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[h] Les Aventures Véridiques Et Instructives De Lucrèce Musilius


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#1 redolegna

redolegna

    Les vacances de Monsieur Hulot


Posté 23 décembre 2008 - 11:48

Le nettoyage de la Guilde




J’ai toujours aimé Vivec. Ce n’est peut-être pas ma destination préférée, mais c’est une jolie ville, très animée, surtout en fin de journée, quand les marchands de fruits cherchent à vendre ce qu’ils ont sur leurs étalages avant que ça ne pourrisse. Il faut alors les entendre se chamailler sur qui fera la plus belle remise aux passants. Untel divise son prix par deux. Tel autre vous offre cette généreuse portion d’un légume repoussant mais qui, nous assure-t-il fond dans la bouche avec une saveur divine pourvu qu’il soit correctement préparé. Je connais un homme qui s’est fait une petite fortune en louant des sièges pliables pour assister aux représentations de ce théâtre de rue que les commerçants donnent immanquablement.

Mais je m’éloigne de mon sujet.

Ce jour-là, j’aimais beaucoup moins Vivec, parce que la ville me présentait une nouvelle particularité : je m’y trouvais, sans souvenir de m’y être rendu, et j’étais solidement ficelé à une chaise. Ma tête résonnait des coups qui m’étaient administrés sans trêve, du sang coulait de mon nez et mes lèvres avaient été fendues par un poing très vindicatif et... vert.

Ma vision était peut-être troublée, mais je restais capable de distinguer les couleurs. Et d’associer une pareille teinte à un Orque. Bien ma veine. Un Orque qui ne faisait aucun effort pour faire mentir la terrifiante réputation que les siens se traînaient depuis des millénaires.

« Ça ira pour le moment, Lorbumol, fit une voix au moment où je croyais qu’il n’allait rester qu’une pulpe sanguinolente en lieu et place de ma tête. Il est à point. »

Je ne me serais pas appelé Lucrèce Musilius si, à moitié aveuglé, incapable de bouger d’un cil, je n’avais pas réussi à articuler un défi à l’adresse de mes bourreaux.

« Oh, pour l’instant, je suis juste saignant. Et si on ne s’occupe pas de moi, demain je serai bleu. Vous croyez pas qu’il faudrait encore un peu me laisser mijoter ? Ma chair n’est pas assez attendrie pour que votre molosse puisse me croquer sans y laisser des dents... »

Le coup suivant me cueillit au creux de l’estomac et l’air fut brutalement expulsé de ma poitrine. Je me retrouvai à haleter sur ma chaise. Mais pendant que je provoquais l’Orque, je faisais fonctionner ma mémoire aussi vite que ma pauvre vieille cervelle le pouvait. Lorbumol, ce n’était pas courant... Qui portait ce nom dans la région ? Et puis je me souvins. Une invitation à Cœurébène, il y a quatre ans, pour fêter la première décennie de colonisation. Un grand gaillard baraqué, suivi comme un petit chien par un géant de deux mètres de haut et complètement vert. Sjoring Âprecœur et Lorbumol gro-Aglakh. Les deux étoiles montantes de la guilde des Guerriers. Devenus les maîtres de leur corporation en évinçant le vieux Mercius par Julianos sait quelles manœuvres. On leur prêtait toutes sortes de malversations, jamais prouvées, bien sûr. Et je me retrouvais aux mains de ces sadiques !

J’entendis le raclement d’un fauteuil qu’on traînait en face de moi. Puis un bruit sourd, comme si quelqu’un se laissait tomber dedans.

« Lucrèce, Lucrèce, mon vieil ami, tu t’es fourré dans un bien mauvais pas. »

À ma grande surprise, ce n’était pas ma conscience qui me signalait cela avec quelques heures de retard. C’était la voix de Sjoring. Je n’avais rencontré ce parvenu qu’en une unique occasion et nous avions échangé trois mots. Pas de quoi forger une longue amitié.

« Tu sais quoi, Lucrèce ? Tu as admirablement bien mené ta barque, pendant tout ce temps. Enfin, regarde-toi ! Personne ne te connaissait en Cyrodiil, tu étais un comptable dans une administration tatillonne, mais un jour, boum ! la chance frappe. Tu remets à ton supérieur des parchemins qui indiquent qu’un nouveau territoire va s’ouvrir à la colonisation. Tu ne fais ni une ni deux et tu quittes ta petite vie étriquée. Le vent de l’aventure souffle dans tes cheveux, le genre de conneries que racontent les poètes en mal d’inspiration, hein... Et te voici devenu le premier Impérial à poser le pied en Vvardenfell ! Tu as tout vu, tu as rencontré tout le monde depuis ! Et tu es resté indépendant. »

C’était donc ça. J’entendis plus que je ne vis Sjoring se lever et se poster derrière moi. Il m’étreignit l’épaule jusqu’à ce que la douleur devienne presque insupportable. Je serrai les dents mais le contact avec mes lèvres tuméfiées ajouta à ma torture. Un gémissement m’échappa.

« Tu t’es toujours dérobé devant les invitations des guildes. Personne ne savait pourquoi, mais moi si. Tu aurais été brillant, mais tu te serais à nouveau retrouvé derrière un bureau à compulser des rapports sans signification, quand, dehors, il y avait ton vent, ton putain de vent, ton putain de bordel de merde de vent de l’aventure, Lucrèce ! »

Il serra encore un peu et je sus que quelque chose allait craquer. Je me débattis, des larmes perlant de mes yeux gonflés. Ce salaud m’avait à sa merci et comme un vrai bon salaud, il n’allait pas me tuer avant de m’en avoir fait baver, avant de m’avoir humilié.

