais pu sortir tout de même, bien sûr, en déverrouillant une fenêtre de la grande salle ; mais je n'avais pas le cœur à désobéir, et je n'avais jamais osé m'aventurer dans les taillis où s'était perdu mon frère. Docile et impuissante, je me contentai de faire ce qui était prévu. La maison resta vide jusqu'à la nuit. Je préparai le nattmal et mangeai seule dans une lourde anxiété. Quand on vint, j'étais déjà assoupie au cellier.

Le jour suivant emprunta les mêmes traces. Mon père avait annulé tous ses engagements et ne songeait plus qu'à son fils disparu. Il quitta la maison très vite, suivi bientôt de toute la maisonnée. J'interrogeai fiévreusement du regard chacun d'eux, sans rien obtenir en retour.

La place complètement déserte rendit l'absence de mon frère presque insupportable. J'inventais de nouvelles tâches domestiques pour ne plus penser à lui, et puis, subitement, je cédais. Chaque seconde passée arrachait encore un peu d'espoir, et cette descente inéluctable me mettait au supplice.


  

Contre toute attente, mon père reparut très tôt dans l'après-midi. Il était seul. Je lui fis face, osai m'adresser à lui, mais ne pus lui arracher le moindre mot, pas même une réprimande. Son esprit errait ailleurs. Il avait l'air bouleversé, presque perdu, et il s'agitait en tous sens sans trop savoir que faire. Après bien des hésitations, il jeta une lettre sur la table de la grande salle, sans doute à destination de ma mère, et sortit sans donner aucune explication. Cette fois, je passai outre mes scrupules ; j'examinai le pli.

La lettre présentait bien, sur un vélin qui respirait la qualité. Soignée, elle était écrite d'une plume habile et élégante. Mais ce qui retint mon attention fut le cachet. Un H argenté, orné de feuilles de chêne rouges, aux lobes écarlates acérés comme des lames. Ce H stylisé dessinait les contours d'une arme. Chacun savait ce que cette hache représentait : le symbole des Hörme.


  

Je n'eus nul besoin de lire le contenu de la lettre pour relier entre eux les éléments et comprendre. Quelque chose bondit dans ma poitrine puis se serra jusqu'à m'arracher des larmes.

Les Hörme.

Mon frère avait rencontré les Hörme dans la forêt.

La missive égrenait les conditions de leur ultimatum. Ils exigeaient le paiement d'une rançon.


  

Je tentai de me rassurer en murmurant que Ihan était encore vivant. Mais tout le monde à l'époque, même une jeune campagnarde des faubourgs, connaissaient les Hörme et l'immensité de leur pouvoir. A Windhelm, ils avaient profité de la guerre pour sortir de la clandestinité dans laquelle la défaite de Potéma les avait jetés pour des siècles. Des chefs se réclamant ouvertement des Hörme s'exprimaient régulièrement à la tribune du Palais. Ces démagogues tentaient d'étoffer leur nouvelle respectabilité et de gagner le peuple à leur cause en usant des ficelles patriotiques les plus épaisses ; dans le même temps, des mercenaires pillaient la campagne pour financer leurs ambitions politiques, et rien ne changeait vraiment. Les Hörme avaient prise dans tous les secteurs d'activité, légaux ou illégaux, et rares étaient ceux qui pouvaient prétendre échapper complètement à leur influence.

En tremblant, je parcourus la lettre. Arrivée à la fin, je ne pus retenir un hoquet. Le montant réclamé était astronomique, colossal. Cent mille drakes. La lettre était datée de la veille, et le paiement devait s'effectuer sous trois jours.

Réunir cent mille drakes en moins de trois jours. Mon père était-il si riche ?

Lorsque ma mère et mes sœurs prirent connaissance de la missive, ce fut un autre déchirement. Mais, comme la journée avait été harassante, chacune rumina sa tristesse en privé. Ce ne fut qu'au milieu de la nuit que mon père revint, comme lors de ces soirées d'interminables négociations au port. Ma mère l'accueillit en se secouant. Elle s'était assoupie sur la grande table, la tête tombée sur cette lettre maudite qu'elle avait relue dix fois ; après deux jours de veille, un mauvais sommeil avait finalement triomphé de ses forces. J'avais rejoint le cellier depuis peu, et je ne dormais pas non plus. Je sentis que la maison s'agitait. Mon père arpentait les pièces comme un ours encagé, et ma mère revenait périodiquement auprès de lui. Je ne pus saisir une seule syllabe de leurs propos. Ils n'étaient pas étouffés par les parois du cellier, non. Simplement, mes parents ne se parlaient pas.

Je luttai jusqu'à la fin de la nuit, incapable de réunir assez de sérénité pour me reposer sans me laisser envahir par Namira – même à cette époque, je connaissais cette princesse cruelle et redoutai son étreinte. Je tentai de former des songes éveillés, d'apercevoir mon frère dans une vision, mais je restai la tête vide, privée de tout horizon. Je commençais, à force d'efforts, à confondre l'intérieur et l'extérieur de mes pensées. Finalement je sombrai. Ce fut une pause semblable à l'Oblivion, où les lunes étaient mortes, où tout était éteint et uniforme. Je crus pourtant entrevoir un objet lointain. Peut-être une figurine, posée au centre d'une salle dont les murs noirs disparaissaient dans l'abîme. Et dans un mouvement pesant de lame de fond, je sentis le sombre tourbillon déferler, balayant mon songe et ma conscience comme des pailles.

Je me réveillai en sursaut peu après. L'aube rayait déjà le cellier. La porte s'ouvrait doucement, et je restai figée à observer le loquet pivoter peu à peu, hypnotisée par la lenteur du mouvement. Ma jeune sœur Liveta apparut. Elle referma le panneau avec peine, et tout aussi difficilement, se fraya un chemin jusqu'à moi. Ses fins bras étaient si chargés que je ne pus distinguer de son visage que des yeux brillant d'inquiétude.

- T'rina, … commença-t-elle péniblement. Notre père...

Mêler directement Liveta à ce malheur était dépourvu de sens commun. Elle avait trop de vivacité pour ne pas comprendre ce qui se jouait, mais n'était pas assez endurcie par la vie pour maîtriser ses émotions. Ce matin-là, Liveta avait pris un air triste et préoccupé qui la vieillissait prématurément. Pour la première fois, elle ne ressemblait plus du tout à une enfant. Son entrée me déplut tant que, sans même réaliser, j'entrai dans une colère froide.

- Oui, dis-je pour aider ma sœur, tandis qu'une migraine me gagnait. Que veut-il ?

- Il... il a réuni l'argent... pour notre frère... et il a dit que ce serait toi qui remettrais la somme... il faut que tu sois au croisement de l'Arbre... à dix heures.

Je dévisageai ma sœur, incrédule.

- Vraiment ? Et pourquoi ne prend-il pas la peine de me le demander ? Mieux, s'il tient tant à sauver Ihan, si son fils lui est si précieux, pourquoi n'y va-t-il pas lui-même ?

Liveta arborait un masque d'absolu embarras. Elle était si effrayée qu'elle se mit à danser sur ses pieds. Je profitais bassement de l'occasion pour prendre ma revanche, au pire moment, et me le reprochai.

- Il a juste dit... que tu devais... le faire... et qu'il devait s'occuper de ramener Ihan.... il lui... il nous sera rendu... quelque part en ville... oui, il sera là-bas...

Liveta poursuivit avec peine ses explications, commença à se répéter et à s'embrouiller. Il était inutile d'espérer obtenir gain de cause, mais j'étais décidée à contester, à boire soudain le calice jusqu'à la lie. Tout à coup, ma tempe droite se mit à m'élancer. La douleur enfla vite, puis devint sourde, comme si j'avais été lapidée ; elle atteignit un palier, s'empara de moi, et je me sentis soudain flotter, hors du temps, et j'oubliai ce que Liveta tentait de me dire. La juste punition pour une atroce nuit blanche, pensai-je. Après un moment, je crus avoir repris mes sens en dépit de la gêne, et fixai à nouveau mon attention. Je n'étais pas du tout préparée à la révélation qui suivit. Je vis alors cette femme blanche et noire portant une tiare, à trois pas devant moi. Celles de mes voyages. Mais pour la première fois, j'avais les yeux grand ouverts, et je ne délirais pas. Cette image formée il y a longtemps en moi se trouvait matérialisée là, presque réelle, ou peut-être plus réelle que tout le reste, et je ne pouvais chasser cette vision d'aucune manière. Son visage jetait une expression d'une telle intensité que même aujourd'hui, je ne saurais la décrire.

