Paranoïa
Qui n'a pas contemplé cette fière cité,
Sous l'azur éclatant de cieux ensoleillés,
Qui n'a pas son doux vin si renommé tété,
À l'ombre des coteaux découvert un foyer,
Qui n'a pas parcouru ses rues pleines de charmes,
Apaisant tour à tour et son cœur et son âme,
Qui n'a pas au départ versé de tristes larmes,
Regrettant ce séjour comme on pleure une femme,
Moi qui crus tout savoir, je proclame vaincu :
Qui n'a pas vu Skingrad n'a pas vraiment vécu.
Voilà les mots par lesquels les poètes décrivent Skingrad, merveilleuse ville sise au beau milieu de la Route d'Or, un peu au nord de Valboisé, connue principalement pour l'agriculture viticole qui s'y est développée ; c'est la vue de ce texte qui me fît dire, alors que les affres du désœuvrement s'emparaient de ma pauvre personne : « Tiens, pourquoi ne pas aller en Colovie ? ».
Permettez-moi de rectifier un peu le tableau par le présent récit.
Quand au terme de plusieurs jours de voyage j'atteignis enfin la fière cité en question, il pleuvait. Attention, pas la pluie drue, l'orage grondeur, le coup de sang des Dieux qui passe en coup de vent tonnant et rugissant pour finalement nous délaisser presque aussitôt, un peu plus trempés qu'avant : non, non, je parle de l'espèce de bruime immonde qui durait des jours et des jours accompagnée de nuages grisâtres justes bons à vous détruire le moral, qui s'insinuait dans les vêtements et vous laissait pantelant, glacé et prêt à vous damner pour un bon feu et un lit. Je n'eus donc guère le loisir de m'ébahir sur l'azur du ciel alors que je pressai mon cheval vers le petit village au pied des murailles. Je le traversai sans encombre et, navré de n'y apercevoir aucune auberge, résolus de continuer vers la grande porte de la ville. Deux gardes y étaient postés en faction, arborant haut l'emblème de la ville : Masser et Secunda sur fond noir. Pourquoi pas, après tout ? J'avais déjà vu blason plus abscons, et il devait sûrement se trouver derrière ces armes une vieille histoire fondatrice, un conte étiologique oublié de tous depuis des lustres. J'abordai donc les braves argousins avec autant d'aménité que me le permettaient les derniers jours passés à me morfondre sous la pluie pour leur demander les dernières nouvelles et, accessoirement, la permission d'entrer, la lourde porte étant visiblement close.
Malheureusement toute l'aménité dont j'étais capable ne semblait pas être valeur suffisante, car on me dévisagea comme si je venais de leur faire part de mon intention de piller et massacrer l'intégralité des habitants de la cité.
« T'es qui toi ?
- Brandr Namilius, pour vous servir.
- C'est quoi ce nom, Brandr ? Jamais entendu.
- C'est Nordique.
- Namilius, c'est pas Nordique du tout ça. Et t'as une tête d'Impérial, essaie pas de nous gruger ! Et puis t'as un accent bizarre. »
Je soupirai. Au vu de la position de la ville, le garde avait déjà dû entendre une bonne centaine d'accents différents. Pourquoi fallait-il qu'il s'ennuie justement le jour où moi je passais ? Je faillis lui répondre que son parler était loin des standards cyrodiiléens en vigueur à la Cité Impériale, de façon plus fleurie et concise, mais je me retins : chercher des noises à l'autorité dès mon arrivée ne pourrait rien me rapporter de bon.
« Il se trouve que je suis né à Solitude, d'où le nom et l'accent.
- Mouais. Tu viens pas de Kvatch au moins ?
- Pourquoi diable viendrais-je de Kvatch en arrivant de l'est ? Et d'abord, pourquoi de Kvatch précisément ? »
Bizarrement, le garde sembla gêné. Il échangea un coup d'œil rapide avec son collègue qui n'avait pas encore ouvert la bouche, sembla vouloir parler, se retint... Ce fût finalement l'autre qui reprit, de manière plus polie.
« Depuis combien de temps êtes-vous sur les routes, citoyen ?
- Depuis trois semaines environ.
- Et vous ne vous êtes pas arrêté dans une auberge ?
- J'étais pressé d'arriver », maugréai-je. Je n'ajoutai pas que vu l'accueil chaleureux que Skingrad me réservait, je serais sans doute bientôt pressé de partir.
« Alors vous ne pouvez-pas savoir. Il y a une dizaine de jours, Kvatch a été rasée par une armée sortie tout droit de l'Oblivion. »
La surprise me figea sur place. Le grand Brandr Namilius, bretteur fut un temps réputé dans tous les bouges de Solitude pour son impassibilité, resta une dizaine de seconde hébété, à digérer l'information. Puis, calmement, je remis mes esprits en place, me réarmais de mon esprit vif (enfin j'incline à le croire) et de mon cynisme, et voulus en savoir plus.
« Dîtes, quand vous parlez d'armée sortie tout droit de l'Oblivion, c'est une figure de style non ?
- Pardon ?
- Je veux dire, nous ne parlons pas réellement de hordes de démons jaillissant de je ne sais quel portail magique pour semer terreur et destruction, mais d'êtres comme vous et moi, peut-être pas moins animés de mauvais desseins, toutefois quand même un peu plus... tangibles, vous comprenez ? »
Son expression clamait qu'il ne comprenait absolument rien du tout de ce que je lui racontais. Le bougre semblait sincère. Je décidai que je tirerai tout ça au clair une fois au sec : cette conversation m'aurait presque fait oublier que j'étais transi de froid et grelottant.
« Enfin bref, reprit l'homme, on se méfie de tout ce qui vient de ce coin maintenant, ordre du comte. Et les réfugiés sont pas autorisés à entrer en ville.
- Pour quelle raison ?
- Bah ceux qu'ont de la famille à l'intérieur, ils peuvent, et ceux qui peuvent payer une auberge aussi – je vous préviens d'ailleurs, elles sont pleines à craquer- mais les autres campent à l'entrée ouest de l'autre côté. Ça vaut mieux moi je dis, parce que dans le tas y en a plein qui sont pas des enfants de cœur, aussi vrai que mon nom c'est Lectius ! On a déjà assez de mendigots comme ça. Y a les gars du Culte qui vont leur rendre visite une fois par jour pour les soigner, tout ça... C'est bien suffisant.