« Mais quand on reste en-dehors des administrations, Lucrèce, mon ami, on manque les nouvelles liasses de parchemins, les liasses qui n’en finissent pas, mais qui disent que, oh ! c’est allé si vite, que le Vvardenfell est devenu une contrée civilisée où les elfes disent bonjour quand un gars puissant passe dans la rue et où les gens sont assez malins pour se ranger à l’avis des guildes.
– Les Dunmers me disent bonjour, et j’ai jamais été puissant, articulai-je, la langue presque collée à mon palais.
– Oh, oui. Mais pas un seul qui incline la tête dans ta direction. »

Il me tapota la tête d’un geste que j’aurais qualifié de protecteur en d’autres circonstances puis, sans prévenir, m’enfonça brutalement son genou dans la colonne vertébrale. Je m’évanouis quelques brefs instants de soulagement où la douleur cessa de me traverser encore et encore. Lorbumol me réveilla d’une énorme claque. Je secouai la tête pour m’ébrouer mais la souffrance ne me quittait plus.

« Tu vois, Lucrèce, les règles changent, même quand on n’y prête plus attention. Les mercenaires, par exemple. En général, je rachète les petites compagnies et je les éparpille dans les différentes antennes de la guilde. Simple, efficace. Mais tu es le dernier, Lucrèce, comme tu as été le premier. Tu ne réponds pas aux offres, tu n’acceptes plus nos contrats et tu refuses toute rencontre avec les officiels que j’ai envoyés. Ça n’est pas bien, Lucrèce, pas bien du tout. Alors, j’ai donné l’ordre de te ramener, parce que je pense que je me dois de veiller au bien-être de tous les gens qui vivent sur cette île. »

Il se tut, sans doute pour reprendre un peu haleine. Il me débitait ce joli petit discours qu’il avait passé des jours à répéter, se délectant de chaque phrase, savourant à l’avance la peur qu’il instillerait en moi à mesure qu’il prononçait les mots. Et il me laissait mariner dans mon jus, à attendre que la condamnation vienne.

« Les gouverneurs impériaux de la province – la province, pas juste le Vvardenfell – ont décrété, en accord avec le roi et les chefs des Grandes Maisons que les indépendants doivent tous rejoindre la légion, les gardes ou les Guerriers. Il fallait absolument que je mette le grappin sur toi. Tu ne te sentirais pas bien dans une armée. Alors que je suis prêt à te donner un bon poste, une bonne paie et je te promets même de te laisser opérer en solitaire à chaque fois que tu le jugeras bon.
– Crache ton venin, Sjoring, dis-moi ce que tu veux, lâchai-je d’une voix lasse. On ne commence pas par attacher et battre comme plâtre un futur employé, sauf dans un ou deux cas bien précis.
– Oh ? Tu veux que je te menace de continuer comme ça si tu n’obéis pas ?
– Ce que je veux, rejet d’égout ? parvins-je à prononcer en sentant Lorbumol franchir à grandes enjambées la distance qui le séparait de moi et en entendant le soudain déplacement d’air signifiant qu’il ramenait son poing en arrière pour frapper. C’est être loin d’ici, en bonne santé, et ne jamais avoir entendu parler de toi. Mais ce n’est pas ce que je veux qui compte. Si tu n’avais pas besoin de moi, tu m’aurais fait tuer parce que c’est dans tes manières de brute mal dégrossie. J’ai un talent et tu veux t’en servir. Alors dis-moi ce que c’est. »

Le poing partit, droit vers mon œil, mais je savais qu’il arriverait et je m’étais préparé. Je laissai tomber mon front en avant. La douleur explosa une fois de plus et du sang coula sur ma paupière droite, engluant les cils. Mon arcade sourcilière avait éclaté, mais cela valait mieux que de se retrouver borgne. Âprecœur partit d’un rire caquetant.

« C’est un malin ! Lorbumol, qu’est-ce que je t’ai dit ce matin, quand tes petits gars l’ont amené presque inconscient ? je t’ai dit : “Celui-là, c’est un futé, il faudra faire attention à ce qu’il n’achète pas nos âmes au rabais pour nous les revendre le double de ce qu’elles valent !”
– Finis-en, Sjoring, suppliai-je. Personne ne t’a dit de ne pas jouer avec la nourriture ?
– J’avais un chat, quand j’étais petit, et il était drôlement rusé comme toi, musa le guerrier. Quand il attrapait un rat, il lui déchirait les pattes arrières à coups de griffe et il le regardait essayer de s’enfuir pendant des heures. Et je regardais mon chat qui regardait son rat et je me suis toujours demandé si je pourrais faire ça un jour, moi aussi. Et je me le demandais tellement que j’ai tranché les jarrets de mon chat et ça n’était absolument pas drôle. Alors je me suis dit que c’était peut-être mieux avec les hommes. »

Un déplacement d’air, un bruit sourd et Sjoring était à nouveau assis devant moi dans son fauteuil au dossier plein. J’entendis Lorbumol s’éloigner de quelques pas. Pas de coups pour quelques instants. Je dilatai à fond mes narines en essayant d’empêcher le sang de les obstruer et inspirai. Mon souffle se fit moins court, regagna en régularité.

« Tu connais beaucoup de gens, Lucrèce.
– J’ai rencontré du monde, répondis-je en haussant les épaules en réflexe. Sauf que ne pouvais pas et que je donnai l’impression de tirer sur mes liens. En pure perte, d’ailleurs.
– Et tu traites avec des gens qui ne sont pas toujours du bon côté de la loi.
– Jamais un garde ne m’a dit ça.
– Moi, je te le dis. Habasi, Aengoth, Hélende.
– Qui c’est ?
– Aussi appelés Dents-de-Sucre, le Joaillier et la Grande. Ça t’évoque quelque chose, quelqu’un ?
– Vaguement... Ce sont des personnes importantes ?
– Vas-y, Lorbumol. »

Les cinq minutes suivantes se déroulèrent sans surprise. Prisonnier de la chaise, je hurlai à n’en plus finir sous les assauts répétés de l’Orque déchaîné. Ma poitrine, mon ventre, mes bras, mes jambes, mon entrejambe, mes tempes, rien ne fut épargné par cette brute. Les larmes, la sueur et le sang barbouillaient mon visage d’un rose affreux, je le savais. Ma paupière gauche était fermée, impossible à soulever, l’autre, collée par la coagulation, ne valait guère mieux.