- Ne te fatigue pas, petite sœur, coupai-je Liveta sans la regarder, fixant l'apparition sans pouvoir détacher les yeux.

Liveta m'observa avec insistance, les yeux écarquillés. J'oeuvrais de mon mieux pour masquer mon trouble, mais à l'évidence je ne pouvais tromper personne, pas même ma jeune sœur. Des questions hésitaient au bord de ses lèvres.

- Ne t'inquiète plus. J'irai, déclarai-je en fermant les yeux, comme si je décidais de me jeter du haut d'un pont.

La femme au regard terrible n'était plus là. Je ne sus si c'était là ce qu'elle attendait de moi.


Liveta soupira et, fébrile, se hâta de se délivrer des encombrants trésors. Dans le creux de ses bras, elle découvrit d'abord un cube marqueté, aux boiseries vernies, incrusté de lapis-lazuli. Je reconnus la cassette familiale ; Liveta l'ouvrit et exposa son contenu : le lourd tribut à acquitter aux Hörme, en pièces de dix. En contemplant cette armée de drakes alignés, je me sentis soudain écrasée sous la charge. Cette somme avait été amassée par mon père au prix de pénibles années de travail, et seule garantissait la vie de mon frère. Cet écrin contenait le destin de la famille toute entière. Liveta le déposa entre nous, et déplia son second présent, un tissu épais que j'avais déjà reconnu. Mon brat. Le châle traditionnel que les jeunes filles nordiques commencent à porter lorsqu'elles deviennent femme. Ma mère l'avait entièrement confectionné de sa main, et me l'avait offert l'année précédente. Il était ample et moelleux, brodé avec mille soins ; selon l'usage, il arborait toutes sortes de signes distinctifs, notamment les armes et les couleurs du clan de ma mère. Recevoir ce châle une seconde fois m'émut de la même manière ; après l'incident en ville, on m'avait jugée indigne de le porter. En le dépliant, je remarquai que certaines broderies sacrées avaient été sectionnées, et des fils orphelins pendaient encore. Je saisis confusément le sens de cette mutilation, mais peu m'importait. L'hiver mortel venait de tomber sur Bordeciel et le brat me protégerait du gel magique. Comme sang-mêlé, et à l'inverse de mon frère, j'avais perdu une partie de la puissante résistance au froid des nordiques.

Le dernier cadeau de Liveta était une arme. Ma sœur avait chapardé une lame courte, encore cachée dans son fourreau en cuir clouté. Il était facile de dissimuler cette dague sous la léine, au prix de quelques ajustements. Liveta voulut m'en parer sans attendre, mais ma première réaction fut d'arrêter son geste. Face aux Hörme, une simple dague ne me protègerait pas si l'affaire tournait mal. Je n'avais presque aucune expérience en combat rapproché, et la porter pourrait m'attirer des ennuis. Mais Liveta insista, et insista si bien que je finis par m'abandonner à ses mains menues qui tremblaient d'excitation. Avoir cédé si facilement me remplit de perplexité. Voulais-je seulement rassurer ma sœur ? Croyais-je vraiment que cette botte me serait utile ? Non. Je devenais comme indifférente envers l'avenir. Il me conduisait quelque part, mais je ne voyais pas où. De là, il était plus simple de me plier aux désirs des autres.




  

*



#6 Nerwal

Nerwal

    SAMU Kalendaarien


Posté 05 novembre 2011 - 03:35

Liveta, muette, paracheva les modifications de ma léine. Elle tremblait tant que l'aiguille finit par riper. Je ne sursautai pas, étrangement, et Liveta ne réalisa pas de suite qu'elle avait piqué jusqu'au sang. En coupant les fils, elle se mit à renifler, de plus en plus fréquemment. Sans réfléchir, je la pris dans mes bras. Sans me repousser, elle s'échappa très vite et, en m'évitant du regard, me quitta pour de bon. Je restai seule un long moment dans le cellier ajouré. Je mirais les rais lumineux à travers un mince interstice. Enfin délivrée de la consigne, je devais porter un autre fardeau, plus grand encore. Je saisis avec maladresse la cassette de mon père et me dirigeai vers la sortie que Liveta avait déverrouillée.
Toute la famille était déjà éveillée, je le savais ; mes parents n'avaient pratiquement pas dormi cette nuit-là. Mais la maison s'était vidée. La grande salle me fit l'effet d'un caveau, embaumé dans la peine et le silence. Je la traversai sans entrevoir quiconque. Je fis grincer la porte d'entrée en m'appuyant dessus de tout mon poids. Nul ne vint, la porte céda. Dans le jardin entourant la maison, je fis une autre pause, sans que l'unité de cette matinée gelée se rompît. Je compris que personne ne viendrait m'empêcher, m'encourager, ou quoi que ce fût d'autre. Alors, en frissonnant, j'ai quitté l'enclos familial d'un pas plus décidé. J'ai emprunté pendant un temps les sentiers bien balisés du hameau, serpentant entre les demeures et les fermes; arrivée à la sortie du village, je reçus le souffle gelé de la montagne en plein visage. Au-dessus de moi, les coteaux de la Montagne Noire découvraient leurs flancs poudreux ; les crêts moutonnaient, couverts de bois impénétrables. En serrant les bras contre ma poitrine, le coffre près du cœur, j'ai entamé la lutte contre les vents contraires.
La brume collante qui s'étendait sur la campagne striée de noir s'estompa à mesure que je m'élevais. Mais plus au sud, les hauteurs se perdaient à nouveau dans la ouate. A mi-pente, je rencontrai un blizzard sauvage qui naissait sur les cimes et dévalait férocement les couloirs des différents vallons. Le temps semblait empirer à chaque pas. La neige tombait régulièrement et le tapis, au sol, ne cessait d'épaissir avec le temps et l'altitude. Je bifurquai vers un sentier malaisé, mais à l'abri des bourrasques. Il se hissait sur le plateau par une série de lacets embrouillés. La fin de la montée me parut interminable.
Le rendez-vous avait été fixé près d'un bosquet isolé, à l'extrême limite des sentiers usuels, vers une sorte de col qui marquait une frontière ; les gens du pays connaissaient ce lieu tout en évitant de s'y rendre, car, perché sur la montagne, dans un replat, il ne menait simplement nulle part. C'était un endroit de choix pour ce genre de négoce.
J'atteignis le carré d'arbres décharnés alors que la neige couvrait la moitié du jarret. Sur le replat, le blizzard tournoyait en la chassant contre le parapet, formant au passage des congères et des ridules changeantes. Je me secouai pour ôter le film de paillettes épaisses tombées sur mon brat. Je ne percevais rien, sinon le hurlement du vent dans les combes, un peu plus haut. Aucun signe de vie. J'attendis à quelques pas des bouleaux, un peu en contrebas, oppressée, sans trop bouger, ne pouvant décider si je devais rester visible ou passer à couvert. Je croyais le délai expiré depuis longtemps, et commençais à imaginer que j'étais simplement folle de me trouver en pareil lieu. Je devais avoir inventé pareille histoire.

