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[h] Coupable Et Victime


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3 réponses à ce sujet

#1 SonOfKhaine

SonOfKhaine

Posté 28 juillet 2009 - 04:45

Bâtard


Un implacable éclair d'acier fusa dans l'obscurité, une lueur argentée comme une lame mortelle venue d'en haut. Son tonnerre assourdissant trancha net tout autre son, le réduisant au silence du tombeau. Puis le faible bruit reprit ses droit. Ploc. Ploc, ploc, ploc... Des gouttes, des milliers de gouttes, tombaient sur le sol en un flot ininterrompu, toutes en même temps, inondant le sol poussiéreux pour le transformer en une boue gluante.

La lune gibbeuse était assez proche de son plein. Il ne lui aurait manqué que quelques jours, mais le fait était là : son oeuvre était incomplète. Toute son énergie ne servait qu'à faire briller davantage les nuages ombrageux qui dominaient ce monde, l'éclaboussant de toutes parts en le maintenant dans les ténèbres. C'était un échec.




Le jour était jeune, si jeune que rien n'y brillait, si jeune que minuit, qui l'avait engendré, n'avait que quelques instants d'existence derrière elle. C'était un nouveau-né qui emplissait le petit village. A ce moment-même, un autre y naissait, légèrement prématuré. Arrivée solitaire, dans la douleur, le sang et une petite chaumière. Sa mère se força à se ressaisir, le prit dans les bras et le regarda. Elle lui avait donné la vie. Ou plutôt prêté. Les dieux lui l'avaient offerte, et il allait devoir se débrouiller pour la garder au moins quelques temps.

La femme s'assit sur son matelas de paille usé, prit une petite cuvette et lava son enfant. L'eau se teinta, se mêla au liquide rouge jusqu'à en devenir indissociable. Les deux n'étaient pas si différents, au final. On avait besoin des deux. L'eau de la terre et le sang des autres, tout reposait là-dessus. Il fallait s'en accaparer le plus possible, par tous les moyens, pour espérer survivre. Le nourrisson semblait avoir un peu de mal à le comprendre, puisqu'il n'avait pas instinctivement tété son sein. Il apprendrait - ou périrait.




Finalement, le sommeil vint les prendre tous les deux, fauchant leur conscience embrumée pour l'emporter vers un avant-goût de la mort. Et puisque les duretés de la vie n'avaient pas cours dans l'infinité inexplorée des paysages oniriques, on pouvait toujours espérer qu'il en serait ainsi dans l'au-delà. L'espoir, denrée vitale lorsqu'on est du mauvais côté du miroir. L'espoir que la misère, omniprésente dans chaque lieu effleuré par le regard, n'existe pas dans ceux qui se trouvaient hors de son atteinte.

Mais tout être vivant a peur, peur de l'inconnu. Alors il reste là, à contempler la poussière, les cendres et les débris, parce qu'il préfère une vie à genoux qu'un instant de liberté. Surtout si cette vie mène à une éternité de félicité par la suite. Après tout, c'était comme de rester allongé, les yeux fermés, dans le noir : acceptable, parce qu'on savait que quelque chose de meilleur viendrait après. C'était certain.




Au matin, les nuages étaient toujours là, mais leur voile était moins épais qu'auparavant, grâce au faible vent qui avait commencé à se lever. La mère, comme tous les villageois, se contenta de pester contre la petite fraîcheur supplémentaire qu'apportait cette bise, sans remarquer que grâce à elle, on pourrait peut-être bientôt entrevoir l'aube.

Son enfant emmailloté dans ses bras, elle entama la marche jusqu'à la chapelle la plus proche, pour le faire baptiser. Il n'avait vraiment pas de chance, de devoir supporter ce froid durant tout le long trajet. Mais il le fallait, sans quoi son âme risquait d'être perdue, et sans quoi il n'aurait jamais de place dans ce monde. Toutes ses raisons valaient bien la peine de le faire souffrir un peu. Pour son bien.




Elle arriva enfin devant l'antique édifice de pierre, froid et indestructible. Tout ceci avait été bâti par ses ancêtres,  à la sueur de leur front, bloc par bloc, et c'était là qu'ils gisaient à présent, dans le tombeau qu'ils avaient construit tous ensemble pour se protéger. Parce qu'ils avaient peur pour le repos de leur âme, ils avaient érigé ceci, qui à présent leur appartenait tous, à eux et à leurs descendants. La jeune femme frappa à la porte et ne reçut pas de réponse.