« Tu vois, ces trois-là m’agacent plus que toi quand tu te butes et refuses de voir ton propre intérêt. Tu comprends ça, Lucrèce ? »

Ma tête était tombée lourdement sur ma poitrine. Il me saisit par les cheveux et la releva avec toute la douceur qui l’avait caractérisé jusque-là : aucune. Du tranchant de sa main libre, il me frappa la gorge. Je fus submergé par l’envie de vomir et un goût de bile envahit ma gorge. J’étais au bord de la suffocation.

« Ce sont aussi des petits futés. Ils jouent au chat et à la souris avec les gardes. Mais moi aussi je suis un chat, Lucrèce. Et je frappe là où ça fait mal mais où ça ne tue pas tout de suite. Et je frappe par ceux qui les connaissent, parce que si mes hommes s’approchent de ces trois-là, pfuit ! personne ne les a jamais vus, personne ne sait où ils se trouvent. »

Une pause. Mais les pauses étaient tout aussi affreuses que le reste, désormais. Tout mon être me criait d’abandonner, de ne plus faire d’efforts et de sombrer dans l’oubli de la mort. Je priai en silence, pour la première fois de ma vie, je priai à en perdre la tête, envahi par la souffrance. Dieux, Neuf miséricordieux, accordez-moi la vie, laissez-moi sortir, laissez-moi vivre un instant libre. Je vous offre mon sang et mes larmes, je vous offre mon vomi et ma sueur, je vous offre mon chagrin et mon désespoir. Prenez-moi, emportez-moi si vous voulez, mais accordez-moi cet instant.

« Je ne t’aiderai pas, Sjoring. Pas contre mes amis.
– Tu verras, Lucrèce, que tu viendras à moi. Avec les têtes de ces trois empêcheurs de tourner en rond. Et j’en veux une de plus. Le farfelu qui s’est mis en tête de faire des cadeaux aux pauvres et aux opprimés de tout le Vvardenfell. Trouve le chef de la Bal Molagmer et tue-le, lui aussi.
– Je m’enfuirai, promis-je.
– Peut-être. Mais peut-être pas. Je sais juger les hommes et, même à terre, tu n’es pas du genre à fuir. Pas dans ta situation, Lucrèce. Détache-le, Lorbumol. »

Un glissement sournois, celui d’une dague qu’on sortait de son fourreau. Une pointe qui s’enfonça dans mes paumes pendant que la lame tranchait les cordes. De même pour mes jambes, sans que le métal fouillât dans les chairs cette fois. L’afflux soudain de sang dans mes membres me fit crier. Je sentais à peine mes cuisses. L’Orque en avait presque fini. J’imprimai une secousse vers l’arrière et mon siège bascula. Mes jambes cueillirent le guerrier en pleine face, le désorientant pendant une fraction de seconde. Je concentrai tout mon poids vers l’avant et tombai sur Lorbumol qui voyait encore un peu trouble. D’une manchette, il me cueillit au menton et se releva d’un bond. Je gisais face contre terre, la chaise sur mon dos. L’Orque me bourra de coups de pieds.

« Tu vois, Lucrèce ? Tu ne fuis pas. Allez, va-t-en. Je te donne une dizaine de jours avant qu’on se revoie. Mais si l’envie t’en prenait, les ports seront quand même surveillés, hein ! Ne pense pas trop pouvoir te barrer, Lucrèce. J’ai horreur de voir déçus les espoirs de mes vieux amis. »

Je connaissais à peu près la disposition du bâtiment. Je rampai vers la sortie, marchant à quatre pattes dans les escaliers. Chaque mouvement m’était une torture. Salaud ! Ce salaud croyait qu’il pouvait me forcer ? Après que les Neuf m’aient accordé ce que je leur demandais ?

Un Ordonnateur qui me prenait pour un miséreux me chargea sur mes épaules un peu plus bas dans le canton et me jeta sans ménagement hors de Vivec. Tout près du port aux échassiers. J’aurais été prêt à bénir ce garde pour sa petitesse. Rompu de fatigue, je m’endormis à même le sol, pour un court sommeil sans rêve.

Au réveil, je me guidai sur les clapotis pour trouver le lagon qui entourait la ville. Je n’osais pas me jeter dedans de crainte de ne pas avoir la force de remonter. Je puisai un peu d’eau dans mes mains en coupe et la passai sur mon œil droit. Lentement, je sentis la gangue de sang séché se dissoudre. Ma paupière se souleva un peu, puis davantage et finit par s’ouvrir complètement. Il me fallut bien une heure pour me sentir lavé.

Ce n’est qu’alors que je me dirigeai vers la hutte du « capitaine » comme les conducteurs d’échassiers des marais aiment se faire appeler. Il ne fut pas très joyeux de se faire réveiller après la tombée de la nuit. Les Guerriers m’avaient dépouillé de tout, sauf de mes vêtements et de ma maigre bourse. Vingt-cinq septims. Assez pour rejoindre Suran et acheter le silence du capitaine. Juste assez. Helviane n’allait pas aimer que je me pointe à l’improviste pour lui emprunter de l’argent, mais elle était le seul repère qui me restait. Les Guerriers n’avaient pas d’antenne à Suran. J’y serai en sécurité le temps de récupérer.

J’eus mal au cœur pendant tout le voyage. Le capitaine connaissait son métier, mais il ne pouvait pas voir tous les obstacles et le moindre roulis suffisait à me mettre au bord de la régurgitation. Le brave elfe m’aida à descendre les marches qui menaient en ville et repartit aussitôt, pour éviter d’être repéré. Une fois acheté, on pouvait lui faire confiance pour qu’il le reste.

En rasant les murs, je m’approchais le plus silencieusement possible de la Maison des Plaisirs Terrestres. Un nom un peu pompeux qu’Helviane avait choisi pour impressionner le chaland. Ça marchait : la clientèle était souvent assez aisée. Je saisis le heurtoir et en frappai plusieurs fois la porte. J’entendis quelqu’un approcher derrière.