La situation changea brusquement. J'entendis un crissement léger, je me retournai et vis deux hommes en armes avancer rapidement. En fait, ils étaient déjà si proches qu'il était bien trop tard pour se préparer. Je devinai sans peine les blasons des bandits Hörme sous leur manteau d'hiver; l'un d'eux portait un plastron en cuir de loup noir brodé d'une hache aux feuilles d'argent. Le premier était grand, corpulent, presque massif, et portait à la ceinture une hache nordique. Le second, de constitution ordinaire, avait pendu deux arcs dans son dos, l'un court et l'autre démesurément long. Son carquois débordait de flèches bardées. Mais le détail le plus important n'était pas leur arsenal. Ils se présentaient sans masque, ni bonnet, ni cagoule, le visage complètement découvert.
- C'est toi qui apporte l'argent ? lança le plus trapu sans détour. Sa voix et ses yeux n'exprimaient pas la moindre émotion.
- Oui.
- Tu es seule ? Tu es armée ?
- Non.
- On verra ça. Où est l'argent ?
- Dans la cassette là-bas, au pied du grand arbre.
- Prends-la avec toi. Suis-nous jusqu'au campement, et ne traîne pas.

Tout en retournant au bosquet, je priai Tsun. Du moins, je l'eût fait si j'avais su comment m'adresser à lui. J'espérais aussi que ces hommes me banderaient les yeux pour m'empêcher de voir où nous nous rendions. Mais les Hörme ne semblaient rien craindre, ni personne. Ils se contentèrent de m'escorter tranquillement, marchant en tête, ne me prêtant qu'une attention distraite. Tout le trajet, ils ne prirent aucune précaution particulière, comme si ce que je pouvais observer ou faire ne présentait aucun intérêt. Je commençai à analyser la situation et compris qu'avec cette neige, mes chances de fuite étaient simplement nulles.
Les mercenaires semblaient habitués à ce genre de course et progressaient rapidement. Après un passage difficile dans les taillis poudrés, je m'écartai un peu de la trace et m'arrêtai.
- Que t'arrive-t-il ? Nous ne sommes pas arrivés, cria le guerrier trapu.
- Rien, rien du tout, bredouillai-je avec hâte en luttant pour reprendre le sens de la marche.
La tête me tournait de nouveau. Je voyais des traînées noires dégouliner un peu partout autour de moi, alors que la montagne s'était parée d'un parfait manteau clair. Ce n'était pas le meilleur moment pour perdre la tête, pensai-je ; marche, ne laisse rien paraître, marche tant que tes forces peuvent te porter. Je chassai toute pensée inutile et me concentrai sur la trace juste devant mes pieds. Mais les ombres continuaient de danser, tout autour de moi, je le sentais. Etait-ce l'effet d'une peur si viscérale qu'elle devenait impossible à contrôler ? Autre chose ?
A travers des rampes sévères, nous nous hissâmes jusqu'aux zones les plus reculées de la Montagne Noire. Des créatures invisibles nous épiaient de loin, se fondant dans les replis blancs. Nous traversâmes une série de clairières  pour déboucher sur un vaste plateau protégé par les à-pic terminaux du massif rocheux. C'était sans doute là, loin du monde des hommes, que mon frère avait traqué les loups du gel, et qu'il eut l'infortune de découvrir le camp Hörme. Car cet espace sauvage accueillait bien un refuge perdu. Il ne s'agissait pas d'un bivouac de fortune. A en juger par la taille du camp et les équipements sur place, trente, peut-être cinquante mercenaires s'abritaient là. Il était proprement insensé qu'une troupe aussi considérable eût pu se terrer aussi profondément dans l'arrière-pays et se préparer à hiverner dans un environnement aussi hostile ; sans doute y avait-il une raison cachée... Le camp se déployait, à moitié couvert par les épicéas, autour d'une grotte, peut-être une ancienne galerie de mine éboulée, dont les Hörme avait apparemment percé l'entrée et terrassé le sol meuble tout autour. Des couches s'étalaient un peu partout. Un feu, des peaux en quantité protégeaient le camp des bourrasques de neige. Un peu à l'écart se dressaient deux meules à aiguiser. Dans la plupart des endroits abrités s'étendaient un nombre invraisemblable d'armes de guerre et de chasse, certaines ayant fraîchement servies, d'autres complètement émoussées, qui attendaient réparation. Lorsque nous entrâmes dans le camp, celui-ci était presque désert ; outre mes escortes, n'étaient visibles que deux ouvriers occupés à la coupe, sciant des planches pour un baraquement de fortune.
Les deux Hörme me conduisirent jusqu'à l'entrée de la grotte. L'homme massif déclara alors que le moment était venu de vérifier si j'avais menti, et il s'approcha pour prendre la cassette et me fouiller.
- Avec un tel arsenal à portée de main, vous ne risquez pourtant rien, tentai-je.
- Ne te crois pas obligée de jouer la maline, répliqua l'épais de son ton éteint habituel.
Je fermai les yeux, la confiance m'avait abandonnée. Je sentais qu'il n'était pas prêt à transiger. Il restait une petite chance... pour qu'il ne trouvât pas la dague... car Liveta était rusée... mais je commençais à imaginer ce qui se passerait si...
Je frémis tandis que le guerrier passait près de moi. Mais le mercenaire n'eut pas le temps d'accomplir sa besogne, car un homme sortit de l'obscurité du tunnel de mine et l'arrêta d'un mot.