Elle attendit patiemment devant l'entrée close, son fils en proie aux assauts glacés. Au bout de quelques minutes, elle frappa à nouveau, doucement. Enfin, celle-ci s'ouvrit, laissant voir un prêtre encore ensommeillé, visiblement tout juste sorti du lit. Quand elle lui souhaita que sa prière du matin ait bien été reçue, il hocha la tête et répondit qu'il l'avait faite à genoux pour intercéder en la faveur des habitants. Vraisemblablement.




Il prit sa plume et le registre, symboles de son pouvoir, tout en se dirigeant vers la baptistère, le bruissement de ses chaussures fourrées suivi de celui des sandales de la mère. Il était le seul à savoir lire et écrire, le seul à pouvoir accepter ou refuser l'existence de quelqu'un ici bas. Le serviteur des Neuf demanda le nom, s'empara du bébé, récita rapidement et sans enthousiasme le texte du sacrement, le plongea dans l'eau glaciale, et le rendit, grelotant, à la femme. Enfin, il ouvrit le vieil ouvrage, plongea son instrument dans l'encrier et demanda l'identité du père. Il n'eût pour toute réponse qu'un silence pénitent, et une offrande aux divins qu'il mit dans sa poche.




Enfin, il referma le grimoire, avec une ligne de plus, une ligne parmi d'autre. Nibeni Anuius Rabiacol, né le 17 Soufflegivre 3E421 à Bordeleau, fils de Maria Selvia Rabiacol. Rien qu'une ligne. Et le clerc, sans attendre le départ de ses invités encombrants, se leva pour manger sa collation du matin, offerte par le brave peuple de Cyrodiil.

Modifié par SonOfKhaine, 06 septembre 2009 - 04:01.



#2 SonOfKhaine

SonOfKhaine

Posté 10 août 2009 - 05:34

Élève


La fraîcheur d'un Âtrefeu vieillissant de l'an 428 emplissait sa chapelle matinale. L'enseignant frotta doucement ses mains immaculées à côté de son brasero, en attendant que ses enfants finissent d'entreposer son bois, sa nourriture et autres moyens de paiement dans son cellier. Il avait bien mérité son salaire, après tout, n'était-ce pas lui, et lui seul, qui assurait l'éducation de ses petits rustres grossiers, pour qu'ils puissent un jour s'élever au-dessus de la misère grâce à la foi et au savoir ? Il avait certes peu d'espoir concernant la foi, puisque ses bougres s'accrochaient continuellement à la moindre parcelle de terre, au moindre grain de blé, à la moindre piécette, mais au moins aurait-il accompli son devoir. A ce propos, étant donné que tout travail méritait salaire, il faudrait qu'il pense à demander quand sa livraison annuelle de poisson fumé arriverait. Tel que notée dans ses registres, la date habituelle était déjà passée.
     Enfin, le treizième petit arriva. Enfin, non, le treizième, quel que soit l'ordre où il arrivait, prenait toujours forme en la personne de Nibeni. Nibeni Balgamer. Le père, que tout le monde se contentait de nommer « l'Elfe Noir », l'avait finalement reconnu. Mais refusé le saint mariage avec la mère. Et ne lui avait du coup pas donné le cadeau qui aurait du lui revenir de droit ! Le prêtre en était furieux. Sale chien de païen xénophobe, les flammes de l'Oblivion sont tout ce qui t'attend !

     « Bien le bonjour, monsieur le prêtre ! », dirent-ils tous en choeur. Il fit un geste de la main en direction des enfants, puis, voyant qu'ils le fixaient en attendant un ordre explicite de sa part, de peur d'être punis, le leur dit clairement. Ah, quand même, on aura beau se mentir, on voit bien que les dieux en préfèrent certains à d'autres, au moment de dispenser leurs dons.
     « Bon, ce matin on va parler de Mara et apprendre le J », lâcha le vieil homme bedonnant. Pendant qu'il se rasseyait sur sa chaise, sans qu'il n'eut besoin d'ouvrir sa bouche, ils récitèrent les Dix Commandements des Neuf. Il ne les écouta que d'une oreille distraite. C'était leur âme, après tout, et en ce qui le concernait, tant qu'elle continuait de marcher trois heures par jour pour lui apporter son salaire journalier, elle pouvait aussi bien trouver le droit chemin vers Aetherius qu'aller visiter Anvil, sans qu'il ne sente concerné outre mesure. A condition qu'elle ne l'ouvre pas, bien sûr.