« Qui est-ce ? »

Ça, c’était inhabituel. Helviane et ses filles ouvraient généralement leurs portes en grand, même à cette heure-là. Pas que les portes d’ailleurs. Un coup d’œil au-dessus de ma tête me fit remarquer que la lanterne rouge n’illuminait pas la façade comme elle l’aurait dû. Quelque chose ne devait pas tourner très rond.

« Lucrèce, grommelai-je. Lucrèce Musilius. Vous allez ouvrir cette porte, oui ? »

Le bruit d’un loquet qu’on tirait me parvint depuis l’intérieur. Un juron étouffé et des sons comme si quelque chose de très lourd était soulevé. La porte pivota légèrement et je me glissai dans l’ouverture minuscule.

« Lucrèce ! Qu’est-ce qui t’es arrivé ? »

Il y avait un miroir derrière le bar. Helviane, pour une fois tout habillée, tenait une chandelle dans une main. Je pus m’apercevoir à quel point mon aspect était repoussant : ma barbe poussait par touffes irrégulières, un œil était fermé et l’autre orné d’un magnifique cocard. Ma mine était défaite, il restait du sang sur mes joues. J’avais l’air d’un boucher dont la lutte avec un jeune taureau se serait mal passée.

« Plus tard, dis-je pour couper court à toute explication. J’ai besoin d’un bain tiède, de glace pour mes joues... Tu peux me trouver ça ?
– Oui, mais il faudrait que tu saches... »

L’hésitation dans sa voix, les multiples bizarreries que j’avais repérées un peu plus tôt firent naître un doute affreux en moi.

« Où sont Chanirah et Nachael ? Où sont-ils, bon sang ?
– En sécurité, barricadés à l’étage, balbutia Helviane et ce n’est qu’alors que je me rendis compte que ses jolis yeux gris étaient cernés. Elle avait aussi beaucoup pleuré.
– En sécurité ? Barricadés ? glapis-je d’une voix au bord de l’hystérie.
– Avant-hier... Six hommes sont montés dans les chambres. Ils avaient l’air de revenir d’une expédition. Ils avaient montré leur or et déposé leurs armes. Mais ils avaient... ils avaient des dagues planquées dans leurs bottes et ils ont menacé les filles. Ils ont exigé que je paie une dette que je n’avais jamais contractée. Deux mille septims. Je leur ai donné l’argent et ils sont partis. Oh, Lucrèce, j’ai eu tellement peur qu’ils leur fassent du mal... »

Elle éclata en sanglots et je me retrouvai à lui tapoter le dos en lui murmurant des mots rassurants à l’oreille. Et j’aurais souhaité qu’on en fasse autant pour moi. Voilà ce que ce porc de Sjoring voulait dire ! Se ranger à son opinion, vraiment ! Il savait où se trouvaient mon fils et mes amies. Et ce n’était pas si étonnant, après tout. Il avait déniché mon passé, il était sûrement capable d’additionner deux et deux et de tomber pas loin de quatre en constatant mes fréquentes allées et venues dans la région de Suran. Il n’avait pas volé son surnom.

« Salaud, salaud, salaud, salaud, salaud, fut l’interminable litanie qui sortit de mes lèvres. Salaud, salaud, salaud, salaud... »

Ma vue se brouilla quand les larmes jaillirent. Cela réveilla la douleur dans mon œil gauche. Mais c’était secondaire. La seule chose qui comptait, c’était de se plier à la volonté de Sjoring pour préserver celles que je considérais comme mon unique famille. Mais ça signifiait supprimer des personnes que j’appréciais, et même une amie, Habasi, la féline voleuse de Balmora.

Je maudis les Neuf de la même façon que je les avais priés. En silence. Bâtards d’Aedras, putain de Dieux, saloperies ineffables, tout ça vous amuse, hein ? Vous y prenez encore plus votre pied que Sjoring, pas vrai ? Mon fils, mes amies et moi, nous autres misérables petits pions de la grande Arène, tout juste bons à vous divertir de nos pathétiques efforts. Oh, comme vous avez dû rire quand je me suis cru tiré d’affaire ! Par mes membres débiles, par mes cicatrices livides, par ma pisse et par ma merde, je vous maudis, chiennes de divinités !

Helviane tirailla ma manche et me guida vers l’étage. Elle me déshabilla comme elle l’aurait fait pour un bébé et me fit m’asseoir dans une baignoire en métal, un des luxes dont sa maison pouvait se vanter dans une ville où la conception de l’hygiène était de jeter les victimes d’une épidémie dans la rivière. L’eau n’était que tiède, mais mes muscles éreintés la trouvaient presque trop chaude. Mon amie passa un pain de savon sur mon corps et pressa une éponge pour la faire dégorger avant de me rincer avec celle-ci.

« Tu es une sainte, Helvie chérie, murmurai-je, yeux clos.
– Flatteur. Un bon bain résout la moitié des problèmes, disait ma vieille tante.
– Oh, vraiment ?
– Pas tous, concéda la jeune femme. Elle est morte d’une sale pneumonie parce qu’elle s’était mal séchée au milieu de l’hiver. Une vraie tête de mule et son mari la traitait de carne dès qu’elle avait le dos tourné. Mais elle avait raison la plupart du temps. »

D’un coup, je me mis à pleurer de nouveau. Helviane, inquiète, me caressa les cheveux avec tendresse.

« Allons, Lucrèce, qu’est-ce qu’il y a ? Tu nous sors toujours des pires situations. Tu te souviens quand tu as perdu les doigts de ta main gauche aux dés ? Tu les as regagnés aussitôt et tu m’as affirmé que le joueur trichait cent fois mieux que toi.
– Je ne veux pas que Nachael me voie dans cet état ! hoquetai-je entre deux sanglots.
– Eh bien, il n’aura pas à le faire. Laisse-moi prendre les choses en main pour le moment, Lucrèce. Compte sur moi pour te remettre d’aplomb. Maintenant que tu es là, tout se passera bien. »

Je m’assoupis dans l’eau qui refroidissait et je ne me réveillai qu’aux premières lueurs du jour. Un homme en robe palpait mes côtes encore douloureuses.