L'individu qui se présenta était un étranger à tous points de vue. D'apparence, il n'était pas nordique : de constitution malingre, l'air ténébreux avec  de fines moustaches brunes, il s'exprimait dans un tamriellique marqué d'expressions occidentales. Il ne portait pas d'arme longue comme les Nordiques le font presque toujours dans ces contrées, mais un poignard rituel à lame arquée pendait à sa ceinture ; il paraissait extérieur au métier des armes. Paré d'une mise inappropriée aux rigueurs de l'hiver, particulièrement à la vie montagnarde, il était vêtu avec recherche, de fins habits bien ajustés brodés de runes et de signes astrologiques. Sa tunique débordait de fanfreluches rehaussées de lisérés en fils doré. Le tissu me rappela les tenues d'apparat magiques dont se parent les nibonais lors des cérémonies. J'avais pu en observer de telles lors du mariage de ma sœur aînée, lorsqu'elle avait épousé un notable de Bruma ; la famille de mon père s'était déplacée pour l'occasion. Mais notre homme ne pouvait passer pour noble, tant ses attitudes et l'expression de son visage trahissaient la fréquentation du bas peuple, et il était difficile de le confondre avec un mage, car il ne portait aucun talisman. C'était apparemment un homme de plume, un gratte-papier ou peut-être un lettré ; en dépit de sa relative jeunesse, des binocles pendaient à son nez court, et, même en pareille circonstance, sa main gauche serrait encore un curieux stylet barbouillé d'encre. J'avais été soulagée un instant de voir le mercenaire, coupé dans son élan, renoncer à la fouille, mais mon inquiétude reparut bien vite, car je n'aimais aucun des traits de ce nouvel arrivant.
- Bienvenue, articula-t-il avec une grimace en posant le stylet. Mon nom est Porphyre, modeste érudit, expert en écritures, clerc et clerc. Qu'il est plaisant d'accueillir pareille compagnie en cette modeste retraite. C'est pour moi un heureux bouleversement. Prince, la soldatesque nordique est d'un vulgaire...
D'un geste, il écarta les escortes, nous laissant face à face. Il reprit son propos en gravitant tout autour de moi, comme s'il travaillait à me jauger. Mais le ton était déjà moins aimable.
- Bien, bien, très bien. Nous voici donc arrivés au bout du chemin. Tu as apporté l'argent, petite fille ?
- Oui, répondis-je en fixant un point droit devant moi. Nos regards s'étaient croisés un instant ; j'avais connu la pire des difficultés à m'extraire de ma fascination horrifiée. Ses yeux brillaient d'un éclat vif, désagréablement intense, et pourtant son visage gardait la froideur du serpent guettant sa prochaine proie.
- La somme est collectée dans cette cassette, repris-je avec effort en soulevant l'écrin orné.
- Donne-la moi, donne-la moi donc, siffla Porphyre en me frôlant. Je réunis toutes mes forces pour ne pas trembler et lui tendis le coffret qu'il agrippa très vite. Il en fit sauter les verrous avec un air gourmand, admira les bons écus dont le brillant jaillit hors de la boîte, et en fit une rapide estimation. Lorsque sa soif d'or fut étanchée, il fit un autre signe à l'archer qui m'avait accompagnée, et celui-ci quitta aussitôt le campement, dans une direction que j'estimai celle de la ville. Pour ordonner la libération de mon frère, espérai-je. Un certain soulagement s'empara de moi, la rencontre se déroulant au mieux, mais une grande tension planait toujours dans l'air. Porphyre continuait à sinuer autour de moi, prenant tout son temps, savourant quelque chose que je peinais à identifier. Il congédia également le deuxième garde, lui donnant quartier libre jusqu'à midi. J'aurais dû m'esquiver à mon tour, ma tâche étant accomplie; or, je ne tentai pas de partir. Je n'en connais toujours pas la raison, mais il me semble que j'attendais fiévreusement un mot de conclusion de la part de Porphyre.
- Tu n'as pas idée des réalisations qui naîtront de cet argent, s'exclama-t-il soudain, très haut. Pour commencer, il redonnera un aspect convenable à ce champ d'immondices qui sert de camp de retraite. Ainsi, nul ne confondra plus ce lieu avec une caravane de vagabonds. Et après cette rénovation,  il restera encore une belle somme pour des projets plus... politiques. Oui, il faut reconnaître que malgré tout, c'est un joli pactole que cette moitié de rançon.
L'exclamation jaillit de ma gorge sans que je pusse la contrôler.
- Une moitié de rançon ?
C'était exactement la réaction que Porphyre attendait. A partir de là, son visage s'anima d'une flamme démente.
- Oui, la moitié ! Dans la cassette que tu m'as amenée, il n'y a que cinquante mille drakes. Or, si tu as lu la lettre que j'ai rédigée, tu sais déjà qu'on réclamait cent mille pièces d'or en échange de la vie de ton frère.
- Il s'agit donc d'un premier versement... ?
Porphyre cessa sa giration et me fit face.
- Pas du tout. Tout le reste est là.
- Le reste ? Quel reste ? Où se trouve ce reste ?
- Juste devant moi.
Les explications prenaient un tour franchement embarrassant ; Porphyre goûtait le sel de la situation. Je bus le calice jusqu'à la lie.
- Je ne comprends pas ce que vous dites.
Porphyre s'approcha, de très près ; je détournai la tête et baissai les yeux. De ses mains effilées, il me releva le menton et me força à le regarder. Je ne pus esquisser un geste pour l'empêcher. Ses yeux brûlants de noirceur plongèrent dans les miens. J'étais perdue.
- Tu ne veux pas comprendre ? C'est très bien. Je me propose donc de tout t'expliquer, depuis le début, et dans les moindres détails. Tu apprendras ainsi deux ou trois choses, sur les hommes et sur le monde. Tu me remercieras ensuite pour ces lumières, j'en suis sûr, ces leçons-là n'ont pas de prix. Vois-tu, petite campagnarde, la situation politique a bien changé depuis la déclaration de guerre. Ce n'est un secret pour personne que les Hörme veulent prendre le contrôle de la ville. Les Hörme ont décidé d'agir maintenant, et pour frapper un grand coup, ils ont besoin d'argent, de beaucoup d'argent, et très vite. Depuis deux ans, ils surveillent les bonnes affaires de ton père, en guettant une occasion propice pour prendre part au festin. Une chance inouïe a frappé à leur porte lorsque ton frère a commis la grave erreur de mettre les pieds ici. Seulement, on annonce déjà la fin de la guerre à l'ouest ; ce serait pour la fin de l'hiver. Impatients,  pris par les délais, les Hörme ont voulu de suite piller tout le trésor : ils ont exigé le versement immédiat de cent mille drakes. C'était un peu gourmand, il faut reconnaître, et surtout mal jugé, car ton père, en dépit de toutes ses... qualités, ne pouvait réunir pareille somme en si peu de temps. Il a bien trouvé auprès des Khajiits du port de quoi emprunter jusqu'à la hauteur de cinquante mille, mais il a vite réalisé que la demande des Hörme était impossible à satisfaire. Même en empruntant un peu partout au Septim quatrième, il ne pouvait sauver son fils qu'en ruinant tout le reste de sa famille. Alors, à court de bonnes idées, il est venu me trouver, car il connait mon talent. Je ne suis pas mage, mais je suis une sorte de magicien des écritures, je sais régler bien des tracasseries financières pour qui est prêt à en payer le prix. Il savait que j'entretenais des liens... privilégiés, avec des personnes influentes. Disons simplement que je partage d'excellentes relations avec certains Hörme. Il ignorait en revanche qu'il m'avaient déjà demandé de rédiger pour eux la lettre de rançon, mais ce détail ne rendit la conversation qui suivit que plus amusante.