- Ainsi les bonnes gens de Skingrad n'ont pas à se voir infliger la vision de leurs jolies rues remplies par la misère des autres et peuvent se soulager la conscience en versant quelques deniers au Culte ? »
Quelle ville formidable. Bon visiblement cette affaire de Kvatch semblait plus sérieuse que je ne le pensais, mais je ne pouvais toujours pas gober l'histoire du garde. On verra bien.
« Tout cela est fort intéressant, mais maintenant qu'il est prouvé que je ne suis ni un réfugié ni un brigand, pourriez-vous s'il vous plaît ouvrir une de ces portes ? »
Je fus sauvé d'un interminable palabre par l'arrivée d'un marchand escorté, qui avait lui aussi décidé de braver la pluie pour arriver au plus vite. Il était visiblement connu des ruffians qui patientaient devant leur saleté d'huis et celui-ci s'entrouvrît bien très rapidement. On ne tenta pas de m'arrêter quand je décidai d'emboîter le pas du commerçant, mais j'attendis d'être bien entré dans la ville pour décocher un regard noir aux deux gardes, lesquels s'en fichaient royalement étant donné qu'ils ne me regardaient même pas. Enfin bon, j'étais entré.
Je questionnai un peu le providentiel marchand sur la ville, et il m'indiqua une auberge où il aimait descendre : l'auberge du Weald Occidental. Je le remerciai et plongeai dans le dédale des ruelles un plan à la main.
Une heure plus tard, en face d'une statue du roi Rislav, il me fallut bien admettre que j'avais réussi à me perdre.
La guigne. Heureusement, malgré la pluie qui redoublait désormais, j'aperçus une silhouette qui marchait. Sans hésitation, je me dirigeai vers elle et la pris par l'épaule, tonnant un « Bonjour ! » d'une voix pleine de chaleur. Commença ce qui fut peut-être la conversation la plus atypique de mon existence.
« Arrrrrggghh ! »
La silhouette se retourna dans un sursaut effrayé. Il était petit. Je le pris pour un adolescent de prime abord, mais les oreilles, l'allure et le visage me démentirent instantanément : c'était un elfe, un elfe des bois qui m'observait avec de la terreur dans les yeux.
« Vous m'avez trouvé hein ? Et bien soit ! Je vous montrerai comment meurt Glarthir ! »
Interloqué, je m'interrompis et répondit à l'étrange personnage.
« Je suppose que Glarthir meurt très mal, comme tout le monde, mais ce n'est pas ce qui m'amène. Figurez-vous que je viens d'arriver...
- Ne me mentez pas ! Vous ne pouvez rien me cacher ! Vous en êtes !
- Je suis de quoi ?
- Vous êtes avec eux !
- Avec qui ?
- Vous allez m'achever là, sous la pluie ! Vous allez m'éventrer comme un vulgaire animal parce que j'en sais trop !
- Et qu'est-ce que vous savez ?
- Ah ! Je ne vous dirai rien !
- Mais je ne vous demande rien !
- Si ! Vous voulez savoir, hein ? Mais je vous ai percé à jour, et vous allez me tuer pour ça ! Je vous hais tous autant que vous êtes !
- Écoutez... ÉCOUTEZ ! Je ne vois absolument pas de quoi vous parlez, je viens d'arriver et je cherche une auberge pour me reposer. Et un boulot aussi, si vous avez un tuyau, mon escarcelle commence à être désespérément maigre.
- Vous... Vous venez d'arriver ? Oui, oui... C'est vrai, je ne vous ai jamais vu !
- Oui, donc pas la peine de hurler comme un goret que je vais vous étriper. Je ne suis pas sûr que la garde apprécie la plaisanterie.
- Mais c'est génial !
- Pardon ?
- Et vous chercher un travail ?
- Euh, oui.
- Oui, oui... Je pourrais avoir besoin de vous... Quelques centaines de pièces d'or, ça vous tente ?
- Un peu ! Mais pour le moment, une auberge ne serait pas de refus.
- Vous pouvez allez loger aux Deux-Sœurs, ce n'est pas loin et elles sont fiables, du moins je n'ai pas de preuves du contraire. Soyez prudent quand même. Venez me rejoindre derrière le temple... Seul ! Seul surtout ! Sinon, ce serait une catastrophe... Ils se douteraient de tout... Oui, oui, ce sont les dieux qui vous envoient... »
Je quittai là mon interlocuteur qui continua à soliloquer pour lui-même au milieu de la rue. Drôle de personnage. En tout cas, son conseil se révéla bon : je rejoignis sans peine l'auberge qu'il m'avait indiquée. L'endroit, tenu par une vieille rombière orque à l'œil sévère, semblait propre et bien tenu, ce qui était bien plus que je n'osais l'espérer. Il restait une chambre de libre ; je m'installai aussitôt et redescendis dans la grande salle pour dîner et écouter les rumeurs du coin.
Certaines évoquaient les réfugiés : visiblement les possesseurs de cépages étaient furieux de l'afflux de ces derniers dont la plupart n'hésitaient pas à venir se servir dans les vignes, et avaient engagé des gros bras pour surveiller leurs treilles tout en pressant le comte de régler ce problème au plus vite. Les autres parlaient de Kvatch en elle-même. Impossible de nier à présent : c'était bel et bien une cohorte de Dædras en furie qui avaient toqué à la porte de la ville pour passer leur hargne. Intriguant. Effrayant. Il était plus facile de comprendre le zèle renouvelé des gardes. Je m'enquis de ce que faisait la légion.
J'obtins un concert de grognements. La légion ne faisait rien. Deux ou trois patrouilles sur les routes, un maigre trompe-l'œil : la mort de l'Empereur semblait avoir complètement paralysé le bras armé de l'Empire. Mauvais ça. Le chancelier Ocato concentrait visiblement la colère des habitants : tout cela était de sa faute. Il devenait selon les récits un pleutre timoré trop lâche pour sortir de ses atermoiements, un traître acquis à la cause du Dominion Elfique agissant pour déstabiliser l'Empire, un administrateur froid près à sacrifier toutes les provinces du moment que le cœur de la puissance des feu Septims, la Cité Impériale, était protégé...