     « Stendarr dit : sois doux et généreux envers les gens de Tamriel. Protège le pauvre, soigne le malade et donne au nécessiteux.

     Arkay dit : honore la terre, ses créatures et les esprits des vivants et des morts. Protège et entretiens les bienfaits du monde mortel et ne profane pas les esprits des morts.

     Mara dit : vis sobrement et paisiblement. Honore tes parents, préserve la paix et la sécurité de ta maison et de ta famille.

     Zenithar dit : travaille dur et tu seras récompensé. Dépense judicieusement et tu vivras bien. Ne vole point, ou tu seras puni.

     Talos dit : sois fort pour la guerre. Sois courageux face aux ennemis et au mal et défends le peuple de Tamriel.

     Kynareth dit : utilise à bon escient les bienfaits de la Nature. Respecte son pouvoir et crains sa colère.

     Dibella dit : ouvre ton coeur aux nobles secrets des arts et de l’amour. Chéris les bienfaits de l’amitié. Recherche la joie et l’inspiration dans les mystères de l’amour.

     Julianos dit : connais la vérité. Observe la loi. En cas de doute, recherche la sagesse auprès des sages.

     Akatosh dit : sers ton empereur et obéis-lui. Étudie les conventions. Vénère les Neuf, fais ton devoir et observe les commandements des saints et des prêtres.

     Les Neuf disent : avant tout, sois bon avec ton prochain. »

     Un silence brutal l'interrompit soudain dans sa fouille intéressée des registres, afin de voir si, à part les poissons fumés, tout lui avait bien été apporté dans les règles. Apparemment, ils avaient fini leurs Commandements depuis un certain temps, et n'avaient pas pensé à s'asseoir ensuite. Ah, mais franchement, il devait tout leur dire, à ses... Sacré nom de Talos ! Cette petite kynarette de... par le sang d'Akatosh, le fichu nom de cette garce lui échappait toujours.
     Il la fit approcher d'un geste, et la rossa. Non mais vraiment ! Oser s'affaler ainsi sans en demander l'autorisation ! Il allait lui apprendre la discipline, à cette bougresse ! Et elle allait au moins faire repentance pour ce crime ! « Pardonnez-moi, mon père. Puis-je m'asseoir ? », continua t-elle. Et elle lui ordonnait de l'absoudre de ce péché mortel, comme s'il était une bête à rependre ? Ou repentir, il confondait à chaque fois. Une nouvelle gifle partit en direction du petit visage diabolique. Décidément, le malin l'habitait, celle-là. Elle allait passer le reste du cours à genoux dans un coin, et que ça lui serve de leçon.
     Il commença donc à la lire, d'un voix traînante et en trébuchant sur les mots sans se corriger, comme un de ces fainéants de Khajiits qu'on aurait forcé à accomplir ce pour quoi il existait - à savoir marcher sous un soleil de plomb, des kilos sur les bras et des chaînes aux pieds. « Le primat de Mara se trouve à Bravil. Malgré sa fidélité, elle ne parvient pas à chasser le péché et le mal de cette ville oubliée des Neuf. La prêtresse est sage et appréciée des rares fidèles... »