Quand il a frappé à ma porte, je n'ignorais absolument rien de sa situation.  Je le savais si attaché à son fils prometteur qu'il était prêt à bien des compromissions pour lui sauver la mise ; et puis je me suis souvenu également de ce scandale au port, il y a quelques mois, qui l'impliquait, lui ainsi qu'une de ses filles. C'est un jeu pour moi, et il m'est venu aussitôt cette idée intéressante : il versait normalement ce qu'il avait obtenu des Khajiits, et je m'arrangeais avec les Hörme pour le reste. Car après tout, ils pouvaient accepter cette offre, ils n'auraient jamais obtenu la totalité de l'argent dans le délai souhaité, et ils me doivent rétribution de quelques services. Bien entendu, ton père me devenait redevable à son tour. Quand celui-ci a demandé comment il pourrait s'acquitter de sa dette, je lui répondis que l'argent ne m'intéressait pas... pour l'instant. En revanche, il avait une fille qui lui causait bien du tracas, et je lui ai affirmé que cela me préoccupait aussi. Je lui dis que j'étais disposé à l'aider, une nouvelle fois, s'il voulait bien me la confier. Pour ton père, que voilà une affaire en or ! La vie de son fils chéri contre seulement la moitié de la somme, et, mieux encore, un autre soucis qui s'envole.... Seulement, la mariée était trop belle, si l'on peut dire, et il s'est méfié – le métier, sans doute. Il a un peu minaudé au début, pour le principe – je n'étais pas dupe, les petites réticences anxieuses avant la conclusion d'une tractation très favorable. Une poussée d'amour paternel ? Un peu de sérieux, voyons. Il voulait que je précise ce que je projetais avec toi. J'ai répondu qu'au vu de tes goûts pour les bouges et la fréquentation des canailles, ton éducation était manifestement déficiente ; mon premier travail serait de corriger ce manquement. Après cette mise en pas, je te trouverais un prince, j'empocherais les bénéfices de l'entremise, et l'affaire serait réglée. Ton père a douté encore. Je lui ai avancé qu'il n'avait pas à se soucier des tracasseries qui précèdent ce genre d'union, à commencer par la dot. Là, j'ai senti sa faible résistance s'effilocher. Il m'a probablement soupçonné de vouloir te garder pour moi, pour l'agrément et comme moyen de pression sur lui : au juste, quel sang bleu voudrait d'une roturière désargentée ? Pourtant, il n'était plus en position de lutter avec une offre pareille sur la table, et il le savait bien. Une conclusion satisfaisante à ses malheurs était si proche... Il fallait juste ne pas songer à ce qui allait t'arriver, éviter de trop creuser, juste regarder ailleurs un instant. Ha, le parâtre. Que veux-tu que je te dise ? Il est meilleur négociant que père de famille. Mais je ne t'apprends rien, n'est-ce pas ?
- Je... je ne vous crois pas, bégayai-je, tentant de reculer. Mais Porphyre n'avait pas relâché son emprise, et mon sang se glaça quand j'échouai à me libérer. Je dus subir sa réplique sarcastique.
- Vraiment ? Je t'en prie, compte cet argent ! Voilà, dit-il précipitamment en ouvrant la cassette à la volée à l'aide de sa main libre, il y a là cinquante mille, et pas une pièce de plus. Prends ton temps, compte, petite, si tu en as la patience ; compte, si tu en es capable. Cinq mille pièces de dix. Et tu es l'autre moitié, c'est aussi ce que tu vaux à présent. Mais si tu veux mon avis, voilà une estimation tout à fait indécente de générosité; on a marié de meilleures filles pour beaucoup moins que cela, et je chanterai leurs louanges jusqu'à la fin des temps. Le monde étant ce qu'il est, je soupçonne que le mérite et la vertu n'ont rien à y voir. Diantre, en Morrowind, près de la forêt des Sadris, j'ai eu l'occasion d'acheter une belle Impériale pour seulement mille drakes. C'était une criminelle de droit commun, réduite en esclavage pour une bagatelle. Dans cette contrée de sauvages, les Telvannis rudoient les Impériaux à loisir ; c'est leur façon d'en remontrer aux occupants du pays. Ils mettent un point d'honneur à prouver quotidiennement qu'ils sont restés maîtres chez eux. Et donc, quand j'ai croisé ce regard infiniment triste au travers des barreaux d'une cage, la pitié et l'envie se sont liées pour me forcer à la délivrer. Un acte charitable inspiré par des motifs honteux, par les nerfs, voilà qui m'a mis en appétit. Vile, ce furent les mille drakes les mieux dépensés de toute ma vie... Seulement mille drakes pour une telle femme, dont l'esclavage avait brisé la vanité juste ce qu'il faut... Bien faite, pas bêcheuse, dure à la tâche... et surtout, totalement sans illusion, prête à me suivre jusqu'au bout du monde, prête à n'importe quoi si cela pouvait l'éloigner d'un pouce de ces infects dunmers et de cet affreux pays. Qu'ajouter de plus en restant convenable... bien que la modestie de mon public soit douteuse... J'aurais pu rester en Morrowind et profiter simplement de la vie. Mais j'ai trouvé mieux, pour moi et pour elle, hahaha. Quittons donc ces doux souvenirs æthérés : je n'obtiendrai jamais rien de tout cela avec toi, et cela me rendra amer... peste, les mœurs de la jeunesse moderne sont vraiment déplorables. D'ailleurs, je sens déjà que tu vas me donner du fil à retordre...
Les larmes roulaient librement sur mes joues; suffoquée, je ne parvenais pas à me reprendre ; je respirais avec difficulté, et repoussai désespérément toutes ces monnaies scintillantes qui dansaient devant mes yeux jusqu'à me donner la nausée.
- Je... je... je ne suis pas... non... jamais... jamais je ne serai votre...
- Quoi donc, des protestations ? Alors que tu n'as même aucune idée de mes désirs ? Eh. Pour commencer, je veux que tu affrontes la vérité, et cette vérité nue, c'est que ton père, qui avait toute autorité pour cela, s'est servi de toi comme d'une vulgaire monnaie d'échange. Le bel homme. Contemple l'âme de boutiquier des Impériaux et apprends, jeunette. À partir de maintenant, c'est moi qui vais tracer les lignes de ton avenir. Et j'ai des projets pour toi, gamine. Bien sûr, pas celui de combler les lacunes de ton éducation : il y a beaucoup trop de travail, et peu de perspective. J'ai trop mûri maintenant pour ne pas saisir les motivations perverses et mesquines de la charité; j'en resterai dorénavant aux entreprises grandioses et fructueuses, et me gargariserai du doux plaisir de faire des phrases.  Quant aux projets matrimoniaux concernant un noble époux... Vraiment ? Tu as pu gober un seul mot de ce boniment d'alchimiste ? Ton père n'y croyait pas, lui. Regarde-toi : une fille niaise, mais pas là où on l'espérait ; pire, ni grande ni blonde, une bâtarde dépourvue de tout ce qui fait la vigueur et la générosité nordique... lignage pathétique en soi, mais si on y ajoute la naïveté et l'indiscipline, dans tous les domaines... je n'aurais jamais trouvé où placer pareil matériel de seconde main – ne rajoute pas les mensonges à la liste des tares, j'ai entendu les rumeurs. Mais tu crois peut-être que ton père voyait juste, que mes motivations sont égoïstes et simplement malhonnêtes ? Perdu, je ne lui mentais qu'à moitié. Car, contre toute attente, je t'ai trouvé un prince. Pas celui des contes évidemment, mais néanmoins un être fascinant. En fait, s'il faut enfin dire la vérité, c'est lui qui m'a suggéré ce bel arrangement, pour donner un certain lustre à la fête de Soirétoile... Tu ne voudras pas l'admettre, mais vous avez le même sang. Et je me propose d'organiser votre rencontre, pas plus tard qu'aujourd'hui : il a hâte d'admirer sa promise, en attendant la cérémonie... Je suis sûr qu'après quelques débuts difficiles, vous vous entendrez bien, et accomplirez de grandes choses ensemble...
En un éclair, je saisis pourquoi les lits de camp du bivouac avaient été étendus contre la paroi extérieure de l'entrée de mine, et non à l'intérieur. Ce n'était pas pour éviter les éboulements, ou l'humidité suintante. Mes rêves se raccrochèrent abruptement à la réalité.
Il  ne s'agissait pas du tout d'une galerie de mine. C'était un passage vers une salle enterrée. Au milieu de cette cave aux murs barbouillés de noirceur, trônait la statue biscornue. C'était un sanctuaire caché, fraîchement exhumé. Une chapelle impie. Et je revis nettement à ce moment tous les détails de cette idole centrale. Des griffes. Des crocs. Le museau hideux du Corrupteur. Molag Bal.
A mesure que mon visage se recouvrait d'une pâle terreur, Porphyre sourit de toutes ses dents. J'ouvris la bouche pour crier, mais aucun son ne franchit mes lèvres. Porphyre me happa par le bras et me conduisit jusqu'à l'antre obscur. Je tentai désespérément de lui faire lâcher prise, m'agitant dans tous les sens.
- Petite idiote. Cesse de gigoter, tu t'épuises sans faire plaisir à personne. A quoi cela peut-il servir ?
Je lui échappai tout de même. Soudain excédé, il voulut me gifler, mais j'évitai sa main. Il profita de mon esquive pour me pousser vers l'intérieur. Après plusieurs pas forcés, je trébuchai et perdit l'équilibre. En m'effondrant dans le couloir d'entrée, je crus me noyer dans un flot d'ombre. Ma tempe heurta une pierre, mais je ne sentis pas le choc du contact avec le sol. J'étais déjà ailleurs, en dehors de cet instant.