« Hmm, finit-il par dire. Vous êtes un jeune homme très chanceux. »

Je faillis lui envoyer mon poing dans la figure mais l’effort à fournir était trop important. J’eus un soupir découragé. Je n’avais même plus la force de frapper un membre du clergé vieux comme le péché et qui, vu le lieu où il officiait, devait baigner dedans jusqu’à la taille.

« Quelques fêlures, c’est tout. Aucun déboitement, pas de fractures. Par pure curiosité, vous vous êtes fait ça comment. ?
– Escaliers, grognai-je, peu enclin aux urbanités d’usage.
– Je vois. Je préviendrai mes acolytes de ne plus cirer celui de notre crypte. C’est le quinzième cas de chute que je traite ce mois-ci et nous ne sommes même pas au bout de la première semaine. Oh, au fait, il faudra trouver un moyen de ne pas toucher à cet œil pendant huit jours, je pense. Voyez ça avec un guérisseur spécialiste en escaliers. »

Le prêtre quitta la chambre d’un pas claudiquant en maugréant contre la jeunesse en général et l’aspect prétendument socialisant des bagarres en particulier. De mon œil valide, j’inspectai chaque pouce de ma peau. Les bleus avaient disparu, grâce à des pommades ou aux prières du vieillard, mais pas la douleur, hélas ! Helviane fit alors son entrée, apportant un plateau d’où émanaient de bonnes odeurs de beurre et de pain frais, de confitures pouvant carier les dents rien qu’en étant dans la même pièce qu’elles et de lait chaud. J’entamai les tartines avec voracité. La mastication ne faisait pas trop mal.

« Doucement, recommanda la Brétonne. Tu ne veux pas te rendre malade en plus. J’ai une surprise pour toi.
– Tout ce qui s’est passé ces derniers jours était un vilain cauchemar et je suis en fait meurtri par les attentions un peu trop enthousiastes de tes pensionnaires, c’est ça ?
– Presque. Il y a un cadeau pour toi sur la chaise. »

Je fixai le siège désigné.

« Helviane.
– Oui ?
– C’est un corset.
– Tu es très observateur, ce matin !
– Je ne suis pas ce genre de clients, Helviane. »

Mon amie me regarda d’un air profondément abattu, comme si de toutes les répliques possibles et imaginables, j’avais choisi celle qui marquait indéniablement que j’étais né crétin et que je mourrais tel.

« Tes côtes doivent être maintenues en place, idiot ! Comment suggères-tu qu’on procède ?
– Oh. »

Moins d’une heure plus tard, j’étais debout, harnaché dans l’infamant corset, habillé avec des vêtements en meilleur état que ceux que j’avais portés en arrivant et rasé de frais. Je ne tenais plus en place. J’étais impatient d’agir, de trouver un défouloir à ma colère de m’être fait piéger comme le dernier des débutants. Une cavalcade retentit dans l’escalier derrière moi et je tournai la tête juste à temps pour voir mon fils en  débouler et bondir vers moi. Je le cueillis au vol et le soulevai très haut. Il se blottit contre ma poitrine et je réprimai une grimace.

« Papa ! piaula-t-il de sa petite voix qui ne manquait jamais de gonfler mon cœur de fierté. Papa ! »

Il avait coutume de répéter les mots importants pour faire bonne mesure. Rien n’aurait pu me faire plus plaisir que de savoir que malgré mes trop rares visites, “papa” était un de ces mots. Son doigt minuscule passa sur les bords du bandeau qui recouvrait mon œil gauche grotesquement enflé.

« Papa est devenu un pirate, lui soufflai-je à l’oreille.
– Est-ce que tous les pirates ont perdu un œil ? me demanda-t-il gravement.
– Non. Mais il faut s’en être fait crevé un ou avoir perdu une jambe pour commander, répliquai-je sur le même ton. Alors je me suis fabriqué un bandeau et tout l’équipage croit que je suis borgne. C’est comme ça que je suis devenu capitaine.
– Tu m’emmèneras sur ton bateau ? supplia-t-il, yeux écarquillés. Je parie que les pirates n’ont pas de leçons à apprendre sur leurs bateaux !
– Navires, corrigeai-je gentiment. Si je suis encore dans la piraterie quand tu auras douze ans, je t’engagerai comme mousse. Mais il faudra que ta mère soit d’accord.
– Maman, maman, cria mon petit garçon, papa veut bien que je devienne pirate. Je peux, dis ? »

Sa mère, qui avait suivi notre discussion sans intervenir, eut une moue désapprobatrice. Chanirah. Magnifique, comme jamais, malgré, ou peut-être à cause, de la menace qui planait sur notre fils. Tout en elle évoquait une lionne, prête à défendre son enfant jusqu’à son dernier souffle et au-delà.

« Nous verrons quand tu auras douze ans, trancha-t-elle, sans montrer une seconde à quel point elle redoutait que notre Nachael adoré n’atteigne pas cet âge. J’aurai une réponse à ce moment-là, je te le promets. »

Nachael ne sembla pas contrarié bien longtemps. Je l’accompagnai chez son précepteur et insistai auprès de ce dernier de la vigilance absolue dont il devait faire preuve. Le Khajiit accéda à toutes mes exigences et me fit signe qu’il ne prenait pas sa tâche à la légère avant de m’éconduire poliment mais fermement, sur un ton qui laissait à mon avis clairement entendre qu’à son avis, l’éducation ne devait s’encombrer d’aucune contingence du genre de la survie de l’élève. A peine rassuré, je retournai chez Helviane.