     Effectivement, elle avait une jolie poitrine, malgré le fait qu'elle masquait, hélas, sa paire d'atours rebondis. Il s'agissait d'une de ces traînées de puritaines qui, contrairement à celle qui l'avait précédée, n'acceptait pas qu'on y touche. Cela dit, quand elle n'avait pas encore succombé  à la fièvre rouge, la fille d'avant était plutôt garnie vers le bas du dos. Ah, ses jeunes années lui manquaient... Peut-être une des gamines du village ? Oui, celle-là serait comme il le faudrait d'ici quelques années. Un petit soupir s'échappa de ses lèvres, qui n'en avaient plus goûté d'autres depuis longtemps. Puis il se rendit compte qu'il avait cessé son monologue, perdu dans ses pensées.
     Il le reprit immédiatement, après avoir vérifié que la pécheresse restait bien cloîtrée dans le fond. Où en était-il, déjà ? Oh, par Azura, peu lui importait, après tout, autant passer directement au dogme. Mais pas avant une petite gorgée de bière, tout ceci donnant soif.
     « Si l'amour prêché par Dibella importe beaucoup, il ne peut et doit pas être exercé en-dehors du cadre sacré de la famille, unie par les liens de Mara avec l'aide d'un prêtre. Seul le mal ressortirait de toute autre intimité, d'autant plus si elle est faite de manière à porter des fruits, qui seront alors dès leur naissance empli d'un péché mortel... »

     Pendant ce temps, tous jetaient des regards en coin, des mots durs, voire des petits coups de pied au métisse. Les autres enfants n'auraient même pas eu besoin de leurs parents disant que c'était un bâtard et qu'il ne fallait pas fréquenter ses gens-là. Sa peau légèrement grisée et ses oreilles fines excusaient largement toutes les insultes, tous les crachats, tous les jets de pierre. D'autant plus qu'il réagissait rarement, et surtout pas face au prêtre, dont il buvait chacun des paroles. Il était habitué à ignorer les plus forts que lui. A chaque fois que son père le menaçait pour qu'il lui dise si sa mère avait fait quelque chose méritant de la battre pour la troisième fois du mois, il ne parlait jamais. Quitte à s'en tirer avec quelques gifles. Mais à présent que sa jeune sœur devait subir le même examen en cas de refus de sa part, lui, l'aîné, il hésitait de plus en plus à inventer quelque chose, car son père suspicieux ne serait de toute façon jamais satisfait.
     L'aide-forgeron travaillait à Bravil, et restait souvent dormir chez son employeur à cause de la distance, dépensant alors une bonne part de son salaire en boisson. Et bien souvent, l'alcool le poursuivait jusque dans la maison familiale, quand il lui arrivait d'y rentrer. En général, il se rabattait sur la bouteille pour couper court à une interminable discussion sur la nécessité d'aller se marier devant le prêtre, quitte à offrir le double en cadeaux pour se racheter. Ou alors simplement pour oublier les chuchotements des villageois sur son passage, les gens qui l'ignoraient, colportaient mille et unes rumeurs comme quoi il sacrifiait des lapins volés au comte lors des nuits sans lune, pour répandre la misère dans tout Cyrodiil à partir de la ville où il passait le plus clair de son temps.
     Personne n'avait pensé à faire remarquer que la cité était déjà plus qu'à moitié en ruines avant qu'il n'arrive de Cheydinhal, bien sûr. Et personne ne reconnaîtrait jamais que même s'il avait joué au bon chien, épousant Maria à la chapelle et y passant tous les jours avec une offrande, ils l'auraient traité d'hypocrite et toujours soupçonné des plus noirs méfaits. Pour la simple et bonne raison qu'ils avaient peur. Peur de l'autre, peur de l'inconnu, peur de celui qui verrait les failles béantes de leur système, cet machinerie grinçante qui faisait reposer tout son poids sur le même engrenage.

     Celui qui était différent.

Modifié par SonOfKhaine, 06 septembre 2009 - 04:01.



#3 SonOfKhaine

SonOfKhaine

Posté 06 septembre 2009 - 04:00

Travailleur

  

  Il faisait froid. Cuprum était bien content d’être resté chez lui. De grosses bûches et des branches plus fines, apportées par les gamins du coin contre un bout de pain, brûlaient dans la cheminée au linteau sculpté. Il se l’était fait faire à moitié prix par un tailleur de pierre, radié de sa guilde pour désobéissance et ayant donc eu le choix entre ce genre de contrats ou la mendicité. À ce qu’en disaient les rumeurs, il fut plus tard surpris en train de voler pour survivre, et pendu. En bref, une excellente affaire que tout ceci.

