Bâtard
Un implacable éclair d'acier fusa dans l'obscurité, une lueur argentée comme une lame mortelle venue d'en haut. Son tonnerre assourdissant trancha net tout autre son, le réduisant au silence du tombeau. Puis le faible bruit reprit ses droit. Ploc. Ploc, ploc, ploc... Des gouttes, des milliers de gouttes, tombaient sur le sol en un flot ininterrompu, toutes en même temps, inondant le sol poussiéreux pour le transformer en une boue gluante.
La lune gibbeuse était assez proche de son plein. Il ne lui aurait manqué que quelques jours, mais le fait était là : son oeuvre était incomplète. Toute son énergie ne servait qu'à faire briller davantage les nuages ombrageux qui dominaient ce monde, l'éclaboussant de toutes parts en le maintenant dans les ténèbres. C'était un échec.
Le jour était jeune, si jeune que rien n'y brillait, si jeune que minuit, qui l'avait engendré, n'avait que quelques instants d'existence derrière elle. C'était un nouveau-né qui emplissait le petit village. A ce moment-même, un autre y naissait, légèrement prématuré. Arrivée solitaire, dans la douleur, le sang et une petite chaumière. Sa mère se força à se ressaisir, le prit dans les bras et le regarda. Elle lui avait donné la vie. Ou plutôt prêté. Les dieux lui l'avaient offerte, et il allait devoir se débrouiller pour la garder au moins quelques temps.
La femme s'assit sur son matelas de paille usé, prit une petite cuvette et lava son enfant. L'eau se teinta, se mêla au liquide rouge jusqu'à en devenir indissociable. Les deux n'étaient pas si différents, au final. On avait besoin des deux. L'eau de la terre et le sang des autres, tout reposait là-dessus. Il fallait s'en accaparer le plus possible, par tous les moyens, pour espérer survivre. Le nourrisson semblait avoir un peu de mal à le comprendre, puisqu'il n'avait pas instinctivement tété son sein. Il apprendrait - ou périrait.
Finalement, le sommeil vint les prendre tous les deux, fauchant leur conscience embrumée pour l'emporter vers un avant-goût de la mort. Et puisque les duretés de la vie n'avaient pas cours dans l'infinité inexplorée des paysages oniriques, on pouvait toujours espérer qu'il en serait ainsi dans l'au-delà. L'espoir, denrée vitale lorsqu'on est du mauvais côté du miroir. L'espoir que la misère, omniprésente dans chaque lieu effleuré par le regard, n'existe pas dans ceux qui se trouvaient hors de son atteinte.
Mais tout être vivant a peur, peur de l'inconnu. Alors il reste là, à contempler la poussière, les cendres et les débris, parce qu'il préfère une vie à genoux qu'un instant de liberté. Surtout si cette vie mène à une éternité de félicité par la suite. Après tout, c'était comme de rester allongé, les yeux fermés, dans le noir : acceptable, parce qu'on savait que quelque chose de meilleur viendrait après. C'était certain.
Au matin, les nuages étaient toujours là, mais leur voile était moins épais qu'auparavant, grâce au faible vent qui avait commencé à se lever. La mère, comme tous les villageois, se contenta de pester contre la petite fraîcheur supplémentaire qu'apportait cette bise, sans remarquer que grâce à elle, on pourrait peut-être bientôt entrevoir l'aube.
Son enfant emmailloté dans ses bras, elle entama la marche jusqu'à la chapelle la plus proche, pour le faire baptiser. Il n'avait vraiment pas de chance, de devoir supporter ce froid durant tout le long trajet. Mais il le fallait, sans quoi son âme risquait d'être perdue, et sans quoi il n'aurait jamais de place dans ce monde. Toutes ses raisons valaient bien la peine de le faire souffrir un peu. Pour son bien.
Elle arriva enfin devant l'antique édifice de pierre, froid et indestructible. Tout ceci avait été bâti par ses ancêtres, à la sueur de leur front, bloc par bloc, et c'était là qu'ils gisaient à présent, dans le tombeau qu'ils avaient construit tous ensemble pour se protéger. Parce qu'ils avaient peur pour le repos de leur âme, ils avaient érigé ceci, qui à présent leur appartenait tous, à eux et à leurs descendants. La jeune femme frappa à la porte et ne reçut pas de réponse.
Elle attendit patiemment devant l'entrée close, son fils en proie aux assauts glacés. Au bout de quelques minutes, elle frappa à nouveau, doucement. Enfin, celle-ci s'ouvrit, laissant voir un prêtre encore ensommeillé, visiblement tout juste sorti du lit. Quand elle lui souhaita que sa prière du matin ait bien été reçue, il hocha la tête et répondit qu'il l'avait faite à genoux pour intercéder en la faveur des habitants. Vraisemblablement.
Il prit sa plume et le registre, symboles de son pouvoir, tout en se dirigeant vers la baptistère, le bruissement de ses chaussures fourrées suivi de celui des sandales de la mère. Il était le seul à savoir lire et écrire, le seul à pouvoir accepter ou refuser l'existence de quelqu'un ici bas. Le serviteur des Neuf demanda le nom, s'empara du bébé, récita rapidement et sans enthousiasme le texte du sacrement, le plongea dans l'eau glaciale, et le rendit, grelotant, à la femme. Enfin, il ouvrit le vieil ouvrage, plongea son instrument dans l'encrier et demanda l'identité du père. Il n'eût pour toute réponse qu'un silence pénitent, et une offrande aux divins qu'il mit dans sa poche.
Enfin, il referma le grimoire, avec une ligne de plus, une ligne parmi d'autre. Nibeni Anuius Rabiacol, né le 17 Soufflegivre 3E421 à Bordeleau, fils de Maria Selvia Rabiacol. Rien qu'une ligne. Et le clerc, sans attendre le départ de ses invités encombrants, se leva pour manger sa collation du matin, offerte par le brave peuple de Cyrodiil.
Modifié par SonOfKhaine, 06 septembre 2009 - 04:01.