« Que vas-tu faire ? me demanda Chanirah en passant ses bras autour de mon cou après que je lui ai détaillé la situation dans laquelle j’étais plongé.
– Je n’ai pas beaucoup de choix, soupirai-je d’un ton funèbre. Les voleurs ne sont pas mes ennemis et je n’ai aucune raison de leur en vouloir. Sjoring et ses pantins, c’est une autre affaire. Mais si je ne fais rien, ils se retourneront contre Nachael et toi, sans parler d’Helviane et des autres filles.
– Mais tu pourrais l’acheter... J’ai des économies...
– Si c’était aussi simple ! mais Sjoring ne s’occupe plus de l’or. Il a déboursé des fortunes pour éliminer sa concurrence. Ce n’est plus sa méthode pour compter les points. Ce qu’il veut, c’est le pouvoir et... »

Je m’interrompis. Une idée tout ce qu’il y a de plus saugrenue venait de germer en moi. Je plantai un baiser sur la bouche d’une Chanirah interloquée et improvisai un pas de danse joyeux.

« Bien sûr ! Tu as raison, Chani ! Tout homme a son prix !
– Mais tu viens de dire que...
– Peu importe ce que j’ai dit ! Helviane ! Les livres de compte, vite ! Les vrais et ceux que tu gardes pour les abrutis du Bureau des Taxes ! »

L’après-midi passa dans une frénésie arithmétique. Plume en main, je disposai les chiffres comme autant de soldats que je menais au combat. Des neufs et des zéros dansaient une farandole endiablée sur les parchemins noirs d’opérations toutes plus improbables les unes que les autres. Sur mon ordre, deux des filles coururent emprunter un traité de droit fiscal comparé chez le juge qui tenait aussi la bibliothèque de Suran. Puis ce fut le tour des compétences des guildes tels que définies par les termes de l’Armistice. On convoqua un Argonien dont la salive avait de curieuses propriétés sur l’encre. Des dates furent changées, des nouvelles dispositions apparurent. A la fin de la journée, un Khajiit n’aurait pas retrouvé ses petits dans l’écheveau que j’avais tissé. Les fonctionnaires impériaux en furent tout aussi incapables le lendemain, quand je me présentai à Seyda Nihyn en possession d’une pleine brassée de documents.

Je sortis de la petite bourgade avec des sacoches alourdies par dix mille septims en or : la somme que Helviane Désèle avait payé en excédent, majorée des amendes de retard. J’avais la ferme impression que les collecteurs de taxes regardaient toujours avec des yeux éberlués des lois trois fois centenaires que j’avais exhumées de l’oubli. Le joyau de ma collection était une sentence rendue par le potentat Versidae-Shae lors de la quatrième décennie de la Deuxième Ère (une vieillerie de plus d’un millier d’années) et qui n’avait jamais cessé de faire jurisprudence. Quand les percepteurs sortiraient de l’état de choc que la sortie de fonds n’avait pas manqué de provoquer, un flot intense de courrier allait se diriger vers Cyrodiil pour exiger une refonte en profondeur des lois fiscales. Mais ça n’était plus mon affaire.

Sjoring, que les Daedras déchirent ses membres et se repaissent pour l’éternité de son âme hurlante, Sjoring avait eu raison : connaître les rouages d’une administration donnait un sacré avantage. Mais là où il se trompait lourdement, c’était en estimant que je m’étais tenu éloigné desdits rouages pendant treize ans. Les vieilles habitudes périssent d’autant plus mal qu’on les entretient en lisant des monographies pour combattre les insomnies.

Mais Seyda Nihyn n’était que la première étape d’un voyage de huit jours à travers tout le Vvardenfell. Tous les gens qui avaient une dette envers moi, que ce soit argent ou service, reçurent une petite visite. Cela représentait beaucoup de monde mais je parvins à boucler sept ou huit tours de l’île en six jours. À force de subir les sorts de téléportation des guides de guilde, j’avais gagné un tintement en permanence dans les oreilles et du mal à me tenir droit. Mais ces allées et venues incessantes étaient nécessaires : j’avais besoin d’argent et j’avais besoin de soutien et de contacts. Telle personne terrée à Tel Branora connaissait un homme qui avait récemment déménagé à Gnisis, qui pouvait en retour me faire rencontrer quelqu’un d’influent mais discret dans les environs de Pélagiad...

Le matin du septième jour, il m’incomba de faire les comptes. En tenant compte de toutes les faveurs dont j’avais exigé un remboursement en monnaies sonnantes et trébuchantes, mon magot s’élevait à près de trente mille septims. Une véritable fortune dont il me tardait de me débarrasser pour qu’elle remplisse son but. Mais il fallait bien se rendre à l’évidence : pour le projet que j’avais en tête, trente mille, c’était loin d’être assez. Dans l’après-midi, je rendis une visite impromptue à Habasi.

« L’ami Lucrèce s’agite comme un chaton, ronronna-t-elle avec une pointe d’amusement dans la voix quand le propriétaire du Cercle du Mur du Sud m’eut conduit jusqu’à elle. L’ami Lucrèce ne se serait pas mis dans un mauvais pas ?
– Même un chaton peut faire sa pelote, répondis-je. Et puisqu’on en parle, je voudrais un prêt de ton organisation charitable.
– Un prêt ? Les Khajiits font de mauvais banquiers, ami Lucrèce. Tout le monde sait ça.
– Ça veut juste dire que tu emploies des gens doués pour ça. Je veux le soutien financier de la Guilde, Habasi, et je le veux tout de suite.
– Mraouuu…
– Non, Habasi, tu ne m’auras pas comme ça. J’ai autre chose à faire que ça en ce moment. »

La Khajiit eut l’air franchement offensé que je repousse ses avances. En temps normal, nous aurions joué au chat et à la souris (probablement en partie au lit ou, du moins, dans les environs d’un lit) pour convenir que ce que je demandais devrait être réévalué à la baisse mais que la féline voleuse appuierait chaudement ma requête. Je n’avais ni le temps ni l’envie de m’amuser à des négociations. Le temps que Sjoring m’avait accordé pour exécuter les trois chefs de la coterie de malfaiteurs et autres criminels était presque complètement écoulé. Je n’arrivais pas à me débarrasser de l’image d’Helviane, Chanirah, les autres filles et Nachael baignant dans leur sang, Lorbumol se tenant au-dessus de leurs cadavres encore fumant, l’épée à la main et le sourire aux lèvres. Il n’était pas question que cela arrive. Jamais, jamais, jamais. Je sortis une dague de sous ma tunique, laquelle avait échappé à l’examen discret de Bacola. Les moustaches de Dent-de-Sucre se hérissèrent et elle se mit à frémir, mais je ne pouvais déterminer si c’était la colère ou la peur qui l’emportait en intensité chez elle.