  Décidément, il faisait froid. Le soir et la neige commençaient à tomber, ce qui n’avait rien d’étonnant en ce mois de Sombreciel. La fin de l’année approchait à grands pas. Et le marmot ferait bien d’en faire autant. Les bêtes ne supportent pas ce temps de chien, il devrait le savoir, même à son âge ! Certes, la dernière fois qu’il était rentré trop tôt, ne laissant pas le troupeau manger à sa faim, il lui avait enlevé un des cent-cinquante septims promis à sa mère, en échange des huit mois de travail. Mais ce n’était pas une raison.

  Il faisait bien trop froid. Au vu des nuages, il aurait quand même pu prévoir ça, cet incapable ! Le lait n’allait pas être bon, et si en plus il en manquait une, il allait se profiler à l’horizon une raclée bien pire que la tempête !

  

              Froid. Tel était son regard quand il ouvrit la porte de sa maison. Toutes les vaches étaient là ? Une, deux, trois, quatre, cinq… six. Oui, parfait. Et les chèvres ? Elles étaient bien plus frêles, les pauvres, peut-être qu’elles… non, ça allait, aucune ne manquait à l’appel.

              Froide. Telle fut sa voix. « Rentre-les dans l’étable. Dépêche-toi, tu vois bien qu’elles n’aiment pas ça ». Il s’attendait sans doute à ce qu’il le prenne en pitié ? Quand on les emmène brouter les petites pousses de genêt, on prend ses précautions, par Akatosh ! La porte refermée, il retourna s’asseoir.

              Froids. Tels étaient les pieds du garçon de dix ans, Nibeni Rabiacol. Il avait abandonné le nom de son père, étant donné que celui-ci l’avait abandonné. Depuis trois ans maintenant. « L’elfe noir », comme tout le monde l’appelait, ne supportait plus les fréquentes disputes avec sa compagne, bien que ce fut systématiquement elle qui en sortit avec le plus de dommages.

  Froidement, l’aide-forgeron partit donc au pays, s’installant à Cheydinhal, où il vécut un temps sur les maigres économies du ménage, qu’il avait emportées. Peu après le premier anniversaire de son départ, la nouvelle arriva à Maria et à ses quatre enfants qu’il était mort d’une maladie de poitrine. La lettre précisait que, n’étant pas un fidèle des Neuf, il n’avait pu être enterré selon le rituel d’Arkay. À l’heure qu’il était, son cadavre était soit complètement rongé, soit au service d’un nécromancien, soit les deux. A l’avis de décès se joignait l’héritage. Une bouteille de bière, achetée d’avance sans avoir eu le temps d’être bue, des haillons puants, et des souliers usés.

  

  Ces mêmes souliers usés, trop grands et usés d’avantage par deux ans d’utilisation supplémentaires, ne protégeaient absolument pas du froid mordant. L’enfant, venant de marcher plus d’une heure dans la neige, frotta vigoureusement ses orteils bleuis. Il n’avait pas le choix, il devait travailler, sans quoi sa mère ne pourrait jamais subvenir aux besoins de toute la famille. Dans quelques jours, il serait enfin libre, de toute façon. Il n’y avait rien à faire en hiver chez cet éleveur. Donc pas de salaire possible, hélas.

  Qu’il faisait froid dans l’étable ! Le temps que la chaleur des bêtes rende celle de la pièce acceptable, il allait essayer de rester dans la grande salle chauffée. Ensuite, comme tous les soirs, il reviendrait dormir dans la paille. Nibeni se releva, remit ses chaussures à la semelle décollée, et entra en s’excusant d’avoir risqué de perdre un animal à cause de la tempête, qu’il aurait du prévoir.

  

  La réponse jeta un froid dans la maison : « Ça ira pour cette fois, mais ne recommence pas. Ah, et on a appris que ta sœur vient de mourir de la fièvre ». Le garçon resta un moment sur place, abasourdi. Puis il retourna dans l’étable, où il se recroquevilla dans la paille. Il n’essaya même plus de retenir ses larmes, ce qu’il ne parvenait de toute façon pas à faire. Les vaches lui meuglaient leur indifférence.

  Dans le froid de la nuit et de son existence, il commença à prier. Prier Akatosh, prier Arkay, prier tous les Neuf. Encore et encore. Tout reposait entre leurs mains. Qu’ils accueillent l’âme de la fillette en Aetherius…  Et que, dans leur miséricorde, ils accordent un peu de pitié à ceux qui restaient. Prier, toujours prier.