Mouais.
Tous ces contes ne me convainquirent pas, pour la raison simple que j'avais bossé, moi, pour le Chancelier Ocato, et que je pouvais me targuer de le connaître un peu : c'était un homme intelligent et dévoué au Conseil du haut de ses quelques siècles. Mais avant tout, subtil. Le genre à vous mettre à la porte avec assez de finesse pour que vous réussissiez à prendre ça pour un honneur. L'attitude ne ressemblait néanmoins pas à celui que je croyais discerner : il était capable de faire la part des choses et d'agir rapidement quand la situation l'imposait, et là la situation l'imposait clairement. Si même lui était dépassé, l'Empire fonçait droit dans le mur.
Ces pensées me replongèrent dans le passé et me firent songer au temps que j'avais passé au service du Chancelier, jusqu'à cette histoire tragique dans le quartier des marchands. Enfin bon, c'était du passé tout ça. J'avais moi-même livré Gillus à la légion après des mois d'une partie de cache-cache géante, et ce petit imbécile devait maintenant croupir dans les geôles impériales, où son bagout de truand de seconde zone ne lui servirait à rien. L'idée m'arracha un grand sourire quand une elfe noire vint s'asseoir à ma table.
« Bonjour monsieur, commença-t-elle.
- Bonjour ma Dame ! Que puis-je faire pour vous être agréable ? »
Elle déclara s'appeler Falanu Hlaalu. Hlaalu, Hlaalu... Ce n'est pas un nom ça, c'est une Grande Maison. Enfin bon, il devait bien exister une famille de Hlaalu chez les Hlaalu. Visiblement, l'originalité n'était pas leur fort.
La conversation se poursuivit, jusqu'au moment où Falanu, qui m'avait entre-temps appris qu'elle était alchimiste, se pencha et baissa la voix.
« Vous m'avez l'air sympathique. Est-ce que je peux vous poser une question... gênante ?
- Si fait, posez, je verrai si je peux vous répondre.
- Eh bien comme je vous l'ai dit, je suis nouvelle en Cyrodiil. Et en fait, je me demandais... Avez-vous une idée du montant de l'amende pour nécrophilie ? »
Je faillis avaler de travers, toussai et me recomposai immédiatement un visage.
« Je dois dire que je n'en ai... absolument aucune idée.
- Ah, dommage.
- Oui, dommage, comme vous dîtes. »
Elle ne tarda pas à s'excuser et sortit. Je la suivis des yeux tout du long puis vidai une choppe cul-sec.
Ville de tarés.
La journée suivante fut consacrée à la visite des beaux quartiers : je notai l'emplacement de la grande rue, siège de toutes les guildes et de la plupart des commerces. Je fis un détour par la boutique de Salmo le boulanger, dont on m'avait vanté les innombrables délices, et ne fut pas désappointé : au moins une bonne chose dans cette saleté de cité. Je bus quelques coups dans une quelconque taverne peu chère des bas-fonds de la ville, non loin de la route centrale très fréquentée qui la traversait de part en part mais non située sur les hauteurs. C'est donc ici, écoutant des chansons paillardes sous un pont majestueux visiblement plus ancien que mon arrière-grand-père, que je me souvins de mon rendez-vous avec l'elfe énigmatique.
Je m'arrachais à la chaleur de la salle pour sortir dans la nuit, pas forcément de gaieté de cœur : l'histoire de Glarthir avait intérêt à être intéressante, ou à défaut son or bien brillant.
En plus il arriva en retard au rendez-vous.
« Désolé, je craignais d'être suivi. J'ai donc fait un détour par la rue des Chaudronniers, mais...
- Bref. Quelle est donc cette affaire pour laquelle vous obligez un honnête homme à se tenir debout derrière un lieu saint à des heures indues ? »
Je ne craignais pas une embuscade. J'avais bien inspecté le coin en attendant l'elfe, et il y avait des dizaines d'échappatoires possibles sans compter l'aide des parchemins que je gardais précieusement dans mon sac ; si le malotru projetait de m'attaquer, il aurait une surprise désagréable.
Heureusement pour lui d'ailleurs, cette idée ne l'effleurait pas.
« Oui, oui... C'était obligatoire. Personne ne doit nous voir. Je suis suivi.
- Par qui ?
- Je ne le sais pas. Les Marukhatis, la guilde des voleurs, peut-être ? Je ne sais pas, les possibilités sont nombreuses... »
Il semblait vraiment dérangé. Mais de l'or, c'était de l'or, d'où qu'il vienne.
« Que voulez-vous que je fasse ?
- Il faut... vérifier certaines choses. Oui, oui, vérifier. J'ai des doutes sur certaines personnes de mon entourage. Ils me guettent, me donnent de beaux sourires la journée pour mieux rêver de me poignarder la nuit ! Tous corrompus, tous coupables !
- Ne vous emballez pas... Vous disiez que vous aviez des doutes sur certains. Lesquels ?
- Pas d'emballement. Non, il serait trop bête de tout perdre par trop de précipitation. Oui. Il y a Bernadette Penelès. Elle habite en face de chez moi. Je la prenais pour une brave femme, mais l'autre jour je l'ai surprise en train de m'observer en biais, vous vous rendez compte ?
- Pas vraiment.
- Je veux que vous l'espionniez aujourd'hui. Je veux savoir si mon intuition est bonne, si elle est du complot. Je vous paierai pour cela, 150 drakes. »
J'acceptai.
Ce fut la journée la plus longue de ma vie.
Non mais sérieusement, comment peut-on avoir une existence aussi peu palpitante ?
Bernadette, si je peux l'appeler par son prénom, se leva tôt le matin pour aller prier. Puis elle alla travailler dans les vignes. Puis elle rentra chez elle le soir. Fin.
À la nuit tombante, j'avais la désagréable impression d'avoir perdu mon temps.