« L’ami Lucrèce sait qu’Habasi n’apprécie pas les gens qui se servent de leurs armes pour parler. Le dernier qui a essayé s’est…
– … retrouvé à flotter dans l’Odaï avec sa tripaille à l’air, interrompis-je, franchement plus d’humeur à supporter la conversation de la Khajiit. Ouvert à coups de griffes. Mais c’est une histoire que tu as inventée, Habasi. Tu n’aimes pas faire mal et je ne crois pas que tu aies jamais tué. Moi, en revanche, ça m’est arrivé et ça va se reproduire si tu ne m’obtiens pas très vite quatre-vingts mille septims. »

Habasi fut estomaquée. Elle s’était manifestement attendue à de fortes exigences mais une pareille somme imposait le respect. Il était peu probable que plus d’un ou deux individus disposassent d’une telle somme en Vvardenfell, de nobles trafiquants comme Orvas Dren ou Yngling Demi-Troll. Seules les Guildes pouvaient jouer avec des fonds aussi importants, et encore.

« Trente ? lança-t-elle.
– Je ne compte pas marchander, Habasi, expliquai-je avec impatience, sans baisser mon poignard. J’ai besoin de quatre-vingts mille septims, un point c’est tout. Tu me les donnes ou il faut que je te fende en deux par le milieu ? »

Ce n’était pas une menace en l’air. Ma posture changea légèrement et la Khajiit remarqua immédiatement que j’étais prêt à passer à l’attaque au moindre signe de refus.

« Ami Lucrèce, fit-elle dans une dernière tentative. Habasi tient à beaucoup à toi, tu le sais ? Et tu tiens à Habasi, n’est-ce pas ?
– Il y a des gens qui importent beaucoup plus à mes yeux, rétorquai-je en fixant sa gorge. Si je dois te tuer pour les protéger, je le ferai sans hésiter. »

Je me haïs pour cette phrase. C’était typiquement ce que Sjoring désirait. Ce monstre ne se contentait pas d’être cruel, il voulait que les autres le soient autant que lui. Les épaules d’Habasi s’affaissèrent et elle commença à sangloter sans bruit. Dent-de-Sucre était une des personnes avec qui je me sentais le plus à l’aise et elle en était bien consciente. Les Khajiits n’avaient aucun concept de la propriété, mais ils étaient farouchement attachés à leur partenaire et j’étais sans doute ce qui s’en rapprochait le plus pour la reine des voleurs de Balmora. En quelques mots, je venais de briser ses espoirs d’être l’élue de mon cœur.

« Trop de pièces à la fois, marmonna-t-elle de façon presque inintelligible. Habasi va contacter ses partenaires et voir ce qu’elle peut faire. Que Lucrèce passe la nuit à Vivec et il aura sa réponse. »

Je partis sans oser me retourner, honteux de ce que je lui avais infligé. Une fois parvenu dans la grande métropole, je m’installai dans ce qui passait pour une auberge décente dans le canton de saint-Olms mais aurait eu au mieux l’air d’un infâme bouge dans le quartier étranger. Certains des insectes qui pullulaient dans mon lit étaient aussi gros que l’ongle de mon pouce. Mais je supportai sans trop de mal leur compagnie : j’aurais été prêt à dormir avec un ours enragé si cela m’éloignait un tant soit peu des poings de Lorbumol.

Trois heures après minuit, je me réveillai en sursaut, soudain conscient d’une présence. La bougie qu’on m’avait vendu pour une somme scandaleuse de trois septims était éteinte. Une forme sombre se détachait près de la porte. J’eus la désagréable sensation que je n’étais capable de la distinguer que parce que l’être qui s’était introduit dans ma chambre le voulait bien.

« Quatre-vingt mille drakes, c’est une somme plus considérable que ce dont je dispose en monnaie à l’heure actuelle. Beaucoup de mon argent est investi dans des affaires qui, pour rentables qu’elles sont, ne m’ont pas encore assez rapporté.
– Qui êtes-vous ? grognai-je, d’une voix rendue pâteuse par le manque de sommeil.
– Le représentant de la Bal Molagmer, si cela vous convient.
– Ouais ? C’est une vieille institution dunmer et vous en avez fait un satellite de la Guilde ? D’une Guilde impériale ?
– Nous travaillons sur cet aspect des choses, m’interrompit mon interlocuteur. Ce que je voudrais savoir, c’est quel genre de services vous seriez prêts à nous rendre en échange d’autant d’argent.
– Je…
– Mais avant que vous pensiez à élaborer un mensonge, me mener sur de fausses pistes ou autre tour de votre façon, je tiens à vous informer d’un petit détail. Votre chambre est cernée d’hommes à moi en qui je peux avoir toute confiance. Je peux les appeler à tout moment. Je leur aurais déjà ordonné de vous tuer dans votre sommeil si Habasi ne m’avait pas assuré que vous ne comptez pas nous trahir. Allez-y, maintenant : racontez votre histoire. »

J’en restais quelque peu interloqué. Puis je me fis la réflexion que cet homme était probablement un peu plus qu’un bandit qui voulait aider les pauvres. S’il tenait autant à garder son anonymat, c’était sans doute qu’il assurait la liaison entre les différentes branches de la Guilde.