Modifié par Nerwal, 01 avril 2012 - 13:16.


#7 Nerwal

Nerwal

    SAMU Kalendaarien


Posté 05 mars 2014 - 23:41

* *


J'ai traversé le fond du tourbillon pour rejoindre une mer calme. Mais j'ai été rejetée sur une rive amère qui n'offre pas d'issue. Le ventre de la montagne m'a dévorée toute entière, lors d'un festin où les ombres m'ont faite l'une des leurs. A présent j'habite une île sombre et déserte. Ce que je discerne ne change pas. Ni souffle, ni éclat, aucune note plus haute que le silence, rien qui se détache de l'obscurité. Dans cette cave éteinte, j'ai posé la dernière pierre pour m'emmurer vivante. La terreur qui m'étreint devrait me submerger ; sa froide horreur me quitte pourtant, comme me quitte toute vie. J'ai renoncé à ouvrir les yeux, c'est un meilleur sort que souffrir mille maux et mille peurs. Mais puis-je vraiment effacer le temps et attendre ici que mon sang se fige ? Un murmure lointain a prédit mon échec. Déjà des souvenirs me parviennent ; je ne peux les contenir.

Je me souviens d'une petite chambre, creusée dans le sous-sol selon la forme aplatie d'un tambour de chaman. Une chapelle circulaire, d'une voûte si basse qu'elle ne saurait accueillir que des hommes soumis, tombés à genoux. Des chandelles hésitantes lui prêtent vie, ombre et lumière ; la pièce est plongée dans le silence, à l'exception d'un chant profond, chuchoté très bas, d'origine indistincte, insistant comme la prière ressassée à la fin d'un office. Un lourd disque de pierre trône en son centre. Un corps s'y étend, certainement inanimé, peut-être pas tout à fait mort. Tout le long du bord s'éparpillent les reliques de savantes préparations. Un mortier et un pilon. La résine d'un bois d'orient à l'odeur prégnante. Du bitume des caveaux. Des onychas extraits de coquillages pourpres, empilés dans un plat comme une collection de griffes ; des fleurs d'un jaune d'or : la férule gommeuse, la grande chélidoine, des langues de dragon. Décoction de sorcière ou parfum sacré, fluide curatif ou élixir d'embaumement, panacée ou poison, on ne saurait dire quel philtre a vu le jour ici. Mais détailler le gisant est plus troublant encore. Le visage et le cou sont engoncés dans un masque d'ébonite consacrée, ici piqueté de pointes, là, grêlé de concavités irrégulières. Les formes du torse et du bassin s'effacent sous un fatras de bandes, jadis un vêtement serré et élégant de taffetas blanc. Seule chair visible, les chevilles et les poignets ont été recouverts d'une encre épaisse, dont les motifs dégoulinent, se désunissent, pour finalement se tordre en de fins serpents noirs. Les doigts, entrecroisés sur la poitrine, recueillent une figurine vibrant d'énergie impure. Taillées abruptement dans le verre lorkhanique, ses formes s'adoucissent avec l'ajout de fines pierres de lumière aldméries. Mais son éclat funèbre triomphe, car elle porte en son sein une gemme d'âme plus noire encore que son ébène. Cette idole représente une femme à quatre bras et aux pattes d'araignée. Les yeux fous, les lèvres souillées de bétel, elle dévore un fruit piquant de dhattura.

Je me souviens de la traque au royaume de Molag Bal, quand j'étais prise au piège dans son temple souterrain. C'est un enchevêtrement sans fin de couloirs humides et de complots glacés. Une voix, toutes les voix, me hurlent de sortir, le plus vite possible, pour échapper aux ombres meurtrières tapies dans chaque coin. Je cherche un point de fuite en courant au hasard ; je file plus loin, je me heurte à un mur, j'hésite à la croisée des chemins, déboule soudain hors d'une impasse comme une bête aux abois. Sous la panique, mes flancs raclent de rudes arêtes déchirées, je fonds dans une autre enfilade. Autour de moi, le sous-sol nordique, pris de délire, se déforme peu à peu, pliant sous la volonté du maître. La grande courbe d'un couloir de mine perd ses étançons. Sur chaque paroi s'étalent des laves épaisses vomies par un volcan, des dessins rupestres maculés au rouge cochenille réactant des hécatombes, mimant la sauvagerie démente, celle de Bal, son ivresse de massacre, si envahissante, à suffoquer : je détourne le regard, ferme les yeux, la défaillance est proche, un haut-le-cœur me sauve, un dernier hoquet de dégoût me soulève jusqu'à une issue sanglante.
Un air glacial s'infiltre dans le couloir. La bise de caveau me cingle le visage, mais c'est un court répit. Le tunnel s'élargit en direction d'une vaste salle. Mes pas se perdent entre d'immenses dalles mal scellées, leur écho s'enfonce entre les ombres de hautes statues porteuses. Le visage de Bal, sculpté dans le gel, se dissimule derrière les piliers, à la verticale des spectres crachés par quatre tandours ; sûr de son fait, il attend son heure. Une profusion de chemins mènent ici, j'en vois de tous côtés ; c'est le lieu de jonction, le grand point de passage vers Havreglace. Je suis si troublée par cette découverte que je trébuche en montant sur l'autel. En baissant les yeux jusqu'à ma cheville tordue, j'aperçois le bas de la scène. Je n'ai pas buté sur une marche, mais sur un corps en travers de la volée d'escaliers ; il s'est effondré comme s'écroule une statue, d'un bloc, face contre terre, les épaules hautes, les bras collés au tronc. Je ne distingue qu'une chevelure de femme, et une grande robe blanche aux multiples replis. Je m'approche en boitant. Les plis proviennent de lacérations profondes dans le tissu ample ; il me semble que la peau, en dessous, a subi le même traitement. Je ne veux pas vérifier, mais je ne peux m'empêcher de prendre ce corps à bout de bras ; il n'est pas rigide, il est souple comme mes vieilles poupées de chiffon. En cherchant le visage, difficile à dévoiler, j'écarte les mèches collées par un peu de rouge séché. Je découvre une face aux yeux clos ; la vie l'a quittée, je le sens. Pourtant il demeure sur ces traits une expression vivante, impossible à déchiffrer. Je ne la comprends pas, je secoue désespérément cette femme, comme si mon agitation pouvait lui rendre l'énergie qui l'a quittée. Je la sais morte, je crois pourtant qu'elle rêve, que la poussière d'étoile s'échappe toujours de ses lèvres peintes d'écarlate. Je caresse ses cheveux doucement, machinalement, comme si le geste m'était familier. Mais soudain ma tendresse s'assèche. Je lâche le corps, horrifiée. J'ai reconnu ces cheveux. Ils ont viré auburn à cause de... Une coulée froide plonge sur ma nuque, une terreur atroce se répand dans mes veines. Oui, c'est cela, ils ressemblent aux miens... Vérité éclairante. Je sens à présent que je suis cernée par d'autres ombres, toutes proches déjà, coulant de chaque boyau, elles viennent emporter ces reliques jusqu'à la chapelle de la Grande Nuit... Le mal est déjà fait, et je suis prise au piège... Non, c'est sans issue, là et ailleurs... Je suis une ombre qui passe, qui se souvient du calvaire d'une ancienne vie... Je respire le parfum rouge Sanghin, mon cœur se renverse... ma poitrine palpite follement, mon cou bat comme un marteau de forge ; la fragrance écœurante du vin fusé s'imprègne jusqu'à tourner la tête et tomber à mon tour...

Je me rappelle avoir été meurtrie au temps des flétrissures. Porphyre, le messager de Bal, est arrivé pour délivrer l'anathème de son maître, un baiser féroce et cuisant. Je suis prise au piège, emmêlée dans les fils de la destinée. Les phalènes tisseuses de mythes ont commencé l'embaumement, et filent autour de moi la chrysalide de la résurrection. Elles ont confectionné une robe magnifique, mais si serrée qu'elle ne laisse aucun mouvement libre. C'est un joyau d'une pureté sans tache, que Bal devra, le moment venu, déchiqueter. Après son avènement, je deviendrai sa sœur de crime, une traîtresse au cœur d'ébène. Porphyre est là tout près, partout autour de moi, préparant cette union, m'accablant de toute son attention. Je ne peux plus refuser les pépins de grenade qu'il laisse couler lentement dans ma gorge, et qui entérinent mon passage d'une rive à l'autre. Lentement, rituel après rituel, je suis apprêtée pour les noces impures. Seuls mes pieds nus dépassent de la robe, comme s'ils ne m'appartenaient plus. Avec un soin infini, Porphyre y appose les runes déflorant les secrets les plus intimes, le cône de henné traçant une nuée noire sur la peau blanche. Avant d'être présentée au Corrupteur, mes mains doivent subir le même sort. Celles de Porphyre se sont changées en griffes, dansantes et menaçantes...

Des gouttes vives perlent et se rejoignent, pour tomber en s'aplatissant sur la pierre de l'autel. Le monde a pris le goût de la douleur. Quand j'aurai assez versé de ma flamme, Bal viendra, et je respirerai avec lui l'essence maudite. Je chérirai son vice, je boirai les poisons, et j'embrasserai avec délice son souffle dépravé.