Glarthir parut heureux d'apprendre que la brave Bernadette ne trempait dans aucun terrifiant mystère chimérique, et me paya la somme due.
« Néanmoins...
- Oui ?
- D'autres personnes dans mon entourage sont fort suspectes également. Regardez par exemple, Toutius Sextius... »
Nous nous quittâmes donc de nouveau avec une promesse : rendez-vous dans cinq jours pour un rapport sur l'ami Sextius.
Je m'en retournais donc à ma taverne chantonnant gaiement devant la chance qui m'avait fourni une telle vache à lait, quand soudain un homme imposant apparut devant moi. Âgé, l'armure classique de la garde de Skingrad, mais un regard pétillant et un charisme certain.
« Citoyen Namilius ?
- Lui-même.
- Ravi de vous rencontrer. Mon nom est Dion, je suis le capitaine des gardes de Skingrad.
- L'honneur est pour moi, capitaine. Toutefois, si je puis me permettre... En quoi un pauvre hère tel que moi peut-il vous intéresser ?
- J'irai droit au but, ce n'est pas vous qui m'intéressez.
- Vous me peinez fortement. Je crois même que vous m'avez blessé dans mon amour-propre.
- Il s'en remettre très certainement, vous avez l'air d'être homme à vous aimer. »
Ça commençait fort ; ce Dion ne me revenait pas.
« Tiens, si vous ne m'aviez pas dit que vous étiez capitaine, j'aurais pu croire que vous venez vous moquer d'un pauvre citoyen alpagué dans la rue au hasard pour écouler votre morgue. Mais vous êtes un officier de notre bel empire, vous avez donc sans doute possible de justes et juridiques raisons pour venir tancer le citoyen que voici ?
- Ne jouez pas les malins, Brandr...
- Je préférais quand vous m'appeliez par mon nom. Là, je ne sais pas, c'est indécent rendez-vous compte, on pourrait croire que nous sommes amis ! »
Ma langue parlait parfois plus vite que ma pensée. Le capitaine se renfrogna et poursuivit sa phrase avec des intonations plus menaçantes et un tutoiement malvenu. Sans compter qu'il me plaqua contre un mur.
« Ne joue pas les malins, Brandr ! Des petites frappes comme toi qui adorent s'écouter parler, j'en ai connu plein, et j'ai découvert que le cachot est un bon moyen de soigner durablement cette affection. Si je viens discuter avec toi qui n'es même pas digne que je t'utilise comme paillasson, c'est parce qu'on m'a dit que tu t'intéressais beaucoup à Glarthir. Alors laisse-moi t'expliquer quelque chose : c'est un peu notre curiosité locale. Il ne faut certainement pas prendre ce qu'il dit au pied de la lettre, et encore moins faire quoi que ce soit tu m'entends, quoi que ce soit de répréhensible sur sa demande. As-tu fait quoi que ce soit de répréhensible, Brandr ?
- Sans vouloir vous offusquer capitaine, je crains que nous n'ayons pas gardé les cochons suffisamment longtemps pour que vous puissiez vous permettre de me tutoyer. »
J'attendis le coup. Il ne partit heureusement pas. Je faisais de gros efforts pour avoir l'air d'un rustre mal dégrossi et dégingandé, à peine capable de se servir de son épée, et j'étais assez content de voir que l'ami Dion s'y était laissé prendre ; je ne pense pas qu'il m'aurait traité avec autant de légèreté s'il avait eu connaissance de mes antécédents, mais je n'avais guère envie de le détromper pour l'instant. Aussi serait-il fâcheux de provoquer un combat où j'aurais certainement l'ascendant.
« T'as l'air d'être une tête de mule toi.
- Bon, si tu veux savoir, je n'ai RIEN fait pour votre attraction pittoresque qui puisse être... répréhensible, comme vous dîtes.
- À la bonne heure. Mais ce qui n'est pas encore fait... (Il rapprocha son visage du mien) Reste à ne pas le faire. Si jamais on te demande quelque chose, tu viens me trouver. Par contre, si tu décides de faire une grosse bêtise... Je m'occuperai personnellement de ton cas et tu pourras alors réviser tes pas de danse avec une mienne amie de Bruma qui brûle d'envie de faire ta connaissance. », dit-il en désignant son épée du coin de l'œil. « Compris ? »
Ne pas répondre inconsidérément. Ne pas répondre inconsidérément.
« Bien sûr, répondis-je, il est plaisant de s'étriper entre gens de bonne compagnie. »
J'eus droit à un dernier regard noir, et Dion quitta prestement la ruelle, tenant sans doute peu à ce qu'on le voie côtoyant si piètre personnage. Encore un coup porté à mon ego, le pauvre, il n'avait pas besoin de ça, ricanais-je intérieurement, sans cesser de penser à l'étrange entretien. Je devrai prendre mes précautions pour épier Sextius. J'avais tantôt décidé de prendre cinq jours de repos avant d'aller baratiner le fou, mais je me découvris une certaine versatilité, et la rogne du capitaine me poussait à m'atteler sérieusement à la tâche.
J'ignorais que le lendemain me réservait une belle surprise.
Tout avait pourtant bien commencé : journée pour une fois radieuse, une forme olympique, la joie de m'être constitué un pécule confortable sans grand effort... Évidemment, le destin n'aurait aucun intérêt à gâcher une journée pourrie.
La visite à la guilde des mages fut de plus très intéressante. Le bâtiment était grand, mais pas démesuré comme pouvaient l'être certains manoirs de la ville ; en fait, aucun signe extérieur ne venait montrer l'activité thaumaturgique intense qui se déployait à l'intérieur, si ce n'est l'enseigne bleue familière ornée d'un œil doré me regardant fixement. De l'extérieur, tout était de la même pierre que les maisons avoisinantes : sans l'inscription, c'eut tout autant put être une buanderie, je n'aurais pas su faire la différence. J'entrai donc.
Dès le premier regard porté dans la pièce que je découvris, je fus subjugué par l'écrasante banalité des lieux. Tout comme la façade, l'intérieur semblait ne vouloir donner aucune matière à discuter aux curieux, et seul un matériel d'alchimie disposé sur une table dans un recoin sombre égayait l'endroit d'une touche d'étrangeté.