  

  L’année prochaine, dès que le froid serait passé, il se ferait embaucher autre part, où il serait mieux payé. Il le fallait. S’il avait gagné d’avantage, peut-être auraient-ils pu acheter un remède à la maladie de sa sœur. Peut-être qu’elle serait encore en vie. Peut-être. En attendant, il continuerait à prier pour la santé de sa famille. L’absence de prêtre, et le dur labeur, lui avaient trop souvent fait négliger les Divins. Il était le seul coupable de la mort de la fillette.

  

  Il pleura à nouveau. À chaudes larmes dans ce monde glacé. Et Cuprum rentra dans l’étable, accompagné de sa femme, pour traire ses bêtes jusqu’à la dernière goutte, comme il le faisait toujours.

Modifié par SonOfKhaine, 06 septembre 2009 - 14:12.



#4 SonOfKhaine

SonOfKhaine

Posté 23 septembre 2009 - 20:18

Bagarreur

  

              « Allez, bougez-vous ! Remuez-moi c’te damnée cuve, et plus vite que ça ! ». Nibeni, en sueur, se contenta de tenir le rythme.

              La teinture verte puait. On y avait laissé macérer des ingrédients divers, qui s’étaient décomposés au fil des jours dans la chaleur moite de l’atelier.

  En hiver, on trouvait parfois quelques bûches dans la cheminée, mais le reste de l’année, la sueur ardente qui ruisselait sur tout le corps des apprentis suffisait à garder une température convenable pour les préparations. Et insupportable pour les travailleurs qui se relayaient jour de nuit pour s’échiner sous les ordres du maître.

  

  Inutile de préciser qu’eux aussi puaient. Leur fragrance animale emplissait l’air chargé de vapeurs inconnues qui vibrait au son de leurs halètements rauques. L’être humain qui possédait ses lieux semblait en avoir laissé la régence à dame asphyxie.

  Elle enserrait la gorge des bestiaux avec un plaisir pervers, s’en donnait à cœur joie pour préserver les précieux pigments des méfaits de l’oxygène.

  Elle puait. Les murs puaient, faits de briques puantes, chauffées dans un four puant, un tas puant de pierres puants entassées, extraites de carrières puantes par des mains puantes.

  

  L’apprenti, certes endurci par sa carrière de mineur, puis chaudronnier, sortit son outil du magma méphitique et le posa. Il fit quelques pas en arrière, foulant le sol de terre battue blanchie à la chaux puante, puis s’assit.

  Il retint sa nausée en murmurant une prière à Zénithar, qui se perdit dans l’atmosphère viciée.

  Trop longtemps qu’il était là. Bientôt deux ans. Toujours à l’heure pour commencer. Toujours à travailler jusqu’à la dernière minute. Pas de bavardage en dehors des pauses. Remuer des cuves, puiser de l’eau, mettre les étoffes à sécher, du matin au soir, ou du soir au matin, parfois.

  Et c’était tout. Par Azura, quand lui apprendrait-on enfin quelque chose, qui lui permette par la suite d’avoir un emploi, voire peut-être un jour un atelier à reprendre ? Ce n’était pas ce qui manquait, vu tout ce qu’il y avait à reconstruire après la crise d’Oblivion.

  

  La réponse était simple : jamais. Et elle puait. Elle puait le sectarisme, elle puait les petites ententes entre maîtres, elle puait le favoritisme pour leurs fils. La défunte mère de Nibeni ne pourrait jamais offrir de cadeau. Et il était donc condamné à rester un petit ouvrier sous-payé, un étudiant pour toujours en quête de cours et d’argent pour avoir une vie.

  Travailler autant, en échange de repas frugaux et du droit de dormir dans un coin du rez-de-chaussée puant n’était pas une vie.

  « Eh, Nibeni, ça t’dirait d’te r’lever et de faire semblant d’mériter ta paye ? » C’était le puant neveu du maître. Il ne passait que rarement dans l’atelier au moment des gros œuvres, trop occupé à coller aux basques de son oncle qui lui livrait tous ses secrets et guidait patiemment ses gestes. Ceci expliquant pourquoi il croyait que les autres étaient payés.