*


J'ai épuisé ces souvenirs que je n'ai pas vécus. J'ai employé mes dernières forces à fuir, pour me réfugier dans le coin le plus sombre. Suis-je encore enterrée dans le cellier de mon père ? Ai-je déjà sombré jusqu'au havre de gel promis par Molag Bal ? Non, je ne crois pas. Je reconnais l'endroit. Je suis venue ici dès mon premier songe. J'y ai laissé ma trace ; peu à peu, j'ai élargi ce terrier. Je suis capable, enfin, d'ouvrir les yeux et de chasser une partie de l'obscurité que j'y ai apportée. Et je découvre avec étonnement que je n'y vivais pas seule.
La voix qui murmurait appartenait à cette femme. Elle m'était apparue lorsque Liveta me signifiait la condamnation ; je la retrouve ici, à mon point le plus bas, car ce monde, le reflet d'une autre vie, lui appartient aussi. Nous voici face à face, sœurs dans les ténèbres. Je peux la détailler. Ses cheveux sont tressées à la mode impériale du Niben, pour dégager son front ceint d'une tiare, servant de support à un rubis proéminent, anguleux, aux arêtes aussi tranchantes que les crocs d'un dragon rouge. Elle s'est drapée dans mon brat. Des symboles abstraits ont remplacé les broderies décousues, si enchevêtrés qu'ils tissent une carapace d'argent : le châle me renvoie une image déformée que je ne reconnais pas. Le regard de cette femme, sévère et intense, n'a pas changé. Mais elle ne parle plus au-dessus de ma tête.
- Que fais-tu ici, T'rina ? me demande-t-elle, étonnée et directe. Tu es sortie de ta route.
- C'est ma cabane cachée au fond la forêt. Ma chambre sous les toits. Mon rêve noyé au fond de la rivière. Le dernier endroit où je suis à l'abri. Je suis arrivée au bout du chemin tracé par mon père ; c'était une affreuse impasse. Je dois faire demi-tour.
- Pourquoi crois-tu qu'il existe une voie toute différente ?
- Je crois que... que les moments que j'ai vécus depuis l'année dernière doivent avoir un sens.... qu'en les mettant tous bout à bout ils conteront une autre histoire... peut-être difficile, mais aussi profondément belle, j'en suis sûre, je veux le croire... Je voudrais composer un récit différent qui viendra enfin recouvrir cette réalité insensée... Je ne veux pas que mon père façonne ma vie, et... je... je ne veux pas rencontrer Bal.
- Tandrina, il est des fils tendus dans la longue trame que l'on ne peut trancher.
- Je ne veux pas que ces fils finissent de tisser la robe de Bal. Je ne danserai pas avec lui.
- Je ne parlais pas de Molag Bal. As-tu la moindre idée du prix à payer pour porter hors de soi une telle idée ?
- Je n'ai plus rien à perdre, je crois...
- Mais tu n'as rien à offrir non plus ; rien que des rêves insensés. Tu arrives devant l'autel sans prince et les mains vides, petite.
- Apprends-moi, suppliai-je, et pour la première fois, la sibylle vacilla et perdit son air sévère.
- Sors d'ici, par la porte dérobée, dit-elle en se regroupant. Marche sur la clarté si tu l'oses. Grimpe jusqu'au sommet, si tu le peux. Alors tu me trouveras en volant au-delà du zénith comme tu m'as trouvée en creusant sous le point le plus bas, et je te dirai les mots.
Et cette femme disparut, emportant avec elle toute la noirceur qui restait dans la pièce, comme une traîne démesurée qui s'accrochait à sa robe de prêtresse.

Mon refuge, maintenant exposé en pleine lumière, a pris la forme d'une tente royale. Le temps a reculé jusqu'à l'aube, l'époque des luttes. Mon prince m'a quittée au matin ; comme épouse-guerre, je dois sortir à mon tour, tenir mon rang. Je découvre un large champ de bataille. Les hautes coulées de neige ont englouti la mêlée ensanglantée des combattants. Les cris se sont perdus dans le vallon pour monter jusqu'aux cimes où pleure ma mère ; les avalanches sont ses larmes jetées sur cette ère insensée. Je me vois marchant dans la neige, toute seule, vers des hauteurs inapprochables qu'on ne peut distinguer d'en bas. Mon désir de monter jusqu'au ciel est aussi fou que les disputes de ces guerriers. Je suis incapable de reconnaître mes sentiments tandis que je m'élève, mon cœur est blanc et noir, car cette ascension se paie d'un prix terrible. Je piétine des cadavres, la pitié de ma mère, et un morceau de moi.
Je suis arrivé au bout, je ne sais comment. Et la sibylle m'attend, assise sur la pierre des lois draconiennes, impassible. Elle ne semble pas avoir douté de moi. Mais quand elle desserre enfin les lèvres, le désespoir perce. Elle laisse échapper des mots qui n'ont plus rien d'humain, dépassant tout ce que les songes m'ont laissé entrevoir. C'est une harmonie de lueurs sombres et claires, rayant l'agitation stérile des hommes égarés par la haine. Ses mots sont le souffle qui frappa le grand sommet déchiré, à l'aube des temps, l'étincelle qui prit le roc et le pétrit en chair ; leur trace révèle l'agencement de chaque os de la terre, la mathématique céleste des errements des Magné-Gé, les secrets des lunes timides, le mouvement énorme des planètes dont la roue nourrit la manne des bénédictions divines. Surtout, ils ont recueilli l'écho désespéré du chagrin qui frappa Kyne quand elle perdit Shor, et ils portent encore la douceur mortelle de ses larmes quand elle le pleura. Leur phrasé m'élève maintenant au jardin éternel. La prêtresse me montre la neige qui tombe autour de nous, puis nous revenons à la cime et je continue à voir ces flocons étincelants papillonner autour de nous. Car ils sont partout, et en nous.
- Maintenant, tu as entendu les mots, sœur, me dit-elle
- Mais je ne saurai pas les mettre dans ma bouche, pleurai-je. Ils sont plus grands que moi.
- Je le sais mieux que toi. Viens.
Et la sibylle aux yeux d'argent souffla sur la Gorge Neigeuse, et le vent nous déposa jusqu'au pied de la montagne, loin au nord sur la frontière fantôme, là où la terre, l'air, et les eaux se partagent l'espace en mêlant leurs glaçons.
- Pour gagner la force de hurler les mots, tu dois entrer dans le temple aux trois arêtes et aux quatre côtés. Il trône sur la falaise, au bord de la mer fantôme, là où ton mari est mort dépecé. Voici ton brat, Tandrina. Je l'ai recousu pour toi, comme il convenait de le faire. Porte-le comme un bouclier, porte-le comme un miroir, n'oublie pas qui tu es.
Avec précaution, je traverse la forêt, de plus en plus dense, de cairns dressés sur la lande. Avec candeur j'ouvre la dernière demeure du roi rebelle.
Je longe le corridor d'entrée, la maison des fantômes, contenant sept mille de mes vies. Un fleuve enroulé de souvenirs et d'avenirs possibles. Mon père qui conduisait son jeune fils à la fête portuaire, pour assister au défilé militaire. Mon père, Impérial noyé dans le flot des étrangers. Un garçonnet jouait avec moi dans les cordages ; plus tard, je l'appellerai Julian. Ma mère me tendait son brat, devenu le mien, et me fixait, toute étonnée : pour la première fois, elle se voyait en moi. Je regarde les grands vaisseaux partir en Atmora, voguant du jour de ma naissance vers le point où je suis née vraiment, les quatre îles étoilées du Nord lointain. Une grande fête au hameau, Julian à mes côtés. On nous a proclamés roi et reine. Mais je porte la couronne de houx d'une veuve éplorée et, à la tablée que nous devons présider, nos deux places resteront toujours vides.
Je visite l'antichambre, la maison des rêves. Je vois mes trois sœurs, toutes changées : la mariée antique, froide et fidèle, l'éternelle amante qui s'est perdue loin au sud pour revenir à son point de départ, et la belle ténébreuse qui n'est pas de ce monde, qui a plaqué sur son visage mort les traits et les expressions de mon frère afin de tromper les vivants. Mon prince, qui se tient à mes côtés, se révèle comme le roi-serpent, écailleux, pervers, qui a conquis tout le nord en quête des jills immortelles. Mais il ne peut garder sa forme stable et dégénère à vue d’œil. Il devient une masse flasque comme une méduse, aussi inconsistante que la mer fantôme chargée de glaçons ; il lance une myriade de bras vers le ciel. Ainsi naît la mangrove primitive, forêt-marais, où croupissent ses secrets difformes si longuement macérés. Il me dit de sa voix-abysse, venue d'outre-tombe : c'est moi qui t'épouse, car je n'ai pas de forme, je suis le seul à savoir qui tu es, derrière les cris et les pleurs. Mais avant qu'il ne révèle mon secret troublant, il s'effrite et part en poussière dans la tombe. Traître trois fois, explique mon frère-sœur Livihan, tenant encore le poignard ensanglanté dans sa main.
Je retrouve le tombeau, la maison des secrets. Le roi mort repose sur la table d'embaumement. Je n'ai pu l'épouser. La poitrine de mon promis a été percée ; son torse enfoncé libère à présent des humeurs blanches, rouges, noires et jaunes, des esprits qui sifflent et persiflent en s'échappant vivement. Ces démons s'accrochent à la voûte nocturne, rallumant un à un les phares de la constellation fantôme, le serpent tapi sous l'horizon. Et les mots-voix, les clés-énigmes, les souvenirs-avenirs affluent. Trois étincelles, étoiles filantes de l'obscurité, s'enroulent autour de moi, enjôleuses, et commencent à psalmodier, pour me laisser un cœur dur comme le sang figé de Shor, une graine noire d'ébène qu'ils ont fait germer. Danse avec moi sur ce cadavre, lance la première moqueuse, pour fêter ta première mort et toutes les autres à suivre, complète la deuxième, un esprit vengeur qui me tend avec cérémonie la lame souillée de Livihan, celle qui règle le commerce entre les êtres. Car, annonce la troisième, au milieu d'un récital de théorèmes et de recettes enfouies dans les grimoires, pour terrasser le sang immortel à l'épée courbe et aux yeux fous, il ne suffit pas de retrouver les mots de cette vieille chanson perdue en Atmora ; oui, renchérit la première voix rieuse, il faut marcher comme nous car nous sommes ton ombre unique ; et la deuxième reprit : je suis la haine et tu es mon cri ; à l'unisson avec la première : NOUS SOMMES CE PUITS CREUSE DANS LE SITHIS INFORME. Replie-toi sur mon cœur déchiré, dit une voix, contemple ma force démesurée, ajoute l'autre. Ce secret, tu ne sais pas encore ? Demandent les trois ensemble. Tandrina-soupir, fille du vent, commence la première, ta chanson n'est pas ici la bonne clé, énonce la troisième. Celle qui ouvre le ciel est Tandrina-furie, celle dont le cœur est le tourbillon, révèle la deuxième, avant de relâcher son étreinte.