Le pas preste d'une argonienne interrompit ces considérations esthétiques.
« Puis-je vous être utile monsieur ?
- Oui... Je recherche quelques potions.
- La guilde des mages a tout ce qu'il vous faut dans ce cas. Force, invisibilité, plume, poisons...
- Caméléon.
- Fort bien. Je suis sûr qu'il m'en reste quelques une en stock... Au pire, notre alchimiste pourra vous la fabriquer pour ce soir au plus tard.
- Je vous en saurais fort gré. »
La conversation s'éteignit tandis que la magicienne farfouillait dans une armoire remplie de philtres aux couleurs variées.
« Rah, j'avais dit à Erthor de les étiqueter et il ne l'a pas fait, l'andouille ! »
Elle déboucha l'un d'entre eux, vert pomme, et me le colla sous le nez.
« Vous trouvez que ça sent le radis, vous ?
- Euh... Pas vraiment.
- Non en effet. Tsss. Ça fait plusieurs jours qu'Erthor semble vouloir bouder dans son coin et qu'il ne vient plus à la guilde. Depuis la tempête de la semaine dernière, en fait.
- Ah, il y a eu une tempête ?, fis-je sur le ton de la conversation, pour patienter tandis que l'argonienne reniflait les flasques devant moi.
- Oh oui ! Des années qu'on n'avait pas vu ça !
- Et... les vignes n'ont pas trop souffert ?
- Non. Encore heureux ! Je l'aurais pris pour un échec personnel.
- Pourquoi ?
- C'est moi qui me suis collé à l'enchantement cette année, alors il est normal que les vignes n'ont rien.
- Je ne suis pas certain de vous suivre. »
Elle darda sur moi un regard reptilien.
« Vous n'êtes pas d'ici vous non ? J'aurais dû le deviner à votre accent. »
Bon, finalement, il faudrait peut-être que je fasse attention à ça.
Elle reprit : « Vous savez, le vin, c'est le sang de cette cité. »
Très poétique.
« La ville trouve une grande partie du revenu dans le commerce du vin. Dès lors, qu'il arrive malheur aux vignes d'un exploitant, et la catastrophe guette. Aussi, chaque année, les deux principaux producteurs nous achètent divers enchantement à placer sur leurs terrains pour les protéger des aléas de la nature : et cette année, c'est moi qui ai été chargée de tout organiser.
- Intéressant. Mais pourquoi changer tous les ans ?
- Aux vendanges, nous sommes obligés d'annuler le sortilège car il peut y avoir quelques effets indésirables si on cueille massivement le raisin quand il est encore actif. Mais tout le reste de l'année, les pieds de Skingrad sont protégés contre la maladie, les parasites, la grêle et les orages. Nous ne pouvons cependant rien contre la sécheresse ou le vandalisme.
- Pas contre les visiteurs inopportuns ?, demandai-je en repensant aux plaintes des viticulteurs à propos des réfugiés cherchant leur pitance dans leurs domaines.
- Trop compliqué. Si on veut entrer dans la finesse ce genre de sortilège devient vite absurdement complexe à incanter, et il faudrait inscrire à l'intérieur du charme des exceptions personnalisées pour chaque personne autorisée... Cela deviendrait vite un casse-tête, et quelques gorilles remplissent cette fonction à beaucoup moins de frais. Vous comprenez, pour des charmes de ce genre il faut importer des âmes de Sainte Dorée depuis Morrowind, et le prix s'en ressent fortement...
- J'imagine. »
J'avais combattu une Sainte Dorée une fois, à Necrom. J'en gardais toujours une belle cicatrice sur le côté droit et des souvenirs à raconter à mes hypothétiques petits-enfants.
« Ah, voilà. Cela vous fera soixante septims monsieur...
- Callius. Umberto Callius.
- Merci. C'est pour le registre, vous comprenez...
- Je comprends très bien. » fis-je avec un sourire narquois. Je n'étais pas assez idiot pour laisser mon vrai nom sur un registre public, et personne ici ne me connaissait : je ne risquais strictement rien.
Les emplettes achevées, je pris la direction d'une des portes principales de la ville. J'avais dans l'idée de profiter du regain de beau temps pour faire une petite balade à l'extérieur, mais mes velléités bucoliques furent anéanties par un destin facétieux.
Alors que j'arrivais à proximité de l'entrée, un attroupement retint mon attention : habillé dans une livrée blanche frappée du grand loup de Kvatch, un jeune homme haranguait la foule alentour d'un air altier. Il n'avait pas pris la peine d'enlever son casque, et celui-ci m'empêchait de discerner ses traits. Il était accompagné d'un Impérial légèrement en retrait, la trentaine, un illustre inconnu que j'avais pourtant l'impression d'avoir déjà vu quelque part.
« ... car je me suis aventuré dans les tréfonds du monde, je suis allé défier les suppôts de Mérunès sur leur propre terrain, dans les Terres Mortes de l'Oblivion ! »
La foule autour de l'orateur semblait captivée. Un coupe-bourse était déjà à l'œuvre, mais nul ne le remarqua.
« ... fut rude, mais je réussis à arracher la pierre sigillaire qui scellait cet endroit de supplice et l'accolait à Nirn ! » Joignant le geste à la parole, il exhiba une sphère magique, empreinte d'un halo rougeoyant. On l'aurait cru ardente, mais l'homme réussissait à la tenir sans aucune peine. La foule l'accompagna d'un rugissement approbateur. De plus en plus de monde s'agglutinait autour de moi, mais je n'y prêtais pas attention. Je venais de réaliser que je connaissais cette voix.
« ... écrasant l'ennemi, nous nous frayâmes un chemin dans le château et, nous jetant à corps perdu dans la bataille anéantîmes les dernières poches de résistance ennemie ! ». Il baissa la voix. « Malheureusement, nous ne pûmes sauver le comte. Mais ce meurtre ne fut pas impuni ! Voici la tête du monstre qui crut pouvoir défier l'empire ! » Remettant la main dans son sac, il en sortit cette fois une chose hideuse : la tête coupée d'un démon cornu. J'identifiai immédiatement un drémora ; du joli travail. Il y eut un mouvement de recul parmi les premiers rangs, puis d'une même voix s'éleva un cri d'allégresse, hurlé tellement fort qu'on devait l'entendre à l'autre bout de la ville.