« Je peux vous débarrasser du fléau qui vous a fait perdre le quart de vos effectifs, cinq de vos meilleures planques et détruit la plupart des infiltrations que vous aviez à Cœurébène cette année. »

Même dans la pénombre, je pus m’apercevoir qu’il accusait le coup. Les autorités responsables ne s’étaient que peu vantées de leurs coups de filet, parce que cela aurait reconnu un certain statut à la Guilde. Mais j’étais au courant de ces désastres parce que j’avais de fréquents contacts avec la légion aussi bien qu’avec la pègre, travaillant pour l’une comme pour l’autre suivant les moments.

« Je vais tuer Sjoring Âprecœur dans deux jours au plus tard, informai-je la personne qui se dissimulait toujours. Sans votre soutien financier, je n’ai aucune chance.
– Que comptez-vous faire de cet argent, en supposant que cela serve mes… nos intérêts ? demanda âprement l’homme. Acheter des armes ? Nous pouvons vous en fournir, mais ça ne vous servira de rien : vous n’êtes pas aussi bon combattant que le chef des Guerriers. »

Je le lui dis.

Il se passa un long moment durant lequel nous restâmes tous les deux plongés dans un profond silence que ne vint perturber que le raclement de sa gorge.

« Mes… trésoriers vous apporteront la somme demain à l’aurore. Vous voudrez bien m’excuser. J’ai des ordres à donner.
– Je vous conseille d’inclure celui-ci, répliquai-je. La Maison des Plaisirs Terrestres de Suran doit bénéficier d’une surveillance constante pour les prochains jours. Pas un Guerrier ne doit s’en approcher, c’est bien compris ?
– Je suppose que oui. »

Et sur ces derniers mots, il quitta la chambre.

Le matin du dixième jour, je me rendis en toute tranquillité dans la fosse aux lions ; non pas dans l’arène mais au siège de la Guilde de Sjoring. Un planton m’accueillit et me salua d’un bref signe de tête avant de me conduire dans le bureau du maître des lieux. Lorbumol et son chef m’y attendaient. Âprecœur me gratifia du grand sourire de celui qui s’apprête à vous arracher les yeux et que j’avais entraperçu lors de ma précédente visite dans cette même pièce. L’Orque était sans doute incapable de sourire, mais il avait l’air vaguement satisfait : ses babines se retroussaient sur ses défenses en un rictus déplaisant.

« Lucrèce ! s’exclama le Nordique. Ça me fait bien plaisir de te revoir. Tu t’es occupé de notre petit problème commun ?
– Par un moyen un peu détourné, lâchai-je, avant de lui tourner le dos et de m’adresser au vide. Ce sont eux. Je les veux morts. »

Il y eut un bref sifflement et deux dards surgirent de nulle part. Le premier égratigna Lorbumol à la gorge sans se planter dans sa chair et l’autre manqua Sjoring, qui avait eu le temps de plonger vers l’abri relatif d’une table, d’un cheveu. L’air se brouilla un court instant et un Dunmer apparut, une dague à la main. Il repoussa Lorbumol d’une chiquenaude et le colosse s’écroula par terre sans comprendre. Avec un cri de rage, Âprecœur tira son épée du fourreau mais il n’eut pas le temps de finir son geste : la pointe de son adversaire s’était plantée dans son avant-bras.

« Dans vingt secondes, mes hommes vous auront massacrés, nous avertit-il. Et demain, une certaine maison va faire un beau feu de joie, Lucrèce, si tu ne cesses pas cette comédie tout de suite ! »

Il n’obtint pas tout à fait la réaction à laquelle il s’attendait. Celui qui l’avait blessé sortit un parchemin glissé à sa ceinture et le déroula. Je n’avais pas besoin de le lire pour en connaître la teneur : c’était un contrat d’exécution sur sa personne et celle de son lieutenant, au prix de cent mille septims.

« La Morag Tong n’a pas le droit de se mêler des affaires de guildes, feula Sjoring. Cet homme est un associé connu des Voleurs et les représente dans une tentative de déstabiliser l’organisation que je dirige ! Ce contrat n’a pas de valeur légale ! »

J’eus un sourire sans joie. Je m’approchai de mon ennemi qui n’arrivait déjà plus à se maintenir debout.

« Qu’est-ce que c’est que cette sorcellerie ? continua le Nordique.
– Un poison assez coûteux, lui répondis-je d’un ton égal. Il paralyse progressivement les muscles de tes membres puis t’empêche de respirer et stoppe ton cœur. Il n’y a pas d’antidote connu. Pour répondre à ta question précédente, Sjoring, tes menaces ont transformé toute cette regrettable affaire en une matière d’honneur entre toi et moi, ce que la Morag Tong a bien voulu m’accorder. Tu ne m’en voudras pas de te laisser, Sjoring ? Même dans l’état où tu te trouves, j’apprécie assez peu ta compagnie. »

L’assassin avait déjà disparu. Je ne perdis pas de temps à essayer d’expliquer ce qui venait de se passer aux affiliés de la guilde qui arpentaient les couloirs du bâtiment. Des Voleurs très déterminés viendraient sans doute leur expliquer bien assez tôt, avec des couteaux très effilés. Je tournai le chaton d’une de mes bagues, enchantée avec un sort de rappel.

L’instant plus tard, j’étais à Suran, à quelques pas de la maison close de Désèle. J’en franchis le seuil avec un sourire énorme aux lèvres. Il ne fallut pas longtemps pour que toutes les filles de l’établissement soient mises au courant de ce qui venait de se produire à Vivec : un changement un peu radical de la direction d’une Guilde.

Quelqu’un a un jour déclaré que la plus grande joie de sa vie était d’écraser ses ennemis, les voir fuir devant lui et entendre leurs femmes se lamenter. Pour ce qui est du dernier point, je m’en moque pas mal et je préfère savoir mes ennemis définitivement hors d’état de nuire. Si l’on m’avait posé la question, j’aurais sans doute répondu que siroter un bon verre de vin ferait l’affaire quand j’ai la satisfaction d’avoir protégé les personnes que j’aime.

À Suran, chez Désèle, si possible.

Modifié par redolegna, 23 décembre 2008 - 11:50.





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