* *


Le réveil fut atroce. A peine consciente, je portai la main à ma tempe gauche. La douleur était étourdissante, mes doigts déjà poisseux. En un instant je revis tout : Porphyre, son discours terrible, Porphyre qui me poussait dans la grotte, ma chute tête la première sur la pierre, ce qui m'attendait. Je rampai dans la poussière, fis un énorme effort pour me hisser sur les bras. Quand je fus sur mes pieds, le mal diminua un peu ; je réalisai que j'en avais déjà éprouvé une partie le matin. Je n'eus pas le temps d'essuyer ma main rougie ; j'entendis déjà les pas du dévot de Molag Bal, rentrant à son tour dans le cercle obscurci. Je me redressai en chancelant pour affronter Porphyre.
Le bras déjà levé, il barre le chemin vers la lumière, une tache sombre sur le soleil qui ne fait que grossir. Sa face bestiale se perd dans le contre-jour, ses mots claquent, ses gestes fourchent ; il n'a plus rien d'humain.
- Au fait, jette-t-il, je ne t'ai pas encore conté la fin de l'histoire, à propos de cette Impériale que j'avais achetée. Je veux dire, ce qui est vraiment arrivé une fois quitté Morrowind... Veux-tu l'entendre ? Mais, attends, tu es fille de Cyrod, toi aussi, je le sais; alors...
Aveuglée par le jour de midi, je ne le vois plus. Je redoute son coup de griffe, inévitable pourtant. Il ne reste qu'un infime instant, trois pas au plus, avant que le clerc maudit n'inscrive sur moi ses lettres noires. Je sens déjà ses mains s'étirer dans la nuit. J'ouvre les lèvres pour appeler, mais aucune corde ne vibre ; il ne sort qu'une stridulation bizarre. Je recule pied à pied vers le fond de la caverne. Mon échine vient s'accoler à une paroi, m'arrachant un frisson, je touche à un avenir glacé. Nulle part où fuir. Suis-je assez sombre pour me cacher moi-même ?

Je ferme les yeux, je glisse. Le silence me recouvre. Que Porphyre vienne, il ne me trouvera pas. J'ai fui encore jusqu'au palais intérieur, que j'ai bâti entre le songe et l'éveil, au milieu de ces nuits passées seule. J'en reconnais l'obscurité, le calme douloureux, le temps immobile. Il est couvert de la cendre âcre qui étouffait le cellier. Mais je vois ses lézardes, partout, mes failles personnelles qui se creusent à mesure que j'avance. J'avais longtemps suivi une pente douce. Petite fille, jeune fille, je voguais toujours avec le courant. Du haut de mes seize ans, je vois ces souvenirs retomber en cascade, et je sens percer cette fois une vilaine brûlure. C'est un sentiment neuf, qui me ressemble comme nul autre encore. C'est froid comme mon destin et toutes ces nuits d'automne. Il s'est nourri du ressentiment coulant à l'origine, il s'est enfin débarrassé de la honte d'en vouloir à un homme à qui je devais tout et qui ne m'avait jamais touché. Car ce père a découvert le visage de son ambition en me confiant à son ami Porphyre. Son geste m'exaspère, empoisonne un sang qu'il avait déjà légué troublé. La flamme qui couvait en moi s'embrase franchement, l'incendie commence à dévorer chaque mur, chaque sentiment, sans rien épargner, ma maison brûle autour de moi. Tandrina, dont le cœur est une furie. Les trois esprits ont ouvert cette brèche, pensai-je brièvement, avant de revenir, inévitablement aspirée, aux bassesses de mon père, qui répondent si bien à l'écho de mes pires craintes. Je sais déjà pourquoi il m'a sacrifiée sans trop tergiverser. Il préfère un autre de ses enfants, et jamais, jamais, je ne gagnerai l'estime qu'il me refuse. Il m'a reniée, peut-être parce que je lui ressemble trop. Maintenant c'est trop tard. C'est l'heure du désastre. Choisir sa fin. Porphyre, ou le chaos qui monte en moi. Mais qu'y a-t-il encore à décider. Je ne serai plus la fille de cet homme, ni la victime de cet autre, qui est peut-être le même, cet homme cupide, qui souille et qui corrompt partout. Enfin me vient cette force, recueillie chaque jour passé dans la prison, nourrie par tous les silences imprimés à vif sur ma chair. Je retrouve la dévotion, voluptueuse et cruelle, qui me possédait lorsque je soupirais auprès d'un dieu imaginaire en implorant son pardon. Oui, j'aspire à me détruire, avec avidité même, si je peux tous les emporter avec moi. Alors, je me jette toute entière dans le brasier intérieur, je me consume d'un souffle. Je n'existe plus, je ne tremble plus. Je suis une de ces ombres qui dansent dans l'abîme, et c'est le monde à son tour qui frissonne. J'ai crevé la chambre noire, tout est clair à présent. Je vois les univers dévastés. Je ressens toutes mes morts, passées, présentes, à venir. Je goûte au renoncement odieux de chaque jour. J'entends l'éternelle procession des chagrins. Mes prunelles s'ouvrent grandes, deux vides calcinés par le mal. Mes lèvres se desserrent et laissent échapper ma réponse, un cri muet, diaphane, l'oraison froide des lunes, le gémissement primordial qui remplit à nouveau le ciel endeuillé. La dernière image que je reçois clairement avant de sombrer, c'est la silhouette du clerc de Molag Bal, les griffes encore en avant, mais qui se débat déjà au milieu des nuées hurlantes. L'instant d'après, l'entrée de la grotte cisaillée par le cri s'effondrait sur elle-même.

* *






0 utilisateur(s) li(sen)t ce sujet

0 membre(s), 0 invité(s), 0 utilisateur(s) anonyme(s)