« LE HÉROS DE KVATCH ! »
« LE HÉROS DE KVATCH ! »
« LE HÉROS DE KVATCH ! »
Je goûtais très bien l'ironie de la situation. Vous peut-être pas encore, lecteur, mais ça viendra.
Je patientai. Longtemps. Jusqu'à ce que le dernier badaud se fut dissipé dans la nuit la plus noire pour aller fêter la nouvelle de la victoire. Jusqu'à ce que les deux hommes, harassés, se dirigèrent vers la taverne la plus proche, ironiquement l'auberge du Weald Occidental que l'ont m'avait conseillé quelques jours plus tôt.
Ils avaient pris la précaution de changer de vêtement avant de s'éclipser, ce qui leur permit d'échapper aux nombreux fêtards qui auraient été trop heureux de boire bruyamment un coup à la santé du nouveau héros et d'arriver sans encombre à destination. Je les suivis dans la salle.
Les tables étaient bondées, et les conversations tournaient toutes autour du providentiel héros qui venait redresser l'Empire et le sortir de la crise, chacun commençant déjà à récupérer et agrémenter à sa sauce le bruit des exploits qui courait. J'entendis mille rumeurs sur le jeune héros et j'en connaissais un qui devait bien se marrer, là-bas sur sa chaise.
Il me tournait le dos. Je m'assis dans un coin à une place libre, à la même table qu'une femme qui tenait un verre de cidre. Celle-ci voulut aussitôt se mettre à bavasser sur ce « superbe chevalier » venu quelques heures plus tôt annoncer la victoire. Certains réfugiés commençaient déjà à repartir pour reconstruire. Ah çà ! C'était pas pour lui déplaire. Z'auraient mieux fait de retourner se battre ouais. C'est de la faute des prêtres tout ça, s'ils allaient pas leur donner des soins et tout faudrait bien qu'ils apprennent à se débrouiller par eux-mêmes et pas vivre comme ça aux dépens de Skingrad.
J'écoutais sa logorrhée verbale d'une oreille distraite, jusqu'à ce qu'une question tombe : avais-je une idée de la provenance de ce preux beau gosse ?
Je crus pouvoir éluder la question par une rapide évocation des Dieux, de la destinée et tout le tralala. La franche hostilité qui émana de ma comparse ramena toute mon attention sur elle et démontra ma grave erreur.
« Vous y croyez vraiment vous, à toutes ces bondieuseries que les curés ânonnent à longueur de journée ? »
Face à une question aussi peu orientée, l'audace s'imposa d'elle-même.
« Mouais, je ne sais pas...
- Je hais les dieux. D'ailleurs c'est mon surnom, Hait-Dieu. Je le porte avec fierté car oui, je les déteste, eux et leurs ouailles gémissantes ! »
Pourquoi était-ce à moi d'écoper de toutes les timbrées de Skingrad ?
Elle continua ainsi à m'insulter de tous les noms heureusement sans trop hausser la voix et en voyant que je ne l'écoutais pas finit par cracher, se lever avec dégoût et quitter l'auberge furibonde. Certains la suivirent des yeux mais mes deux cibles, plongées dans une carte de Cyrodiil, ne remarquèrent rien. Il était temps d'entrer en scène.
Je m'approchai discrètement de l'homme retourné et, avant que son ami ne puisse l'avertir, lui soufflai à l'oreille :
« Alors, on sauve le monde maintenant ? »
L'effet fut immédiat.
Il sursauta avec tant de force qu'il faillit se vautrer par terre. Je le rattrapai rapidement et, sans attendre une autorisation quelconque, saisit une chaise et m'assit.
« Tu ne sais pas quoi dire, Gillus ? Ce serait bien la première fois. Même quand j'ai enfin réussi à te piéger, je me souviens que tu avais émis quelques commentaires sur ma pauvre vieille mère...
- B... Brandr ? C'est toi ? Tu es bien la dernière personne que je pensais rencontrer ici.
- Je pourrais en dire autant.
- Il y a un problème ?, intervint le troisième protagoniste de cette sinistre farce.
- Rien du tout, Martin, ne t'inquiète pas... Brandr est un ami à moi.
- Bon, eh bien je vais vous laisser à vos... retrouvailles dans ce cas. »
Le dénommé Martin se leva et alla au comptoir se chercher une bière.
« Tu n'as toujours pas répondu à ma question, Gillus. Qu'est-ce qu'un second couteau comme toi fait à se trimballer avec la tête d'un drémora en proclamant avoir sauvé tout un chacun ?
- Est-ce que tu es là pour m'arrêter ?
- Et si je l'étais ?
- Réponds, je te prie.
- Non, soupirais-je. Je t'ai déjà envoyé une fois au cachot, et on m'a payé au lance-pierre pour l'exploit. Et au bout de trois ans, ma colère a eu le temps de s'éteindre pour le coup tordu du quartier du marché. Bref, je réitère ma question.
- En fait, je devrais te remercier.
- De rien. Et sinon...
- C'est un peu grâce à toi que je suis là actuellement. Je suis en mission pour l'Empereur. »
Je le regardai fixement. Il osait se payer ma tête !
« L'Empereur est mort.
- J'ai pu lui parler avant son assassinat... C'est une histoire compliquée...
- Il est descendu dans ta cellule pour le plaisir de ta conversation ?
- Non, pour s'enfuir. Et j'ai changé, Brandr. Je ne sais pas ce qui s'est passé, mais dans cette prison... J'ai l'impression d'être un homme nouveau. Je suis investi d'une mission, maintenant, j'ai un but. Et des ennemis puissants. Ce sont les dieux qui me guident peut-être, comme Lui... »
À moitié fou. À quoi aurais-je pu m'attendre d'autre, dans cette satanée ville ?
« Des ennemis puissants ?
- Une secte. L'Aube Mythique. C'est elle qui a poignardé l'Empereur et ses fils. Ils ne doivent pas me retrouver.