  

              L’apprenti l’ignora. À quoi bon lui répondre quoi que ce fut ? Eh puis, les insultes, il était habitué. L’entraide entre jeunes ? Une pieuse légende. Tout n’était que petits ragots puants. Il traînait sa réputation de bâtard et de fils de Dunmer depuis sa naissance, et ce n’était pas prêt de s’arrêter en si bon chemin.

              Le seul espoir qu’il lui restait était de continuer à prier, même s’il peinait à garder les yeux ouverts en allant se coucher sur son matelas de paille puante. Il n’avait plus rien.

  La sœur qu’il lui restait était à l’année dans une bergerie dont le propriétaire avait une réputation de puant défloreur de gamines. Quant au frère, le plus jeune depuis la mort de la cadette cinq ans plus tôt, il avait été confié à des religieuses et nul n’en avait plus eu de nouvelles depuis des mois.

  

  Le contenu d’un plein seau de teinture verte, fermentée et puante, lui inonda le visage. S’essuyant les yeux, il entendit le rire détestable du neveu et de ceux qui espéraient tirer un avantage de sa fréquentation, bien qu’il les méprisât.

  Le liquide poisseux empestait. Les moqueries continuaient. Il se remit sur ses pieds, effleurant le récipient vide du bout de l’orteil. Sa main se referma sur l’anse, et il fit quelques pas en avant.

  Il voyait flou de son œil entr’ouvert, mais distinguait l’imbécile qui venait de le provoquer une fois de plus.

  

  Le seau puant cerclé de métal heurta le front du bien-pensant, lui arrachant un cri. Avant que quiconque ait pu réagir, une nouvelle volée s’abattit sur le haut du crâne soigneusement coiffé.

  La chose se tordait de douleur devant le demi-Dunmer. Celui-ci sentit bouillonner le sang que tous disaient impie. Cette fois, ce fut un violent coup de pied dans l’entrejambe qui fusa, suivi d’un autre. Son adversaire s’écrasa contre le sol puant.

  Sans réfléchir même un instant, chose qu’on ne lui demandait plus de faire depuis des années, l’apprenti leva le pied pour le poser sur le cher visage du neveu. Nombre de regards puants étaient braqués sur lui. Il n’en tint pas compte.

  

  Il appuya violement. Une fois. Puis une autre. Le nez céda dans un flot rouge. Au final, la précieuse teinture pourpre n’était pas si dure à obtenir. Sa cheville se tortilla d’elle-même, arrachant de pathétiques gémissements à ce qui se trouvait dessous. Une mare puante se forma sur le sol puant.

  Personne n’osait intervenir. Tous les jeunes puants s’étaient pour la plupart remis au travail avec une puante hypocrisie, ou regardaient la scène avec un regard soit puant de joie traîtresse et perverse, soit de désapprobation lâche et moralisatrice.

  À présent, Nibeni donnait de grands coups de pied dans la tête du neveu. Deux puantes années de frustration contenue se déversaient enfin, avec le même débit que le sang qui coulait du nez brisé. Deux ans ? Seize. Tout ce qui s’était passé depuis sa naissance.

  Mais même cette misérable loque puante méritait une once de pitié. De dégoût, il lui cracha dessus et alla se rasseoir. Tout le monde s’était remis au travail en silence.

  

  Sans surprise, la nouvelle arriva. À la porte. Il préféra partir sur-le-champ, car le maître bedonnant et bégayant de rage n’allait pas tarder à le rosser dans le cas contraire. Si c’était le cas, il n’aurait alors pas pu répondre de ses actes, et s’en prendre à une personne aussi puante d’appartenance à divers réseaux d’influence risquait de l’emmener très loin.

  Et puis, après tout, rien ne le retenait dans ce puant atelier. Que les autres continuent à se faire traiter comme des esclaves et à quémander des miettes de savoir. Lui préférait encore la rue, et l’espoir d’un travail comme ouvrier, qui, s’il serait tout aussi dur, lui offrirait au moins de quoi vivre décemment.

  Nibeni se leva et sortit. Sur son chemin, on arrêtait de murmurer, pour la première fois depuis longtemps.





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