- Voilà donc pourquoi tu t'exhibes sur une estrade en criant à qui veut l'entendre que tu es le héros de Kvatch ? C'est vrai d'ailleurs cette histoire ?
- Oui. Je sais, ça ne me ressemble pas, mais je te le dis, j'ai changé. Une autre volonté m'anime désormais et elle me permet des exploits dont je ne me serais pas cru capable jusqu'à présent.
- De ce que j'ai entendu, tu n'as pas perdu en éloquence par contre, souris-je.
- Non, c'est vrai. Au bon vieux temps d'avant tous nos ennuis ?
- Au bon vieux temps ! »
Nous heurtâmes nos choppes et bûmes une gorgée.
« Et tu comptes faire quoi après ? Je t'ai entendu dire que tu comptais remonter la Route d'Or jusqu'à la Cité Impériale.
- Oui (sa voix se fit murmure), j'espère bien que toute la salle l'a entendu.
- Oh. Intéressant. Toujours autant de rouerie.
- Je suis allé à bonne école (clin d'œil). Il faut bien ça pour survivre en Oblivion, crois-moi... J'aimerais pouvoir tout te raconter, mais Martin et moi devons repartir ce soir.
- C'est pour cela que tu as réservé une chambre.
- Bien entendu. » Le même sourire en coin. Il n'avait pas tant changé que ça.
« Et qui est donc ce Martin ?
- Tu ne veux pas le savoir.
- Vraiment ?
- Je t'assure. Bon, ça m'a fait plaisir de te revoir finalement. J'espère que d'ici quelques temps, nous pourrons discuter de cela dans une bonne taverne sans crainte de nous faire embrocher par quelque badaud. Je t'expliquerai comment je me suis évadé, c'est une histoire de fou !
- Je crois bien avoir mon content de ces dernières... J'accepte néanmoins l'invitation. Tant que ce n'est pas à l'auberge des Marchands.
- Humpf. Trop de mauvais souvenirs ? La même de mon côté. Ne t'inquiète pas pour ça. »
Il héla son compagnon et ils sortirent de la salle dans l'indifférence générale. J'attendis quelque minutes, mais personne ne sembla vouloir les suivre : je me détendis donc et réfléchis à l'improbable histoire qu'on venait de me conter. Des meurtres, des complots, des monstres et des héros : ça pourrait faire une bonne légende.
Je rentrai à ma chambre et dormis comme une pierre.
Je crains, à mon grand désarroi, que l'intérêt qui se dégagea de l'observation assidue de Toutius Sextius dans les jours qui suivirent fut à l'aune de celle de Bernadette : pas aussi ennuyeuse, mais tout aussi peu instructive.
Toutius Sextius était un homme arrogant, et il avait les moyens de l'être. Il était si richement vêtu que les gens du commun s'écartaient devant lui par simple intuition, et sa réputation de proche ami du comte qui le précédait partout où il allait était l'égide qui empêchait les petites frappes et les divers voleurs que comptait la ville de venir le délester de quelques piécettes. Il n'était pas idiot : cette réputation, il l'entretenait quotidiennement en allant travailler au château et ne quittait jamais les beaux quartiers. Du reste, pour ce que j'ai pu en voir, c'était un honnête comptable (si mon mauvais esprit devait prendre le dessus, je parlerais d'oxymore) qui aimait son travail et le faisait bien. L'après-midi il s'accordait parfois une petite promenade équestre, ce qui n'était pas pour me déplaire maintenant que le soleil était revenu ; il était effectivement agréable de déambuler dans les collines autour de la ville par beau temps.
Tout cela n'arrangeait néanmoins pas mes affaires.
Aussi, le cinquième jour, je mis à profit ma potion de caméléon et pénétrai chez lui par effraction.
L'intérieur de la maison ressemblait à son propriétaire : riche, très riche. De nombreux livres disposés çà et là sur les étagères donnait à l'ensemble une atmosphère d'érudition – les avait-il seulement lus ? – et les couverts, les assiettes et les verres étaient faits d'or ou d'argent : un voleur quelconque aurait sauté sur l'occasion, mais je n'étais pas là pour ça. Son bureau n'était pas loin, et je n'avais pas beaucoup de temps. Je m'y précipitai et commençait à fouiner dans les papiers. La plupart étaient couverts de chiffres et de calculs, mais je finis par dégotter une lettre étrange, visiblement codée. J'en tombai des nues : j'avais fini par être convaincu que Glarthir était définitivement fou, et cette petite excursion tenait plus de la conscience professionnelle qu'autre chose.
Mouais. Encore fallait-il que cette petite lettre ait un rapport avec l'elfe des bois, ce qui était plus que douteux. Après tout, s'il était vraiment dans les petits papiers de Janus Hassildor, il devait tremper dans pas mal d'affaires louches sous ses atours d'honnête homme. Ainsi va le pouvoir. Je ne pouvais pas emporter la lettre et n'aurais de toute façon pas été capable de la déchiffrer : chou blanc. Mon côté roublard reprit donc le dessus, bien décidé à être payé pour ces cinq jours.
Je n'avais rien de concret contre Sextius pour Glarthir, mais cela ne m'empêcha pas le soir même de lui servir une belle histoire dans laquelle ce fourbe et fétide félon ne ratait pas une occasion de l'observer du coin de l'œil ; je lui parlai des mystérieux personnages qu'il rencontrait lors de balades régulières et l'entretint des moult lettres hautement suspectes qu'il planquait soigneusement dans sa demeure.
Quelle ordure ce Sextius quand même, hein ? Oui, vous avez raison, on ne croirait pas à le voir comme ça, heureusement que vous avez réussi à voir clair dans son jeu et choisi d'envoyer votre serviteur pour le surveiller. Les Dieux savent ce qu'aurait pu vous baratiner un homme de moindre honneur pour un peu d'argent.
Je fus payé plus que prévu, et on me donna une nouvelle cible : un des frères Surilie. À ce rythme et avec un peu de chance, toute la ville y passerait bientôt...
Mine de rien, c'était un gros morceau qu'on m'offrait là. Les Surilie étaient avec Tamika les plus gros producteurs de vin de la ville, ce qui faisait d'eux les bourgeois les plus influents des environs. Une vieille famille viticole, à ce que j'avais compris de mes pérégrinations par-ci par-là. L'avouerai-je à mon éminent lecteur ? La paresse me prit cette fois-ci, et il n'y eut pas de capitaine de la garde remonté contre moi pour me faire changer d'avis : sans même chercher à me renseigner plus avant sur Davide Surilie, je passai plusieurs jours dans diverses tavernes, à dépenser l'argent durement acquis en frivolités alcoolisées. Je ne comptais pas m'attarder à Skingrad plus que raison, et j'avais décidé de me remettre en route dès mon affaire avec Glarthir terminée. Cette ville ne me plaisait décidément pas, et le manque d'action commençait à me peser sur les épaules : je restais un guerrier avant tout, et rien ne valait pour moi l'exaltation ressentie quand lame en main je me jouais des créatures et des hommes. Aucun travail de bretteur ne semblant vouloir s'offrir à moi, il me faudrait bien partir : cette invasion dædrique m'intriguait au plus haut point, et dans les mois qui viennent on aurait sans doute besoin de bons épéistes du côté de l'armée...
Aussi encore une fois, sans même avoir vu son visage, je décrivis à Glarthir l'effroyable manière dont Davide Surilie le fixait d'un œil torve quand leurs chemins se croisaient, les ricanements hystériques qu'il poussait quand il se croyait seul et diverses obsession que j'improvisai au fur et à mesure. J'en fis peut-être un peu trop, mais bon, je ne faisais rien de mauvais. Je voyais mal comment parler autrement à l'elfe : il ne m'aurait pas cru si j'avais dit la vérité, tellement enfoncé qu'il était dans sa paranoïa, et il aurait refusé de me payer : ne jamais contrarier un fou. Après tout, quel mal pouvait-il ressortir de lui affirmer ce dont il était persuadé depuis des années ? Aucun.
Non ?
« Oui, oui... Tout s'accorde, c'est exactement ce que je pensais ! Le complot ! Ils étaient bien après moi !
- C'est terrible hein. Sinon, mon argent...
- Tenez, vous l'avez mérité ! Ahaha ! Cela vous intéresserait-il de gagner... beaucoup plus ?
- C'est le genre de question qu'il n'est pas besoin de poser, quel que soit l'homme auquel elle est adressée.
- Parfait ! Tenez cette liste... Des traîtres... Des lâches... Je dois frapper le premier ou je ne passerai pas le mois. Vous allez tuer Sextius et Surilie. Ce sera un avertissement... Ils ne me menaceront plus quand ils verront de quoi je suis capable. Je vous paierai. Un millier de septims ! De l'argent à ne plus savoir qu'en faire ! Dès que vous aurez terminé, revenez me voir ici... Je sais ce dont vous êtes capable. »
Avant que j'aie pu dire un mot de plus, il s'évanouit dans la nuit.
J'avais un gros problème.
Je pourrais le faire, ça oui ! J'en avais largement les capacités. Mais, bien que je ne me targue pas d'une morale à toute épreuve dans certaines situations, je ne suis pas un assassin. J'ai déjà tué, oh oui, mais des combattants, des hommes et des femmes les yeux dans les yeux chacun se défendant pour sa vie ; pas de pauvres habitants uniquement inquiétés à cause de moi.
J'hésitai longuement. Une journée même, où je restai dans ma chambre à marcher en rond, n'arrivant pas à définir la conduite à tenir.
Finalement, j'allai voir Dion. Après tout, dans le répréhensible, ça se posait là.
La caserne de la ville était austère, toute de pierre sans ornement particuliers outre les armoiries de la ville disposées un peu partout. Le capitaine des gardes me reçut plus rapidement que ce que j'attendais, soit que mon cas l'intéresse particulièrement soit que ce fut la morte saison des crimes à Skingrad.
« Alors, on vient se livrer ? Qu'est-ce que tu veux, le reître ? »
Je faillis tourner les talons, mais me fis violence.
« Regarde ça, ça peut t'intéresser Dion. »
Il ne releva ni le tutoiement ni l'appellation par son nom, plongé qu'il était dans la liste de Glarthir.
Sans un mot, il releva la tête et fit un signe à un de ses larbins qui restait derrière moi. Celui-ci partit en trombe.
« Il a été trop loin. C'est triste à lire.
- Et euh, c'est tout ?
- Comment ça ?
- Je veux dire, je m'attendais à devoir vous prouver que c'était bien de lui ou je ne sais quoi. Là j'aurais parfaitement pu écrire ça moi-même et vous raconter des salades !
- C'est ce que tu as fait ?
- Non. Mais...
- Alors il n'y a nulle raison de s'inquiéter. Je sais reconnaître son écriture. »
L'argument ne me convint pas, mais je passai.
« Du coup, combien de temps va-t-il passer en prison avant d'être jugé ?
- Qui parle de jugement ?
- La loi, il me semble.
- La loi, je l'incarne. La loi, elle s'accommode fort bien de petits accrocs. N'essaie pas de me faire croire que tu n'en as pas déjà profité. »
Je n'insistai pas : il avait raison pour le coup, et plutôt deux fois qu'une.
« Du coup, il va se retrouver directement en geôle ?
- Qui parle de prison ? Il devient trop dangereux. L'homme que je viens d'envoyer est chargé de le tuer. Il était prévenu que ça pourrait arriver. »
L'annonce me choqua.
« Mais comme ça ? Sur une simple lettre, alors qu'il n'a encore commis aucun des crimes qui y sont exposés ?
- C'est ce que j'ai décidé, et j'incarne la loi. Si tu n'as plus que des récriminations de ce genre, l'étranger, tu ferais mieux de dégager de mon bureau avant de sortir
manu militari. »
Ville de tarés, vous disais-je. Et les plus atteints ne sont pas forcément ceux qu'on croit.
Je partis à l'aube sur la route du Nibben, en espérant bien ne plus jamais avoir à revenir de ce côté-ci de l'Empire.
S'il faut une morale à cette histoire, ne retenez que ceci : les poètes sont de fieffés menteurs.